mercredi 9 janvier 2013

Al-Sayyida ‘Â’isha al-Mannûbiyya - Par Nelly Amri

 

 
Nelly Amri
 
 
 
Dans quelques mois, cette grande Dame occupera la place qui lui revient dans la tradition universelle de la sainteté féminine, et fera, aux côtés d’autres soufies ifrîqiyennes, son entrée dans le Dictionnaire des femmes mystiques.

Il y a quelques jours, nous apprenions l’arrestation des personnes suspectées d’avoir profané et incendié, dans la consternation et la colère générales, la zâwiya (mausolée) de la Sayyida, située à La Manouba et érigée sur l’emplacement présumé de la maison paternelle, sous le règne de Mahmoud Bey (1814-1824) et agrandie sous Ahmad Bey (1837-1855). Tous les regards sont tournés aujourd’hui vers la justice afin que toute la lumière soit faite sur cette agression et que les coupables soient châtiés, pour que plus jamais de tels opprobres ne se reproduisent. Ayant présenté, traduit et annoté, il y a quelques années, l’hagiographie de «la sainte de Tunis» d’après les manuscrits originaux, je souhaiterais rappeler aujourd’hui quelques traits de cette éminente figure de la spiritualité ifrîqiyenne, considérée à juste titre comme la sainte la plus vénérée et la plus emblématique de l’islam tunisien, et, au-delà, une grande figure de la spiritualité universelle.


De La Manouba natale à la capitale des Hafsides

Née, vers 595/1198-1199, dans ce qui était à l’époque le village de la Manouba à quelques kilomètres à l’ouest de Tunis, ‘Âisha est la fille de ‘Imrân b. al-Hâjj Sulaymân al-Mannûbî et de Fâtima bt. ‘Abd al-Samî‘ al-Mannûbî. Désignée par al-Sayyida (la Dame), sans autre marqueur d’identité, elle est l’une des rares sâlihât (saintes) de l’Ifriqiya médiévale à être créditée d’une hagiographie (Manâqib «Titres de gloire»); celle-ci a été rédigée selon toute vraisemblance dans la première moitié du VIIIe/XIVe siècle. L’auteur de cette hagiographie, dont l’identité ne nous est pas révélée, est imâm à la Mosquée de La Manouba, et semble avoir cumulé sciences exotériques et ésotériques, fiqh (jurisprudence) et soufisme. Au récit de ses Manâqib, «ravie en Dieu» dès son enfance, ‘Âisha passe pour folle (mahbûla) et s’attire les foudres et railleries de son entourage; à l’âge de douze ans, elle reçoit la vision d’al-Khadir, en qui l’on reconnaît généralement la figure coranique de la sourate al-Kahf : 65-82, l’initiateur des saints et des prophètes. Elle refuse d’épouser, comme le veut la coutume de l’époque, son cousin germain, et s’installe, à une date et dans des circonstances que nous ignorons, à Tunis, la capitale des Hafsides, à Bâb al-Fallâh, dans le faubourg sud de la ville, où de nombreux compagnons d’al-Shâdhilî, dont certains figurent dans l’hagiographie, avaient également élu domicile. Elle nous est montrée, tantôt entourée de disciples dans la mosquée du Saule (masjid al-Safsâfa), haut lieu du soufisme tunisois de l’époque, tantôt faisant retraite pieuse au Jabal Zaghouan, ou encore errant parmi les tombes. Si l’on s’en tient à son hagiographie, elle n’aurait pas exercé d’activité économique et aurait vécu des dons de ses contemporains; dons qu’elle redistribuait en aumônes aux plus pauvres. Son ravissement en Dieu (jadhb), type spirituel majeur dans le soufisme, lui attira des reproches de la part de certains fuqahâ’ (juristes); toutefois, la reconnaissance de la sainte par le milieu dévot et savant de la ville, dont de nombreux représentants sont des rapporteurs de récits sur elle, ne tarde pas et paraît même avoir devancé celle des habitants de sa bourgade natale; un récit primitif de Manâqib circulait, semble-t-il, déjà au VIIIe/XIVe siècle. En tout cas, des copies de son hagiographie sont mentionnées vers la fin du même siècle dans les milieux malikite et soufi de la capitale, copiées des propres mains de juristes et de prédicateurs renommés. Elle mourut septuagénaire en 665 de l’Hegire (1267) et fut enterrée à Tunis, dans le cimetière, disparu aujourd’hui, du Sharaf, dans le faubourg de Bâb al-Manâra.


«Je suis le pôle des pôles»


L’hagiographie de ‘Âisha est émaillée de propos extatiques, où apparaît clairement la fonction cosmique et eschatologique attribuée à la sainte. Ainsi, elle s’enorgueillit d’avoir appris le Coran de Dieu Lui-même. Les Manâqib dotent la sainte d’une généalogie spirituelle où figurent Junayd (m. 298/911), Jîlânî (m. 561/1165), Ibn al-Fârid (m. 632/1235) et al-Shâdhilî (m. 656/1258), autant de saints que ‘Aisha a «vus», dans ce qu’il convient de considérer comme «le monde imaginal» des soufis; chacun l’investissant, au cours de ces visions, de sa voie et lui en transmettant la direction. Son rapport à Shâdhilî est à inscrire dans cette herméneutique, plutôt que dans celui d’une initiation dans le monde sensible, dont aucune trace n’a été conservée dans les hagiographies du maître. La sainte a également reçu, en vision, les vertus des quatre califes : Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî. D’autre part, Marie, l’archétype coranique féminin par excellence de la sainteté, est très présente dans l’hagiographie de ‘Âisha qui revendique un triple legs marial, de gratification, de purification et d’élection. Elle est aussi une héritière des prophètes; pour chaque prophète cité (Nûh –Noé–, Adam, Shît –Seth–, Ibrâhîm, Dâwûd, Sulaymân, Mûsâ, ‘Isâ –Jésus– et Shu‘ayb), ‘Âisha revendique «la totalité de son héritage» (akhadhtu wirâthatahu), imitant en cela le Prophète Muhammad qui contient la totalité des types prophétiques et intègre en sa personne «les vertus spécifiques de chacun d’eux». Quant à l’héritage à proprement parler muhammadien, la sainte déclare l’avoir reçu du Prophète lui-même, le Maître par excellence. ‘Âisha se proclame à plusieurs reprises «pôle des pôles» (qutbat al-aqtâb —on peut remarquer, au passage, la féminisation de ce vocable ainsi que d’autres—) et «vicaire de Dieu» (khalîfat Allâh); la reconnaissance au VIIIe/XIVe siècle à une femme de cette dignité est un signe fort, même si Ibn ‘Arabî (m. 238/1240) dans ses Futûhât al-makkiyya s’était déjà fait l’apôtre d’une parfaite égalité à ce niveau entre les hommes et les femmes «qui ont leur part de tous les degrés, y compris celui de la fonction de pôle».


Ravissement en Dieu et maîtrise spirituelle

‘Âisha appartient au modèle extatique de sainteté ainsi qu’aux gens du blâme (ahl al-malâma), dont l’état est caché; les ravis en Dieu sont protégés par le voile de la folie (junûn); Dieu Se les réserve jalousement comme on se réserve un serviteur, aussi sont-ils «ignorés parmi les créatures». Mais ils ne sont pas moins une figure de la miséricorde divine. Si la Dame de Tunis se glorifie d’avoir atteint la station de la proximité avec Dieu (wa dakhaltu bâb al-qurb), son hagiographie n’exalte pas moins sa compassion pour ses contemporains, au secours desquels elle se porte et dont elle exécute les requêtes; les Manâqib relatent quelque cinquante-deux prodiges in vita et post mortem attribués à la sainte, sollicitée par des gens de toutes conditions, y compris par des savants, des juristes ou de hauts fonctionnaires. L’auteur lui attribue également un certain nombre de sapiences et d’exhortations à l’adresse notamment de son disciple ‘Uthmân al-Haddâd; l’idéal de sainteté qui se dégage de cet enseignement spirituel est fait de renoncement au monde, d’humilité et d’ascèse constamment habitée par le Rappel (dhikr), le souvenir permanent de Dieu, dont la pratique est vivement recommandée; une sainteté d’observance scrupuleuse où l’avilissement de l’âme charnelle (nafs), le combat de ses vains désirs, la mort des sens, l’invite à la prière sur le Prophète et au respect de sa Sunna, dont les vertus sont maintes fois rappelées, occupent une place centrale.


Une dévotion multiséculaire


Le nombre important de copies des Manâqib al-Sayyida ‘Â’isha al-Mannûbiyya disponibles dans la seule Bibliothèque nationale (17), les actes de donation (en bien habous) à la Grande Mosquée de la Zitouna dont plusieurs ont fait l’objet par les Beys de Tunis et les plus hauts dignitaires de l’Etat, et le caractère soigné et souvent exclusif à la sainte de ces «Titres de gloire», attestent de la grande dévotion portée à la sainte. L’autre zâwiya qui lui est consacrée se trouve dans le quartier qui porte son nom (al-Sayyida), sur les hauteurs de Tunis, surplombant le lac Sijoumi à l’ouest, et le faubourg sud de la ville, à l’est. Aux XIXe et XXe siècles, la visite à la zâwiya de la Sayyida à Tunis était déjà une pratique courante dans la famille beylicale et faisait partie d’un itinéraire comprenant les grands saints de la ville, à l’occasion de Laylat al-Qadr ou de l’Aïd al-Kabîr; mais il semblerait qu’un pèlerinage plus ancien encore, remontant probablement au début de la présence ottomane et dont témoigne la chronique d’Ibn Abî Dînâr, soit attesté, intégré à un parcours pérégrin qui devait comprendre également le mausolée de Sîdî Mehrez, Sîdî Qâsim al-Jalîzî, le maqâm d’al-Shâdhilî et la colline du Jallâz. Le respectable al-Wazîr al-Sarrâj consacre dans ses Hulal une notice biographique à la sainte, tandis que H. H. Abdelwahab, dressant en 1920 le palmarès des Tunisiennes dignes d’accéder à la postérité (Shahîrât al-tûnusiyyât), la fait entrer dans le panthéon des femmes mémorables. Après l’édition critique et la traduction pour la première fois en français de son hagiographie, dans quelques mois, cette grande Dame occupera la place qui lui revient dans la tradition universelle de la sainteté féminine, et fera, aux côtés d’autres soufies ifrîqiyennes, son entrée dans le Dictionnaire des femmes mystiques.


Nelly Amri
(Historienne, Spécialiste de l’histoire du soufisme et de la sainteté en islam, en particulier en Ifrîqiya et au Maghreb médiéval)

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