mercredi 23 août 2017

Jeff Kerssemakers - Compte rendu - Reza SHAH-KAZEMI : Shankara, Ibn’Arabî et Maître Eckhart – La Voie de la Transcendance




Vers la Tradition n° 136 juin-août 2014
 
Reza SHAH-KAZEMI : Shankara, Ibn’Arabî et Maître Eckhart – La Voie de la Transcendance Editions l’Harmattan, Paris, 2013, 309 pp.
 
Une étude fort intéressante qui met en lumière les concordances entre trois Sages des trois plus grandes traditions présentes à cette fin de cycle : L’Hindouisme, l’Islam et le Christianisme . Le livre est issu d’une thèse de doctorat, soutenue à l’université de Canterbury et l’auteur remercie, entre autres, Martin Lings pour ses nombreux conseils et suggestions utiles . Bien que la terminologie soit en général correcte, l’auteur ne semble pas pouvoir se défaire du mot « mystique » . Les trois maîtres étudiés ici ne sont certainement pas des « mystiques », mais des « Hommes Universels », des « Réalisés ».
 
Cela dit, le livre est précieux à divers égards : le dernier chapitre « Contre la réduction de la Transcendance », traite de travaux universitaires ( !) récents et importants qui s’efforcent d’expliquer ( !) l’expérience mystique . L’auteur nous montre qu’Ils échouent complètement à rendre compte de la réalisation « mystique » (spirituelle, dirions-nous) . La conclusion est évidente : il est tout à fait justifié de parler de l’existence d’une seule essence transcendante, fondement de la réalisation spirituelle, et cela quel que soit le point de départ religieux . Comme la montagne propose beaucoup de sentiers, mais n’a qu’un seul sommet, la formulation extérieure peut diverger en fonction du chemin suivi, mais l’Essence est à l’image de l’absolue unité de la Réalité . Elle ne peut être qu’Un . Rien de ce monde n’est parfait : on peut effectivement regretter que l’auteur ne fasse aucune référence à l’œuvre de René Guénon, qui est tout de même incontournable pour les questions initiatiques de réalisation spirituelle .
 
L’exposé suit étroitement les textes des trois Maîtres qui font l’objet de cette étude .  Le but est ici de leur permettre de s’exprimer par eux-mêmes autant que possible, et de se fonder sur ces données, plutôt que sur les nombreuses hypothèses et spéculations de la critique . L’intention est d’étudier minutieusement les enseignements les plus essentiels de chacun d’eux et d’en extraire les éléments relevant de la transcendance, tant sur le plan de la doctrine, que de l’expérience .
 
Le premier chapitre sur Shankara propose d’étudier la Doctrine de l’absolu transcendant : Tat tvam Asi . L’ascension spirituelle culmine avec l’atteinte de la Libération (moksha), suivie du « retour » existentiel dans le monde des phénomènes .
 
Le deuxième chapitre montre que la doctrine de la transcendance selon Ibn ‘Arabî peut être considérée comme un commentaire ésotérique détaillé de la formule islamique « il n’y a pas de divinité, si ce n’est la (seule) Divinité ». Alors que la première étude (sur Shankara) affirme la nature tout-inclusive du Soi immanent, la seconde affirme la nature tout-exclusive de la Divinité transcendante .
 
Le troisième chapitre, sur Maître Eckhart, expose la Naissance du Verbe dans l’âme . Comprendre la signification, la nature et les conséquences de cette naissance est donc essentiel à une compréhension correcte des enseignements eckhartiens sur la réalisation transcendante .
 
Ce livre, truffé de citations pertinentes, pourrait être un vade-mecum précieux et bien utile pour tous ceux qui sont engagés dans une voie initiatique .

dimanche 20 août 2017

Jeff Kerssemakers - Compte rendu - Charles-André Gilis, René Guénon 1907-1961 . Editions Le Turban Noir


Charles-André Gilis, René Guénon 1907-1961 . Editions Le Turban Noir, Paris 2014 (210 pages, avec un index des noms) .
 
Monsieur Gilis aime surprendre . Et ce sont les dates du titre qui nous étonnent, car ils ne correspondent apparemment pas, ni à la naissance, ni à la mort de rené Guénon . Mais Monsieur Gilis nous l’expliquera bien dans le début de son livre, qui contient, par ailleurs, de très belles pages qui nous font vibrer de reconnaissance envers le Seigneur de faire partie de ces fidèles inconditionnels de l’œuvre de Shaykh Abd el-Wâhid et de Shaykh Mustaphâ .
 
Notons dans ce sens les quelques pages où l’auteur donne la définition des Trois Sceaux . Personne d’autre n’a aussi clairement expliqué leur fonction par rapport à l’Islam .

Et aussi les paragraphes où Monsieur Gilis explique le rôle subversif et contre-initiatique de la « Ibn Arabi Society » qui présente une des manipulations de nous fournir un pseudo-Soufisme « new age » (peace and love), après avoir réussi à créer un pseudo-Islam avec le Wahhabisme, les Salafistes et autres .

Mais l’étude de Monsieur Gilis contient aussi des pages funestes qui ne devraient pas être rédigées .
 
Ce qui nous a choqué le plus dans ce livre, c’est quand l’auteur s’attaque irrévérencieusement à la personne de Schuon . M. Gilis, sur deux pages (170-171), ne fait aucune allusion à la position doctrinale de Schuon par rapport à l’initiation chrétienne ni à d’autres questions doctrinales conflictuelles avec la position de Guénon, mais il égrène une série de propose blessants et insultants . Il ose même faire allusion au « désastre de Bloomington », où Schuon était victime (à l’Américaine) d’accusations mensongères et diffamatoires, et conclut par dire que, à la fin de sa vie il perdit la maîtrise de lui-même au point que « le poète se substitua au guide » (ce qui est une formule schuonienne très classique) .
Nous nous souvenons bien, à l’époque où nous avions l’honneur insigne de fréquenter Shaykh Mustaphâ, du respect et de la vénération dont témoignait toujours Shaykh Mustaphâ à l’égard de son maître et de la douleur qu’il éprouvait quand il avait à corriger des textes que Shaykh Aïssa lui présentait pour les Etudes Traditionnelles et qu’il y insérait toujours en première position .
 
Rappelons dans ce contexte ce qu’un ancien a entendu de la bouche de Shaykh Mustaphâ :  « Ceux qui critiquent Shaykh Aïssa ne lui arrivent pas à la cheville ! »

 Frithjof Schuon et Michel Vâlsan



Pourtant dans le numéro hors-série sur Schuon de « Connaissance des Religions », la rédaction félicite Monsieur Gilis « qui a le fair play de stigmatiser le dénigrement systématique de Frithjof Schuon par certains, qu’il contribue ainsi à disqualifier . Il est appréciable de pouvoir renvoyer ces contempteurs aux lignes que Charles-André Gilis leur réserve »…L’article de Monsieur Gilis porte le titre : « Le respect des convenances »…
 
Ces pages d’insultes au Shaykh de son Shaykh nous attristent profondément . Mais procédons par ordre .
 
Premièrement, ce que M. Gilis appelle le « point de départ » de Guénon, ou l’illumination initiale », nous dirions plutôt, sa réalisation) qu’il situe en 1907, lorsque Guénon est rattaché à la tradition hindoue par un guru qui n’a pas pu être identifié avec certitude . M. Gilis nous parle alors du cas de M. Emmanuelli, rattaché au tantrisme indien, lequel lui a communiqué que son guru a bénéficié d’une assistance spirituelle due  à une intervention exceptionnelle de la « Grande Déesse » se situant à la même époque que le rite illuminateur conféré à René Guénon . M. Gilis en tire la conclusion que « l’illumination première de René Guénon s’inscrit dans un plan d’ensemble prenant appui sur la tradition tantrique dont les effets se manifestèrent d’une façon quasi-simultanée en Orient et en Occident ». Donc, il faut croire que la fonction de René Guénon aurait été provoquée par la « Grande Déesse » ? On a quand même du mal à reconnaître le parallèle entre l’assistance providentielle à un certain guru en Inde et le départ de la fonction de René Guénon pour restaurer la connaissance traditionnelle en Occident . Et il est encore moins sûr que l’initiation de René Guénon à la tradition hindoue a été tantrique . Il s’est toujours référé à l’orthodoxie stricte de Shri Chankaracharya . M. Gilis argumente qu’il faut être né hindou pour être initié à l’hindouisme, mais il est utile de savoir qu’il y a des organisations initiatiques hindoues qui datent d’avant la Réforme de Chankaracharya et qui ne pratiquent point le système des castes . Ce qui leur permet d’accepter des non-hindous dans leur organisation .
 
Le plus étrange est bien le fait que M. Gilis, akbarien avoué, oublie l’assistance providentielle du Shaykh al-Akbar au départ de  la « carrière » de René Guénon . Par l’étude de Sidi Abdul-Haqq qu’il cite deux fois élogieusement, il aurait dû savoir que Sidi Abdul Hadi qui a rattaché René Guénon au Taçawwuf, était dirigé lui-même vers son Shaykh égyptien suite à une vision du Shaykh al-Akbar . Donc, le réveil traditionnel de l’Occident a bien été provoqué par l’intervention du Shaykh al-Akbar, plutôt que par un improbable rattachement tantrique . Après tout ce que M. Gilis nous a appris sur les relations entre la tradition hindoue et la tradition islamique (Les douze soleils ; la lettre nûn, ect) on a du mal à comprendre pourquoi M. Gilis affirme que la question islamique était étrangère à son rattachement initial …
 
René Guénon, lors de son rattachement, a réalisé (dans le vrai sens du terme) immédiatement tout ce qu’il portait déjà en lui : les matrices de la Sagesse avaient prédisposé et formé son entité selon une économie précise, comme l’a formulé Michel Vâlsan . René Guénon était « au-delà des formes » et pouvait donc valablement pratiquer toute tradition vivante . Plus tard, des auteurs malveillants ont cru l’accuser de duplicité à l’occasion de son mariage selon le rite catholique tout en étant lui-même musulman, mais cela ne posait pas de problème pour l’Homme Parfait qu’était René Guénon .
 
Deuxièmement, M. Gilis cite les arguments de M. Jean Robin sans aucune précaution . Alors que l’on sait que cet auteur est manifestement un représentant de la contre-initiation . Son premier livre (sur René Guénon) était un leurre soigneusement rédigé dans un style traditionnel, copié sur d’autres auteurs plus sérieux, mais dissimulant plusieurs pièges perfides .
Avec sa première citation de M. Robin, M. Gilis l’associe à deux autres auteurs, qui ont fait du tort à René Guénon sans le préciser .
Au contraire, il dit : « Depuis l’ouvrage de Laurent, celui de Robin et celui de Marie-France James, rien de vraiment significatif n’a été publié sur René Guénon ».
 
D’abord, (p. 68) M. Gilis dit que M. Robin s’appuie sur l’autorité de Michel Vâlsan et qu’il interprète les événements avec lucidité, alors que plus loin (p. 69) il constate que M. Robin qui, dans la deuxième édition de son livre sur René Guénon, a ajouté une longue préface où il s’acharne, « sur un ton qui confine parfois à l’hystérie, à réduire à néant ses propres argumentations » et (p. 71) il accuse M. Robin (par rapport à M. Vâlsan) d’une déformation monstrueuse de la réalité véritable »…
 
Nous avons connu M. Robin, quand il était reçu chez Shaykh Mustaphâ à qui il sollicitait de l’aide pour son livre sur René Guénon, mais Shaykh Mustaphâ ne lui a rien transmis, car il était visiblement déséquilibré : M. Robin s’en plaignit qu’il se sentait « attaché » à Rennes-le-Château (lieu infernal par excellence). Shaykh Mustaphâ lui proposa de se faire « délier » par Sidi Lakhdâr, présent à l’époque . Shaykh Mustaphâ nous a dit plus tard que Sidi Lakhdâr n’a rien pu faire . C’était trop puissant pour lui . Et il y avait encore question d’une certaine femme  de Rennes-le-Château qui avait ensorcelé M. Robin . Voilà le personnage qui a grossièrement menti quand il a déclaré avoir reçu des informations de Michel Vâlsan …
 
Troisièmement : M. Gilis veut diviser la « carrière » de René Guénon en deux périodes antithétiques : la première serait la période du rétablissement de l’ordre des Templiers ou Ordre du Temple Renové . René Guénon fonctionnait alors en tant que Maître (murshid) entouré de disciples . Après la trahison de plusieurs et la mise en sommeil de l’Ordre, René Guénon part s’installer au Caire et décide alors de ne travailler qu’au changement de la mentalité occidentale en écrivant . Il rédige à cette fin ses œuvres doctrinales, refusant désormais tout disciple .
 
On sait parfaitement que René Guénon a toujours déclaré et cela à plusieurs reprises, qu’il n’a pas de disciples et que personne n’a le droit de le prétendre . Rien ne permet d’affirmer que René Guénon en Grand Maître de l’Ordre acceptait de diriger des « disciples » . On sait seulement qu’il y donnait des conférences, qu’il dispensait un enseignement doctrinal . Il y avait certainement un rituel de rattachement, d’adoubement qui a continué au moins jusqu’en 1917, car, et c’est Shaykh Mustaphâ qui nous l’a communiqué : dans une lettre de René Guénon portant une date de 1917, il enjoignait les Frères d’apporter leurs épées à la réunion prévue . L’Ordre a donc fonctionné plus longtemps que ne le dit Monsieur Gilis .
 
Quatrièmement, celui qui s’est familiarisé avec les écrits de M. Gilis aura vraiment du mal à comprendre où il veut en venir avec la « répartition des rôles » entre René Guénon et Frithjof Schuon . (p. 139)
 
« A Shaykh Abdel-Wâhid la guidance principielle et à Shaykh Aïssa la guidance particulière . La dualité apparente des fonctions, ect ».
Monsieur Gilis nous a toujours fait connaître le cas particulier et unique de René Guénon qui n’a jamais « partagé » sa fonction avec personne . Même ses amis qu’on peut qualifier d’intimes (Ananda K. Coomaraswamy ou Charbonneau-Lassay, par exemple) étaient des collaborateurs, des informateurs, mais ne partageaient absolument pas sa fonction .
 
Cette supposée dualité apparente des fonctions est encore en contradiction flagrante avec son analyse irrespectueuse de la « carrière » de Shaykh Aïssa, comme nous l’avons relevé plus haut .
 
M. Frithjof Schuon est le lien providentiel entre le Shaykh al-‘Alawi (Qutb de son temps) et le Shaykh Mustaphâ (Initiateur des études akbariennes). Il fait partie intégrante de l’œuvre majeur de Shaykh Abd el-Wâhid pour restaurer un esprit traditionnel en Occident, ainsi que la création d’une élite intellectuelle. Qui détruit une partie d’une construction endommage l’édifice entier .
 
Jeff Kerssemakers

lundi 14 août 2017

Etudes Traditionnelles 447 à 450 (1975)




447/COOMARASWAMY A.K./LECONTE Gérard/Lîlâ/1975/1-3


      447/GILIS Charles-André//Bibliographie complète des publications de Michel Vêlsan/1975/1-3


      447/GRISON Jean-Louis//la Queste del Saint Graal (2)/1975/I-3


      447/ROMAN Denys//les travaux de la loge (Villard de Honnecourt) sur René Guénon/1975/1-3


      448/GEORGEL Gaston//la doctrine des cycles dans l'oeuvre de René Guénon/1975/4-6


      448/LIONNET Jacques//Remarques sur les influences errantes/1975/4-6


      448/SCHAYA Léo//Verbe et Voix de Dieu selon la Bible (1)/1975/4-6


      448/SCHUON Frithjof//le fruit défendu/1975/4-6


      449/GILIS Charles-André//Remarques complémentaires sur Om et le symbolisme polaire/1975/7-9


      449/IBN ARABI Mohyiddîn /VALSAN Michel/La Prière pour le Pôle/1975/7-9


      449/QACHANI Abdu-r-Razzâq al- /VALSAN Michel/Le Commentaire ésotérique de la sourate 36 Yâ Sîn)/1975/7-9


      449/SCHAYA Léo//Verbe et Voix de Dieu selon la Bible (2)/1975/7-9


      450/COOMARASWAMY A.K./LECONTE Gérard/Châyâ/1975/10-12


      450/GRISON Jean-Louis//A propos des oeuvres de Chrétien de Troyes (1)/1975/10-12


      450/ROMAN Denys//La Nostalgie de la Stabilité (2)/1975/10-12


      450/SCHAYA Léo//Verbe et Voix de Dieu selon la Bible (3)/1975/10-12


samedi 12 août 2017

Jeff Kerssemakers - Compte-rendu - La Gnose . Réédition intégrale . Editions de l’Homme Libre







La Gnose . Réédition intégrale . Editions de l’Homme Libre, Paris 2009
 
En décembre 2009, exactement un siècle après le lancement de la Revue « La Gnose » par René Guénon, un éditeur courageux a pris sur lui de rééditer en un seul volume tous les numéros parus, en incluant le Supplément des Philosophumena, attribué à Origène et traduit par Synésius (Fabre des Essarts) et Palingénius (René Guénon) avec de nombreuses notes de la main de Guénon .
 
Dans les trois premiers numéros la Revue garde son sous-titre : « Organe officiel de l’Eglise Gnostique Universelle ». Le numéro quatre de l’année 1910 fait valoir que « La Gnose » est une « Revue mensuelle consacrée à l’étude des Sciences ésotériques ».  A partir du numéro quatre de l’année 1911, en première page, le mot La Gnose est reproduit en chinois, en sanscrit, en arabe et en hébreu . En septembre 1911 René Guénon ajoute pour la première fois « et métaphysiques » au sous-titre . Ainsi la Revue échappe progressivement à l’Eglise Gnostique .
 
On sait que, en 1906, René Guénon, étudiant en mathématiques, avait été initié à l’hindouisme orthodoxe du Vedanta, de l’école de Shankaracharya . René Guénon avait alors 20 ans . Ensuite, il commence un long voyage à travers les organisations initiatiques qui pullulent en Occident, pour en vérifier l’authenticité . Ce n’était pas du tout « une recherche de connaissance » comme beaucoup ont pu l’écrire . Dans une lettre (1921) à Mme Denis-Boulet il déclare que « ni les milieux gnostiques, ni les milieux occultistes n’avaient eu d’influence sur ma pensée ». Dans une autre lettre à la même personne il avoue qu’ « il n’était entré dans ce milieu de la Gnose que pour le détruire ». Cependant, il apporta à sa recherche le sérieux et le soin méticuleux qu’il mettait à toutes choses . Il se fit admettre dans toutes les organisations qui se groupaient autour du Dr. Encausse, mieux connu sous le pseudonyme de Papus . En 1906 René Guénon s’inscrit comme élève à son Ecole Hermétique et devient « Supérieur Inconnu » de l’Ordre Martiniste . Parallèlement aux occupations papusiennes, il se fit initier par des francs-maçons d’obédience espagnole (Loge Humanidad) et par ceux de Rite Primitif et Originel Swedenborgien de Theodor Reuss . De Papus il reçut encore une patente de haut grade pour le Rite de Memphis-Misraïm .
 
Vers 1909 les martinistes et les maçons l’exclurent . René Guénon n’en avait pas moins vu ce qu’il voulait voir : la caricature occidentale des antiques initiations . Il avait engrangé une masse impressionnante de documentation : tous ceux qui ont connu personnellement René Guénon ont été frappé par sa mémoire phénoménale .
 
C’est à cette époque qu’il rencontra Fabre des Essarts (Synésius), le Patriarche de l’Eglise Gnostique Universelle qui lui proposa de participer à la fondation d’une Revue : « La Gnose ». Reçu évêque dans l’Eglise Gnostique sous le nom de Palingénius (son prénom René en grec), il est nommé directeur de la Revue . Les Templiers Marnès (Alexandre Thomas) et Mercuranus (Patrice Genty) l’assistent . Tous les trois collaboreront bien plus tard au Voile d’Isis, Patrice Genty alors sous le nom de Basilide .
 
Synésius (Fabre des Essarts)

René Guénon devait se dégager très vite de l’influence de Synésius et il donnera à La Gnose, autant qu’il est possible, une orientation véritablement traditionnelle, comme il le fera plus tard avec le Voile d’Isis, devenue Etudes Traditionnelles en 1934 .
 
Le premier article de Palingénius-Guénon s’intitule « Le Démiurge » et développe magistralement une cosmologie et une cosmogonie, qui explique le « problème du mal » et la « fatale illusion du dualisme ».
 
« La Gnose » continua son humble carrière : elle ne dépassa jamais les 150 abonnés .  Elle publia bientôt deux articles de Palingénius qui contiennent en germement deux des plus importants ouvrages de René Guénon : « L’Homme et son devenir selon le Vedanta » (1925) et « Le Symbolisme de la Croix » (1931) . A la lecture de ces articles on constate avec une évidence indéniable, combien la pensée de René Guénon est déjà fixée . Elle est enracinée définitivement dans la Vérité métaphysique intemporelle d’où elle descendra pour se manifester dans des exposés tour à tour doctrinaux, historiques, critiques, initiatiques, toujours relié à ce Centre immobile .
 
A la suite de quelle quête a-t-il trouvé cette Vérité métaphysique ? Nous n’en savons rien . Guénon s’est tu sur la genèse de sa pensée . Quand il commence à publier ses premiers textes, il n’a plus à chercher la Vérité, il La possède et La transmet . Jusqu’à sa mort il fonctionne comme une « Boussole infaillible et une Cuirasse impénétrable ». Car ses différents ouvrages ne trahissent aucun progrès, aucune évolution . Guénon livre toujours la même pensée, indéfiniment répétée . Mais cette pensée est inépuisable, car elle est l’expression de la Totalité .
 
Le secret du prestige de René Guénon n’est pas ailleurs . Quand une œuvre, dans une époque de désordre  comme la nôtre, se saisit avec force des plus angoissants des problèmes : quand elle ne se contente pas de spéculations artificielles, mais que sans tâtonnements ni hésitations, elle pose avec une totale lucidité les principes de la connaissance, elle est nécessairement incantatoire . Le charme, au sens symbolique du mot, n’est pas seulement le propre de certaines œuvres d’art ou de certaines personnes, il se dégage aussi irrésistiblement du caractère illuminateur de certaines œuvres de doctrine pure .
 
La réédition de « La Gnose » est importante également par les contributions de Léon Champrenaud (Abdul-Haqq), de Ivan Aguéli (Abdul-Hadi) de Albert de Pouvourville (Matgioi) . De haute importance aussi est l’étude sur l’Archéomètre de Saint-Yves d’Alveydre en 12 livraisons . C’est un travail collectif de Barlet et de Marnès . Palingénius en fournit surtout les notes . Le texte est moins confus et plus intelligible que l’œuvre originelle .
 
Oswald Wirth contribua également à la Revue, ainsi que Patrice Genty et Fabre d’Olivet .
 
Toutefois, « La Gnose » reste un ensemble fort intéressant . Elle traduit une volonté d’ « assainissement » de certains milieux à tous égards défavorables à une restauration d’une perspective authentiquement traditionnelle .
 
Jeff Kerssemakers
 

mercredi 9 août 2017

Jeff Kerssemakers - Compte-rendu - Erik Sablé, Vie et Paroles de Saï Baba de Shirdi, un saint indien .





Erik Sablé, Vie et Paroles de Saï Baba de Shirdi, un saint indien . Dervy, Coll. Chemins de Sagesse, 2006. 108 pp.
 
On connaît en Occident certains des grands saints indiens, comme Shri Ramana Maharshi, Shri Ramakrishna, ou, plus récemment, Ma Ananda Moyi, Shri Sarada Devi, ect . Mais on ignore tout du saint le plus connu dans l’Inde actuelle, c’est-à-dire Saï Baba de Shirdi, dont Erik Sablé nous offre la biographie .
 
Saï Baba est une figure haut en couleurs, emblématique pour l’entente entre Hindous et Musulmans en Inde, car il était un Guru hindou autant qu’un Shaykh soufi . On ne connaît par contre ni ses origines, ni son vrai nom . Le nom de Saï Baba, un mélange de persan et de hindi, lui fut attribué lorsqu’il arriva de nulle part à Shirdi, au Nord de Poona, et s’installa dans une mosquée délabrée . Saï veut dire « parfait, saint » en persan et Baba signifie « père » en hindi . Les détails que racontent cet « Illustre Inconnu » sur lui-même et sur son passé sont très variés et plutôt symboliques .
 
Il serait né en 1838 . Ses parents moururent quand il était encore un bébé et il fut confié à un couple de Soufis . Son nouveau tuteur mourut lorsqu’il avait à peine quatre ans et la veuve le confia à un Shaykh soufi du nom de Venku Shah. A Shirdi on remarqua qu’il faisait des exercices difficiles de Hatha Yoga, ce qui laissait supposer qu’il avait certainement eu un Maître en la matière .
 
Derrière sa mosquée Saï Baba cultivait un petit jardin d’herbes médicinales . Il savait soigner et guérir pratiquement tout et sa réputation se répandit vite . Il utilisait parfois des remèdes à l’apparence absurde ainsi il soignait des yeux enflammés , presqu’aveugles en y appliquant du piment réduit en bouilli ! Saï Baba permit à des couples stériles d’enfanter . Il répondit une fois à une telle requête :  « Pourquoi me réclamez-vous un seul enfant ? Je vais vous en donner deux ! » Et, effectivement, la femme mit au monde des jumeaux avant la fin de l’année . Plus tard, après 1890, il fera surtout usage comme médicament pour toute affection des cendres (udî) de son foyer . Il recommandait de les avaler mêlées à de l’eau . Les cendres sont traditionnellement considérées comme la quintessence des objets brûlés, leur part incorruptible . Elle a donc symboliquement,
le pouvoir de régénérer le corps ainsi que l’âme . Après avoir réussi une guérison, donné un secours, on l’entendait prononcer  « Allah Malik Hay » (Dieu est le Maître de la Vie) ou encore « Allah karega » (Dieu le fera) .
 



Un jour, un capitaine de bateau, naufragé pendant la guerre russo-japonaise, vint à Shirdi pour le remercier d’avoir répondu à son appel au secours et de l’avoir sorti de l’eau et déposé sur un bateau voisin . Les fidèles de Saï Baba se souvenaient alors que, il y avait quelques mois Saï Baba, assis tranquillement à son foyer, était subitement trempé d’eau, d’eau de mer . Une autre fois, une femme d’un village à une centaine de kilomètres de distance, vint le remercier, car elle avait vu Saï Baba lui-même sauver de justesse son bébé qui allait culbuter dans le feu d’un forgeron . La renommée de Saï Baba grandit ainsi et les miracles qu’on lui attribue ne se comptent plus .
 
Une autre fois, il interdisait l’entrée à sa résidence à quelqu’un qui avait insulté le Christ pendant une discussion dans le village .
 
En 1916, le choléra se déclara près de Shirdi et une épidémie menaçait . Saï Baba la stoppa net en répandant de la farine moulue par lui-même autour du village, comme nourriture pour la terrible Devi Mari Ayi qui peut apporter le choléra, la peste ou la variole . On dit d’elle qu’elle « mange » les victimes des épidémies . Des témoins ont raconté que Mari Ayi était entrée chez Saï Baba comme une femme très laide aux cheveux défaits pour « manger » un garçon assis là . Saï Baba la chassa avec un coup de pied dans le ventre . « C’était  la déesse Choléra » expliqua-t-il simplement .
 
Régulièrement, Saï Baba réclamait la dakshina (aumône) à ses visiteurs et tous les jours il recevait ainsi des dons en nature ou des sommes importantes . Il distribua tout aux pauvres et le soir il ne possédait plus une roupie .

Tombe de Saï Baba de Shirdi

Saï Baba dormait très peu et passait une grande partie de la nuit en invoquant des Noms Divins . Il insistait toujours auprès de ses disciples, Hindous ou Pusulmans, sur l’importance de cette pratique que les Hindous appellent japa et les Musulmans dhikr .
 
Il demanda fréquemment de lui réciter le Coran . Il ouvrait lui-même le livre sacré et indiqua où il fallut commencer . Il connaissait les écrits soufis . Il pouvait les citer, chanter leurs poèmes . Et il était capable de commenter les Saintes Ecritures hindoues d’une manière extrêmement profonde, ce qui montrait sa parfaite connaissance du sanscrit .
 
Saï Baba aimait la musique et la danse . Il chantait des prières, des qawwâlis en persan ou en arabe, et parfois des chants de Kabir, avec lequel il avait des affinités manifestes . Il s’attachait parfois des clochettes aux chevilles et dansait, rapidement absorbé dans un hâl, un état extatique .
 




Baba s’arrangea  pour qu’un feu brûle continuellement à l’intérieur de la mosquée . Cette pratique était commune aux Nath-Yogis (de tradition tantrique shivaïte) et à certaines confréries soufies qui, elles aussi, entretenaient un feu perpétuel, comme la Chisthiyya d’Ajmer par exemple . Et ce foyer lui procura les cendres à donner comme remède aux visiteurs .
 
Ainsi,  avec sa générosité, son pouvoir de guérison, ses conseils et ses secours accordés, on peut considérer Saï Baba comme une manifestation de la Rahmah divine, de la Miséricorde divine, qui, continua même après sa mort . Dans les décennies suivant son samâdhi des centaines de témoignages affluèrent à la Fondation Saï Baba racontant des guérisons ou des aides reçues de la part du saint homme .
 
En 1917, le célèbre traditionnaliste Lokamanya Tilak est venu visiter Saï baba qui était enchanté de le rencontrer . Pour tout darshan (enseignement) il lui disait :  « Les gens sont mauvais . Reste comme tu es ! »
 
On sait que Saï Baba donnait parfois à ses disciples le grand commentaire de la Bhagavad Gita que Tilak avait écrit en prison, y citant de mémoire toutes ses sources .
 
Saï Baba fut manifestement un jivatma, un libéré vivant comme Shri Ramana, au-delà des formes, mais les musulmans veulent le considérer comme Musulman et les Hindous faisaient de grands efforts pour se l’approprier sans partage .



 
Maintenant, plus près de nous, suite aux troubles actuels entre Hindous et Musulmans en Inde, un mouvement s’est déclaré depuis l’été de 2014 pour « détrôner » Saï Baba . Certains Hindous n’en veulent plus . De virulents articles de presse dénoncent Saï Baba comme un simple fakir musulman, sans même voir en lui un saint homme . Ces extrémistes refusent qu’il soit vénéré par les Hindous comme une manifestation de la divinité . C’est un des quatre Shankaracharyas actuels (garants de l’orthodoxie védantique), celui de Dwarka à l’ouest qui a lancé la polémique, attribuant la sécheresse qui touchait alors le Maharashthra au culte du « fakir ».
 
Mais Saï Baba est omniprésent en Inde . Son image s’affiche en tout lieu dans les taxis, les trains, les boutiques, les gares . Son esprit reste bien vivant : Allah Malik Hay !
 
Jeff Kerssemakers




lundi 7 août 2017

Amadou Hampâté Bâ - Les trois vérités et les croissants de lune





Amadou Hampâté Bâ
 Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
Paris. Actes Sud. 1994.




En dehors de mon bref voyage à Bamako, j'avais dû interrompre mon enseignement pendant deux semaines, ayant accepté de travailler bénévolement auprès du commandant de cercle de Bandiagara pour remplacer son secrétaire parti en congé ; mais je rejoignais Tierno à la mosquée pour la prière du matin et le retrouvais le soir après ma journée de travail.


 Je dus l'interrompre également en raison d'un deuil familial : pas plus que son aîné, notre deuxième petit “Tierno Bokar” ne voulut demeurer avec nous en ce bas monde. Lui aussi ferma les yeux à Bandiagara entre les mains de son homonyme.


— Voyez donc ! s'exclamèrent nos antagonistes de Bandiagara. Il donne le nom de Tierno Bokar à l'un de ses fils, il meurt ! Il le donne à un deuxième, il meurt ! Jusqu'où ira-t-il comme cela ?
Averti de ces propos, je fis connaître ma réponse :


— Même si je dois remplir un cimetière de petits “Tierno”, tant que Dieu m'enverra des enfants je leur donnerai ce nom jusqu'à ce que l'un d'entre eux vive. A partir de maintenant, tout enfant qui naîtra chez moi, garçon ou fille, je l'appellerai «Tierno Bokar » !

Le premier enfant qui vint a nouveau au monde dans ma famille fut celui de Banel, né en 1934. C'était un fils. Je lui donnai le nom de mon maître et, Dieu merci, il resta parmi nous. Aujourd'hui encore, il vit auprès de moi à Abidjan.

Mon congé allait vers sa fin. Puisque Tierno m'avait déconseillé de démissionner, force m'était de me préoccuper de ma future affectation. Souhaitant rester auprès de lui, je décidai d'écrire au commandant Marius Bellieu, comte de la Romevillière, que j'avais choisi de servir au cercle de Bandiagara ; mais avant même que j'aie commencé à rédiger ma lettre, une intrigue émanant de certains collègues vint m'obliger, malgré moi, à demander mon affectation pour Bamako.

 Deux collègues africains qui étaient en fonctions à Bamako, dont un natif de Bandiagara — je préfère ne pas citer de noms — m'envoyèrent une lettre dans laquelle ils m'informaient confidentiellement d'une démarche du commandant Marius Bellieu : celui-ci leur aurait demandé en privé d'essayer de me convaincre de venir servir auprès de lui à Bamako, mais à condition de ne pas révéler sa démarche car il tenait à me laisser libre de ma décision. Après concertation, ils avaient estimé préférable de me prévenir, afin que je sache combien le comte serait heureux de m'avoir dans ses services.

— C'est le plus grand plaisir, disaient-ils, que je pourrais lui faire.

 Je montrai la lettre à Tierno Bokar.

— Je flaire une intrigue, me dit-il. Il m'a en effet été rapporté que le fils unique de l'un des deux signataires, un fonctionnaire comme toi, a demandé à son père d'entreprendre des démarches en vue de le faire affecter à Bandiagara. Il souhaite y revenir afin de pouvoir restaurer leur maison familiale tombée en ruine faute de soins. Cette lettre n'est donc pas sincère. Dans la crainte que tu ne choisisses Bandiagara, on t'entortille pour te faire choisir Bamako. Etant donné l'état de délabrement de sa concession, je comprends que ton collègue de Bamako veuille favoriser l'installation de son fils à Bandiagara, mais il aurait pu te le demander amicalement sans recourir à une machination cousue de fil blanc.

 Dans l'état actuel des choses, si tu maintiens ta demande pour Bandiagara tu vas te créer à Bamako des ennemis qui risquent de te nuire auprès de tes supérieurs, et le conflit n'aura pas de fin, là-bas comme ici. Tu ne seras même pas sûr de pouvoir être maintenu à ton poste dans l'avenir. Laisse donc le fils de ton collègue venir à Bandiagara, et toi, va à Bamako auprès d'un chef qui t'apprécie, et à un poste où tu pourras te rendre utile.

 Je m'inclinai. Le jour même je télégraphiai au commandant Bellieu pour lui dire que je serais heureux de servir à nouveau sous ses ordres. Quelque temps plus tard ma décision d'affectation me parvint, et le fils du collègue fut affecté à Bandiagara. Tout le monde était content, mais je savais à quoi m'en tenir.


Je profitai du temps qui me restait pour poser à mon maître des questions qui me tenaient à cœur.

— Tierno, est-ce que je peux discuter de questions religieuses avec des gens qui ne sont pas musulmans ?

— Oui, me répondit-il, si tu peux les respecter. Il faut toujours respecter les croyances des autres. Imagine que le père de quelqu'un soit un cochon alors que ton père à toi est un ange. Si tu insultes son père cochon, sa réplique immédiate sera d'insulter ton père ange, parce que pour lui c'est son père cochon qui est le meilleur. Si tu insultes son père, il insultera le tien. Si tu commences par repousser quelqu'un, il te repoussera, c'est une réaction naturelle. Cela se voit dans les mains de l'homme : si tu mimes l'action de frapper, l'autre, automatiquement, lèvera sa main contre toi.

 Il ne nous incitait pas seulement à la tolérance, mais à une écoute réelle, attentive de l'autre :

— Si tu n'es pas compris, au lieu de t'exciter et de trouver que ton interlocuteur est un imbécile, ou qu'il a la compréhension dure, il faut, toi, l'écouter et essayer de le comprendre. Quand tu le comprendras, tu sauras pourquoi il ne t'a pas compris ; tu pourras alors ajuster tes propos de manière à être compris de lui. Peut-être as-tu parlé d'une manière trop élevée, ou incompréhensible pour son entendement ou sa vision des choses ? C'est pourquoi il faut savoir écouter. Il faut cesser d'être ce que tu es et oublier ce que tu sais (24). Si tu restes tout plein de toi-même et imbu de ton savoir, ton prochain ne trouvera aucune ouverture pour entrer en toi. Il restera lui, et tu resteras toi.

 Pour lui, l'ensemble des conflits humains reposait sur quatre causes essentielles : la sexualité, l'appât du gain, le souci de préséance (Ôte-toi de là que je m'y mette !) et la mutuelle incompréhension, compagne de l'intolérance. Il voyait dans l'incompréhension et l'intolérance le père et la mère de toutes les divergences humaines : “On se parle, mais on ne se comprend pas, parce que chacun n'écoute que lui-même et croit détenir le monopole de la vérité. Or quand tout le monde revendique la vérité, à la fin personne ne l'aura.”

C'est alors qu'il nous développa son schéma des “trois vérités” et des croissants de lune.


— Il y a trois vérités, nous expliqua-t-il : ma vérité, ta vérité, et la Vérité. La Vérité n'appartient à personne : elle est au centre, et n'appartient qu'à Dieu. Elle représente la lumière totale, et c'est pourquoi elle est symbolisée par la pleine lune. Avez-vous remarqué que, pendant les trois jours de pleine lune (les treizième, quatorzième et quinzième jours de chaque mois lunaire), il n'y a pas d'obscurité sur la terre ? Le soleil ne se couche pas avant de voir apparaître le disque lunaire à l'opposé du ciel, et la lune ne disparaît pas avant d'avoir vu le soleil se lever. C'est un spectacle de toute beauté !

 Ma vérité, comme ta vérité, ne sont que des fractions de la Vérité. Ce sont des croissants de lune situés de part et d'autre du cercle parfait de la pleine lune. La plupart du temps, quand nous discutons et que nous n'écoutons que nous-mêmes, nos croissants de lune se tournent le dos ; et plus nous discutons, plus ils s'éloignent de la pleine lune, autrement dit de la Vérité. Il nous faut d'abord nous retourner l'un vers l'autre, prendre conscience que l'autre existe, et commencer à l'écouter. Alors nos deux croissants de lune vont se faire face, se rapprocher peu à peu et peutêtre, finalement, se rencontrer dans le grand cercle de la Vérité. C'est là, et là seulement, que peut s'opérer la conjonction.

 Tout en parlant, il dessinait sur le sol le cercle de la pleine lune et, des deux côtés, les deux croissants d'abord opposés, puis se faisant face, puis se rapprochant jusqu'à se confondre avec le cercle central. Tierno utilisait toujours ce genre d'images pour se faire comprendre. C'était l'une de ses innovations par rapport à l'enseignement maraboutique habituel. Il appelait les croissants opposés “les vérités divergentes”, et nous invitait à aller vers “la vérité convergente”. “Si vous êtes avec quelqu'un, ne cherchez pas ce qui vous différencie ; cherchez ce que vous avez de commun et bâtissez sur cela.”

Pour Tierno Bokar, il n'existait qu'une seule religion, une en son essence, éternelle, immuable dans ses principes fondamentaux, mais qui, au cours des temps, pouvait varier dans ses formes d'expression pour répondre aux conditions de l'époque et du lieu où était descendue chaque grande “révélation”. “Il n'y a qu'un seul Dieu, disait-il. De même, il ne peut y avoir qu'une voie pour mener à Lui, une religion dont les diverses manifestations dans le temps sont comparables aux branches déployées d'un arbre unique. Cette religion ne peut s'appeler que Vérité. Ses dogmes ne peuvent être que trois : Amour, Charité, Fraternité.”



24. Le poème de Maabal Sorsoreewel ainsi que de nombreux autres, mystiques ou non, des maîtres du “grand parler” petit figurent dans les archives de A. H. Bâ, le plus souvent avec transcription du texte fulfulde, traduction juxtalinéaire et premier essai de traduction plus élaborée.