mercredi 6 février 2013

Abd el-Kader, un modèle pour notre époque - Cheikh Khaled Bentounes

 
 
 
Cheikh Khaled Bentounes
 
Quels sont les liens entre le cheikh al-‘Alâwî et Abd el-Kader ? Le cheikh a-t-il étudié le Kitâb al-Mawâqif ?
Le seul élément qui peut être avancé, c’est qu’à Mostaganem, il y avait dans la bibliothèque de la zâwiya – et ce dès l’époque du cheikh al-‘Alâwî – un manuscrit du Kitâb al-Mawâqif (Le Livre des Haltes). On sait donc que le Cheikh l’a eu entre les mains. Mais l’a-t-il étudié ? La question reste posée. Il faut aussi noter que, dans le salon de réception de la zâwiya, il y a depuis longtemps un portrait photographique de l’émir Abd el-Kader.
De façon générale, il est certain qu’Abd el-Kader n’était pas étranger à la réflexion du cheikh al-‘Alâwî, en particulier lorsque ce dernier interpellait la Nation algérienne, oulémas, chefs religieux, etc., dans la revue al-Balâgh qu’il avait créée en 1926. Les deux hommes partageaient le même idéal. Fondamentalement, l’œuvre du cheikh s’inscrit dans l’esprit de celle d’Abd el-Kader.
La formation très riche qu’a reçue Abd el-Kader tant sur le plan intellectuel que spirituel fut-elle exceptionnelle, dans son contexte, ou était-elle assez communément répandue dans ce milieu de zâwiya ?
Sur le plan de la formation traditionnelle, l’émir Abd el-Kader a reçu ce que tout élève recevait dans une zâwiya : Coran, Hadith, fiqh, grammaire, etc. L’enseignement religieux classique, rappelons-le, était assumé en Algérie par les zâwiya, en particulier dans la province d’Oran où il est né. L’Algérie n’avait pas l’équivalent de l’université Qarawiyyîn au Maroc ou de la Zaytûna en Tunisie : elle était dépourvue d’un établissement prestigieux dispensant un enseignement traditionnel. C’est pourquoi les zâwiya jouaient un rôle central dans la transmission du savoir. Cela explique aussi la puissance des réseaux confrériques. Leur influence a été telle qu’après la colonisation, et en particulier dans la deuxième moitié du xixe siècle, la France a tenté de les assujettir pour en faire un instrument au service de son projet colonial.
Il faut encore souligner que par sa formation religieuse et son initiation spirituelle l’émir Abd el-Kader avait une éthique politique particulièrement respectueuse de la Loi religieuse. Soucieux de ne rien faire qui puisse nuire à son peuple, il faisait appel aux autorités religieuses compétentes, comme les théologiens de Fès au Maroc, avant de prendre des décisions importantes. C’est par exemple ce qu’il a fait avant la proclamation du jihad.
L’émir Abd el-Kader a su tirer parti de sa formation traditionnelle face à l’Occident. Il a fait fructifier l’enseignement qu’il a reçu au contact des Européens et n’a pas hésité à engager le dialogue avec leur civilisation et leur religion. Il retenait, dans la civilisation occidentale, ce qui pouvait être utile à son peuple, sans hypothéquer les valeurs traditionnelles de son pays.
La vie d’Abd el-Kader semble nous montrer qu’une réalisation spirituelle est incomplète si elle n’est pas également séculière, enracinée dans la réalité concrète.
Effectivement, pour l’émir, la réalisation spirituelle ou initiatique ne peut pas être dissociée de la réalité quotidienne. Elle est au cœur des autres réalisations : sociale, intellectuelle, politique, etc. Sa tentative de poser les fondements d’un État moderne était imprégnée de sa vision spirituelle.
Il y a dans le cas d’Abd el-Kader symbiose et complémentarité entre l’intériorité de l’être et ses actions extérieures. Chez lui, l’enveloppe matérielle était toujours centrée sur le spirituel. De nombreux témoignages confirment l’importance du rayonnement spirituel qui le caractérisait.
Abd el-Kader fut-il, dès sa jeunesse, une figure de l’Homme accompli (universel), ou cela s’est-il révélé en lui avec l’âge et la pratique spirituelle, notamment après ses retraites sous la direction du cheikh al-Fâsî ?
 Si Abd el-Kader, comme nous l’avons dit, a reçu un legs traditionnel commun à toutes les zâwiya, ce qui va lui apporter cette spécificité, cette maturation, c’est son destin, et les événements de toute nature auxquels il a dû faire face. Une maturation qui est fortement marquée par son premier pèlerinage à La Mecque, accompli avec son père lors de leur voyage au Moyen-Orient entre 1825 et 1827. Ce processus va ensuite se poursuivre de manière plus éclatante après sa nomination à la fonction d’amîr al-mu’minîn (Commandeur des croyants) et les responsabilités qu’elle impose. La dimension qu’a atteinte Abd el-Kader s’explique par le fait qu’il avait l’esprit ouvert. Il acceptait l’autre dans sa différence pour le rendre complémentaire de sa propre réalisation et cherchait la connaissance là où elle se trouvait, y compris chez ses adversaires.
Sa rencontre avec le cheikh al-Fâsî marque un tournant dans sa vie. L’homme beaucoup plus mûr s’apprête à recevoir de son maître l’ultime dépôt de la connaissance (ma‘rifa) objet de quête constante chez tous les soufis. Mais il lui fallait pour cela se retirer du monde contingent, se dégager du temporel, se libérer de ses préoccupations familiales, politiques, etc. Et c’est précisément avec cette intention et cette détermination qu’il se rend dans le Hedjaz en 1863-1864. En se consacrant ainsi pleinement à sa quête, il a pu concentrer toute son énergie spirituelle pour percer les secrets divins et atteindre la permanence (baqâ’) dans la Présence divine.
Peut-on dire qu’Abd el-Kader al-Hassanî a été le modèle de l’Homme universel (accompli) au xixe siècle ?
Il est difficile de l’affirmer mais ce qui est certain c’est qu’Abd el-Kader a été un homme d’exception. Toute sa vie témoigne de qualités humaines et de vertus qui en font un modèle, non seulement pour les siens mais également pour des personnes qui ne partageaient ni sa culture ni sa religion.
Son attitude envers l’autre, le différent, l’étranger, est très caractéristique. Abd el-Kader avait une capacité à accepter l’autre, quel qu’il soit, comme un élément qui pouvait enrichir sa propre compréhension de la vie. Il a su tirer profit de réalités très différentes. Grâce à cela son être s’est imprégné du modèle de l’Homme universel tel que le conçoivent les soufis.
Il semble qu’il n’ait pas tenu la fonction de cheikh éduquant ses disciples (murabbî) : quelle a donc été sa fonction ?
Il faut rappeler que par son engagement politique et religieux, il a occupé plusieurs fonctions. Il a été aussi bien faqîh, imâm, amîr al-mu’minîn. Sa fonction de chef militaire est évidente, car il a été l’adversaire le plus redouté de l’armée française en Algérie. Abd el-Kader a ainsi dépassé le cadre de la fonction de « cheikh murabbî » telle que la tradition nous le rapporte car par son destin et son intelligence exceptionnels, il lègue à la postérité une vision et une réflexion d’un éveilleur de conscience contre un monde matérialiste, sourd et aveugle aux aspirations de l’âme apaisée, nourri par la sagesse et la spiritualité. Et c’est par son message à la fois moderne et universel qu’il demeure présent dans la conscience des hommes jusqu’à aujourd’hui.
Le profil éthique et spirituel d’Abd el-Kader semble d’une grande proximité avec celui du prophète Muhammad, au point où on pourrait presque les confondre ? Peut-on parler de fanâ’ fî l-rasûl ?
D’évidence, Abd el-Kader s’est inspiré dans sa vie du modèle du prophète Muhammad. Il a incarné ses qualités et ses valeurs comme le courage, la générosité, la ténacité et le dialogue. Toutefois, le Prophète reste le Prophète, et il en va de même pour Abd el-Kader : on ne peut les confondre. À chacun sa nature et sa fonction.
Comment s’exprime l’héritage muhammadien chez Abd el-Kader ? Par son universalisme, notamment ? Mais alors pourquoi celui-ci n’est-il pas plus répandu chez les musulmans ?
L’originalité d’Abd el-Kader consiste précisément dans le fait qu’il s’est élevé au-delà des conditionnements culturels et religieux. Abd el-Kader est le témoin des vertus et des qualités humaines. Profondément attaché à sa culture, mais ouvert sur un humanisme pluriel qui le caractérise, il était l’incarnation de l’idéal d’une humanité libérée des tabous et des contraintes socioculturelles. Car Abd el-Kader était un esprit libre, universel.
Bruno Étienne aimait à rappeler la dimension « isthmique » du personnage, en quoi Abd el-Kader a-t-il été un pont, un lien, une jonction, ... ?
Avant Bruno Étienne, certains auteurs tels que l’anglais Charles Henry Churchill ont parlé de cette fonction « isthmique » qui caractérise Abd el-Kader. Celui-ci portait un projet visionnaire qui anticipait l’avènement de cultures complémentaires, se fécondant mutuellement, et établissant les bases d’une nouvelle humanité.
Dès les années 1860 par exemple, il pressentait que l’avenir de la Turquie était lié à l’Europe. Cette « vision » réaliste demeure d’actualité jusqu’à aujourd’hui.
Pour lui, il faut agir ensemble en vue d’une prospérité commune, pour établir une paix qui unit et élève l’être humain face aux défis et aux intérêts qui suscitent la division des hommes.
Comment, d’après son exemple, relier tradition et modernité ? Foi et raison ?
Jusqu’à présent, le monde n’a pas répondu à l’appel du message d’Abd el-Kader. Peu de pays musulmans ont investi dans la connaissance de la pensée et de l’œuvre de l’émir. Il fut l’adepte de l’amour divin qui ravit, l’homme-isthme qui relie modernité et tradition, enfin l’esprit qui réconcilie la raison et la foi. Tel est pour moi cet être exceptionnel dont nos institutions éducatives doivent s’inspirer, pour construire et nourrir la conscience des générations à venir, pour la paix des êtres et le dialogue des civilisations.
En quoi Abd el-Kader était-il visionnaire par rapport à l’époque que nous vivons ? Et quel modèle peut-il incarner, notamment pour les jeunes, dans notre contexte de mondialisation, de crise des systèmes, de postmodernité ?
Abd el-Kader était visionnaire, notamment sur le plan politique, comme le montre l’exemple de la Turquie déjà cité, mais aussi sur le plan du rapport interreligieux, comme le montre son sauvetage des chrétiens à Damas. Il peut aussi nous donner l’envie de retrouver cet idéal perdu, l’idéal chevaleresque, celui de la sagesse traditionnelle, et non de la mondialisation mercantile ! Pensons à l’esprit de la futuwwa en islam classique : c’est celui de l’altruisme, de la noblesse de caractère, de la chevalerie. Abd el-Kader nous invite à œuvrer pour un monde universel, cimenté par les vertus que l’humanité doit mettre en commun. En cela, il a été le fils de son temps (ibn waqtihi).
Que peut-il apporter à la culture islamique européenne émergente ?
Tout dépend de la façon dont la communauté islamique européenne va investir, ou non, dans la connaissance du personnage. Le modèle qu’a été l’émir est proche et visible pour servir de repère à nos jeunes. Il faut absolument faire en sorte qu’il ne reste pas qu’un mythe ou une légende, mais un exemple à faire vivre ici et maintenant.
Pour citer cet article
Référence papier
« Abd el-Kader, un modèle pour notre époque », in Ahmed Bouyerdene, Éric Geoffroy et Setty G. Simon-Khedis (dir.), Abd el-Kader, un spirituel dans la modernité, Damas, Presses de l'Ifpo (« Études médiévales, modernes et arabes », no PIFD 237), 2012, p. 21-26.
 

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