vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Chapitre IX - Fonctions et comportements sociaux













Éric Geoffroy 





I - Priorité du parcours spirituel sur l’appartenance sociale
II - Deux personnages majeurs sur la scène du soufisme : le savant soufi et le cheikh de voie initiatique

1 - Le savant soufi (al-ʿālim al-ṣūfī)
Le point de jonction entre fiqh et taṣawwuf
L’apologiste du soufisme
Le sermonnaire...
... et le pseudo-sermonnaire
Du savant au maître spirituel
2 - Le cheikh de voie initiatique ou de zāwiya
Ribāṭ, ḫānqāh et zāwiya
Le contraste entre la ḫānqāh et la zāwiya
Plaidoyer pour la zāwiya : la ḫānqāh et la zāwiya vues par les ʿulamā’ et les soufis
a. La ḫānqāh
b. La zāwiya
Réalité de la zāwiya
III - Soufis et pseudo-soufis
1 - Les pseudo-soufis tels que les présentent les maîtres du taṣawwuf
Le thème de la dégénérescence du temps
Principaux chefs d’accusation
2 - Charlatans ou médiocres ?
3 - Soufis et haschisch







I - Priorité du parcours spirituel sur l’appartenance sociale


La mystique est, dans toute société, d’essence trop subtile pour être limitée à un milieu donné. Elle témoigne certes d’affinités prononcées avec celui des hommes de religion, mais elle touche les différentes sphères de la société, se jouant des catégories et des cloisonnements habituels.




La société islamique médiévale est, de par ses fondements, assez malléable pour permettre une grande fluidité entre ses diverses composantes. Les vertus religieuses et spirituelles peuvent s’y frayer un chemin, et bénéficient d’une rétribution autre que la simple reconnaissance : le prestige et la vénération. Le phénomène s’observe déjà dans le monde des ʿulamā’, où la personnalité détermine la carrière. Prenons l’exemple du šayḫ al-Islām Zakariyyā al-Anṣārī, pauvre orphelin de la Šarqiyya égyptienne que sa mère confie encore enfant à un cheikh qui veillera sur son éducation religieuse au Caire. Al-Anṣārī lui-même raconte comment, étudiant à al-Azhar, il allait la nuit glaner près du bassin d’ablutions quelque écorce de pastèque tant son dénuement était grand1 ; plus tard, sa consécration scientifique lui procure de larges revenus (trois cents dirhams par jour) dont il fait profiter les autres2. De même, les grandes familles de ʿulamā’ qui se constituent durant la première époque mamelouke se hissent en une seule génération aux fonctions religieuses les plus élevées, à la suite de l’impulsion donnée par une personnalité initiale. Limitons-nous à l’exemple des Banū Ǧamāʿa, originaires de Hama : Badr al-Dīn Ibn Ǧamāʿa (m. 733/1333), grand cadi chafiite du Caire et « théoricien de l’État mamelouk »3, est le fondateur d’une véritable dynastie de savants connus dans l’ensemble du Proche-Orient. Mais son parcours fulgurant contraste avec la carrière banale que mènent ses descendants, notables par héritage familial4. En ce qui concerne la seconde période mamelouke tout au moins, il faut établir une distinction entre la métropole égyptienne et la ville provinciale qu’est Damas. En effet, les étudiants d’origine rurale accèdent beaucoup plus difficilement au monde des ʿulamā’ dans cette dernière ; le milieu local homogène y contrôle les intrusions étrangères, et quelques familles détiennent les postes importants transmis de génération en génération5.




L’appartenance sociale des membres d’une même voie initiatique présente souvent une homogéinité qui n’exclut pas pour autant des origines différentes. Ainsi la relation généralement admise entre la Šāḏiliyya et un milieu savant et aristocratique a ses limites. Dā’ūd Ibn Bāḫilā, successeur illettré d’Ibn ʿAṭā’ Allāh et maître de Muḥammad Wafā, gagne sa vie comme policier auprès du gouverneur d’Alexandrie6, tandis que Muḥammad al-Ḥanafī aurait été, d’après Šaʿrānī, un orphelin sans le sou7. On considère généralement que les maîtres madyani ou šāḏili proviennent d’un milieu de lettrés ; or le cheikh d’al-Fāsī, Abū al-ʿAbbās al-Tibbāsī, sait apparemment tout juste lire et écrire puisque « il n’a lu du Coran que la sourate Yūsuf » ; l’apprentissage du Livre représente pourtant à cette époque la base de tout enseignement8. Al-Biqāʿī affirme de même que ceux qui s’attachèrent au maître šāḏilī Abū al-Mawāhib sont « des gens du peuple, des femmes et des soldats », ce qu’il y a donc de plus méprisable pour un savant distingué ; mais l’assertion du polémiste doit être envisagée avec circonspection9.




Nuançons également l’association fréquemment établie entre les fuqarā’ de l’Aḥmadiyya d’Aḥmad al-Badawī et les milieux populaires ; le cheikh Muḥammad Badr al-Dīn Ibn al-Ṣaʿīdī (m. 928/1521) s’apparente plus à un riche propriétaire vivant de ses rentes foncières qu’à un petit artisan ou commerçant10. D’autre part gravitent auprès d’une même personnalité des disciples n’ayant rien en commun sur le plan social ; les maîtres šāḏili syriens, ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī et Ibn ʿArrāq, notamment, ont comme murīd-s des grands notables religieux mais aussi les extatiques de la rue ; on peut en dire autant des cheikhs palestiniens qādiri Aḥmad Šihāb al-Dīn Ibn Raslān (m. 844 / 1440) et Abū al-ʿAwn al-Ǧalǧulī. Des exclus, des malfaiteurs s’attachent fréquemment à eux, et nous y verrons des indices de leur rayonnement.




Les métiers manuels et le petit commerce font vivre, il est vrai, beaucoup de fuqarā’, mais peut-on parler pour autant de soufisme populaire ? En Islam, le clerc n’est pas coupé de la vie professionnelle, et bon nombre de ʿulamā’ s’adonnent à ce genre d’activité. Ces métiers modestes peuvent être exercés par besoin, mais aussi par ascèse, par volonté de vivre le faqr, la pauvreté spirituelle. Les aḥmadi Ibrahīm al-Matbūlī et ʿAlī al-Ḫawwāṣ ont adopté cette démarche, l’un vendant d’abord des pois chiches bouillis avant de cultiver un jardin, l’autre faisant commerce de l’huile puis fabriquant des objets tressés à partir des spathes de palmier11. Le ṣūfī, rappelle Ǧaʿfar Kamāl al-Dīn al-Udfuwī (m. 748/ 1347) dans son Mūfī bi-maʿrifat al-taṣawwuf wa al-ṣūfī, peut exercer indifféremment tous les métiers, de l’enseignement des sciences religieuses au travail de main d’œuvre12.




Les “ravis en Dieu” eux-mêmes (maǧḏūb), dont les comportements extravagants attirent l’attention, sont loin de constituer un milieu homogène ; pas plus qu’aux autres mystiques, on ne peut leur assigner une étiquette sociale précise. Ils ont certes, de par leur vagabondage dans la cité, des liens étroits avec les basses classes et les marginaux de la société, mais on ne peut les identifier aux ḥarāfīš ou aux zuʿʿār. À aucun moment, les auteurs de recueils biographiques ne font cette assimilation. Les quelques personnages qui trempent dans ces milieux y ont, d’après les sources, un rôle rédempteur, salvateur. Waḥīš, par exemple, habite dans le ḫān des prostituées mais ne laisse sortir les hommes qui le fréquentent qu’après s’être assuré qu’ils sont pardonnés par son intercession13. ʿAbd Allāh, quant à lui, prépare son haschisch dans les ruines de l’Ezbékiyé, mais par sa karāma, celui qui l’a goûté cesse de fumer cette plante14. Nous verrons que le maǧḏūb représente un type spirituel, non un type social ; la reconnaissance dont il jouit chez les dirigeants comme dans le milieu des ʿulamā’ en est déjà un indice.


Le profil social le plus stable est sans doute celui des cheikhs qui sont soufis par transmission héréditaire. En tant qu’héritiers de la baraka de leurs ancêtres, ils sont tenus de se conformer à une ligne de conduite déterminée. Le prestige qui leur est attaché en fait presque toujours de simples dignitaires, ce qui réduit apparemment chez eux l’énergie spirituelle que l’on trouve chez les maîtres à vocation spontanée. La vitalité de ces derniers leur permet de traverser la société et de détenir les véritables responsabilités initiatiques.



De même que les déplacements des soufis échappent souvent aux conditionnements économiques que cherche à repérer l’historien15, ces hommes de la Voie transcendent les schémas sociaux habituels. Le milieu d’origine et la formation reçue ne sont pas entièrement déterminants, car leur vocation les amène à trancher leurs attaches premières. Si nous remontons à la première époque mamelouke, nous pouvons opposer des cas extrêmes, celui de Yāqūt al-ʿAršī (m. 732/1332), esclave abyssin qui fut l’un des deux successeurs du maître šāḏilī Abū al-ʿAbbās al-Mursī, et ceux de deux Andalous issus de familles princières, Abū al-Ḥasan al-Šuštarī (m. 668/1269) et Ḥasan Badr al-Dīn Ibn Hūd (m. 699/1300).


Il faut souligner ici l’importance de la rencontre d’une personnalité, d’un maître qui infléchit une ligne de vie de manière imprévisible. La crise spirituelle survient, ou mûrit, lors de cet instant décisif. Elle peut être soudaine, instantanée ; le Mamelouk Muḥammad al-Damirdāš demande au sultan Qāytbāy de l’affranchir pour se mettre sous l’obédience du cheikh Aḥmad al-Ḥaḍramī, qu’il vient de voir transformer en sang de l’or que lui offrait le sultan16. La conversion à la mystique peut aussi se faire par étapes, par un décapage progressif. Muḥammad Ibn ʿArrāq, fils d’un riche émir tcherkesse, côtoie des cheikhs au Liban, mais ce n’est qu’Ibrāhīm al-Nāǧī qui, à Damas, le sort de sa vie d’aisance et de plaisir17 ; son maître réel et définitif frappe enfin à sa porte un beau matin, tel le destin, en la personne de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī18.


Les profils sociaux se renversent souvent de façon imprévue à la suite de la rencontre d’un maître. Ǧalāl al-Dīn al-Bakrī, qui était cadi et administrateur (mubāšir), quitte ses fonctions pour se mettre au service du maǧḏūb ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī, tandis qu’Aḥmad al-Futūḥī, grand cadi hanbalite au Caire, délaisse à l’instar d’al-Ġazālī toutes ses charges pour suivre la Voie. Le ǧaḏb ou ravissement à Dieu, enfin, constitue un événement spirituel faisant irruption de manière plus fulgurante encore dans la personnalité et son environnement social ; nous verrons plus loin comment des notables religieux atteints par un ḥāl quittent leurs beaux habits et élisent domicile dans la rue.



II - Deux personnages majeurs sur la scène du soufisme : le savant soufi et le cheikh de voie initiatique




Le savant soufi et le cheikh de voie initiatique sont liés par une même vision du taṣawwuf et une démarche spirituelle souvent identique. À la fin de l’époque mamelouke, ils entretiennent d’étroites relations, et certains cheikhs possèdent ce double profil. Ils partagent un même refus du littéralisme des fuqahā’ et de l’ignorance des pseudo-soufis.



1 - Le savant soufi (al-ʿālim al-ṣūfī)




Il a pour caractéristique d’avoir acquis une solide formation en sciences islamiques extérieures. Deux cas de figure se présentent en ce qui concerne ce ʿālim. Il peut avoir été attiré par la mystique dans sa jeunesse, alors qu’il étudiait la Šarīʿa. Zakariyyā al-Anṣārī aima ainsi très tôt le soufisme et assistait fréquemment aux séances de ḏikr, au point que ceux qui étudiaient avec lui le fiqh affirmaient qu’il ne sortirait jamais rien de bon de lui dans ce domaine...19, lui dont Šaʿrānī nous dit que « les plus grands muftis d’Égypte se tenaient devant lui comme des enfants »20. De même, lorsque Šaʿrānī se dirigea vers la Voie soufie alors qu’il était ṭālib al-ʿilm, ses collègues étudiants se détournèrent de lui21.

Le plus souvent toutefois, la conversion de ces ʿulamā’ à la mystique a lieu à l’âge mûr, après qu’ils furent devenus des notables religieux exerçant diverses charges. L’âge de quarante ans, fréquemment mentionné, apparaît comme un chiffre symbolique. C’est à cet âge-là, en effet, que le Prophète fut investi de sa mission de rasūl, et Abū al-Mawāhib assure que les Anciens (al-salaf), suivant en cela l’exemple prophétique, s’adonnaient aux sciences jusqu’à quarante ans pour se livrer ensuite à la retraite spirituelle, car « il ne convient pas de se retirer avant d’avoir étudié les sciences religieuses »22. C’est bien à cette époque de sa vie que Suyūṭī se retire de ses fonctions d’enseignant et de mufti, afin de s’isoler dans l’île de Rawḍa au Caire23. Toute activité mondaine, même si elle concerne la religion, semble en effet incompatible, pour ces ʿulamā’, avec leur engagement sur la Voie. Le cheikh palestinien Ibn Raslān délaisse à son tour le tadrīs et l’iftā’ à un âge relativement avancé24, tandis que le mufti hanafite Muḥammad Ibn Ramaḍān laisse sa charge après la retraite qu’il a effectuée à Damas avec ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī25. Au Caire, le grand cadi hanbalite Šihāb al-Dīn al-Futūḥī regrette de n’avoir découvert le soufisme qu’à la fin de sa vie26 : le fiqh lui est devenu pesant (ṯaqīl ʿalā qalb-ī), et il ne trouve plus « ce qui touche le cœur » (riqqat al-qalb) dans la science exotérique, mais dans le ḏikr27. Quand ils quittent leur charge, ces ʿulamā’ quittent aussi l’habit correspondant à leur fonction, que ce soit celui de muqri’, de faqīh ou autre : ils concrétisent ainsi leur rupture avec le monde28.



Le point de jonction entre fiqh et taṣawwuf




Beaucoup pourtant, parmi ces ʿulamā’, n’abandonnent pas la science exotérique. Le lien entre hadith et soufisme est trop clair pour y revenir ici29, mais le fiqh, que l’on réserve d’ordinaire à des juristes tatillons, doit retenir notre attention. Le modèle du faqīh soufi est explicite : c’est al-Ǧunayd qui « cachait sa réalisation derrière, le fiqh »30. Zakariyyā al-Anṣārī occulte de cette manière son degré spirituel, selon ʿAlī al-Marṣafī, alors qu’il est en réalité un gnostique (min al-ʿārifīn)31. L’œuvre d’al-Anṣārī témoigne en effet d’un souci permanent de concilier fiqh et taṣawwuf : vont dans ce sens son commentaire de la Risāla d’al-Qušayrī et les Futūḥāt ilahiyya fī nafʿ arwāḥ al-ḏawāt al-insāniyya qui prennent pour référence al-Ǧunayd et al-Qušayrī32. Ce dernier ouvrage est un témoignage éloquent de la démarche du ʿālim soufi : il révèle chez « le plus grand mufti d’Égypte »33 une ouverture totale à la science mystique (al-ʿilm al-ladunī, chap. 4), à l’inspiration (ilhām, chap. 5), au dévoilement et à la contemplation (kašf, mukāšafa, mušāhada, muʿāyana, chap. 6). Ce šayḫ al-Islām, auquel est prêtée une grande faculté de kašf34, a toujours enseigné conjointement fiqh et taṣawwuf. Mort à cent un ans, il a eu le temps de former sur son propre modèle plusieurs générations de ʿulamā’ soufis ; tous les grands fuqahā’ chafiites égyptiens et syriens de la fin de l’époque mamelouke et du début de l’ottomane ont étudié avec lui, et nous verrons qu’il est parallèlement un maillon essentiel dans la transmission des voies initiatiques35.




Pour le šāḏilī Aḥmad al-Zarrūq, les « sciences des soufis sont des faveurs divines réservées à certains, que l’on n’obtient donc pas par sa propre démarche »36, mais « le retour du taṣawwuf à la connaissance de la Loi (fiqh) est obligatoire, car ce dernier est la base et se suffit à lui-même, contrairement au taṣawwuf »37. ʿAlī al-Ḫawwāṣ va plus loin dans cette voie, par l’adéquation parfaite qu’il établit entre le dévoilement spirituel et les arguments conduits par les grands juristes de l’Islam : le kašf corrobore leur iǧtihād parce que l’un et l’autre émanent de la lumière de la Loi38. On ne saurait taxer ce visionnaire illettré de laxisme, lui qui soutient que si le mystique ignore ne serait-ce qu’un point de la Loi (ḥukm wāḥid), il déchoit et ne peut plus se compter parmi les Riǧāl, les soufis authentiques39. Nous retrouvons ici l’identification foncière entre fiqh et faqr, telle que l’exprime




ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī : selon lui, l’opposition entre ẓāhir et bāṭin, entre fiqh et faqr n’a aucunement lieu d’être, puisqu’il s’agit de « la même réalité descendue sur un seul cœur [celui du Prophète] »40. Ne peut être appelé faqīh que celui qui “comprend”, au sens premier de la racine FQH, cette réalité par le cœur41, et la perçoit grâce à « l’illumination de sa vision intérieure » (tanwīr al-baṣā’ir)42.




Dans la pratique, fiqh et taṣawwuf font bon ménage chez maints ʿulamā’, si l’on s’en tient aux sources les plus diverses. Donnons-en quelques exemples sur l’ensemble de la scène moyen-orientale. En Palestine, le cheikh qādirī Ibn Raslān, auteur du Matn al-zubad en droit chafiite, forme un nombre important de fuqahā’ soufis, dont quelques-uns deviennent des grands cadis (qāḍī al-quḍāt)43. La madrasa-ḫānqāh al-Ṣalāḥiyya à Jérusalem abrite des cheikhs qu’al-ʿUlaymī dépeint à la fois comme des fuqahā’ et des ṣūfī-s44. En Syrie, muftis et grands cadis des quatre rites sont nombreux à être à l’école du taṣawwuf45, et certains d’entre eux se placent sous l’obédience de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī46. En Égypte, le modèle faqīh-ṣūfī revient fréquemment dans les Ṭabaqāt ṣuġrā de Šaʿrānī47, et de nombreux fuqahā’ sont affiliés à la Šāḏiliyya et à la Suhrawardiyya. Au Yémen, le Nūr sāfir d’al-ʿAydarūsī présente un profil similaire, en associant fréquemment faqīh et ṣūfī ou walī48.



L’apologiste du soufisme




Le ʿālim soufi ou pro-soufi se doit de présenter à la société l’image d’un taṣawwuf conciliable avec les options islamiques de son époque. Ceci explique la démarche patiente de tant de cheikhs, consistant à évacuer de la sphère du soufisme les éléments suspects qui peuvent heurter les ahl al-Sunna wa al-ǧamāʿa. Si ces cheikhs peuvent percevoir l’orthodoxie profonde de certaines doctrines audacieuses, ce n’est pas le cas du tout-venant, ni celui des fuqahā’ acharnés. En même temps qu’il purifie le soufisme des “virus” étrangers (chiisme, falsafa, etc.), le ʿālim soufi cherche à lui donner un profil homogène. Le prototype en est ici encore al-Ǧunayd, le maître de la sobriété qui justifie les paroles extatiques (šaṭaḥāt) d’al-Bisṭāmī49. Les acteurs de cette apologie sont des ʿulamā’ en renom qui profitent de leur poids scientifique pour promouvoir, chacun à leur manière, leur vision de l’Islam intérieur. Rappelons que l’Iḥyā’ d’al-Ġazālī représente un modèle pour les ʿulamā’ soufis de cette époque ; pour Aḥmad al-Zarrūq par exemple, « les livres d’al-Ġazālī sont le taṣawwuf des fuqahā’ »50. L’imam al-Nawawī consacre dans son Bustān al-ʿārifīn (Le jardin des gnostiques) plusieurs chapitres sur la sainteté, les karāmāt, et les grâces (mawāhib) que les awliyā’ reçoivent51. Le traditionniste Quṭb al-Dīn al-Qasṭallānī (m. 686/1287), qui reçoit la ḫirqa de Ḫaḍir, purge le soufisme de la waḥda muṭlaqa d’Ibn Sabʿīn, tandis que le grand cadi ʿAlā’ al-Dīn al-Qūnawī (m. 729/1329)52, qui ne se séparera jamais de « son turban de soufi », commente le traité de taṣawwuf d’al-Kalābāḏī53 et défend la doctrine akbarienne dans le milieu des ʿulamā’54. Le šāḏilī Tāǧ al-Dīn al-Subkī (m. 771/1370), qui fut grand cadi à plusieurs reprises et « l’un des hommes éminents de son temps »55, fait des soufis l’élite de la Communauté, en les distinguant bien des pseudo-soufis (al-mutašabbihūn)56.




Ǧalāl al-Dīn al-Suyūṭī est l’héritier direct de tous ces maîtres, dont il fond les apports divers dans une démarche apologétique très construite. Dans son Ta’yīd al-ḥaqīqa al-ʿaliyya, l’homme fait preuve d’une grande culture islamique qui lui permet de jongler avec les doctrines ; par un jeu d’intégrations et d’exclusions très tactique, il parvient à présenter une image cohérente et homogène du taṣawwuf57. Si le Ta’yīd apporte beaucoup d’éléments pour les débats à l’intérieur du soufisme que nous aborderons ultérieurement, nous relèverons présentement chez ce muǧtahid l’affirmation – déjà présente chez al-Ġazālī – que les gnostiques sont supérieurs aux juristes, ou en d’autres termes que « les savants par Dieu » (al-ʿārifūn bi-Allāh) sont supérieurs aux « savants des statuts juridiques » (al-ʿārifūn bi-al-aḥkām)58.




Suyūṭī a rassemblé toutes les fatwas qu’il a rédigées durant sa vie dans un recueil intitulé al-Ḥāwī li-al-fatāwī. Cet ouvrage, que nous avons déjà mis largement à contribution, représente une nouvelle étape dans l’histoire des rapports entre soufisme et culture islamique. C’est en effet la première fois que le taṣawwuf figure comme une science à part entière dans un recueil de fatwas. Parallèlement aux fatāwā uṣūliyya, fiqhiyya, luġawiyya et autres, les fatāwā taṣawwufiyya occupent une place qui est loin d’être mineure59. Le soufisme n’est d’ailleurs pas circonscrit à cette partie, car des fatwas et des mas’ala-s sur le même thème sont disséminées dans l’ensemble du Ḥāwī. Abordant dans ce recueil des points très variés de la vie spirituelle en Islam, son auteur est assurément le garant de la mystique sunnite le plus écouté de son époque.




Dans le Ḥāwī, Suyūṭī place les soufis, à l’instar d’al-Subkī, au point culminant de la Umma et fait d’eux la référence souveraine de la société musulmane60. Ce sont ainsi les interprétations du Nom suprême (al-Ism al-Aʿẓam) faites par les premiers soufis qu’il privilégie face à celles des autres exégètes61 ; il en va de même pour les trois degrés coraniques du yaqīn (la certitude intérieure)62. Dans le même esprit, le ḏikr est supérieur à toute autre forme d’adoration (ʿibāda)63. Sollicité à propos d’un homme “inspiré” qui soigne les gens par des méthodes non canoniques, Suyūṭī répond que « l’inspiration n’est en général authentique que chez les soufis »64. Ailleurs encore, il reconnaît dans le kašf un degré supérieur de la vision (ru’yā), que peut seulement apprécier une personne douée du même état spirituel que les soufis65. Le tempérament foncièrement mystique de Suyūṭī se révèle également au hasard des petites fatwas parsemées dans le texte. Est-ce qu’un musulman peut entrer au Paradis grâce à l’amour qu’il porte à l’Envoyé, alors qu’il transgresse la Loi divine (ʿāṣī) ? À cette question, Suyūṭī répond oui : l’amour l’emporte sur la Loi, ce que ne saurait accepter un exotériste66.




C’est parce que les ʿulamā’ soufis participent eux-mêmes à la Gnose qu’ils peuvent se faire les interprètes des maîtres du taṣawwuf. Zakariyyā al-Anṣārī ayant expérimenté67 les doctrines soufies, il sait en expliciter la formulation souvent obscure ou litigieuse68. Dans le sillage de Suyūṭī et d’al-Anṣārī émergent plusieurs personnalités au xe/xvie siècle, qui utilisent à leur tour leur prestige scientifique pour contribuer à intégrer la mystique dans le corps islamique. Le šayḫ al-Islām Burhān al-Dīn Ibn Abī Šarīf commente, à l’instar d’al-Anṣārī, la Risāla d’al-Qušayrī, tandis que ʿAlī al-Buḥayrī (m. 953/1546), dont les fatwas sont très appréciées des ʿulamā’ égyptiens, est présenté comme « l’un de ceux qui ont unifié Šarīʿa et Ḥaqīqa »69. Ce grand disciple d’al-Nabtītī rappelle à Šaʿrānī ʿAbd al-ʿAzīz al-Dīrīnī (m. 694/1295), l’auteur d’al-Rawḍa al-anīqa fī Bayān al-Šarīʿa wa al-Ḥaqīqa70, dont le degré spirituel s’harmonisait avec ses connaissances profondes en sciences extérieures71. Parmi les titres qu’Ibn Ṭūlūn, le fidèle émule de Suyūṭī, cite dans son Fulk mašḥūn, relevons deux traités de taṣawwuf72, ainsi qu’une justification de certaines paroles d’Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī formulées dans son Ḥizb al-nūr73. Un autre Syrien, le grand cadi chafiite Šihāb al-Dīn al-Ḥiṣkafī, commente les Fuṣūṣ al-ḥikam d’Ibn ʿArabī, šarḥ dont il ne reste, semble-t-il, pas de trace74.




Les disciples les plus représentatifs de Zakariyyā al-Anṣārī sont sans doute les šayḫ-s al-Islām Šihāb al-Dīn al-Ramlī (m. 957/1550), Ibn Ḥaǧar al-Haytamī (m. 974/1566) et Naǧm al-Dīn al-Ġayṭī (m. 983/1575). Le premier, le seul qu’al-Anṣārī autorise à corriger ses ouvrages de fiqh de son vivant, éclaircit comme lui les formules délicates des soufis et a le don de relater leur épopée spirituelle75. La référence majeure des deux autres savants reste, en fiqh comme en taṣawwuf, al-Anṣārī, mais ils accentuent par ailleurs la tendance inaugurée par Suyūṭī consistant à consacrer une grande place au soufisme dans les fatwas. Les Fatāwā ḥadīṯiyya d’al-Haytamī couronnent royalement en effet le Ḥāwī li-al-fatāwī ; elles constituent une défense en règle de la mystique, plus étoffée, plus détaillée encore que celle mise en œuvre par Suyūṭī. Al-Haytamī confirme par exemple al-Qušayrī et al-Ġazālī, qui faisaient déjà des gnostiques et des saints, et non des ʿulamā’ exotéristes, les réels héritiers des prophètes76. Notons d’ailleurs que le recul historique confère à ce savant une importance singulière car, déjà à l’honneur dès son vivant sous les Ottomans, il représente jusqu’à nos jours une référence essentielle pour les adversaires du wahhabisme77.



Le sermonnaire...


Bien que les cheikhs de voie initiatique pratiquent largement le sermon (al-waʿẓ), ce dernier relève plus particulièrement des activités du ʿālim. Le waʿẓ nous paraît d’ailleurs illustrer le rapprochement qui s’opère entre soufis et ʿulamā’ à l’époque qui nous concerne.




L’exhortation publique est traditionnellement liée en Islam au hanbalisme et au zuhd, que nous traduirons provisoirement par “ascèse”. Il est connu que « la plupart des grands hanbalites ont été des sermonnaires en renom »78, et nous savons que le rayonnement de ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī s’étendit en partie grâce à ses talents de wāʿiẓ (pl. wuʿʿāẓ). Les hanbalites syriens continuent par la suite à s’illustrer dans ce genre79, mais ils sont loin d’en avoir l’exclusivité. De même, l’assimilation entre ascète et sermonnaire ne vaut que pour les premiers siècles de l’Islam80, avec des prolongements toutefois jusqu’au début de l’époque mamelouke81. Puis, durant cette période, le domaine du waʿẓ s’élargit pour gagner le monde du taṣawwuf82. L’école šāḏili a ici, semble-t-il, un rôle de pionnier que Suyūṭī a souligné dans son Ḥusn al-muḥāḍara83. Le but des membres de cette école est similaire à celui des hanbalites : il s’agit de donner au public le plus vaste possible une éducation islamique nourrie de la Sunna, en « impressionnant les âmes », comme le dit Aḥmad al-Zarrūq84, en touchant l’auditoire par un discours très imagé. Les šāḏili ajoutent cependant des éléments doctrinaux qui relèvent proprement du taṣawwuf. Au ixe/xve, Abū al-ʿAbbās al-Sarsī, le successeur de Muḥammad al-Ḥanafī, fait des sermons très appréciés par Saḫāwī85. Mais c’est surtout par un ouvrage inédit de Sirāǧ al-Dīn al-Bulqīnī (m. 805/ 1403) que nous avons une idée précise du waʿẓ tel que l’entendent les šāḏili.




Les Bulqīnī constituent une des grandes familles de ʿulamā’ chafiites de l’Égypte mamelouke86. Sirāǧ al-Dīn, représentant éminent de son lignage, est considéré comme un muǧtahid87, et Suyūṭī voit même en lui le muǧaddid du huitième siècle de l’Hégire88. Ce haut degré scientifique n’empêche pas al-Bulqīnī d’être un proche, sinon un disciple, de Muḥammad al-Ḥanafī89. Il ressort de son recueil de sermons intitulé al-Maǧālis al-bulqīniyya que le waʿẓ est pour ce ʿālim soufi un genre à part entière, car il consacre deux chapitres à « l’art du sermon » (al-waʿẓ al-muṭlaq)90. Si le recours aux ḥikāyāt reste très conventionnel, la présence des termes ṣūfī et ʿārifūn, la référence constante à la contemplation (mušāhada) et à l’amour divin (al-maḥabba), la mention de la hiérarchie initiatique des saints91 et même des “locutions extatiques” (šaṭḥ)92 créent un climat assez éloigné du zuhd. Par ailleurs, l’insistance sur les théophanies (al-taǧalliyāt) a un ton bien akbarien.




La référence au waʿẓ hanbalite n’a rien d’étonnant chez le cheikh de la Sunna qu’est le šāḏilī ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī. Emprisonné à Fès pour raisons politiques avant de partir au Proche-Orient, on le voit réclamer pour lecture le Kitāb al-mudhiš, recueil de sermons composé par Ibn al-Ǧawzī93. L’exécration de toute bidʿa, une intransigeance sévère à l’égard du pouvoir et des ʿulamā’ qui lui sont soumis dessinent en effet chez al-Fāsī une personnalité aux nombreuses affinités avec le hanbalisme ; mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce point. Lorsque al-Fāsī arrive à Hama, il voit cheikh ʿAlwān sermonner la foule en s’aidant de livrets aide-mémoire (kurrās ; pl. karārīs). Le wāʿiẓ devait citer, au cours de ses séances, tellement de hadiths et d’histoires édifiantes qu’il avait fréquemment recours à une trace écrite. Al-Fāsī enjoint alors cheikh ʿAlwān de délaisser ses cahiers pour s’en remettre à sa propre intuition94 ; le sermonnaire lui demande son soutien spirituel (madad) afin d’y parvenir et obtient ainsi l’ “Ouverture” (Fatḥ) : c’est par l’intermédiaire du waʿẓ que le cheikh de Hama devient le disciple d’al-Fāsī95. Notons qu’on ne peut réduire le waʿẓ šāḏilī aux deux exemples d’al-Bulqīnī et d’al-Fāsī, qui ne représentent que des tendances ; le sermon tel que le pratiquent les cheikhs šāḏili mériterait une étude autonome.




Faut-il voir un trait commun entre Šāḏiliyya et Suhrawardiyya – d’autres nous apparaîtront par la suite – dans le fait que deux membres au moins de cette dernière voie pratiquent le waʿẓ d’une façon semblable aux šāḏili ? ʿAbd al-Salām b. Ġānim al-Maqdisī (m. 678/1279)96 est surtout connu comme sermonnaire mais il est aussi un théoricien du taṣawwuf. C’est évidemment pour le premier aspect qu’Ibn Kaṯīr le loue97. Le fait qu’il soit un Maqdisī et qu’il s’adonne au waʿẓ a amené Massignon à le dire hanbalite98, mais ailleurs, il voit bien en lui un chafiite99. Ses œuvres nombreuses quoique peu publiées comportent bien sûr du waʿẓ, mais font de lui un ṣūfī, sans aucune ambiguïté100. Ajoutons à cela qu’al-Maqdisī est pro-hallajien101, et nous aurons réalisé la difficulté qu’il y a à saisir un tel personnage, et l’intérêt qu’il y aurait à mieux le connaître. L’autre cheikh suhrawardī pratiquant de façon notoire le waʿẓ est un maître majeur de la Suhrawardiyya en Égypte : Aḥmad al-Zāhid (m. 819/1416). Son activité de sermonnaire est dirigée exclusivement vers les femmes, parce qu’elles « ne peuvent assister aux leçons des ʿulamā’ » et que leurs maris négligent leur éducation islamique. Les séances d’al-Zāhid se tiennent dans les mosquées, et Šaʿrānī affirme avoir chez lui une soixantaine de livrets contenant ses sermons (les kurrās-s évoqués plus haut)102.




Élargissons notre regard sur la scène islamique de la fin de l’époque mamelouke pour remarquer que nombreux sont les chafiites à exercer le waʿẓ, en Égypte comme en Syrie. Ce sont pour la plupart des ʿulamā’ dans la mouvance du soufisme, tels les bisṭāmi Muḥammad al-Ḥayšī à Alep et Muḥammad al-Kafarsūsī à Damas103. Se fixant pour but d’illustrer la Sunna, ces cheikhs, on ne s’en étonnera pas, sont souvent des traditionnistes : Muḥammad al-ʿUǧaymī, qui étudia le hadith avec Suyūṭī et Saḫāwī, se fait connaître comme wāʿiẓ à Damas et à Alep, et le muḥaddiṯ de cette ville, Ibn al-Šammāʿ, ne tarit pas d’éloges sur lui104. Les grands sermonnaires du Caire jouissent d’une popularité plus manifeste, d’après le témoignage qu’en donne Šaʿrānī : le public qui se presse à al-Azhar pour écouter Šams al-Dīn al-Dimyāṭī et Šihāb al-Dīn al-Sunbāṭī semble constitué des couches les plus diverses de la société cairote105.




Les sermonnaires incarnent dans leur ensemble la “parole libre”, car leur activité part d’une initiative privée et se déploie grâce au rayonnement de leur personnalité. Il s’agit donc de bien distinguer ces personnages indépendants, qui n’ont pas à demander d’autorisation à l’imām de la mosquée où ils veulent prononcer leurs sermons106, des prédicateurs du vendredi (ḫaṭīb) qui occupent une charge officielle parfois très enviée et peuvent être amenés à des compromissions pour s’y maintenir. La tâche éducative des sermonnaires est surtout d’ordre éthique ; ils se doivent en effet « d’ordonner le bien et d’interdire le mal », et la tribune d’où ils exhortent les gens est un lieu privilégié de la critique sociale107, et politique108. Mais cette critique vise en premier lieu ceux qui les parodient : les pseudo-sermonnaires.



... et le pseudo-sermonnaire




Charles Pellat note que dès l’époque d’al-Ǧāḥiẓ le qāṣṣ, le sermonnaire public, est souvent « une sorte de bouffon populaire » que l’écrivain de Baṣra « compare aux saltimbanques et aux charlatans »109. Les grands sermonnaires comme Ibn al-Ǧawzī de même que les soufis condamnent ces conteurs qui spéculent sur la crédulité publique, parce que ce sont en général des ignorants « qui plaisent aux femmes et au vulgaire »110 ; ils leur reprochent également « leur tendance manifeste à enjoliver le récit » et leur manque total de probité scientifique, par la diffusion de légendes non islamiques et de hadiths apocryphes à laquelle ils se livrent111. Al-Ġazālī, de son côté, voit en eux des hommes de religion trompant leur auditoire, car ils sont imbus d’eux-mêmes et les vertus qu’ils vantent avec force éloquence ne les habitent pas112.




Tous ces griefs se retrouvent exprimés en détail dans le Bayān ġurbat al-Islām de ʿAlī b. Maymūn et surtout dans les Nasamāt al-asḥār de son disciple cheikh ʿAlwān. Celui-ci parle en connaissance de cause puisqu’il fut lui-même un sermonnaire renommé à Hama ; il se repent d’ailleurs de s’être fait le rapporteur dans le passé « de contes et d’histoires qui faisaient la joie du vulgaire »113. En premier lieu, il reproche aux sermonnaires populaires de chercher à séduire leur public en ne mentionnant dans leur discours que les aspects de miséricorde et de pardon divins ; ne suscitant jamais dans leur auditoire la peur du Dies irae, ils rompent l’équilibre traditionnel en Islam entre tarġīb et tarhīb (l’espérance et la crainte), entre waʿd et waʿīd (la promesse [de la récompense] et la menace [du châtiment])114. C’est là une grande responsabilité, « car le sermonnaire a pour mission d’enseigner et de guider, et ces tâches relèvent de la prophétie »115.




Cheikh ʿAlwān illustre par quelques exemples le laxisme116 auquel conduit une telle altération du waʿẓ authentique. Ces démagogues répètent à l’envi le hadith, dont ils déforment la visée, d’après lequel un homme qui vécut avant l’Islam et tua durant sa vie cent personnes serait, malgré ces crimes, entré au Paradis117 : il y a là de quoi donner aux malfaiteurs l’assurance qu’ils peuvent persévérer dans leurs délits en toute impunité. Ces sermonnaires se plaisent également à affirmer que « Dieu interdit au Feu de toucher quiconque dit “Lā ilaha illā Allāh” », reprenant ici encore une parole du Prophète. « Celui qui a entendu cela, constate le cheikh, sort rasséréné du maǧlis, et son cœur est plus disposé que jamais à commettre toutes sortes de turpitudes »118. Selon Akram al-ʿUlabī commentant le même passage, ce type de discours devait fournir aux membres des bandes populaires armées qui sévissaient alors en Syrie – les zuʿrān – une bonne conscience pour continuer à perpétrer leurs sévices sur la population119.




Le second chef d’accusation de cheikh ʿAlwān concerne plus spécialement le relâchement des mœurs qui accompagne les prestations des pseudo-sermonnaires dans l’enceinte même des établissements religieux. Il reprend ici le réquisitoire dressé par al-Fāsī : la promiscuité totale règne dans les mosquées durant ces séances de waʿẓ ; aucun rideau ne sépare les hommes des femmes120, et les femmes y vont parées et parfumées dans le but évident de séduire la gent masculine121. Ces sermonnaires sont souvent des jeunes hommes beaux et fringants qui maîtrisent parfaitement l’art de la scène. Leur talent d’orateur se double par ailleurs d’une belle voix, qu’ils mettent en valeur sous le prétexte de louer le Prophète122. Ils constituent donc une séduction (iftinān) dangeureuse pour les femmes qui se rendent entre amies aux séances de waʿẓ comme si elles allaient à un spectacle123, et cheikh ʿAlwān n’a de cesse de mettre en garde contre ces pieux séducteurs, à l’instar d’al-Ġazālī et d’Ibn al-Ǧawzī124. Le maître de Hama a d’ailleurs consacré un ouvrage aux pratiques répréhensibles, au regard de la Loi, qui se sont introduites dans les mosquées : on y joue aux échecs, on y écoute de la musique... Cet ouvrage s’intitule Asnā al-maqāṣid fī bidaʿ al-masāǧid125.




Peut-on voir dans les critiques de ces ʿulamā’ soufis la marque d’ « un profond dépit provoqué par le succès des quṣṣāṣ qui rencontrent un vaste crédit dans la masse inculte des fidèles »126 ? Le terme « dépit » nous semble peu approprié dans notre contexte, mais il est évident que la question du waʿẓ fait apparaître un clivage entre deux pratiques, l’une savante et l’autre populaire. Le Taḥḏīr al-ḫawwāṣ min akāḏīb al-quṣṣāṣ (« Mise en garde de l’élite contre les mensonges des sermonnaires populaires ») de Suyūṭī rend compte de ce contraste social et culturel. Le savant rédige ce libelle à la suite du conflit qui l’oppose à un sermonnaire populaire du Caire. Le traditionniste reproche à ce qāṣṣ de citer abondamment des hadiths apocryphes ; celui-ci ne faisant aucun cas des remontrances de Suyūṭī, l’auteur du Ḥāwī rédige une fatwa dans laquelle il condamne cet obstiné à la flagellation. Le public du sermonnaire prend alors parti pour lui, et menace Suyūṭī de mort ; or ce public se compose « de la populace et de femmes »127. Les ʿulamā’, ajoute Suyūṭī, ont toujours eu le rôle ingrat de lutter contre l’ignorance des quṣṣāṣ et de leur auditoire de bas étage128.




La fatwa d’Ibn Ḥaǧar al-Haytamī sur le waʿẓ corrobore les positions de cheikh ʿAlwān et de Suyūṭī. La question posée au mufti égyptien est plus éloquente encore que sa réponse : peut-on laisser quelqu’un ignorant les bases linguistiques et rhétoriques de la langue arabe commenter le Coran et le hadith durant ses séances de waʿẓ ? Or, les mas’ala-s sur lesquelles sont sollicités les muftis reflètent, nous le savons, une réalité sociale. Al-Haytamī est amené à la même conclusion que ses prédécesseurs : l’ignorance est la source de tous les maux129. Charles Pellat affirmait qu’après al-Ǧāḥiẓ « le qāṣṣ sérieux [...] se perpétue en la personne du wāʿiẓ »130, mais nous nous sommes aperçu que ce dernier terme porte aussi en lui une profonde ambivalence.



Du savant au maître spirituel




On est parfois amené à se demander où réside socialement la différence entre le ʿālim et le ṣūfī ou le maître de voie initiatique. Dans certains cas, l’un des aspects n’arrive pas à l’emporter sur l’autre. Ibn Raslān de Ramla est dépeint, dans une partie de la notice que lui consacre al-ʿUlaymī, comme un honnête savant musulman (ses nombreux ouvrages sont essentiellement des commentaires et des résumés dans les diverses sciences islamiques), puis sont cités les dons divins dont il est naturellement gratifié, étant un cheikh majeur de la Qādiriyya : miracle contre la tyrannie d’un gouverneur, kašf, requêtes exaucées par son intermédiaire, etc.131 On ne sait non plus où situer Aḥmad al-Zarrūq, grand faqīh malékite autant que fondateur d’une branche importante de la Šāḏiliyya ; l’empreinte de la discipline juridique se devine d’ailleurs dans ses Principes ou Règles du soufisme (Qawāʿid al-taṣawwuf). Il est appelé de son vivant « celui qui allie la Loi à la Réalité divine » (al-Ǧāmiʿ bayna al-Šarīʿa wa al-Ḥaqīqa), et les fuqahā’ disent de lui qu’il a la faculté de “jauger” les soufis (muḥtasib al-ṣūfiyya)132. Abū al-Naǧā al-Fuwwī se réfère à quatorze sciences dans le dars qu’il donne à al-Azhar et qui est suivi par tous les ʿulamā’ qui enseignent dans ce lieu ; il suscite parallèlement une “illumination” (fatḥ) très forte chez les gens qu’il initie au ḏikr et serait même devenu le Pôle la nuit où il mourut133. Si l’on ne sait pas que ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī est un cheikh šāḏilī, beaucoup de ses œuvres donnent à penser qu’on a affaire à un strict défenseur de la Sunna au style très salafī. Raḍī al-Dīn al-Ġazzī peut être défini à première vue comme un maître soufi connaissant l’alchimie et très lié au monde des maǧḏūb-s, mais sa grande érudition en sciences islamiques et sa fonction de cadi profilent chez lui une carrière d’exotériste non moins apparente. Son disciple Muḥammad Abū al-Ḥasan al-Bakrī, réel fondateur de la Bakriyya qui sera à la tête des ordres initiatiques égyptiens pendant plusieurs siècles, est célèbre dès son vivant dans l’ensemble du Moyen-Orient, autant pour la science extérieure qu’il détient134 que pour son haut degré spirituel135.




Au niveau le plus général de la société, les milieux des fuqahā’ et des fuqarā’ ne se confondent pas, car les appartenances respectives restent irréductibles. À la fin de l’époque mamelouke comme auparavant, le corps des ʿulamā’ continue de fonctionner matériellement et intellectuellement selon ses caractéristiques propres. Il faut par ailleurs distinguer entre l’imprégnation du taṣawwuf dans la société et sa pratique réelle, entre les sympathies et les apologies qu’il suscite et l’engagement effectif dans la Voie. Pourtant, à cette époque, la fusion des sciences exotérique et ésotérique semble atteindre son point culminant ; elle concerne évidemment les grands ʿulamā’, et non les petits fuqahā’ de quartier. Outre les nombreuses relations initiatiques établies entre ces ʿulamā’ et les maîtres soufis (nous en verrons d’autres exemples au cours de ce travail), les témoignages fréquents d’affection et de fraternité (maḥabba) qu’ils s’échangent indiquent en fait une complémentarité dans leurs fonctions sociales et spirituelles : le ʿālim soufi transmet les rites initiatiques, forme parfois des disciples, mais son rôle consiste surtout à valider et à défendre le taṣawwuf tel que le pratiquent les maîtres de la Voie.



2 - Le cheikh de voie initiatique ou de zāwiya




Le maître spirituel est, dans la doctrine du soufisme, un cheminant (sālik) qui a parcouru les étapes (maqāmāt) de la Voie auprès de son propre cheikh. Parvenu au terme de la Voie, sinon à un certain niveau de réalisation, ce sālik peut lui-même diriger autrui (il est devenu un musallik), en vertu de l’autorisation (iḏn) de son maître. Il effectue ce « retour parmi les hommes » à l’exemple du Prophète136, pour les guider et « soigner les maladies de l’âme »137. Si des cheikhs de tous horizons peuvent jouer un rôle important au niveau initiatique, ceux qui se vouent totalement à la quête de la “Réalité divine” (Ḥaqīqa) et à l’éducation de leurs murīd-s concentrent évidemment en eux une force spirituelle qui se traduit notamment par un grand rayonnement social. Ils peuvent exercer des activités annexes, dans l’enseignement des sciences islamiques, le commerce ou l’artisanat, mais leur vie est centrée sur la direction des hommes qui ont choisi de cheminer sous leur égide.


Quel que soit le nombre des disciples d’un maître, celui-ci a généralement besoin d’un lieu spécial pour entraîner ses murīd-s au ḏikr et à certaines pratiques initiatiques, pour leur faire réciter les litanies propres à sa voie, pour créer enfin et surtout la convivialité et le compagnonnage, éléments indispensables à l’éducation spirituelle (tarbiya). L’aspirant doit juguler son âme charnelle autant que faire se peut, en côtoyant intensément son cheikh, mais aussi en se frottant aux autres disciples et en les servant. La zāwiya répond à cette nécessité car elle permet une formation adaptée à des types différents de voies et de cheikhs. Les maîtres qui appartiennent au milieu des ʿulamā’, il est vrai, réunissent souvent leurs murīd-s dans les lieux d’enseignement islamique (mosquées, madrasa-s), et la demeure ou la boutique d’autres cheikhs peut faire office de zāwiya138. Ce type de fondation abrite toutefois la forme d’expression majeure du soufisme à cette époque, et la plupart des mystiques gravitent autour. Elle est le symbole lithique du maître qui l’habite et qui est un des personnages les plus attractifs de la société islamique traditionnelle : le cheikh de zāwiya. À la typologie des cheikhs correspond celle de leurs cadres de vie, et la spécificité de la zāwiya se dégagera mieux si l’on établit un parallèle avec les autres genres de bâtiments qu’habitent les soufis.



Ribāṭ, ḫānqāh et zāwiya139


Parmi ces établissements, le ribāṭ est de loin le bâtiment dont la fonction est la moins définie140. Son rôle durant la période des conquêtes est connu : il était situé sur les marches (ṯuġūr) du territoire islamique, face aux non-musulmans. Puis il est devenu progressivement un lieu de retraite pour le ǧihād intérieur, notamment pour les femmes141. Il perd de son importance à l’époque mamelouke, supplanté par les deux autres types de construction142 et par la madrasa qui accueille aussi le soufisme143. Le terme est néanmoins encore utilisé lors de la conquête ottomane, mais désigne plutôt une hôtellerie pour personnes âgées et veuves144 ; dans le monde du soufisme, il subsiste partiellement comme synonyme de zāwiya145.
146 Cf. son Taʿrīf, cité par L. Fernandes, The Khanqah, p. 17.


La ḫānqāh est un établissement d’origine persane que les Ayyoubides introduisent au Proche-Orient pour renforcer le sunnisme par une spiritualité conforme à la Šarīʿa, ce qu’Ibn Ḫaldūn appelle al-ādāb al-ṣūfiyya al-sunniyya146. Les Mamelouks suivent la même voie, et font construire des ḫānqāh-s de plus en plus élaborées. À côté d’un enseignement et d’une pratique du taṣawwuf, des cours en sciences légales y sont donnés, que les soufis résidents sont astreints à suivre. Apprentissage et exercices spirituels constituent donc leur waẓīfa, et ils sont rétribués à cet effet comme des fonctionnaires recevant salaire et nourriture du waqf prévu par le fondateur. Le personnel d’encadrement est composé d’enseignants des quatre rites juridiques, comme c’est le cas pour les madrasa-s. La ḫānqāh propose donc des emplois stables aux ʿulamā’, ce qui contribue évidemment à intégrer le soufisme dans la vie islamique. Le responsable de chaque institution, nous l’avons vu, est le šayḫ nommé et destitué par le pouvoir ; il est chargé de contrôler l’enseignement et la pratique du taṣawwuf selon les directives sultaniennes.


La zāwiya est un lieu fondé sur l’initiative privée d’une personnalité spirituelle147. À l’origine petit oratoire, elle prend durant l’époque mamelouke une extension proportionnelle au rayonnement de son cheikh : ainsi naît une famille spirituelle, qui va prendre de l’importance et se structurer au-delà du fondateur, ou mourir avec lui148. Sans préjuger de leur degré de réalisation ou de leur orthodoxie, il ne fait pas de doute que ce sont les cheikhs de zāwiya-s qui donnent l’impulsion spirituelle. L’attraction qu’exerce leur personnalité charismatique prend l’aspect d’ondes concentriques se déplaçant vers le point focal que ces cheikhs représentent. Chaque maître est à cet égard un pôle, et le centre de sa sphère (nuqṭat al-dā’ira) ; ses disciples, qu’ils soient de grands ʿulamā’, des émirs ou de petites gens, qu’ils marchent sur ses traces ou qu’ils sollicitent seulement de lui sa baraka, répercutent sur l’ensemble de la société le rayonnement de sa personnalité.



Le contraste entre la ḫānqāh et la zāwiya



Le clivage essentiel entre ces deux types d’établissements se manifeste à notre avis en des termes différents de ce que l’on peut lire généralement. La ḫānqāh est un établissement impersonnel portant le nom de l’homme politique ou du grand commerçant qui l’a fondée. Prenons-en à témoin les sources biographiques : les soufis résidant dans les ḫānqāh sont rarement mentionnés, et quand ils le sont, il ne s’agit que d’une brève fiche d’identité149. On est loin des longues pages consacrées aux maîtres de zāwiya-s, dans lesquelles transparaît une vénération pour ces personnalités. Les šayḫ-s ou supérieurs de ḫānqāh-s n’ont de notoriété sur le plan spirituel qu’indépendamment de cette charge150 ; de même, Ibn Ḫaldūn et Ibn Ḥaǧar sont connus pour d’autres raisons que d’avoir été šayḫ de la ḫānqāh Baybarsiyya. Les supérieurs de tels établissements ne sont appelés ni « gnostique » (ʿārif bi-Allāh) ni « maître ou guide spirituel » (musallik, murabbī) pour la bonne raison qu’ils ne sont pas la plupart du temps des soufis, mais des notables cumulant plusieurs fonctions religieuses (cadi, ḫaṭīb, enseignant) et administratives (par exemple secrétaire de chancellerie – kātib al-inšā’). Le poste de šayḫ de ḫānqāh n’est donc pour eux qu’un des éléments de leur carrière, et leur faible rayonnement spirituel et social s’explique aisément. Peut-être celui-ci provient-il également du fait que les soufis de ḫānqāh étant souvent d’origine persane – au moins durant la première période mamelouke –, ils constituent une minorité relativement repliée sur leur établissement et ayant peu de prise sur la population.


Contrairement au supérieur de ḫānqāh, le cheikh de zāwiya est soucieux de son indépendance vis-à-vis des autorités politiques comme religieuses : il est le maître de cet univers, et tous ceux qui y entrent doivent se plier à sa règle, sultan y compris. Le financement de sa zāwiya provient toujours de sources privées, même s’il est le fait de gens du pouvoir ; en effet, ceux-ci font bâtir pour un cheikh à titre personnel, en vertu du lien les unissant à ce dernier. Dans le même esprit, le cheikh de zāwiya refuse souvent que son bâtiment soit doté de waqf ; ce serait assurer des revenus réguliers aux aspirants, ce qui est contraire à la pauvreté spirituelle (al-faqr) et sape une des bases de la Voie, le recours à Dieu seul (al-tawakkul). Ainsi Nūr al-Dīn al-Marṣafī interdit-il à Šaʿrānī de loger dans une mosquée ou une zāwiya bénéficiant de revenus assurés, et Šams al-Dīn al-Dimyāṭī, qui ne perçoit jamais d’émolument pour les différentes fonctions qu’il exerce, défend de même à ses étudiants de bénéficier de ces dotations151. ʿAbd al-Ḥalīm al-Manzalawī remarque pour sa part que les fuqarā’ de sa zāwiya ont vu paradoxalement leur situation matérielle se détériorer (al-ḥāl ḍāqa ʿalay-him) après que des waqf-s leur eurent été assignés : Dieu les rétribuait plus généreusement lorsqu’ils comptaient uniquement sur Lui152.


En outre, et toujours en contraste avec les supérieurs de ḫānqāh-s, les cheikhs de zāwiya-s assument leur rôle de chef spirituel dans ses moindres détails. Nous avons vu que la présence du soufisme au sein de la société se manifestait essentiellement dans le cadre de la zāwiya153. La vertu d’hospitalité que toutes les sources reconnaissent au cheikh de zāwiya depuis le début de l’époque mamelouke explique le brassage qui a lieu à l’intérieur de ses murs : disciples assidus et souvent résidents, personnes issues d’une sphère plus large et rattachées au cheikh par le tabarruk, étudiants et ʿulamā’ attirés par la personnalité du maître ou venant l’éprouver, voyageurs cherchant un abri, etc. Le cheikh palestinien Aḥmad al-Ṣafadī (m. 927/1521)154 illustre on ne peut mieux l’attrait qu’exerce le cheikh de zāwiya sur un public aux motivations très diverses. Mūsā al-Kannāwī, ʿālim soufi dont nous savons qu’il fréquentait assidûment les maîtres de la Voie en Syrie155, raconte la journée mémorable – un vendredi de 924/1518 – qu’il a passée assis auprès d’al-Ṣafadī. Du matin jusqu’au soir, hormis la prière du ǧumuʿa, al-Kannāwī assiste au défilé des gens venus rendre visite au cheikh. Certains n’ont pour but qu’une simple ziyāra, d’autres sollicitent le cheikh pour une intercession auprès des gouvernants, d’autres encore lui réclament de quoi apaiser leur faim, etc. Une fois les visiteurs partis, le cheikh éructe dix fois de suite. Al-Kannāwī réalise alors que le maître n’a pas mangé de la journée et que la faim sans doute est la cause d’un tel phénomène organique. Le cheikh lui répond qu’il ne s’agit pas de cela : toutes les requêtes que les gens lui ont présentées durant la journée ont pénétré en lui grâce à l’Esprit (al-rūḥ), « pour le bien-être des Musulmans » (li-maṣāliḥ al-muslimīn) ; la nuit, l’Esprit sort sous la forme de ces éructations afin de se retrouver en intimité avec son Seigneur. Al-Kannāwī, stupéfié, ne put que demander au cheikh de rentrer chez lui156.


Si le cheikh de zāwiya est assisté dans sa tâche par la grâce divine, une démarche pragmatique conduit parallèlement son action sociale. Rappelons que l’intérêt qu’il porte à la Communauté se concrétise notamment par un grand élan de construction157. Cet élan n’est d’ailleurs pas limité aux bâtiments religieux mais se porte vers toutes les structures qui peuvent améliorer la vie quotidienne des gens et assurer leur sécurité158.



Plaidoyer pour la zāwiya : la ḫānqāh et la zāwiya vues par les ʿulamā’ et les soufis

a. La ḫānqāh


Nous entendons seulement ici faire rectifier par les acteurs de l’époque le préjugé fréquent, évoqué lors de l’analyse des études, d’une ḫānqāh berceau de la mystique savante et évoluée face à la zāwiya refuge de l’ignorance et des déviations. Le soufisme contrôlé et rémunéré de la ḫānqāh fait l’objet d’attaques venant de diverses personnalités musulmanes. Pour Ibn Taymiyya, les résidents de ces institutions sont des gens oisifs et grassement rétribués par les waqf-s159 ; il les appelle « les soufis salariés » (ṣūfiyyat al-arzāq)160. La critique vient aussi des cheikhs de zāwiya-s : le maître šāḏilī ʿAlī Wafā (m. 807/1404) donne comme étymologie au mot ḫānqāh la racine arabe ḪNQ (étrangler, enserrer) ; il avance que cette institution a été nommée ainsi parce que les « soufis de décorum » (ṣūfiyyat al-rusūm) qui habitent ces « endroits de resserrement [spirituel] »161 acceptent les nombreuses contraintes qui leur sont imposées162. Cette satire révèle peut-être une rivalité sous-jacente entre deux types de soufisme ; elle illustre aussi comment le cheikh de zāwiya se fait le représentant de la “parole libre”, contre-pied du discours officiel.


Les grands ʿulamā’ affiliés au taṣawwuf ont des attaches profondes dans le milieu des zāwiya-s : leur cheikh, leur modèle, en dirige générale-ment une, et ils viennent s’y sustenter spirituellement. Leurs positions concernant la ḫānqāh semblent intéressantes à examiner, car elles reflètent sans aucun doute l’opinion qui prédomine à l’époque. Tāǧ al-Dīn al-Subkī et Suyūṭī sont liés, à travers le temps, par des affinités que nous avons déjà relevées et qui s’expliquent en partie par leur adhésion commune à la Šāḏiliyya. Les deux adoptent une semblable position sur le soufisme des ḫānqāh-s. Pour al-Subkī, il semble évident que le recours à la waẓīfa de soufi de ḫānqāh est généralement motivé par des appétits mondains. Il laisse entendre que beaucoup de ces soufis sont des parasites qui trompent leur monde (libās al-zūr) et se livrent à un simulacre de spiritualité (al-mutašabbiha bi-al-Qawm) ; ils tombent ainsi dans l’illicite (al-ḥarām), car les revenus des waqf-s ne sont destinés qu’aux vrais soufis (al-ṣūfiyya) et non aux consommateurs de haschisch163. D’ailleurs, « la majorité des [vrais] soufis n’accepte pas de descendre dans les ḫānqāh-s ou de s’attacher une source quelconque de revenus » : cette majorité est constituée essentiellement, il va sans dire, des fuqarā’ de zāwiya-s164. L’esprit de “fonctionnaire” (celui qui détient la waẓīfa) est incompatible avec l’esprit de pauvreté spirituelle et de désintéressement, qui sont les fondements de la vie mystique. Al-Subkī insiste aussi sur le peu de cas que son père, le šāḏilī Taqī al-Dīn, faisait des šayḫ-s al-šuyūḫ ; il ne voyait pas en eux les gnostiques qu’ils prétendent être165.


Quant à Suyūṭī, un conflit ouvert l’oppose aux soufis de la ḫānqāh Baybarsiyya, dont il est le šayḫ de 891/1486 à 906/1501166. Les revenus de la Baybarsiyya ayant considérablement diminué en cette période de crise, Suyūṭī est contraint de les répartir en prenant pour critère la valeur scientifique et spirituelle du personnel. Ne prélevant pour lui-même qu’une partie de son salaire, il exclut de ce partage certains résidents qu’il ne considère pas comme d’authentiques soufis. Ceux-ci ne sont pas capables, en effet, de répondre à des questions élémentaires sur le soufisme167. Le ṣūfī véritable, ajoute Suyūṭī, est celui qui suit les traces des saints, comme en témoignent les ouvrages classiques du taṣawwuf ; en conséquence, ceux d’entre les résidents de ḫānqāh qui prennent leur salaire (maʿlūm) sans se fixer cet idéal de sainteté vivent dans le ḥarām168. La dissension entre le cheikh et ses adversaires s’envenime, et ceux-ci, étant apparemment peu imprégnés de l’adab soufi, finissent par jeter Suyūṭī dans le bassin de la ḫānqāh ; par la suite, ils essaient de le faire tuer par le sultan d’un moment, al-ʿĀdil Ṭūmanbāy, qui règne quelques mois avant al-Ġawrī.


Ce conflit cristallise le clivage que l’on devine chez Suyūṭī entre la zāwiya, lieu réel de l’expérience spirituelle, authentique parce que désintéressée, et la ḫānqāh, refuge des soufis de parade : le savant, qui est très lié aux milieux de zāwiya-s par ses diverses affiliations et surtout par son maître šāḏilī Muḥammad al-Maġribī, a pris le parti de la sainteté. Il peut donc disparaître par miracle de la pièce où l’émissaire du sultan est venu l’arrêter, suivant en cela l’exemple des prophètes169 ; du lieu où il se cache, il annonce jour pour jour le meurtre de Ṭūmanbāy170. Šaʿrānī donne la leçon à tirer de cette affaire : tous les “soufis” de la ḫānqāh qui s’opposèrent à Suyūṭī connurent une fin sinistre ; la vengeance du saint s’est donc accomplie171.


Voici encore Aḥmad al-Zarrūq évoquant devant ses disciples maghrébins le peu d’ampleur spirituelle des habitants des ḫānqāh-s cairotes172. Ibn Ṭūlūn enfin, qui exerça diverses fonctions dans l’une et l’autre institution173, s’étend davantage sur les zāwiya-s de Ṣāliḥiyya que sur ses ḫānqāh-s, et sa préférence pour les premières, dont il loue l’orthodoxie, ne fait aucun doute174. Dans l’ensemble, il ne semble pas estimer les supérieurs de ḫānqāh-s de Damas car, d’après lui, « on trouve aussi bien parmi eux celui qui s’adonne au haschisch que celui qui craint Dieu »175.



b. La zāwiya


Les jugements négatifs qui ont été colportés sur le compte de cette fondation au cours des siècles proviennent en grande partie des condamnations émises par certains historiens de l’époque mamelouke à l’encontre de quelques cheikhs de zāwiya-s. Prenons comme ouvrage de référence le Dāris fī tārīḫ al-madāris d’al-Nuʿaymī qui fait l’état des lieux musulmans de Damas au moment de la conquête ottomane. On s’aperçoit que la plupart des zāwiya-s sont nées au viie/xiiie siècle et non au moment du “déclin” présumé du soufisme, c’est-à-dire la fin de l’époque mamelouke. Par ailleurs, on se rend compte que sur les vingt-six zāwiya-s répertoriées par al-Nuʿaymī, quatre seulement attirent l’opprobe par les comportements de leurs cheikhs. Trois d’entre elles ont pris leur essor au viie/xiiie, la plus connue étant celle de la Ḥarīriyya. L’hétérodoxie de ʿAlī al-Ḥarīrī (m. 645/1248) est en effet patente et a exposé plusieurs fois ce cheikh à la condamnation à mort ; quoi qu’il en soit, sa voie ne laisse aucune trace à l’époque qui nous concerne176. Parmi les cheikhs de zāwiya-s contemporains d’al-Nuʿaymī, seul ʿUmar al-ʿUqaybī est très mal perçu, et nous en verrons la cause177. Pour le reste, aucune critique n’apparaît et certaines notices sont clairement élogieuses178. Il est révélateur que dans le Dāris soient cités les nombreux ʿulamā’ des quatre rites qui ont permis aux fuqarā’ de Muḥammad al-Ṣamādī d’utiliser les tambours lors de leurs séances : derrière cet agrément, on distingue la reconnaissance dont bénéficie la zāwiya dans les milieux savants179. À Alep, Ibn al-Ḥanbalī est très lié au milieu des zāwiya-s, et nous verrons que cet observateur sévère ne réprouve en cette ville que quelques groupes relevant davantage du dervichisme que du taṣawwuf.


Comment les zāwiya-s égyptiennes pourraient-elles être le repaire des déviations de toutes sortes, alors que les grands ʿulamā’ de l’époque nous en offrent un témoignage contraire ? Celui de Saḫāwī n’est pas moins probant à cet égard que celui de Suyūṭī ou d’Ibn Ṭūlūn. Le premier a surtout fréquenté les zāwiya-s de la Suhrawardiyya, qui sont assurément les établissements-pilotes du soufisme égyptien au ixe/xve siècle. Il ne tarit pas d’éloge sur leurs cheikhs Aḥmad al-Zāhid, Muḥammad al-Ġamrī et cheikh Madyan180 ; il présente à travers eux une image du cheikh de zāwiya opposée à celle qui nous est offerte par un grand nombre d’historiens : réprobation de toute bidʿa, rapports étroits avec le milieu des ʿulamā’, ouverture sur la société, disponibilité et orientation de leur énergie vers le bien-être des gens181. Bien plus, la notice de Saḫāwī sur Ibrāhīm al-Matbūlī paraît étonnamment positive, lorsqu’on connaît les aspects déroutants de la personnalité de ce cheikh. Le traditionniste l’a visité à plusieurs reprises, s’est senti attiré par ses disciples et admet sa sainteté ; l’admiration qu’il a pour lui perce dans sa description de la grande zāwiya du cheikh à Birkat al-Ḥāǧǧ et la mention de ses autres réalisations architecturales. Al-Matbūlī étant mort en 877/1472, l’auteur du Ḍaw’ avoue qu’il aurait souhaité après son décès voir apparaître en Égypte un cheikh d’une ampleur équivalente, ne serait-ce que pour le monde réuni autour de sa table dans sa zāwiya182.



Réalité de la zāwiya


Il n’est pas question de nier que certaines petites zāwiya-s abritent des personnages aux comportements aberrants, du moins au regard des censeurs de l’époque. Dans les grandes zāwiya-s cependant, la “transparence” envers le monde extérieur semble être la règle. Les fonctions y apparaissent bien réparties et l’organisation stricte183. Les sciences légales y sont fréquemment étudiées, comme le remarque déjà J. Berkey pour l’époque d’al-Maqrīzī184. Un faqīh est chargé de former les disciples d’Ibn ʿInān en droit musulman185, et les murīd-s d’Ibrāhīm al-Matbūlī ont un muqri’ attitré pour apprendre à psalmodier le Coran186. Il ne s’agit évidemment pas d’accumuler des connaissances scolastiques à la manière des fuqahā’, mais uniquement d’acquérir la science nécessaire aux pratiques cultuelles (al-ʿibādāt) ; le cheikh Aḥmad al-Zāhid envoie donc à al-Azhar ceux qui veulent étudier les règles juridiques concernant les relations humaines (al-muʿāmalāt)187. À ce propos, cheikh ʿAlwān rappelle que le soufi ne doit étudier que les sciences directement utiles à sa progression initiatique ; l’accumulation de la science exotérique est selon lui une perte de temps (taḍyīʿ al-waqt) et est même condamnable (maḏmūm) pour la vanité et l’infatuation qu’elle engendre chez le ʿālim188. Šaʿrānī remarque dans le même sens que les nombreux maîtres de la Voie qu’il a côtoyés délaissèrent l’étude des sciences, religieuses et profanes, qui les auraient détournés du souvenir de Dieu et des actes d’adoration189.


À la fin de l’époque mamelouke, les zāwiya-s prennent un remarquable essor et deviennent de grands complexes monumentaux semblables à ce qu’étaient jusqu’alors les ḫānqāh-s. J. Berkey affirme avec raison qu’il ne faut pas marginaliser la zāwiya par rapport aux autres établissements ; il voit même en elle le prolongement d’institutions précédentes comme la ḫānqāh, la madrasa et la mosquée190. Al-Maqrīzī et Saḫāwī mentionnent d’ailleurs des cas de zāwiya-s fondées par des fuqahā’191. Les ḫānqāh-s pâtissent en cette fin du xve de la crise du régime mamelouk, nous en avons eu écho dans le conflit de la Baybarsiyya. Pour satisfaire l’avidité de leurs mamlūk-s et pour faire face à l’effort de guerre, les sultans confisquent les terres dont les waqf-s alimentaient ces institutions. La pression financière qui étrangle les ḫānqāh-s n’est sans doute que l’épiphénomène d’une dégradation plus profonde, car en cette fin de régime elles abritent, selon L. Fernandes, des résidents qui sont loin d’être des soufis192. Ironie du sort, ceux qui sont à l’origine du développement de la ḫānqāh, les Mamelouks, sont aussi les auteurs de sa mort193 : les Ottomans construiront des zāwiya-s et des tekiyye-s, et non pas des ḫānqāh-s194. On remarquera enfin que les zāwiya-s des voies initiatiques attirent encore de nos jours un public aussi varié qu’auparavant, tandis que les vestiges des ḫānqāh-s sont effacés depuis longtemps.



III - Soufis et pseudo-soufis


Notre perception du taṣawwuf repose essentiellement sur les figures centrales du savant soufi et du cheikh de voie initiatique. Ce sont eux qui écrivent, et dialoguent avec les différents milieux de la société. Étant l’objet de nombreuses sollicitations, ils constituent le point de mire sur lequel biographes et historiens focalisent l’attention. Ils se considèrent comme les représentants et les garants du taṣawwuf, et rejettent de ce fait tout autre type de comportement, jugé déviant ou inauthentique. Il est vrai que les imposteurs, comme le remarque Aḥmad al-Zarrūq, ont toujours été nombreux dans la Voie « à cause de son caractère insolite »195. Ils ont été qualifiés au cours de l’histoire par diverses expressions : les muddaʿūn (ceux qui « prétendent » avoir atteint un niveau spirituel élevé sans l’avoir jamais goûté), que l’on trouve aussi sous la forme adʿiyā’ al-taṣawwuf ; les duḫalā’ (sing. daḫīl) ou « intrus »196, et plus couramment les mutaṣawwifa ou « pseudo-soufis ». L’école šāḏilie de Syrie les taxe souvent de mutafaqqira, ceux qui parodient les fuqarā’ authentiques, en affichant une belle façade qui cache justement le fasād, la corruption de l’être intérieur.



1 - Les pseudo-soufis tels que les présentent les maîtres du taṣawwuf


Le constat amer des maîtres sur les déviations multiples qui affectent la Voie revient comme un leitmotiv dans les différentes sources de la fin de l’époque mamelouke. Avant d’exposer les griefs de ces cheikhs, il nous paraît utile de situer leur jugement dans le contexte général de la culture islamique.



Le thème de la dégénérescence du temps


L’Islam considère que chaque siècle est pire que le précédent ; la tradition prophétique suggère cette vision des choses197. La lumière du Prophète et le modèle idéal que constitue la communauté de Médine s’estompent progressivement dans le passé ; d’où cette insistance à prendre pour critères les Pieux devanciers (al-salaf al-ṣāliḥ), référence terminale partagée par la majorité des courants islamiques198. Les soufis perçoivent sur le plan ésotérique la corrélation entre l’éloignement dans le temps de la source prophétique et la dégradation de ce bas-monde ; selon eux, la Voie est empruntée par des charlatans qui l’ont corrompue, et il n’y a plus de guide authentique qui aide l’aspirant à gravir les degrés initiatiques ou maqāmāt. Les cheikhs cherchent cependant à pallier cet éloignement par les liens subtils qu’ils établissent avec le Prophète.


Le passé renvoyant toujours à “l’originel”, on ne s’étonnera donc pas que les maîtres du taṣawwuf de toutes les époques décrivent et attaquent dans des termes assez similaires les pseudo-soufis qui pervertissent le Ṭarīq. Abū Naṣr al-Sarrāǧ (m. 378/987) y revient à plusieurs reprises dans ses Lumaʿ199, tandis qu’al-Qušayrī (m. 465/1072) situe l’apparition des déviations après la troisième génération des Musulmans (atbāʿ al-tābiʿīn)200. Georges Vajda remarque que l’on parle déjà de « disparition de la Voie » (indirās al-Ṭarīq) au ve/xie siècle201. Au début du ixe/xve siècle, Taqī al-Dīn al-Ḥiṣnī va jusqu’à affirmer que « Satan se joue des soufis de notre temps aussi aisément que les enfants se font des farces entre eux »202.


À l’époque que nous étudions, les jugements sont plus péremptoires que jamais et se rejoignent pour indiquer un véritable effondrement du niveau spirituel. Ibn ʿArrāq écrit en 920/1514 une épître intitulée Risāla ilā al-ṣūfiyya fī kāffat al-āfāq, à la demande, précise-t-il, de nombreux ʿulamā’ et cheikhs de Damas se plaignant des déviations qui font leur apparition dans la mystique en ce début du xe siècle de l’Hégire203. Le cheminement initiatique a dégénéré définitivement, d’après Šaʿrānī, après la mort de son cheikh ʿAlī al-Marṣafī en 930/1523204. Pour cette raison, ʿAlī al-Ḫawwāṣ permet aux soufis de son époque de continuer à utiliser les rites pour capter la baraka des Anciens, même si ces rites n’ont plus d’efficience réelle sur eux205. « Les gens de la Voie, constate à son tour ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī, n’ont plus de nos jours que des états spirituels déficients (aḥwāl nāqiṣa) »206. Dans l’opacité qui prévaut en ce siècle, due selon ʿAlī al-Kāzawānī à la transgression de la Loi sacrée, comment ses contemporains pourraient-ils comprendre le sens des paroles ésotériques des maîtres du soufisme (maʿānī kalām al-Qawm)207 ? C’est ce qui conduit Muḥammad Abū al-Ḥasan al-Bakrī à jeter dans l’eau les vers de la Tā’iyya qu’il a écrits sur la Voie, « car les gens de notre époque ne pourraient en supporter la teneur, vu le peu de sincérité qui anime leur démarche spirituelle »208. De tels constats négatifs reviennent fréquemment chez les cheikhs, et il est à noter que la plupart des orientalistes et historiens considèrent le processus de déclin du soufisme déjà bien engagé en ce début de période ottomane209.



Principaux chefs d’accusation


La description détaillée des pseudo-soufis que nous proposent ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī et ses disciples Ibn ʿArrāq, cheikh ʿAlwān et al-Kāzawānī, n’a pas son égal en Égypte. Leur réquisitoire témoigne d’une grande énergie et a une portée générale : il veut dénoncer les comportements aberrants « tous azimuts » (fī kāffat al-āfāq), comme l’affirme Ibn ʿArrāq dans sa risāla210.


Les šāḏilī s’attaquent en premier lieu aux têtes de certains groupes de fuqarā’, cheikhs imposteurs, faux gourous avant l’heure, qui prétendent atteindre les sphères les plus élevées de la sainteté, et être de grands gnostiques (ʿārifūn) alors qu’ils ne connaissent ni Coran ni Sunna211. Al-Fāsī évoque avec exaspération ces personnages qui s’improvisent maîtres spirituels ; ne bénéficiant d’aucune réelle investiture, ils assoient leur autorité sur celle des grands saints du passé dont ils se réclament212. Ils font entrer les gens en retraite spirituelle (ḫalwa) alors qu’eux-mêmes n’ont pas suivi le cheminement initiatique (sulūk), condition requise pour diriger une ḫalwa213. Dans une démarche identique à celle des šāḏilī syriens, Afḍal al-Dīn al-Aḥmadī, frère spirituel de Šaʿrānī par le lien qui les relie à ʿAlī al-Ḫawwāṣ, s’adresse à ceux que leur seul ego (nafs) pousse à s’asseoir sur le tapis de cheikh, en les recentrant sur la Réalité muḥammadienne (al-Ḥaqīqa al-muḥammadiyya)214.


Tout ce qui importe à ces mašāyiḫ al-awhām, maîtres illusoires ou illusionnés eux-mêmes215, est d’avoir sous leur coupe le plus grand nombre possible de fuqarā’, pour que s’accroisse leur notoriété, « pour que l’on dise : un tel a plus de disciples qu’un autre... »216. La soif du pouvoir les anime donc, le ḥubb al-riyāsa que stigmatisent chez eux al-Fāsī et ses élèves. Certains de ces imposteurs envoient même des murīd-s parés des emblêmes du groupe, bannière ou autre, pour faire du prosélytisme sur la place publique217. Al-Fāsī, en vrai malāmatī, semble choqué par ces exhibitions et la concurrence qui les suscite ; il en traite à nouveau dans ses Mawāhib al-Raḥmān fī kašf ʿawrat al-šayṭān218. À la fin de sa vie d’ailleurs, il fuira Damas et la notoriété qui s’est attachée à lui en cette ville, pour aller s’isoler et mourir dans la montagne libanaise. Le pouvoir spirituel est séduisant, et, selon le cheikh marocain, c’est une des raisons pour lesquelles les cheikhs de zāwiya-s rivalisent dans la prodigalité qu’ils témoignent à l’égard de leurs disciples et des voyageurs219. En Égypte, ʿAbd al-Ḥalīm al-Manzalawī a affaire à plusieurs « prétentieux » (muddaʿūn) de ce genre. En simulant de devenir leur disciple, il parvient de façon détournée à leur inculquer les règles élémentaires du soufisme et à leur montrer qui est le vrai maître ; ou encore les laisse-t-il dans leur illusion220.


Par duplicité, les pseudo-soufis font paraître sur eux les atours d’une spiritualité vaporeuse, reflet inversé de leur vacuité intérieure. C’est ce qu’implique le terme riyā’ si souvent employé, qui signifie littéralement “se faire voir”. Al-Fāsī va jusqu’à utiliser celui, extrême, de munāfiq, “hypocrite de l’Islam”221. Ils multiplient à cet effet emblêmes et oripeaux : les bannières (ʿalam ; pl. aʿlām) que déploient encore de nos jours certains ordres égyptiens, les tapis (saǧǧāda) symbolisant la fonction de maître, les frocs ou manteaux initiatiques (ḫirqa), les cannes (ʿukkāz) et autres coiffes (tāǧ), etc. Dans son Bayān al-aḥkām, al-Fāsī appelle tout cet attirail al-ḫirqa al-ẓāhira, « l’investiture exotérique » ou « parodique ». Le cheikh ne reproche pas tant aux fuqarā’ qu’il vise de s’en affubler que d’en ignorer le sens ésotérique (maʿānī) et les secrets (asrār)222.


Le souci que ces “soufis” prêtent à leur accoutrement trahit incontestablement pour al-Fāsī un grand matérialisme sous couvert de spiritualité : « Ils s’arrêtent à la coiffe, se demandent comment la porter ou comment bien mettre le turban, ou encore par où laisser pendre la queue de ce dernier (al-ʿaḏaba)... »223 Preuve supplémentaire de leur conscience restreinte aux apparences, lorsqu’un pseudo-cheikh s’emporte contre un de ses disciples, il se dépêche, de façon puérile, de lui reprendre la ḫirqa ou tout autre insigne qu’il lui a remis auparavant : « Si ce cheikh était réellement mû par la Sunna et par la lumière du cœur (al-sirr al-qalbī), il ne se soucierait aucunement de l’écorce extérieure (al-qišr al-ẓāhir) des choses. »224 De tels insignes permettent en fait aux pseudo-soufis de se faire remarquer favorablement par les gens du pouvoir et les notables en général225.


Ces derviches impressionnent en effet fortement par leur belle allure. Al-Kāzawānī décrit avec précision le comportement de fuqarā’ gyrovagues qui pratiquent ce qu’ils appellent eux-mêmes la siyāra, parodie de l’authentique et traditionnelle pérégrination (siyāḥa) des mystiques musulmans226. Ils touchent ainsi la population rurale, et abusent de sa crédulité. Selon al-Kāzawānī, ils donnent par exemple comme prétexte à leurs expéditions la visite aux tombes des saints, motif louable s’il en est. Or ils ne se déplacent pas à n’importe quel moment de l’année, mais à l’époque où il faut payer la zakāt, la contribution versée aux pauvres dont ils espèrent bénéficier. On les voit encore sillonner les campagnes au moment de la récolte des fruits, du pressage du raisiné (dibs) ou de l’huile... En effet, ils ont l’art de séduire : avant d’arriver dans un village, ils sortent bannières, cannes et autres accessoires, font pendre la queue (ʿaḏaba) de leur turban, et processionnent en faisant le ḏikr à voix haute pour attirer la population. Ils distribuent des amulettes (ḥurūz) et offrent leurs talents de sorcier (ʿaqd al-ʿiqādāt) ; puis ils investissent la mosquée, y faisant un concert spirituel (samāʿ) de leur cru. Les habitants du village leur servent les plus beaux mets – alors que leurs propres enfants ont faim – car ils craignent que le pouvoir surnaturel du chef des derviches ne se retourne contre eux si celui-ci n’est pas satisfait (nasturu wuǧūha-nā min-hu). Après avoir mangé dans la mosquée, où les os qu’ils ont sucés attirent les chiens, ils passent dans chaque maison, accompagnés du chef du village, et y reçoivent l’offrande du “pauvre”. S’ils ne peuvent emporter tous les présents qu’ils ont reçus, ils ont l’audace d’en vendre une partie aux villageois227 ! Cette exploitation des ruraux, parasitisme sans vergogne, est également dénoncée à plusieurs reprises en Égypte par Šaʿrānī228.


De tels comportements n’ont pas seulement des effets négatifs d’ordre matériel et social ; ils ont également de lourdes incidences au niveau spirituel. Le charlatanisme, qui prend la forme de ce qu’al-Fāsī appelle les « prodiges sataniques » (al-karāmāt al-šayṭāniyya)229, n’est pas l’aspect le plus corrosif de ces déviations. Ibn ʿArrāq voit dans les flux de paroles (fayḍ) de certains, “numineuses” et ésotériques à souhait, de la magie ou de l’envoûtement (siḥr)230. Leur prétention les fait pérorer sur les hauts degrés spirituels (al-maqāmāt wa al-manāzil wa al-marātib...), et les épiphanies divines (al-taǧalliyāt), alors qu’ils n’y ont jamais eu accès, les fait commenter les ouvrages métaphysiques d’Ibn ʿArabī et des autres maîtres de la Voie selon leur ego (nafs) et leur passion (hawā). Ayant mal compris l’enseignement de ces maîtres, ils se sont crus libérés de la Loi et de ses prescriptions et en sont arrivés à l’ibāḥa, l’antinomianisme ou le laxisme231. Al-Kāzawānī donne un exemple des erreurs d’interprétation que les pseudo-soufis font, à dessein sans doute, des textes anciens. Ils lisent ainsi :


« Ne blâme pas celui qui est ivre [de Dieu] car les obligations de la Loi (al-taklīf) peuvent lui être retirées dans cet état »,


alors qu’il s’agit du terme takalluf, ce qui change considérablement le sens du vers :


« Ne blâme pas celui qui est en état d’ivresse spirituelle, et qui s’affranchit parfois des contraintes de la
société et des convenances qu’on doit y observer. »232


Nombre de ʿulamā’ et de maîtres manifestent leur irritation face aux prétentions des pseudo-soufis déclarant avoir dépassé le formalisme de la Loi. Cheikh ʿAlwān relate la rencontre à Alep de son maître ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī avec un cheikh réputé de cette ville, lors de leur retour de Brousse en 910/1505. La langue de ce cheikh ne tarissant pas (yaġlū fī kalāmi-hi) à propos des réalités spirituelles (al-ḥaqā’iq), al-Fāsī se tut, voyant qu’il ne pourrait le ramener à la base essentielle de la Šarīʿa233. L’ignorance des mutaṣawwifa n’a d’égale que le mépris qu’ils affichent à l’égard des ʿulamā’ ; ils considèrent en effet la science extérieure comme un voile (ḥiǧāb), un obstacle à la réalisation spirituelle234. Ibn Taymiyya comme Suyūṭī et al-Haytamī réagissent contre cette idée fallacieuse : la science extérieure ne peut être rendue caduque, et surtout pas par ceux qui l’ignorent ; c’est par l’intériorisation de la Šarīʿa que l’on parvient à la Ḥaqīqa235 .


La méconnaissance ou l’affranchissement des normes islamiques a pour corollaire un relâchement des mœurs, sur lequel le maître de Hama revient avec tant d’insistance qu’il faut bien le prendre en considération. Les réunions et les samāʿ-s des pseudo-soufis se font dans la mixité complète, assure-t-il, et les femmes y apparaissent souvent dévoilées. Pire, des cheikhs leur serrent la main pour les rattacher à leur voie236, leur rendent visite et s’isolent avec elles237. Šaʿrānī parle même des libertés prises par ces cheikhs avec les femmes, grâce à leur ascendant238. Par ailleurs, la contemplation des jeunes éphèbes (amrad ; pl. murd) semble largement pratiquée, si l’on prête foi aux remontrances des šāḏilī de Syrie239 : le beau visage imberbe, dans une société où la femme se dérobe le plus souvent aux regards masculins, est considéré comme une émanation de la beauté divine, al-Ǧamāl. Certains groupes, aux dires d’al-Kāzawānī, font danser des jeunes hommes lors de leurs séances, et l’on comprend que cette contemplation platonique ait été maintes fois accusée de dévier vers la pédérastie.



2 - Charlatans ou médiocres ?


Le réquisitoire des šāḏilī syriens paraît à première vue solide et cohérent. Il a pourtant l’inconvénient de cultiver l’amalgame entre des catégories très différentes de fuqarā’. Qu’ils traquent l’imposture chez les charlatans patentés se conçoit parfaitement, car ceux-ci incarnent de la façon la plus évidente – la plus authentique, pourrait-on presque dire – le pseudo-soufisme. La présence du charlatanisme est attestée à toutes les époques de l’Islam, et les šāḏilī n’apportent ici qu’une description supplémentaire, bien que très riche. Mais si la contrefaçon consciente et délibérée se repère facilement, il en va tout autrement en ce qui concerne les comportements où l’individu semble davantage illusionner lui-même qu’autrui. Certains mystiques parmi ceux qui se considèrent affranchis de la Loi, ces ibāḥiyya tant décriés par al-Kāzawānī, sont sans doute sincères dans leurs prétentions. Al-Fāsī, nous l’avons vu, emploie bien le terme « illusion » (wahm) dans son réquisitoire, mais sans spécifier qui est abusé ; ses exigences en matière de spiritualité et son souci de réforme l’amènent en effet à assimiler le véritable charlatan aux petites gens de la Voie, bien intentionnées certes, mais attachées à des formes abâtardies de mystique. Plutôt que d’imposture, il faut donc parler de médiocrité, et l’expression “soufisme populaire” paraît provisoirement convenir davantage que celle de pseudo-soufisme. Peut-être les cheikhs šāḏilī se livrent-ils à dessein à une telle confusion, car pour eux le résultat est identique : ces deux types de “soufisme” précipitent l’Islam et sa spiritualité vers son déclin, vers un « exil » (ġurba) sur lequel nous reviendrons.


Les maîtres aḥmadī du Caire, eux aussi, condamnent indistinctement les différents groupes et sous-groupes de l’Aḥmadiyya qui sévissent dans la campagne égyptienne, en Haute-Égypte et en Šarqiyya principalement. Or s’il s’en trouve parmi eux qui spolient la population rurale, d’autres, « avaleurs de feu et manieurs de sabres », ne font qu’amuser la foule240. Mais les cheikhs du taṣawwuf tout autant que les ʿulamā’ veulent éduquer cette foule, et non l’endormir : les charmeurs de serpents (ahl al-ḥayyāt) que stigmatise al-Fāsī dans son Bayān furent déjà fustigés par Ibn Taymiyya, qui les identifiait à des pseudo-rifāʿī241. Nos censeurs syriens et égyptiens relèguent de toute évidence le charlatanisme comme le soufisme “populaire” dans un monde rural mal islamisé, et il est tentant de voir dans ces comportements des « produits de la désintégration sociale des campagnes sous le coup de calamités diverses »242. Il se trouve bien hors de la ville des soufis ayant une valeur spirituelle, mais les imposteurs y sont moins contrôlables qu’au sein de la cité et jettent donc le trouble. Ainsi le cheikh suhrawardī Abū al-ʿAbbās al-Ḥurayṯī affirme-t-il, en jouant sur les sens propre et figuré du mot Ṭarīq, que les Muṭāwiʿa – rameau déviant de l’Aḥmadiyya – « coupent la Voie aux vrais fuqarā’ de la campagne »243. Témoin également le doute qui plane sur l’identité de ʿAbd al-Hādī al-Ṣaffūrī (m. 923/1517), cheikh de la montagne ʿAǧlūn, dans le Ḥawrān. Il est significatif qu’al-Fāsī, qui s’est rendu dans cette région en 915/1509, accuse ce personnage d’évoluer au milieu de disciples totalement ignorants de leur religion et en transgressant les règles élémentaires244, alors qu’al-Ġazzī en fait un honnête cheikh dont le fils aurait étudié avec son propre père, le šayḫ al-Islām Badr al-Dīn al-Ġazzī245.


Al-Ṣaffūrī est cependant le seul personnage qui émerge parmi les mutafaqqira, le seul nom que cite al-Fāsī. Pour les maîtres soufis, le pseudo-soufi représente l’ “autre” ; leurs critiques portent sur des comportements collectifs, car ces mutafaqqira sont censés n’avoir aucune teneur sur le plan individuel. À leur anonymat correspond d’ailleurs leur silence, qui contraste singulièrement avec les attaques virulentes des représentants autorisés du soufisme. Ces adeptes d’une mystique simple et populaire, du fait de leur handicap socio-culturel, n’ont pas la capacité de riposter, en prenant la plume par exemple. N’ayant guère accès au ʿilm, aux sciences islamiques, ils n’ont aucune chance d’attirer l’attention de nos biographes et chroniqueurs qui appartiennent, nous l’avons vu, au milieu des ʿulamā’.


Sans préjuger de la dégradation spirituelle évoquée plus haut par les maîtres soufis, il est indéniable qu’on assiste à cette époque à une baisse effective du niveau culturel. Les divers indices sur ce point rejoignent le témoignage assez fiable des šāḏilī syriens. Al-Fāsī nous décrit des fuqarā’ syriens qui savent si peu de choses sur l’Islam qu’on pourrait les croire totalement étrangers à cette tradition. Ils ne distinguent pas, selon le cheikh marocain, le licite (ḥalāl) de l’illicite (ḥarām), n’ont pas assimilé les cinq piliers et ignorent tout du dogme islamique : « Si on les interroge sur la différence entre Dieu et son prophète, ils ne peuvent répondre ; quand on leur demande si Dieu existe ou non (mawǧūd aw maʿdūm), ils restent interloqués. »246 Cheikh ʿAlwān constate à son tour qu’une grande partie des pseudo-soufis syriens est quasiment analphabète247 ; il rédige donc à leur intention un manuel de base sur le dogme islamique intitulé Hidāyat al-ʿāmil248. Or il existe des critères objectifs, à partir desquels on peut parler de taṣawwuf islāmī. Sans avoir à détenir un bagage scientifique important, l’aspirant sur la Voie doit au minimum connaître les fondements de sa religion. Une telle ignorance surprend dans une région arabisée et islamisée de longue date comme la Syrie, où le Coran s’apprenait par cœur dès le plus jeune âge dans la moindre école coranique (kuttāb) : le processus de sclérose de l’enseignement islamique, que nous constatons très nettement au xixe siècle, semble bien amorcé au xvie dans certaines zones du Proche-Orient.



Ne voyons pas, pour conclure, dans les maîtres qui censurent le pseudo-soufisme les représentants d’une culture sociale élitiste ; les gens du taṣawwuf se considèrent comme l’élite spirituelle, mais celle-ci traverse les classes de la société. Ils savent reconnaître la sainteté, et donc l’authenticité, chez des personnages que nous taxerions volontiers de “populaires”. L’intuition et la perspicacité d’un Fāsī lui permettent ainsi de débusquer l’étrange figure d’al-Ṣafadī, occulté jusque-là dans sa province de Ṣafad ; elles l’amènent également à vénérer l’extatique Ibn al-Samīka, gardien errant de sa ville249. Le concept de “populaire” – opposé au “savant” – n’est décidément guère pertinent en matière de soufisme ; les clivages se créent plutôt entre différentes options spirituelles, comme nous le verrons à propos des voies initiatiques.



3 - Soufis et haschisch


D’après l’historien al-Maqrīzī, le haschisch fut introduit en Égypte vers 618/1221 par Ḥaydar, cheikh d’un groupe de Qalenders venant de Perse250. Le même historien situe la diffusion à grande échelle de la plante dans la société égyptienne vers 815/1412. En consomment surtout les membres des couches marginales de la société (ḥarāfīš, ǧuʿaydiyya et autres) et de certains milieux littéraires, mais le haschisch ayant été attaché, dès son apparition, au nom de Ḥaydar et de son groupe, il fut de façon erronnée appelé ḥašīš al-fuqarā’ ou encore mudāmat Ḥaydar (le vin de Ḥaydar)251. Cette assimilation tendancieuse est sans doute à l’origine du préjugé liant soufisme et usage du haschisch252.


Or on remarque, pour la période qui nous concerne, que ce sont au contraire les soufis qui luttent contre le trafic et la consommation de cette drogue. Ibn Ṭūlūn en donne deux exemples dans sa Mufākahat al-ḫullān : en 885/1480, un groupe de fuqarā’ damascènes cerne un atelier où l’on fabrique de la būza, sorte de haschisch, destinée à des Mamelouks ; les soufis font alors venir des ʿulamā’ pour qu’ils dressent un procès-verbal253. La même année, une personne fumant le haschisch passe près d’une zāwiya et se fait agresser par un de ses membres, un certain ʿAbd al-Qādir al-Naḥḥās qui fait jurer au fumeur de ne pas vendre sa plante. Mais la victime va se plaindre à la Citadelle, et le nā’ib fait arrêter al-Naḥḥās...254


Si les soufis luttent contre la diffusion de la plante, c’est donc qu’ils n’en consomment pas. De fait, lorsqu’al-ʿUlabī évoque la question dans son tableau social sur Damas à la fin de l’époque mamelouke, il ne mentionne pas les soufis255. De tous les auteurs šāḏilī syriens, cheikh ʿAlwān est le seul à parler du haschisch ; il ne le fait d’ailleurs qu’une seule fois256 et s’attarde beaucoup plus sur d’autres aspects de la conduite des pseudo-soufis. Peut-être vise-t-il les Qalenders connus pour leur penchant pour “l’herbe”, mais Ibn al-Ḥanbalī critique ces fuqarā’ pour d’autres pratiques que celle-là. Ibn Ṭūlūn, nous l’avons vu, n’évoque le akl al-ḥašīš qu’à propos des šayḫ-s de ḫānqāh257. Même en ce qui concerne le domaine égyptien, il faut donner à ce phénomène sa juste proportion, car les seuls fuqarā’ que nos sources associent au haschisch sont des maǧḏūb-s, que l’utilisation de cette plante n’aide évidemment pas à revenir à la lucidité...258 Ces “ravis en Dieu”, considérés comme « non responsables » (ġayr mukallaf), ne peuvent être assimilés aux soufis qui parcourent par leur propre volonté les degrés de la Voie, les sālikūn.


On ne peut donc aucunement lier de façon systématique haschisch et soufisme, dans lequel certains veulent à tout prix voir une déviation de l’Islam. La preuve en est que les auteurs ayant écrit, selon Rosenthal, contre la consommation de cette plante sont en partie des ʿulamā’ affiliés au soufisme, ce que l’orientaliste ne mentionne pas : ʿIzz al-Dīn b. Ġānim al-Maqdisī et Quṭb al-Dīn al-Qasṭallānī au viie/xiiie259, Ibn al-Ḥanbalī et Ibn Ḥaǧar al-Haytamī au xe/xvie260.




Éric Geoffroy



Notes

1 Kaw., I, p. 196.

2 ʿIzzat Ḥaṣriyya, Šurūḥ Risālat šayḫ Arslān, p. 269.

3 Cf. h. Laoust, « Le hanbalisme sous les Mamlouks Bahrides », dans R.E.I., XXVIII, 1960, p. 21.

4 Cf. Kamal S. Salibi, « The Banū Jamāʿa, a Dynasty of Shāfiʿite Jurists in the Mamluk Period », dans S.I., IX, 1958, p. 97-109 ; sur les mêmes Ibn Ǧamāʿa, cf. J. h. Escovitz, « Patterns of Appointment », p. 163. Nous évoquerons ultérieurement les liens de cette famille avec le soufisme, qui participent également d'une tradition familiale. Le lignage égyptien des Bulqīnī présente un profil similaire. Cf. sur cette question l'art. de J.-Cl. Garcin, « L'insertion sociale de Shaʿrānī dans le milieu cairote ».

5 Ce constat rejoint celui de Trimingham, cf. loc. cit., p. 231.

6 Ṭ.K., I, p. 188.

7 Ibid., II, p. 90.

8 Ibid., I, p. 128.

9 Ḍaw’, VII, p. 66.

10 Kaw., I, p. 28-29. Ces remarques relativisent quelque peu la typologie sociale des soufis établie par J.-Cl. Garcin dans « Histoire et hagiographie » (p. 304-307, en ce qui concerne l'Aḥmadiyya), mais n'entament en rien sa validité.

11 Ibid., p. 304-305.

12 Cf. p. 52. Nous reviendrons sur le livre et son auteur.

13 Ṭ.K., II, p. 149-150.

14 Ǧāmiʿ, II, p. 259.

15 Cf. J.-Cl. Garcin, Qūṣ, p. 435. Nous verrons ainsi que ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī est envoyé par des cheikhs maghrébins en Orient pour y rencontrer des hommes de Dieu et pour répandre sa voie initiatique. Mais il avoue lui-même la nostalgie pressante qu'il éprouve pour son Maroc natal. Espérant y retourner un jour, il mourra pourtant au Liban, après de longs déplacements en Turquie et en Syrie : les impératifs initiatiques ont priorité sur les desseins personnels.

16 Al-Nabhānī, Ǧāmiʿ, II, p. 69.

17 En « l'éveillant de son rêve » ; cf. Kaw., I, p. 60.

18 Ibid.

19 « Zakariyyā lā yaǧī’ min-hu šay’ fī ṭarīq al-fuqahā’ » ; cf. Ṭ.Ṣ., p. 39.

20 Ṭ.K., II, p. 122. Al-Anṣārī est encore à notre époque une des grandes références en droit chafiite.

21 Anwār, II, p. 36. Il précise toutefois qu'il ne s'est pas orienté vers le soufisme avant d'être parvenu à un niveau avancé en sciences exotériques.

22 Lā taṣluḥu al-ʿuzla illā li-man tafaqqaha fī dīni-hi ; cf. Ṭ.K., II, p. 69. Le disciple d'Abū al-Mawāhib, Ibrāhīm al-Mawāhibī, ne s'engage d'ailleurs dans le Ṭarīq que tardivement, puisqu'il a déjà à ce moment les cheveux blancs : lam yaṭlub al-Ṭarīq ḥattā laḥiqa-hu al-mašīb (cf. Kaw., I, p. 110).

23 Kaw., I, p. 228 ; E.M. Sartain, loc. cit., p. 82.

24 Al-ʿUlaymī, Uns, II, p. 515.

25 Kaw., I, p. 49.

26 Ta’assafa ʿalā ʿadam iǧtimāʿi-hi bi-al-Qawm ; cf. Ṭ.Ṣ., p. 80.

27 Ibid. Il peut même arriver que des personnages qui occupaient des charges administratives "civiles" se retirent dans un établissement pour soufis : Muḥammad Abū al-Barakāt, qui était mubāšir al-tawqīʿ (secrétaire attaché à la signature) auprès de hauts fonctionnaires de l'État mamelouk, finit sa vie dans les ḫānqāh-s Saʿīd al-suʿadā’ et Barqūqiyya (Daw’, IX, p. 79-80).

28 Cf. Cheikh ʿAlwān, Muǧlī al-ḥuzn, fol. 122a.

29 Cf. supra, p. 98.

30 Ibn Ḥaǧar al-Haytamī, al-Fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 332.

31 Ṭ.K., II, p. 127 ; Fatḥ al-bārī, fol. 4b.

32 Ces Futūḥāt ont été publiées au Caire, d'après Riyāḍ al-Māliḥ (Fihris maḫṭūṭāt al-taṣawwuf, II, p. 362), mais nous avons consulté les manuscrits de Damas. Mentionnons une édition critique déjà ancienne de ce texte, par A. h. Harley, JRSAS of Bengal, XX, 1924, p. 129-142.

33 Fatḥ al-bārī, fol. 6b.

34 Šaʿranī, qui fut son élève et son disciple durant plus de vingt ans, atteste que le cheikh pressentait et devinait ses pensées (Ṭ.Ṣ., p. 38).

35 Il n'en demeure pas moins qu'al-Anṣārī a dû faire le choix du fiqh, alors que son élève Šaʿrānī a fait celui du taṣawwuf.

36 Qawāʿid, p. 15.

37 Ibid., p. 17.

38 Šaʿrānī, Yawāqīt, II, p. 94.

39 Ṭ.K., II, p. 152.

40 Bayān ġurbat al-Islām, fol. 75b.

41 Ibid., fol. 63a.

42 Cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 192b.

43 Uns, II, p. 537-539, 545, 598. Un de ses disciples est le šayḫ al-Islām Kamāl al-Dīn Ibn Abī Šarīf, frère de Burhān al-Dīn ; Kamāl al-Dīn fut le professeur du mufti soufi Muḥammad al-Ḥaṣkafī ; cf. Kaw., I, p. 17-18. Al-ʿUlaymī termine son Uns ǧalīl par une longue biographie du cheikh Kamāl al-Dīn (p. 706-710). Nous nous limitons ici aux noms les plus connus, mais on pourrait multiplier les exemples montrant que la plupart des grands fuqahā’ de cette région appartiennent à la Qādiriyya. Il en est ainsi d'un membre d'une grande famille de ʿulamā’ soufis, les Banū Ǧamāʿa : ʿAbd al-Qādir est le disciple d'Abū al-ʿAwn al-Ǧalǧūlī (Kaw., I, p. 253 ; « The Banū Jamāʿa », p. 108) ; son illustre aïeul, le grand cadi Badr al-Dīn Ibn Ǧamāʿa, revêtit quant à lui la ḫirqa suhrawardiyya (cf. al-Mazzī, al-Ḥuǧǧa al-rāǧiḥa, fol. 77) et Ibn Taymiyya fait de lui un grand soufi (cf. al-Biqāʿī, Tanbīh al-ġabī, p. 153). Ce grand savant de la première époque mamelouke consacre d'ailleurs au taṣawwuf un chapitre de sa Taḏkirat al-sāmiʿ wa al-mutakallim fī ādāb al-ʿālim wa al-mutakallim (ms. Damas). Il n'est donc pas étonnant que J. Berkey repère chez lui l'imprégnation du soufisme (The Transmission of Knowledge, p. 60).

44 Uns, II, p. 534, 535, 537, 548-550, 553.

45 Cf. par exemple Kaw., I, p. 54 ; Durr, II, p. 115, 575 ; al-Naʿt al-akmal, p. 66 ; Nuzhat al-ḫāṭir, II, p. 161.

46 Kaw., I, p. 49, 275-276 ; Muǧlī al-ḥuzn, fol. 122a-b. Rappelons qu'Ibn ʿArrāq est un moment cadi de Ṣāliḥiyya à Damas.

47 Cf. par exemple p. 51, 62, 63, 65, 68, 76, etc.

48 Par exemple p. 26, 30, 33, 37, 44, 48, 137, 143.

49 Cf. A. R. Badawī, Šaṭaḥāt al-ṣūfiyya, Koweit, 1978, p. 25.

50 Cf. al-Sanūsī, Salsabīl, p. 8. Ces ʿulamā’ ont bien sûr étudié l'ouvrage lors de leur formation, mais ils ne cessent de le méditer et d'en conseiller la lecture.

51 Bustān, Damas, 1984, p. 139-182.

52 Il ne faut pas le confondre avec le disciple et beau-fils d'Ibn ʿArabī, Ṣadr al-Dīn al-Qūnawī.

53 al-Taʿarruf li-maḏhab ahl al-taṣawwuf ; cf. l'introduction à la traduction qu'en a fait R. Deladrière (Traité de soufisme, Paris, 1981, p. 15).

54 Ibn Ḥaǧar, Durar, III, p. 24-26.

55 Selon D. W. Myhrman, l'éditeur du Muʿīd al-niʿam, p. 21 de son introduction.

56 Muʿīd al-niʿam, p. 176.

57 Tout en défendant Ibn ʿArabī, il laisse al-Qasṭallānī attaquer Ibn Sabʿīn.

58 Ta’yīd, p. 23, 26. Un compte rendu complet de cet ouvrage d'al-Suyūṭī est inséré par J.-Cl. Garcin dans son article « Histoire, opposition politique... », p. 83-87.

59 Ḥāwī, II, p. 445-492.

60 Comme en témoigne l'opposition classique qu'il reprend entre l'élite spirituelle (ḫawwāṣ) et le commun des croyants (ʿāmma) : la distraction, l'absence à Dieu (ġayba) rompt le jeûne du soufi, mais ce n'est évidemment pas le cas pour le musulman ordinaire (Ibid., II, p. 445).

61 Ibid., II, p. 135-139 ; la fatwa s'intitule al-Durr al-munaẓẓam fī al-Ism al-Aʿẓam.

62 Ibid., II, p. 547-548.

63 Ibid., II, p. 126-128. Cette fatwā a pour titre Aʿmāl al-fikr fī faḍl al-ḏikr, mais d'autres sont également consacrées au ḏikr : II, p. 128-135, 445, 548-550.

64 al-Ilhām [...] inna-mā yaṣiḥḥu ġāliban maʿa al-ṣūfiyya ; cf. Ibid., I, p. 341-342.

65 Ibid., I, p. 343.

66 Ibid., I, p. 388.

67 Littéralement : « goûté. »

68 Kaw., I, p. 204.

69 Ṭ.K., II, p. 170.

70 Éditée en Égypte en 1320 h.

71 Ṭ.K., I, p. 202. Sur lui, cf. Ibn Mulaqqin, Ṭabaqāt, p. 447 ; Ḥusn, I, p. 177 ; Š.Ḏ., VI, p. 45 ; Muʿǧam, V, p. 241.

72 Masālik al-talaṭṭuf ilā ʿilm al-taṣawwuf (Fulk, p. 45) et Kamāl al-muruwwa fī-mā qīla fī al-futuwwa (cf. Iʿlām al-warā’, p. 108-109).

73 Maẓhar al-surūr fī al-ǧawāb ʿan qawl al-sayyid Abī al-Ḥasan al-Šāḏilī fī ḥizbi-hi ḥizb al-nūr ; cf. Fulk, p. 46. Il ne s'agit apparemment pas d'une réponse aux attaques d'Ibn Taymiyya, car celles-ci portaient, d'après ʿAlī ʿAmmār, sur d'autres aḥzāb (cf. Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī, Le Caire, 1952, I, p. 249 et sq).

74 Kaw., I, p. 113.

75 Ṭ.Ṣ., p. 68.

76 al-Fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 128-130. Plus loin, il reprend en détail l'affirmation de Suyūṭī selon laquelle les ʿulamā’ al-bāṭin ont largement la précellence sur les ʿulamā’ al-ẓāhir (Ibid., p. 309-310).

77 Nous verrons ultérieurement en lui un des principaux détracteurs d'Ibn Taymiyya. Sur al-Haytamī, cf. notamment L. Massignon, Passion, 1ère éd., p. 393 ; h. Laoust, Les schismes dans l'Islam, p. 315-316.

78 H. Laoust, La Profession de foi d'Ibn Baṭṭa, Damas, 1958, p. XC, note 211.

79 Tel ʿAbd al-Raḥmān Ibn Dā’ūd (Ibn ʿAbd al-Hādī, al-Ǧawhar al-munaḍḍad, p. 63), Zayn al-Dīn al-Ḏannābī (al-Naʿt al-akmal, p. 87) ou encore le père de l'auteur du Uns ǧalīl, Šams al-Dīn al-ʿUlaymī, mort en 873/1468 (H. Laoust, Essai, p. 502).

80 Cf. sur ce point L. Massignon, Essai, p. 166 : au second siècle de l'Hégire, « tout zāhid, est appelé à devenir un qāṣṣ, un sermonnaire » ; cf. également Ch. Pellat, Le milieu baṣrien et la formation de Ǧāḥiẓ, Paris, 1953, p. 108-116, ainsi que l'art. de J. Chabbi, « Remarques sur le développement historique des mouvements ascétiques et mystiques au Khurasan », dans S.I., XLVI, p. 1977, p. 31.

81 Cf. l'art. de J.-Cl. Garcin, « Histoire, opposition politique... », p. 79.

82 Alors qu'aux IIIe et IVe siècles de l'Hégire les ṣūfī-s sont très rarement des wāʿiẓ-s (cf. J. Chabbi, « Remarques », p. 36).

83 J.-Cl. Garcin, « Histoire, opposition politique... », p. 82.

84 Qawāʿid al-taṣawwuf, p. 101.

85 « C'était un sermonnaire éloquent, dénué de maniérisme, et son discours avait beaucoup de qualités », dit-il de lui (kāna wāʿiẓan faṣīḥan ṭāriḥan li-al-takalluf kaṯīr al-maḥāsin) ; cf. Ḍaw’, II, p. 125.

86 Cf. C. Petry, The Civilian Elite of Cairo, p. 232-240.

87 Ce degré lui est reconnu dans les disciplines du fiqh chafiite et du hadith ; cf. Ṭ. Ṣ., p. 20, 23.

88 Cf. al-Taḥadduṯ bi-niʿmat Allāh, p. 225.

89 ʿAlī al-Battanūnī, l'hagiographe d'al-Ḥanafī, nous décrit le grand savant baisant le front du maître šāḏilī et lui disant : « Tu vivras longtemps, car Dieu a dit : “Ce qui est source de profit pour les hommes demeure sur terre” » (al-Sirr al-ṣafī, II, p. 4, repris par Šaʿrānī, Ṭ.K., II, p. 97) ; cf. également al-Sirr, II, p. 22, où le fils de Sirāǧ al-Dīn, Ǧalāl al-Dīn, figure parmi les fidèles visiteurs d'al-Ḥanafī.

90 Chap. 17 (fol. 62 et sq) et 18 (fol. 73 et sq) ; ms. Damas.

91 Ibid., fol. 31-32, 100.

92 Ibid., fol. 50a.

93 Cf. l'art. de M. Winter, « Sheikh ʿAlī Ibn Maymūn », p. 298.

94 « ʿIẓ min al-ra’s wa lā taʿiẓ min al-kurrās », lui dit-il par une belle assonance (Kaw., II, p. 206).

95 Ibid. Cheikh ʿAlwān est également un lecteur d'Ibn al-Ǧawzī ; il le cite dans ses Nasamāt al-asḥār, notamment fol. 63b et 198a.

96 Son appartenance à la Suhrawardiyya est affirmée par L. Massignon, Recueil de textes inédits concernant l'histoire de la mystique en pays d'Islam, Paris, 1929, p. 122. Sur al-Maqdisī, cf. notamment Muʿǧam al-mu’allifīn, V, p. 223 ; Š.Ḏ., V, p. 362 ; E.I.2, III, p. 795.

97 Bidāya, XIII, p. 289. « Il est dans la lignée d'Ibn al-Ǧawzī et de ses pairs », dit de lui l'historien damascène.

98 Cf. son art. « La survie d'al-Hallāj », p. 137.

99 Recueil, p. 122. Muḫtār Hāšim, l'éditeur du texte d'al-Maqdisī Kašf al-asrār ʿan ḥikam al-ṭuyūr wa al-azhār (Damas, 1989) ne précise malheureusement pas dans son introduction le maḏhab de l'auteur, mais il note que l'oncle d'al-Maqdisī, ʿAbd Allāh, se fit le défenseur du samāʿ des soufis qui était attaqué par un cheikh ḥanbalī, ce qui porte à croire que la famille Maqdisī ne suivait pas ce rite (p. 12).

100 Cf. ses Iṣṭilaḥāt al-ṣūfiyya et ses Masā’il fī ʿilm al-Ṭarīq (cf. Ibid., p. 14-15). Selon Younés Alaoui Mdaghri, al-Maqdisī est l'auteur de la Šaǧarat al-kawn attribuée à Ibn ʿArabī (cf. son mémoire de DEA intitulé L'œuvre de ʿIzz ad-Dīn ʿAbd as-Salām Ibn Aḥmad Ibn Ġānim al-Maqdisī, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 42-44) ; M. Chodkiewicz partage cet avis. La Šaǧarat al-kawn a été présentée et traduite par M. Gloton sous le titre L'Arbre du Monde, Paris, 1990. Cet ouvrage a encore pour titres Šaǧarat al-īmān et al-Šaǧara fī al-taṣawwuf (ms. Damas, et Kašf al-asrār, p. 14). On ne peut parler d'influence du maître andalou sur le sermonnaire, mais un ouvrage comme la Risālat tašbīh al-insān bi-mamlaka kāmilat al-bunyān évoque incontestablement la Risālat al-ittiḥād al-kawnī d'Ibn ʿArabī.

101 Cf. L. Massignon, « La survie d'al-Hallāj », p. 138.

102 Ṭ.K., II, p. 81.

103 Kaw., I, p. 27, 54. Al-Kafarsūsī, mufti réputé en Syrie, prit la ḫirqa bisṭāmiyya d'Ibn al-Šuwayḫ (Ibn Ṭūlūn, Tamattuʿ, p. 190).

104 Kaw., II, p. 11-12. Barakāt Ibn al-Kayyāl est un autre wāʿiẓ muḥaddiṯ de Damas, mais alors qu'al-ʿUǧaymī est, selon al-Ġazzī, un ṣūfī, le premier n'a de cesse d'attaquer le comportement excentrique des disciples du cheikh ʿUmar al-ʿUqaybī (Ibid., I, p. 165).

105 Ṭ.K., II, p. 182 et Ṭ.Ṣ., p. 77.

106 C'est ce qu'affirme Ibn Ḥaǧar al-Haytamī dans une fatwā qui semble refléter un état de fait ancien (loc. cit., p. 228).

107 L'ancien sermonnaire qu'est cheikh ʿAlwān traite encore dans ses œuvres écrites des thèmes qu'il abordait sans doute lors de ses séances de waʿẓ. Dans ses Nasamāt al-asḥār, il évoque certaines pratiques sociales contraires à la Sunna qui ont alors cours en Syrie. Il s'arrête longuement sur le mariage et les relations conjugales, en décrivant le matérialisme qui règne dans le choix d'un conjoint, ou encore le gaspillage qui a lieu lors des noces afin d'impressionner la société, ce qui amène le prétendant à s'endetter pour obtenir la fille. Cheikh ʿAlwān se livre également à une diatribe sévère contre l'homme qui se conduit comme un tyran dans son foyer : « assis tel un prince », il prend sa femme pour une servante, la réprimande et l'insulte à son gré. Il est remarquable que des comportements en tous points semblables puissent être repérés dans la Syrie contemporaine, et que les cheikhs du xxe siècle les critiquent en des termes similaires à ceux de cheikh ʿAlwān (Nasamāt, fol. 195b-197a).

108 Rappelons-nous le conflit entre al-Dimyāṭī et le sultan al-Ġawrī. Le waʿẓ appliqué au politique devient la naṣīḥa ilā al-mulūk, dans laquelle s'illustre cheikh ʿAlwān avec ses Naṣā’iḥ muhimma.

109 Le milieu baṣrien, p. 114.

110 Ibid., p. 109, note 8.

111 Ibid., p. 112.

112 al-Kašf wa al-tabyīn fī ġurūr al-ḫalq aǧmaʿīn, Beyrouth, 1986, p. 38-40.

113 Nasamāt, fol. 189a.

114 Ibid., fol. 190a.

115 Ibid., fol. 190b : al-wāʿiẓ muʿallim muršid wa al-taʿlīm wa al-iršād maqām al-nubuwwa.

116 Le mot ruḫṣa revient souvent dans la démonstration du cheikh.

117 Nasamāt, fol. 189a-b. Ce hadith figure dans le Riyāḍ al-ṣāliḥīn de Nawawī, au chapitre sur le repentir (al-tawba), n° 20.

118 Ibid., fol. 189b.

119 Cf. Dimašq, p. 97.

120 Selon cheikh ʿAlwān, c'est une des premières infractions à la Šarīʿa auxquelles mettra un terme ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī après son arrivée à Hama ; cf. Muǧlī al-ḥuzn, fol. 112a-b.

121 Bayān ġurbat al-Islām, fol. 127b-128a.

122 Nasamāt, fol. 191b. Au pseudo-wāʿiẓ fait donc pendant le pseudo-mādiḥ.

123 Ibid., fol. 191b, 198b.

124 Ibid., fol. 198a-b. Signalons à ce sujet que le calife ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb exila de Médine al-Naṣr b. Ḥaǧǧāǧ à cause de sa grande beauté.

125 Cf. al-ʿUlabī, Dimašq, p. 436.

126 Ch. Pellat, Le milieu baṣrien, p. 112.

127 Taḥḏīr, p. 5-6.

128 Ibid., p. 51 et sq.

129 Du ǧahl des sermonnaires découlent en effet la corruption et les turpitudes les plus diverses (al-mafāsid wa al-qabā’iḥ al-kaṯīra al-šanīʿa) ; cf. al-Fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 228.

130 Loc. cit., p. 112.

131 Uns, II, p. 515-516.

132 Cf. Ali F. Khushaim, Zarrūq the Ṣūfī, Tripoli, 1976, p. 19, 181 ; ʿAbd Allāh al-Talīdī, al-Muṭrib fī mašāhīr awliyā’ al-Maġrib, Rabat, 1987, p. 148.

133 Ṭ.Ṣ., p. 65-66.

134 Il confie ainsi à Šaʿrānī (Ṭ.Ṣ., p. 78) qu'il a atteint le degré de muǧtahid muṭlaq, ce qu'il ne divulgue pas de crainte de susciter une fitna semblable à celle que déclencha Suyūṭī par ses allégations dans ce domaine (une analyse complète de cette dissension est donnée par E.M. Sartain, loc. cit., p. 61-72).

135 « Les gens lui attribuent la fonction de Pôle suprême (al-quṭbiyya al-ʿuẓmā) », dit Šaʿrānī (Ṭ.Ṣ., p. 79).

136 al-Ruǧūʿ ilā al-ḫalq. En cela le maître spirituel est, selon Ibn ʿArabī, « l'héritier du Prophète » (al-wāriṯ li-al-nabī) ; le Šayḫ al-Akbar fait donc des « héritiers » (al-waraṯa) un des éléments de sa typologie (Fut., éd. O. Y., XI, p. 379-383) et développe ce point dans le chapitre 45 des Futūḥāt (IV, p. 102 et sq).

137 al-ʿIlāǧ bi-amrāḍ al-qalb, selon l'expression de cheikh ʿAlwān (Nasamāt, fol. 182a).

138 C'est dans son humble ḥānūt que ʿAlī al-Ḫawwāṣ reçoit Šaʿrānī et quelques autres disciples.

139 On trouvera des informations détaillées sur ces institutions à l'époque concernée chez al-Nuʿaymī, al-Dāris, II, p. 139-222 ; Ibn Ṭūlūn, al-Qalā’id, I, p. 274-308 ; cf. également L. Fernandes, The Khanqah ; al-ʿUlabī, Ḫiṭaṭ, p. 394-429, ainsi que les articles de l'Encyclopédie de l'Islam.

140 Selon J. Chabbi, le ribāṭ iraqien de la haute époque médiévale n'est pas uniforme, car divers courants islamiques l'utilisent comme assise ; cf. « La fonction du ribat à Bagdad du Ve siècle au début du VIIe siècle », dans R.E.I., XLII, p. 1974, p. 101-121.

141 Al-Maqrīzī, cité par Muḥammad ʿIzz al-Dīn, al-Ḥaraka, p. 72 ; cf. également Trimingham, loc. cit., p. 18. J. Chabbi lie sa « mysticisation » à l'émergence du phénomène confrérique (« La fonction du ribat », p. 121).

142 Selon L. Fernandes, l'essor de la ḫānqāḥ au milieu du viiie/xive siècle fait que celle-ci absorbe le ribāṭ ; le développement de la zāwiya fin ixe/xve siècle eut le même effet sur ce dernier (The Khanqah, p. 12-13)

143 Cf. J.-Cl. Garcin, Qūṣ, p. 312-314.

144 Cf. Ibn Ṭūlūn, al-Qalā’id al-ǧawhariyya.

145 Ibn ʿArrāq fonde son ribāṭ à Beyrouth en 923/1517.

146 Cf. son Taʿrīf, cité par L. Fernandes, The Khanqah, p. 17.

147 Jonathan Berkey note qu'à l'époque d'al-Maqrīzī (début du xve siècle), certaines zāwiya-s égyptiennes sont bâties par des émirs (The Transmission, p. 58), mais ceci n'est plus vrai à la fin du siècle.

148 Au Proche-Orient, ce type d'établissements a cependant rarement le caractère autarcique des grandes zāwiya-s du Maghreb : en Syrie, le contrôle qu'exercent les ʿulamā’ sur la vie islamique les empêche de se développer comme centres de pouvoir parallèle.

149 Šaʿrānī n'en mentionne pas parmi l'élite spirituelle (al-aḫyār) de ses Ṭabaqāt kubrā. On ne trouve chez al-Ġazzī que quelques courtes notices (par exemple, Kaw., I, p. 120, 233).

150 Nous pensons aux partisans et défenseurs de la waḥdat al-wuǧūd de la première époque mamelouke, tels Saʿīd al-Farġānī (m. 699/1300), Karīm al-Dīn al-Āmulī (m. 710/1310), Naṣr al-Manbiǧī (m. 719/1319) ou ʿAlā’ al-Dīn al-Qūnawī (m. 729/1329), puis aux grands ʿulamā’ soufis plus tardifs comme Suyūṭī et Naǧm al-Dīn al-Ġayṭī.

151 Ṭ. K., II, p. 128, 183.

152 Ibid., II, p. 134.

153 Cf. supra « Le miracle au service de la Communauté ».

154 Il ne faut pas le confondre avec ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī, le grand malāmatī lié aux šāḏili syriens.

155 Sur lui, cf. Kaw., III, p. 216-217.

156 Ibid., I, p. 132.

157 Cf. supra, p. 94.

158 ʿAbd al-Raḥmān Ibn Dā’ūd construit un caravansérail (ḫān) entre Damas et Baalbeck, restaure la madrasa d'Abū ʿUmar et le bīmāristān (hôpital) al-Qaymarī à Ṣāliḥiyya, tout en améliorant la voirie des villages entourant Damas (Dāris, II, p. 203). Ibn ʿArrāq, aidé de ses disciples, fait de même avec les rues de Ṣāliḥiyya dont il est alors cadi (Kaw., I, p. 64, 181). Le ǧihād extérieur n'est pas négligé : ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī renforce la défense de la place de Batrūn (dans l'actuel Liban) car il pressent qu'elle sera assiégée par les Francs (cheikh ʿAlwān, Muǧlī al-ḥuzn, fol. 111a), tandis que Šams al-Dīn al-Dimyāṭī participe à la défense du littoral égyptien en dépensant quarante mille dinars pour construire une tour à Damiette (Ṭ.K., II, p. 183).

159 Cf. L. Fernandes, The Khanqah, p. 98.

160 Cf. son Maǧmūʿ al-fatāwā, Riyāḍ, 1398 h., XI, p. 19 et sq.

161 Maḍāyiq, synonyme pour lui de ḫawāniq, le pluriel de ḫānqāh.

162 Ṭ. K., II, p. 31.

163 Cette pratique (akl al-ḥašīq) est clairement évoquée à propos des ḫānqāh-s ; cf. Muʿīd al-niʿam, p. 178-179.

164 Ibid., p. 176.

165 Ceux-ci se font parfois appeler šayḫ šuyūḫ al-ʿārifīn ; cf. Ibid., p. 176.

166 E. M. Sartain a étudié de manière exhaustive ce conflit dans son Jalāl al-Dīn al-Suyūṭī, p. 94-102.

167 E. M. Sartain, loc. cit, p. 96.

168 Ṭ. Ṣ., p. 34-35. Al-Maqrīzī constate déjà à son époque que la Baybarsiyya est occupée par « des gens insignifiants, des cordonniers et autres gens du commun » (Ḫiṭaṭ, II, p. 417, cité par Sartain, p. 102).

169 Sartain, loc. cit, p. 98-99.

170 Ibid., p. 100 et Ṭ. Ṣ., p. 35.

171 Ṭ. Ṣ., p. 35. Les conflits entre supérieurs et soufis de ḫānqāh-s ne sont pas rares ; Ibn Qāḍī Šuhba cite notamment celui qui opposa l'émir Yalbuġā al-Sālimī aux membres de la Ṣalāḥiyya du Caire, en 797/1394 (Tārīḫ, I, p. 547-548).

172 Cf. A. F. Khushaim, loc. cit., p. 188.

173 Il y a été imām, šayḫ et nāẓir ; cf. al-Fulk al-mašḥūn, p. 23-24.

174 Cf. le premier tome des Qalā’id, p. 274-284 pour les ḫānqāh-s, et p. 284-308 pour les zāwiya-s.

175 Cf. Rasā’il Ibn Ṭūlūn, citées par al-ʿUlabī, Dimašq, p. 177, et Ḫiṭaṭ, p. 389. La mention de l'usage du haschisch dans les ḫānqāh-s par al-Subkī et Ibn Ṭūlūn, alors qu'aucune source n'en parle pour les zāwiya-s – excepté chez les Qalenders – nous incite encore à ébranler le préjugé liant la zāwiya à un soufisme déviant. 

176 Sur ce cheikh, cf. supra, p. 37.

177 Dāris, II, p. 217-218.

178 Voir par exemple celle consacrée à ʿAbd al-Raḥmān Ibn Dā’ūd (Dāris, II, p. 202-203).

179 Ibid., II, p. 219-221.

180 Ḍaw’, II, p. 111-113 ; VIII, p. 238-240 ; X, p. 150-152.

181 « Le profit que tirait de lui la population touchait tout le monde », dit Saḫāwī à propos de Muḥammad al-Ġamrī (ʿamma al-nafʿ bi-hi) ; cf. Ḍaw’, VIII, p. 239.

182 Wadadtu law kāna ṯamma āḫar miṯla-hu wa law lam yakun illā ǧamʿu-hu al-ǧamm al-ġafīr ʿalā al-ṭaʿām ; cf. Ḍaw’, I, p. 85-86.

183 Šaʿrānī décrit en détail la discipline régnant dans la zāwiya de Muḥammad al-Ġamrī (Ṭ.K., II, p. 87-88 ; Anwār, II, p. 60, 122-123). J.-Cl. Garcin en fait également une riche présentation dans « Histoire et hagiographie », p. 291-293. Šaʿrānī, lui-même cheikh d'une grande zāwiya, évoque ailleurs les règles générales qui doivent être observées à l'intérieur de ces établissements (Anwār, II, p. 140-148). À Damas, la zāwiya d'Ibn Dā’ūd est aussi dotée d'un personnel aux tâches précises (H. Sauvaire, Description, p. 390).

184 Cf. The Transmission, p. 58, 84.

185 Nabhānī, Ǧamīʿ, I, p. 291.

186 Ḍaw’, I, p. 86.

187 Ṭ. K., II, p. 83.

188 Nasamāt al-asḥār, fol. 190b-191a.

189 al-Baḥr al-mawrūd, cité par T. al-Ṭawīl, al-Šaʿrānī, p. 103-104.

190 The Transmission of Knowledge, p. 58.

191 M. ʿIzz al-Dīn, al-Ḥaraka, p. 72-73 pour le premier, Ḍaw’, I, p. 173 pour le second.

192 The Khanqah, p. 16.

193 Cf. Wiet et Hautecœur, Les mosquées du Caire, Paris, 1932, p. 152.

194 Selon A. al-ʿUlabī, le nombre des zāwiya-s damascènes, qui atteignait la vingtaine à l'époque mamelouke, s'élève durant la période ottomane à la cinquantaine (Ḫiṭaṭ, p. 393). Alep, ville où le soufisme est davantage considéré qu'à Damas, contiendrait de nos jours environ trois cents zāwiya-s, selon le témoignage d'un cheikh alépin contemporain ; il va sans dire qu'il peut s'agir parfois de simples pièces dans des demeures privées.

195 Qawāʿid, p. 106.

196 Cf. par exemple Suyūṭī, Ta’yīd, p. 4.

197 « Le meilleur des siècles, a affirmé le Prophète, est le mien, puis celui qui suit, puis le suivant » (ḫayr al-qurūn qarn-ī ṯumma al-laḏīna yalūna-hum, ṯumma al-laḏīna yalūna-hum).

198 Šaʿrānī évalue les déviations de ses contemporains de la deuxième moitié du xe/xvie siècle en se référant aux nobles mœurs spirituelles (aḫlāq) des salaf ṣāliḥ ; cf. son Tanbīh al-muġtarrīn awāḫir al-qarn al-ʿāšir ʿalā mā ḫālafū fī-hi salafa-hum al-ṭāhir, Alep, 1937.

199 Cf. p. 27, à propos de la décadence du soufisme, et surtout p. 409-435 où il dresse une véritable typologie de ceux qui « se déguisent en soufis » (al-mutarassimūn bi-al-taṣawwuf).

200 Risāla qušayriyya, p. 37-38, 389.

201 Cf. « Un libelle contre la danse des soufis », dans S.I., LI, 1980, p. 164.

202 Cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 175a : inna al-šayṭān la-yatalāʿabu bi-ṣūfiyyat zamāni-nā ka-talāʿub al-ṣubyān.

203 Ms. Damas.

204 Inḥalla niẓām al-Ṭarīq ; cf. Anwār, I, p. 19-20.

205 Cf. Durar al-ġawwāṣ, p. 121.

206 Bayān ġurbat al-Islām, ms. Damas, fol. 150b.

207 Rasā’il al-Kāzawānī, ms. Damas, fol. 18a.

208 Kaw., II, p. 196 : Inna ahl zamāni-nā lā yataḥammalūn samāʿa-hā li-qillat ṣidqi-him fī ṭalab al-Ṭarīq.

209 Le dernier chapitre de l'ouvrage de A. J. Arberry, Le soufisme, est intitulé « Le déclin du soufisme » ; cf. également J. S. Trimingham (loc. cit., p. 70) ; M. Winter (loc. cit., p. 28). Certains auteurs résistent à cette tendance, tel M. Molé (Les mystiques musulmans, Paris, 1965, p. 118).

210 Al-Fāsī attaque notamment les pseudo-soufis dans son Bayān ġurbat al-Islām, mais il leur consacre une épître intitulée Bayān al-aḥkām fī al-ḫirqa wa al-saǧǧāda wa al-aʿlām wa mā irtakaba-hu min al-aqwāl wa al-afʿāl mašāyiḫ al-awhām (ms. Damas) : lorsque nous faisons référence dans ce chapitre au Bayān, il s'agit de ce dernier ouvrage. Les disciples d'al-Fāsī reprennent sur le fond les mêmes critiques. Cheikh ʿAlwān y fait plusieurs allusions dans son Šarḥ silk al-ʿayn ; mais, outre la Risāla d'Ibn ʿArrāq, c'est surtout ʿAlī al-Kāzawānī qui développe ce sujet dans une véritable typologie des pseudo-soufis, d'où se dégagent neuf cas de figure (Rasā’il, fol. 38a à 50b).

211 Ibn ʿArrāq, Risāla, fol. 293. Šaʿrānī écrit de son côté en 933/1526 une épître intitulée Radʿ al-fuqarā’ ʿan daʿwat al-walāya al-kubrā visant à mettre un frein à ces prétentions (T. al-Ṭawīl, al-Taṣawwuf fī Miṣr, p. 189).

212 Bayān, fol. 170b.

213 Rasā’il al-Kāzawānī, fol. 45b.

214 Cette épître recopiée par Šaʿrānī à la fin des Durar al-ġawwāṣ forme la conclusion du livre ; p. 147-156.

215 C'est ainsi qu'al-Fāsī les appelle dans le titre complet de son Bayān (cf. la note 210).

216 Bayān, fol. 174a-b.

217 Ibid., fol. 169a.

218 Ms. Damas, fol. 12b.

219 Bayān, fol. 174a-b ; Risālat kašf al-ammāra, fol. 85a.

220 Kaw., I, p. 223-224.

221 Bayān, fol. 171a.

222 Dans un but didactique, il fait l'herméneutique de ces supports : la bannière (ʿalam) doit être l'expression de la science (ʿilm, de la même racine ʿLM) de celui qui la porte ; à défaut de ʿilm, la marque extérieure (ʿalam) qu'est la bannière témoigne contre celui qui la brandit (Bayān, fol. 167a). De même, le mot saǧǧāda vient du suǧūd ; ce tapis symbolique ne doit pas être un motif de fierté ou de vanité mais au contraire refléter l'humilité et l'effacement (al-ḫuḍūʿ wa al-taḏallul) ; cf. Ibid., fol. 169b.

223 Bayān, fol. 172a.

224 Ibid., fol. 178b.

225 Ibid., fol. 171a.

226 Rasā’il, fol. 39b.

227 Ibid., fol. 39b-41b.

228 M. Winter, Society and Religion, p. 103.

229 Il utilise cette expression à propos de ceux qui brandissent ou charment les serpents venimeux (imsāk al-ḥayyāt) ; cf. Risālat kašf al-ammāra, fol. 85a. Il dit ailleurs qu'il est difficile à son époque de distinguer entre les états spirituels authentiques (al-aḥwāl al-raḥmāniyya) et ceux qui sont inspirés par Satan (al-aḥwāl al-šayṭāniyya) ; cf. Bayān ġurbat al-Islām, fol. 151a.

230 Risāla ilā al-ṣūfiyya, fol. 295.

231 Al-Kāzawānī, Rasā’il, fol. 46b.

232 Fa-lā talum al-sukrān fī ḥāl sukri-hi faqad yurfaʿ al-taklīf/al-takalluf fī sukri-nā ʿan-nā ; cf. Ibid., fol. 47a.

233 Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 156b-157a.

234 « Tu es voilé par ta science, entravé par tout ce que tu as appris, tu n'as pas goûté à la Voie... » (anta maḥǧūb bi-ʿilmi-ka, wāqif maʿa naqli-ka, lam taḏuq mā ḏāqa-hu al-fuqarā’) ; al-Kāzawānī, Rasā’il, fol. 42b.

235 Cf. Ibn Taymiyya (Maǧmūʿ, XI, p. 539), qui répond à des ibāḥiyya dénigrant la prière rituelle ; Suyūṭī, Ta’yīd, p. 39, 45 ; al-Haytamī, Fat. ḥadīṯiyya, p. 55.

236 En principe, l'affiliation d'une femme s'effectue par l'intermédiaire d'un objet symbolique comme le chapelet (sibḥa).

237 Cheikh ʿAlwān, Nasamāt al-asḥār, fol. 178a-b.

238 M. Winter, loc. cit., p. 103.

239 Cheikh ʿAlwān, loc. cit., fol. 179a-b ; Kāzawānī, Rasā’il, fol. 43b.

240 Cf. J.-Cl. Garcin, « Histoire et hagiographie », p. 300 ; voir également Ṭ. Surūr, loc. cit., p. 148-149, 151 ; T. Ṭawīl, loc. cit., p. 189 ; M. Winter, loc. cit., p. 100-105.

241 Bayān ġurbat al-Islām, fol. 157a ; Maǧmūʿ al-fatāwā, XI, p. 494. Parmi leurs signes distinctifs, Ibn Taymiyya mentionne l'absence de toute coiffe et le tressage des cheveux. Sur le conflit entre le polémiste syrien et les Rifāʿiyya Baṭā’iḥiyya, cf. h. Laoust, Essai, p. 125 et sq.

242 Cf. J.-Cl. Garcin, « Histoire et hagiographie », p. 300.

243 Ṭ.K., II, p. 171.

244 Dans une épître inédite intitulée Risālat kašf al-ammāra fī ḥaqq al-siyāra (fol. 77 à 86 d'un ensemble de Rasā’il du maître, communiqué par Riyāḍ al-Māliḥ)

245 Kaw., I, p. 256, 310.

246 Bayān ġurbat al-Islām, fol. 146a.

247 « al-ġālib min-hum ummiyyūn », déclare-t-il.

248 Ms. Damas.

249 Cf. supra, p. 110, 113.

250 Cf. l'introduction au Zahr al-ʿarīš fī taḥrīm al-ḥašīš de Badr al-Dīn al-Zarakšī (savant ayant écrit contre la consommation de cette plante, m. 794/1391), par al-Sayyid Aḥmad Faraǧ, al-Manṣūra, 1987, p. 45 ; voir également Franz Rosenthal, The Herb, Hashish versus Medieval Muslim Society, Leiden, 1971, p. 49-53, 159-160 (ce livre traite de l'usage du haschisch dans la société islamique médiévale). Les derviches turco-persans sont, de manière évidente, beaucoup plus portés sur le chanvre que ceux de notre aire d'investigation ; cf. N. de Nicolay, Dans l'empire de Soliman le Magnifique, p. 190-197.

251 Cf. l'intro. du Zahr, p. 48-49 ; The Herb, p. 12-13.

252 Ce préjugé est, comme à l'accoutumée, plus vivace chez les auteurs arabes modernes que chez les médiévaux ; cf. l'introduction au Mūfī d'al-Udfuwī par Muḥammad Ṣāliḥiyya, p. 17.

253 Mufākaha, I, p. 7.

254 Ibid., I, p. 8.

255 Dimašq, p. 138.

256 Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 106b.

257 Cf. supra, p. 172.

258 Tel Barakāt (Kaw., I, p. 167), Hāšim al-Šarīf (Ṭ.K., II, p. 150 ; Ǧāmiʿ, II, p. 514 citant Munāwī) ; ʿAbd Allāh, nous l'avons vu, offre celui de son cru pour désintoxiquer. Il faut mentionner encore Suwayd à Alep (Kaw., I, p. 212).

259 The Herb, p. 6, 167 pour al-Maqdisī, p. 8 pour al-Qasṭallānī.

260 Ibid., p. 11 et 16. Les docteurs de la Loi prohibent d'une façon générale cette plante, mais un poète soufi damascène de la fin du xvie siècle qui en fume assure que Zakariyyā al-Anṣārī en autorisait une petite consommation (Ibn Ayyūb, Rawḍ, fol. 205b-206a) ; une telle affirmation est évidemment difficile à vérifier

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