mardi 12 février 2013

Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - 2. Hagiographie et historiographie à l’époque mérinide - Ruggero Vimercati Sanseverino


 

                                                       Fenêtre extérieure de la zaouia Idriss II
 
 
 
 
par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)
 

Le VIIIe/XIVe siècle voit se développer la littérature historique de la ville de Fès54 qui introduit « l’idée d’une continuité historique qui conduit, à partir de Fès comme centre, de l’état fondateur des Idrissides jusqu’aux Mérinides »55. Suite à l’avènement du règne mérinide en 612/1215, la ville de Mawlāy Idrīs abrite la cour et devient le point de départ d’une réforme du système éducatif qui est censée, à travers l’établissement des médersas étatiques, lier l’élite intellectuelle à l’administration de l’empire. La valorisation du chérifisme entre également dans ce cadre. Il est probable que cette politique a joué un rôle actif dans le développement de l’historiographie de Fès, dont l’objet d’étude privilégié est la fondation et l’histoire de la dynastie idrisside56.

Moulay Idriss Zerhoun (en arabe : مولاي إدريس زرهون) est une ville du Maroc, située dans la région de Meknès-Tafilalet.  Cette ville abrite le sanctuaire du fondateur de la dynastie Idrisside, Idrîs Ier.
La ville est perchée sur le piton rocheux qui domine la vallée de l'Oued Erroumane et la plaine de l'ancienne ville romaine de Volubilis. Elle est un lieu de pèlerinage qui donne lieu à un grand rassemblement (moussem) annuel.

 

L’al-Anīs al-muṥrib bi-rawḍ al-qirṥās fī akhbār mulūk al-Maghrib wa tārīkh madīna Fās57 de ‘Alī b. ‘Abdallāh Ibn Abī Zar‘ (m. 710-720/1310-1320) se présente d’abord comme la chronique des souverains de Fès à partir de sa fondation par les Idrissides jusqu’au règne du sultan mérinide ‘Uthmān b. Ya‘qūb b. ‘Abd al-Ḥaqq (m. 731/1331). S’il s’agit essentiellement d’une historiographie politique, les hagiographes ultérieurs, notamment l’auteur de la Salwa al-Kattānī58 (m. 1345/1926), ont cité plusieurs passages, devenus classiques59, pour illustrer la sainteté de la ville de Fès et son rôle comme centre spirituel et intellectuel du Maghreb. « Le Rawḍ al-qirṥās », remarquent M. Garcia-Arenal et E. Manzano Moreno60, « est ce texte qui établit le modèle de Fès comme espace sacré, ville objet de la protection sainte et attribue sa fondation à Idris II » et pour M. Mezzine61 « le livre d’Ibn Abī Zar‘ est le produit local de la tradition orale fassie, qui se veut idrisside par ses origines et mérinide par son présent ».

                                                              La    Zaouia Moulay Idriss II

Le Janā zahra al-ās fī binā’ madīna Fās62 de ‘Alī al-Jaznā’ī (m. après 766/1365) se consacre davantage à l’étude topographique de la ville. Souvent cité par les hagiographes ultérieurs, cet ouvrage comporte entre autres des notices biographiques sur Darrās Ibn Ismā‘īl (m. 357/968) et sur tous ceux qui ont contribué à l’aménagement de la ville et de ses deux mosquées majeures. C’est aussi une source précieuse quant aux pratiques cultuelles et à l’enseignement des sciences religieuses à Fès. Comme la plupart des ouvrages historiques de cette époque, le Janā est rédigé sur la commande du gouvernement mérinide. Al-Jaznā’ī appartient à un milieu de savants et de lettrés qui est associé à l’appareil administratif. Travaillant probablement comme notaire, il s’occupe des awqāf et des affaires juridiques de certaines mosquées. Dans son livre se révèle la vénération qu’il éprouve vis-à-vis des shurafā’ et de Mawlāy Idrīs63.

 La zaouia Moulay Idriss II .Dédiée au saint patron de Fès, elle se trouve entre la place Nejjarine et le souk Attarine est elle abrite le tombeau de Moulay Idriss II fondateur de Fès. C'est le premier lieu saint de Fès. Son accès est interdit aux non-musulmans. Mais en faisant le tour par la gauche depuis la porte des femmes, on peut apercevoir par l'une des ouvertures la cour de la mosquée, puis la salle abritant le tombeau du saint patron et fondateur de la ville.

Dans ce contexte il semble opportun d’évoquer un autre ouvrage digne d’intérêt. Il s’agit du Dhikr ba‘ḍ mashāhīr a‘yān al-qadīm connu comme Buyūtāt Fās al-Kubrā64 d’Ismā‘īl Ibn al-Aḥmar (m. 808/1405), un lettré qui est aussi l’ami d’al-Jaznā’ī. Dans son texte il est question des anciennes familles de Fès. L’auteur mentionne de manière très succincte l’origine ethnique de chaque famille, l’histoire de son établissement à Fès ainsi que les savants et les saints qui en sont issus. Les hagiographes se sont servi de cet ouvrage pour fournir des informations concernant l’origine familiale de certains saints. Deux siècles plus tard un soufi, ‘Abd al-Raḥmān b. ‘Abd al-Qādir al-Fāsī (m. 1096/1685), écrira un ouvrage du même genre, le Dhikr ba‘ḍ mashāhīr ahl Fās fī al-qadīm65 et ‘Abd al-Kabīr b. Hishām al-Kattānī (m. 1350/1931) portera le genre à son sommet avec son Zahrat al-ās fī buyūtāt ahl Fās66. Les ahl Fās, communauté d’une ville sainte dont le prototype est l’ahl al-Madīna de la ville du Prophète, forment désormais un élément important du discours hagiographique. Défini comme ceux « qui ont le droit de la citoyenneté par le fait d’avoir adopté les manières et les coutumes de la ville ainsi que son code de bienséance » 67, les ahl Fās sont imprégnés d’une culture urbaine où la sainteté du fondateur de Fès et de ses saints68 tient une grande place.
 
 


Tirant son origine dans le milieu de la cour, l’historiographie naissante, bien que ne représentant aucun lien avec le soufisme, sert à partir du Xe/XVIe siècle aux hagiographies comme une référence historique qui encadre en quelque sorte leur « histoire » spirituelle. Si les deux genres sont tout à fait distincts, point sur lequel a insisté E. Lévi-Provençal69, l’hagiographie de Fès s’appuie toutefois, sur l’idée, documentée par les historiographes, que la ville remplit, grâce à sa fondation par Idrīs, une fonction privilégiée par rapport à la sainteté et au savoir islamique. C’est pour cela que quelques siècles plus tard, l’hagiographie et l’historiographie tendent à s’entremêler70, comme s’il s’agissait de décrire une même réalité d’un point de vue politique, topographique et social et d’un point de vue sacral. La Salwat al-anfās d’al-Kattānī, chef-d’oeuvre de la tradition hagiographique marocaine, montre bien la complémentarité entre les deux littératures, du fait que les saints sont présentés selon le lieu topographique de leur sépulture. Le récit de la vie des saints fait partie de l’histoire de Fès, de ses quartiers, de ses habitants, de ses lieux de culte et de ses souverains, et l’histoire d’une ville sainte, ne saurait ignorer l’oeuvre des hommes qui perpétuent son éthos.


                                                             Tombeau de  Moulay Idriss II



54 Parmi huit ouvrages connus de ce genre six sont perdus. Il s’agit entre d’autres du Miqbās fī akhbār al-Maghrib wa al-Andalus wa Fās de ‘Abd al-Malik b. Mūsā al-Warrāq (m. après 578/1182) et du Muqtabas fī akhbār al-Maghrib wa Fās wa al-Andalas d’Ibn Ḥamādā al-Sibtī (m. ?). Pour un aperçu général de l’écriture historiographique à l’époque mérinide cf. BECK, Herman L., L’image d’Idris II, ses descendants de Fās et la politique sharifienne des sultans marinides, Brill : Leyde, 1989, p. 53-153 ; MEZZINE, Mohamed, « La mémoire effritée », Fès médiévale, idem (dir.), Paris : Éditions Autrement, 1992, p. 38-58 ; SHATZMILLER, Maya, L’historiographie mérinide, Ibn Khaldūn et ses contemporains, Leyde : Brill, 1982. Cf. aussi BENḤADDA, ‘Abd al-Raḥīm, (dir.), Écriture de l’histoire du Maghreb, Rabat : Faculté des lettres et sciences humaines, 2007.

55 Cf. KABLY, Mohamed, « tārīkh », EI2, vol. X, p. 277-325.

56 Selon H. L. Beck (op. cit.), la littérature historiographique de l’époque mérinide vise à contrôler la renaissance du culte de Mawlāy Idrīs qui pourrait servir comme un moyen d’exprimer des ressentiments anti-mérinides.

57 Imprimerie Royale : Rabat, 1999 (2ème édit.). La traduction d’Auguste Beaumier, datant de 1860, a été rééditée (Rawd al-Ḳirtās – Histoire des Souverains du Maghreb et annales de la ville de Fès. Rabat : Éditions La Porte, 1999.

58 Vol. I, p. 3-4.

59 Pour M. Shatzmiller « les détails qu’il fournit sont devenus une tradition sacrée » (L’historiographie mérinide, Ibn Khaldūn et ses contemporains, op. cit., p. 136).

60 GARCIA-ARENAL, Mercedes, MANZANO MORENO, Edouardo, « Idrissisme et villes idrissides », SI, n° 82, 1995/2, p. 12.

61 Op. cit. p. 47.

 62 Imprimerie Royale : Rabat, 1991 (2ème édit.).

63 Cf. l’introduction de l’édition critique par ‘Abd al-Wahhāb Ibn al-Manḵūr (p. dāl).

64 Dār al-Manḵūr : Rabat, 1972.

65 L’ouvrage a été publié en 2007 par AL-ḴQALI, Khālid à Fès (sans éd.).

66 AL-KATTĀNĪ, ‘Abd al-Kabīr b. Hishām, Zahra al-ās fī buyūtāt ahl Fās, 2 vol., Casablanca : al-Mawsū‘a al-Kattāniyya li-Tārīkh Fās, 2002. Cf. MEDIANO, Fernando R., Familias de Fez (ss. XV-XVII), Madrid : CSIC, 1995.

67 LE TOURNEAU, Roger, « al-Fāsiyyūn », EI2, vol. II, p. 854-855.

68 Un certain nombre des familles évoquées dans les ouvrages sur les ahl Fās était dans le service de Mawlāy Idrīs et la plupart sont qualifiées comme « maison de science et de sainteté (ṣalāḥ) ». 

69 Op. cit., p. 53.

70 Cf. à ce propos SEBTI, Abdelahad, « Akhbar al-manāqib wa manāqib al-akhbar », al-Tārīkh wa adab al-manāqib, FERHAT, Halima (dir.), Rabat : Publications de l’Association Marocaine pour la Recherche Historique, 1988, p. 93-113. 

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