dimanche 12 mai 2013

René Guénon - L'Être et le Non-Être






(René Guénon, Les états multiples de l’être, chap.III : L'Être et le Non-Être).
 

Dans ce qui précède, nous avons indiqué la distinction des possibilités de manifestation et des possibilités de non-manifestation, les unes et les autres étant également comprises, et au même titre, dans la Possibilité totale. Cette distinction s’impose à nous avant toute autre distinction plus particulière, comme celle des différents modes de la manifestation universelle, c’est-à-dire des différents ordres de possibilités qu’elle comporte, réparties selon les conditions spéciales auxquelles elles sont respectivement soumises, et constituant la multitude indéfinie des mondes ou des degrés de l’Existence.

Cela posé, si l’on définit l’Être, au sens universel, comme le principe de la manifestation, et en même temps comme comprenant, par là même, l’ensemble de toutes les possibilités de manifestation, nous devons dire que l’Être n’est pas infini, puisqu’il ne coïncide pas avec la Possibilité totale ; et cela d’autant plus que l’Être, en tant que principe de la manifestation, comprend bien en effet toutes les possibilités de manifestation, mais seulement en tant qu’elles se manifestent. En dehors de l’Être, il y a donc tout le reste, c’est-à-dire toutes les possibilités de non-manifestation, avec les possibilités de manifestation elles-mêmes en tant qu’elles sont à l’état non-manifesté ; et l’Être lui-même s’y trouve inclus, car, ne pouvant appartenir à la manifestation, puisqu’il en est le principe, il est lui-même non manifesté. Pour désigner ce qui est ainsi en dehors et au-delà de l’Être, nous sommes obligé, à défaut de tout autre terme, de l’appeler le Non-Être ; et cette expression négative, qui, pour nous, n’est à aucun degré synonyme de « néant » comme elle paraît l’être dans le langage de certains philosophes, outre qu’elle est directement inspirée de la terminologie de la doctrine métaphysique extrême-orientale, est suffisamment justifiée par la nécessité d’employer une dénomination quelconque pour pouvoir en parler, jointe à la remarque, déjà faite par nous plus haut, que les idées les plus universelles, étant les plus indéterminées, ne peuvent s’exprimer, dans la mesure où elles sont exprimables, que par des termes qui sont en effet de forme négative, ainsi que nous l’avons vu en ce qui concerne l’Infini. On peut dire aussi que le Non-Être, dans le sens que nous venons d’indiquer, est plus que l’Être, ou, si l’on veut, qu’il est supérieur à l’Être, si l’on entend par là que ce qu’il comprend est au-delà de l’extension de l’Être, et qu’il contient en principe l’Être lui-même. Seulement, dès lors qu’on oppose le Non-Être à l’Être, ou même qu’on les distingue simplement, c’est que ni l’un ni l’autre n’est infini, puisque, à ce point de vue, ils se limitent l’un l’autre en quelque façon ; l’infinité n’appartient qu’à l’ensemble de l’Être et du Non-Être, puisque cet ensemble est identique à la Possibilité universelle.

Nous pouvons encore exprimer les choses de cette façon : la Possibilité universelle contient nécessairement la totalité des possibilités, et on peut dire que l’Être et le Non-Être sont ses deux aspects : l’Être, en tant qu’elle manifeste les possibilités (ou plus exactement certaines d’entre elles) ; le Non-Être, en tant qu’elle ne les manifeste pas. L’Être contient donc tout le manifesté ; le Non-Être contient tout le non-manifesté, y compris l’Être lui-même ; mais la Possibilité universelle comprend à la fois l’Etre et le Non-Être. Ajoutons que le non-manifesté comprend ce que nous pouvons appeler le non-manifestable, c’est-à-dire les possibilités de non-manifestation, et le manifestable, c’est-à-dire les possibilités de manifestation en tant qu’elles ne se manifestent pas, la manifestation ne comprenant évidemment que l’ensemble de ces mêmes possibilités en tant qu’elles se manifestent (1).

En ce qui concerne les rapports de l’Être et du Non-Être, il est essentiel de remarquer que l’état de manifestation est toujours transitoire et conditionné, et que, même pour les possibilités qui comportent la manifestation, l’état de non-manifestation est seul absolument permanent et inconditionné (2). Ajoutons à ce propos que rien de ce qui est manifesté ne peut « se perdre », suivant une expression assez fréquemment employée, autrement que par le passage dans le non-manifesté ; et, bien entendu, ce passage même (qui, lorsqu’il s’agit de la manifestation individuelle, est proprement la « transformation » au sens étymologique de ce mot, c’est-à-dire le passage au delà de la forme) ne constitue une « perte » que du point de vue spécial de la manifestation, puisque, dans l’état de non-manifestation, toutes choses, au contraire, subsistent éternellement en principe, indépendamment de toutes les conditions particulières et limitatives qui caractérisent tel ou tel mode de l’existence manifestée. Seulement, pour pouvoir dire justement que « rien ne se perd », même avec la restriction concernant le non-manifesté, il faut envisager tout l’ensemble de la manifestation universelle, et non pas simplement tel ou tel de ses états à l’exclusion des autres, car, en raison de la continuité de tous ces états entre eux, il peut toujours y avoir un passage de l’un à l’autre, sans que ce passage continuel, qui n’est qu’un changement de mode (impliquant un changement correspondant dans les conditions d’existence), nous fasse aucunement sortir du domaine de la manifestation (3).

Quant aux possibilités de non-manifestation, elles appartiennent essentiellement au Non-Être, et, par leur nature-même, elles ne peuvent pas entrer dans le domaine de l’Être, contrairement à ce qui a lieu pour les possibilités de manifestation ; mais, comme nous l’avons dit plus haut, cela n’implique aucune supériorité des unes sur les autres, puisque les unes et les autres ont seulement des modes de réalité différents et conformes à leurs natures respectives ; et la distinction même de l’Être et du Non-Être est, somme toute, purement contingente, puisqu’elle ne peut être faite que du point de vue de la manifestation, qui est lui-même essentiellement contingent. Ceci, d’ailleurs, ne diminue en rien l’importance que cette distinction a pour nous, étant donné que, dans notre état actuel, il ne nous est pas possible de nous placer effectivement à un point de vue autre que celui-là, qui est le nôtre en tant que nous appartenons nous-mêmes, comme êtres conditionnés et individuels, au domaine de la manifestation, et que nous ne pouvons dépasser qu’en nous affranchissant entièrement, par la réalisation métaphysique, des conditions limitatives de l’existence individuelle.

Comme exemple d’une possibilité de non-manifestation, nous pouvons citer le vide, car une telle possibilité est concevable, au moins négativement, c’est-à-dire par l’exclusion de certaines déterminations : le vide implique l’exclusion, non seulement de tout attribut corporel ou matériel, non seulement même, d’une façon plus générale, de toute qualité formelle, mais encore de tout ce qui se rapporte à un mode quelconque de la manifestation. C’est donc un non-sens de prétendre qu’il peut y avoir du vide dans ce que comprend la manifestation universelle, sous quelque état que ce soit (4), puisque le vide appartient essentiellement au domaine de la non-manifestation ; il n’est pas possible de donner à ce terme une autre acception intelligible. Nous devons, à ce sujet, nous borner à cette simple indication, car nous ne pouvons pas traiter ici la question du vide avec tous les développements qu’elle comporterait, et qui s’écarteraient trop de notre sujet; comme c’est surtout à propos de l’espace qu’elle conduit parfois à de graves confusions (5), les considérations qui s’y rapportent trouveront mieux leur place dans l’étude que nous nous proposons de consacrer spécialement aux conditions de l’existence corporelle (6). Au point de vue où nous nous plaçons présentement, nous devons simplement ajouter que le vide, quelle que soit la façon dont on l’envisage, n’est pas le Non-Être, mais seulement ce que nous pouvons appeler un de ses aspects, c’est-à-dire une des possibilités qu’il renferme et qui sont autres que les possibilités comprises dans l’Être, donc en dehors de celui-ci, même envisagé dans sa totalité, ce qui montre bien encore que l’Être n’est pas infini. D’ailleurs, quand nous disons qu’une telle possibilité constitue un aspect du Non-Être, il faut faire attention qu’elle ne peut être conçue en mode distinctif, ce mode s’appliquant exclusivement à la manifestation ; et ceci explique pourquoi, même si nous pouvons concevoir effectivement cette possibilité qu’est le vide, ou toute autre du même ordre, nous ne pouvons jamais en donner qu’une expression toute négative : cette remarque, tout à fait générale pour tout ce qui se rapporte au Non-Être, justifie encore l’emploi que nous faisons de ce terme (7).

Des considérations semblables pourraient donc s’appliquer à toute autre possibilité de non-manifestation ; nous pourrions prendre un autre exemple, comme le silence, mais l’application serait trop facile à faire pour qu’il soit utile d’y insister. Nous nous bornerons donc, à ce propos, à faire observer ceci : comme le Non-Être, ou le non-manifesté, comprend ou enveloppe l’Être, ou le principe de la manifestation, le silence comporte en lui-même le principe de la parole ; en d’autres termes, de même que l’Unité (l’Être) n’est que le Zéro métaphysique (le Non-Être) affirmé, la parole n’est que le silence exprimé ; mais, inversement, le Zéro métaphysique, tout en étant l’Unité non-affirmée, est aussi quelque chose de plus (et même infiniment plus), et de même le silence, qui en est un aspect au sens que nous venons de préciser, n’est pas simplement la parole non-exprimée, car il faut y laisser subsister en outre ce qui est inexprimable, c’est-à-dire non susceptible de manifestation (car qui dit expression dit manifestation, et même manifestation formelle), donc de détermination en mode distinctif (8). Le rapport ainsi établi entre le silence (non-manifesté) et la parole (manifestée) montre comment il est possible de concevoir des possibilités de non-manifestation qui correspondent, par transposition analogique, à certaines possibilités de manifestation (9), sans prétendre d’ailleurs en aucune façon, ici encore, introduire dans le Non-Être une distinction effective qui ne saurait s’y trouver, puisque l’existence en mode distinctif (qui est l’existence au sens propre du mot) est essentiellement inhérente aux conditions de la manifestation (mode distinctif n’étant d’ailleurs pas ici, dans tous les cas, forcément synonyme de mode individuel, ce dernier impliquant spécialement la distinction formelle) (10).

 

(1) Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVI.

(2) Il doit être bien entendu que, quand nous disons « transitoire », nous n’avons pas en vue exclusivement, ni même principalement, la succession temporelle, car celle-ci ne s’applique qu’à un mode spécial de la manifestation.

(3) Sur la continuité des états de l’être, voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XV et XIX. – Ce qui vient d’être dit doit montrer que les prétendus principes de la « conservation de la matière » et de la « conservation de l’énergie », quelle que soit la forme sous laquelle on les exprime, ne sont en réalité que de simples lois physiques tout à fait relatives et approximatives, et qui, à l’intérieur même du domaine spécial auquel elles s’appliquent, ne peuvent être vraies que sous certaines conditions restrictives, conditions qui subsisteraient encore, mutatis mutandis, si l’on voulait étendre de telles lois, en en transposant convenablement les termes, à tout le domaine de la manifestation. Les physiciens sont d’ailleurs obligés de reconnaître qu’il ne s’agit en quelque sorte que de « cas-limites », en ce sens que de telles lois ne seraient rigoureusement applicables qu’à ce qu’ils appellent des « systèmes clos », c’est-à-dire à quelque chose qui, en fait, n’existe pas et ne peut pas exister, car il est impossible de réaliser et même de concevoir, à l’intérieur de la manifestation, un ensemble qui soit complètement isolé de tout le reste, sans communication ni échange d’aucune sorte avec ce qui est en dehors de lui ; une telle solution de continuité serait une véritable lacune dans la manifestation, cet ensemble étant par rapport au reste comme s’il n’était pas.

(4) C’est là ce que prétendent notamment les atomistes (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, pp. 112-113).

(5) La conception d’un « espace vide » est contradictoire, ce qui, notons-le en passant, constitue une preuve suffisante de la réalité de l’élément éthéré (Âkâsha), contrairement à la théorie des Bouddhistes et à celle des « philosophes physiciens » grecs qui n’admettaient que quatre éléments corporels.

(6) Sur le vide et ses rapports avec l’étendue, voir aussi Le Symbolisme de la Croix, ch. IV.

(7) Cf. Tao-te-king, ch. XIV.

(8) C’est l’inexprimable (et non pas l’incompréhensible comme on le croit vulgairement) qui est désigné primitivement par le mot « mystère », car, en grec, μσστηριον dérive de μσειν, qui signifie « se taire », « être silencieux ». A la même racine verbale mu (d’où le latin mutus, « muet ») se rattache aussi le mot μσθος, « mythe », qui, avant d’être dévié de son sens jusqu’à ne plus désigner qu’un récit fantaisiste, signifiait ce qui, n’étant pas susceptible de s’exprimer directement, ne pouvait être que suggéré par une représentation symbolique, que celle-ci soit d’ailleurs verbale ou figurée.

(9) On pourrait envisager de la même façon les ténèbres, dans un sens supérieur, comme ce qui est au-delà de la manifestation lumineuse, tandis que, dans leur sens inférieur et plus habituel, elles sont simplement, dans le manifesté, l’absence ou la privation de la lumière, c’est-à-dire quelque chose de purement négatif ; la couleur noire a d’ailleurs, dans le symbolisme, des usages se rapportant effectivement à cette double signification.

(10) On pourra remarquer que les deux possibilités de non-manifestation que nous avons envisagées ici correspondent à l’« Abîme » (Βσθος) et au « Silence » (Σιγη) de certaines écoles du Gnosticisme alexandrin, lesquels sont en effet des aspects du Non-Être.

 

 

 

 

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