dimanche 22 mai 2011

Rôle du wahabisme et du réformisme de la Nahda en Algérie dans le processus d’exclusion et de marginalisation du soufisme
















Alain Romey

En Algérie de 1971 à fin 1984 j’ai vécu, à Alger, au sein d’une famille très proche de la pensée du réformateur Ibn Badis1 et dans laquelle on avait un certain mépris pour toute pratique mystique de l’islam, le soufisme (tasawwuf). On percevait, dans leur façon de réagir, si on s’y intéressait, comme une angoisse de peur de provoquer la division (fitna) de la communauté des croyants (umma). Il y avait, derrière cette façon d’être, une attitude empreinte de rigidité vis-à-vis de ce que l’on devait penser de l’orthodoxie sunnite en islam.
Dans les années 1970, je ne comprenais pas ce que signifiait cette attitude car n’étant pas suffisamment familier des pratiques rituelles de cette religion, je n’avais aucune connaissance de sa mystique. En revanche, la pensée mystique chrétienne m’était familière car, dans les années 1960, j’eus la chance d’être initié à la pensée mystique indienne par un religieux chrétien de l’ordre de l’Oratoire, d’origine indienne, qui m’avait familiarisé, pendant quelques années, avec le yoga mystique2.3Ainsi, lors d’une expérience de transhumance saharienne (achaba), en compagnie des Saïd Atba de Ouargla3, entre 1975 et 1977, je pus participer assez régulièrement à des rituels soufis de la confrérie Darqawiya, affiliée à la Shadiliya de la région de Tiaret notamment dans la zawiya4 de Sidi Adda, à la  fin du voyage aller de notre achaba, de début juin à fin septembre 1976.
À mon retour à Alger, questionnant le père de cette famille avec qui j’étais familier, car il me considérait comme l’un des siens, et m’entretenait donc des choses de la religion, je racontais ce que j’avais vu et vécu dans cette zawiya, je le sentis gêné et préoccupé. Il ne me dit seulement que ce n’était pas une bonne pratique de l’islam. Je ne savais pas alors ce que cela sous-entendait, sinon que pour lui un « interdit » évident était exprimé vis-à-vis du soufisme et que par rapport à son islam orthodoxe, influencé par Ibn Badis, il n’était pas admissible d’agir ainsi.

Je continuais cependant à fréquenter les quelques khouan5 de la Darqawiya immigrés à Alger. Pourquoi mon attitude bienveillante vis-à-vis de la mystique fut, à la limite, perçue comme une trahison par cet homme tolérant dont le père, né à la fin du XIXe siècle, avait été un étudiant de la Zitouna6? Alors que sur le terrain, au Sahara, j’avais vécu et je vivais encore à Alger une expérience humaine qui ne me paraissait pas du tout en désaccord avec les principes fondateurs de l’islam qu’il m’avait enseignés?
L’absence de clergé dans l’islam oblige à reconnaître un minimum de « légitimité » à des savants (ulama) en mesure de commenter (tafsir) le texte coranique en fonction des quatre écoles d’interprétation admises en milieu sunnite. Ces hommes jouent un rôle fondamental dans l’élaboration de la jurisprudence (fiqh). Ils sont écoutés, donnent des avis, mais par expérience ne figent pas le fiqh. C’est toujours parmi eux que le pouvoir politique choisit les juges (qadi) qui se prononcent « au nom de Dieu ». (bi-ism-illah), la plus grande responsabilité dans l’islam.
Ils ne se positionnent jamais sur la prise du pouvoir politique naturel (malk) car ce qui est exprimé, dans le Coran et la Sunna, ne le permet guère : « O vous qui croyez, obéissez  à Dieu, au Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité ». S.IV, V.59.
Un hadith7 est plus explicite :
« Des gens de pouvoir vous gouverneront après moi. Il y en aura de bons qui vous gouverneront avec bonté, il y en aura de pervers qui vous gouverneront avec perversité. S’ils se conduisent bien, le mérite en sera pour vous et pour eux ; s’ils se conduisent mal, le mérite en sera pour vous et le malheur pour eux. Ecoutez-les et obéissez-leur en tout ce qui est conforme à la Loi. »
Ceux qui pourraient donc juger de la valeur de ce qui est conforme à la « Loi » (as-shariaa) ne peuvent être que les ulama. En tant que juristes, ils sont cependant en position difficile pour donner un avis qui serait négatif sur la légitimité de la personne qui détient le pouvoir suprême : le khalife ou toute personne en délégation de pouvoir : sultan, émir, dey et bey.  
Toute prise de position ou même allusion vis-à-vis de ce problème serait immédiatement interprétée comme une volonté de vouloir provoquer la division des musulmans (fitna) et cette pratique est considérée comme ce qu’il y a de pire en islam sunnite, car elle évoque l’anarchie (as-siba) et surtout le souvenir de la grande fitna, celle qui a provoqué la division, au premier siècle de l’hégire, entre chiites et sunnites.

Les ulama ne se prononcent que très rarement sur ce plan, il est tabou. Un seul a osé le faire catégoriquement c’est Ibn Taymiyya, au XIIIe siècle, or cet alam de Damas fut un juriste contestable avec des positions très contradictoires. Pourquoi? Parce que malgré l’effort effectué, à la fin du XIe siècle, par Al Ghazali8 pour faire admettre le soufisme dans l’orthodoxie sunnite, ce qui adviendra, Ibn Taymiyya est un censeur impitoyable du soufisme. Ses attaques contre Ibn Arabi, considéré comme Cheikh al akbar (maître spirituel suprême), sont d’une violence extrême.
Utiliser l’anathème (takfir), pour accuser une personne en considérant que sa croyance est hétérodoxe, n’était pas coutumier chez les juristes. Par tous les moyens on a cherché à freiner cette pratique et aussi bien Al Ghazali, qu’Al Subki, Suyiti ou Chaarani10 réfutent son usage, car ils considèrent que le censeur qui y recours doit si bien maîtriser la science juridique, la grammaire et la linguistique que cela est considéré, par eux, comme quasiment impossible dans la pratique. Dans le doute, et pour éviter de mettre au ban de la communauté (umma) un croyant, il vaut mieux s’abstenir quitte à se tromper, c’est la règle.
Or Ibn Taymiyya n’hésite jamais dans ses oeuvres, qui sont des pamphlets, à considérer les autres hommes comme hétérodoxes11, ulama de Damas et pouvoir compris. S’estimant inspiré par Dieu, sa critique n’a pas de limite et laisse libre cours à un radicalisme qui paraît évoquer une personnalité à profil très nettement paranoïaque. En cela, il se mettait hors des normes admises par les ulama des quatre écoles d’interprétation du texte coranique parce que l’argumentation, en cas d’anathème (takfir), doit être irréprochable sur le plan du fiqh et qu’Ibn Taymiyya est loin d’avoir témoigné de cette vertu dans ses oeuvres. Par exemple son ambiguïté vis-à-vis du soufisme ne manque pas de surprendre : il le condamne fermement alors que lui-même appartenait à ce courant mystique par l’intermédiaire de la confrérie Qadiriya12.
Par sa façon d’agir il se conduit comme un inquisiteur, mais comme la norme des ulama est la prudence et la tolérance, il va, par ses positions extrêmes, provoquer la réaction qu’engendre tout musulman qui exagère dans la polémique, ses attaques vis-à-vis d’Ibn Arabi ainsi que sa négation de l’intercession du Prophète lui valent la prison au Caire puis à Damas. Son décret (fatwa) proscrivant la visite de la tombe du Prophète le ramènera en prison13. Dans ces périodes, la très grande majorité des ulama pourtant était affiliée à des ordres mystiques, il n’y avait pas de contradiction à vivre sur ces deux systèmes. La position d’Ibn Taymiyya a gravement perturbé le milieu des ulama au point qu’à Damas, au XIIIe siècle, à cause de ce penseur rigide et intransigeant, apparaît un état latent de division (fitna) de la communauté des croyants (umma), en raison de son non respect du consensus (ijmaa) un des principes fondamentaux à respecter dans le fiqh.
Si j’évoque ces événements, c’est parce qu’il faut rappeler le rôle central qu’Ibn Taymiyya va jouer par la suite comme « modèle » dans le wahhabisme du XVIIIe siècle, et dans la pensée fondamentaliste actuelle qui s’en inspire constamment, par une pratique exagérée du licite (halal) et de l’illicite (haram), en ne s’attachant qu’à cette forme superficielle et culpabilisatrice de l’islam en oubliant que le message de fond de cette religion est avant tout la tolérance.
Lors de l’affrontement entre l’Occident et l’Orient en Egypte, au début du XIXe siècle, les réactions de Mehmet Ali et de son conseiller Al Tahtawi sont très éloignées des préoccupations de ce penseur. Ces hommes ont le sens du politique et réfléchissent au nom du « bien commun » en essayant de comprendre l’évolution du monde du fait de la confrontation avec l’Occident de Bonaparte. La période de la pré-nahda est très riche d’échanges entre l’Occident et l’Orient tant sur le plan scientifique que littéraire et le rôle joué par l’ « Ecole des Langues » du Caire sera crucial. Al Tahtawi, azharien d’origine14, avait su trouver un style d’écriture clair pour communiquer à un très large public des idées nouvelles tout en restant dans une démarche ne se démarquant pas de l’islam orthodoxe15.
En revanche, l’attitude réformiste de la nahda, que je préfère nommer sous sa forme arabo-islamique d’islah, s’est trouvée face au problème du constat que la parole de Dieu pouvait être relativisée par l’histoire parce que sa sacralité a parfois été vécue, dans certaines périodes de l’islam et notamment actuellement, par une minorité qui occulte encore le fait que cette parole divine doit toujours être commentée et ainsi conserver un rapport prégnant à la relativité. Ce n’est pas une parole monolithique comme le voudraient les partisans de la pensée wahhabite, qui n’est pas une cinquième école de l’islam, mais seulement un courant minoritaire de l’école hanbalite, une de quatre de l’islam, dire ou défendre le contraire est une imposture inacceptable historiquement.
Mohammed Abduh, au milieu du XIXe siècle semble encore prisonnier de ce dilemme et ne paraît pas prendre conscience qu’il lui fallait admettre des enjeux nouveaux à l’intérieur de la pensée musulmane, notamment depuis l’irruption de l’imprimerie, dès 1821, avec la fondation d’Al Boulaq. Son Traité sur l’unicité de Dieu,16 renoue avec la pensée fondamentaliste et, il est, sur de nombreux points, en retard sur Ibn Khaldoun qui avait su montrer, dès le XIVe siècle, l’importance de l’économie comme facteur déterminant dans l’organisation de la société (umran)17. Sa minutieuse analyse des sociétés du Maghreb sut nous donner l’explication de la formation politique des états par le concept de cohésion tribale (assabiya), en cela il fut précurseur de Marx et de Durkheim18.
En 1903, sa visite au Maghreb, notamment à la Zitouna de Tunis19, est l’objet d’un très vif débat entre Abduh et Salah as Sharif qui lui fit le reproche d’être trop influencé par le wahhabisme et sa critique des confréries. Il fut de même, peu après, pris à partie par la majorité des ulama de Damas20. L’opinion des réformateurs tunisiens se scinda en deux et nous savons, par cette polémique, que la hiérarchie religieuse et le pouvoir politique ont alors réagi énergiquement contre le wahhabisme et particulièrement contre Rachid Ridha, qui s’inspirait de plus en plus des idées d’Ibn Taymiyya, notamment par l’intermédiaire de sa revue « Al manar » dès 1899.
Ces courants influencèrent beaucoup les étudiants algériens qui venaient se former à la Zitouna durant le XIXe et le XXe siècles. C’est ainsi qu’Ibn Badis, de Constantine, reprit les grandes tendances d’Abduh mais surtout de Ridha, et influença fortement l’élite algérienne qui, en pensant suivre un courant se disant réformiste, allait vers ce que je nommerais plutôt une révolution conservatrice. Le courant salafiste prit de l’ampleur face aux problèmes économiques que l’Algérie indépendante tardait à résoudre, et, si dans les années 1970 il n’était pas encore très visible, en revanche, les années 1980 virent son apogée. Afficher ses sympathies vis-à-vis du soufisme pouvait, suivant votre entourage, conduire à des réactions très violentes, avec des rappels très clairs à la fitna de la part des fondamentalistes fanatisés.
Prôner cette dimension spirituelle de la vie par le soufisme devenait une transgression inadmissible pour une grande partie de la communauté des croyants (umma), en Algérie, et obligeait au silence et à la plus totale discrétion de la part de ceux qui se réfugiaient dans cette spiritualité.
Que voyons-nous actuellement? Une réactualisation, par le biais du wahhabisme et de certains prédicateurs ayant accès au pouvoir des médias, de la radicalité prônée par Ibn Taymiyya avec toute l’hypocrisie véhiculée par l’idéologie de ce penseur : condamnation totale du soufisme vécu comme une innovation (bidaa) intolérable, alors qu’il était lui-même soufi! La marginalité et l’exclusion du soufisme par l’islah de Ridha qui flirtait avec le wahhabisme, dès la fin du XIXe siècle, est une hérésie pratiquée par une secte dont même les ulama hanbalites sérieux se méfient21. Ibn Badis aurait dû se montrer plus prudent vis-à-vis d’un courant qui allait très vite se fanatiser, en Egypte, avec Hassan Al Bannah et le mouvement des « Frères musulmans » dès 1928.
En portant préjudice à une pensée mystique entièrement légalisée dans l’islam, Ibn Taymiyya et ses émules, dans la période contemporaine et actuellement, sont en train de déconsidérer l’image de cette religion en prônant une intolérance violente sous le fallacieux prétexte que cela n’est pas conforme à l’orthodoxie sunnite. Je devrais plutôt préciser à leur vision de l’orthodoxie qui n’est que le mépris d’une tradition juridique hautement estimable par la richesse d’une jurisprudence (fiqh) que le sunnisme avait pourtant su produire dans l’islam en admettant, à part entière, le soufisme.


Notes

1 - Fondateur du mouvement algérien des ulama, en 1931.
2 - Dans le cadre de l’Institut catholique de Paris où je suivais des cours de philosophie néo-thomiste, je pus rencontrer Jacques Maritain qui fréquentait un membre de ma famille l’écrivain : Marie de Langle de Cary qui fut amie de Teilhard de Chardin, pourtant bien éloigné de ce courant de pensée. C’est alors que, déçu par cette approche scolastique de la philosophie, je me réfugiais derrière l’enseignement mystique de ce religieux oratorien. Dans ces années 1960 le néo-thomisme était encore une référence, bien qu’en déclin, car l’apogée du thomisme au XIIIe siècle avait permis d’intégrer, au dogme chrétien, l’aristotélisme, en critiquant cependant Averroès (Ibn Rochd) et Avicenne (Ibn Sina). Face à la conception plus humaine et moins rigide de la philosophie que représentait le courant spirituel de l’augustinisme et la pensée platonicienne je n’hésitais pas à suivre ce religieux qui partageait aussi cette conception de la philosophie.
3 - Romey A., Les Saïd Atba de N’Goussa. Histoire et état actuel de leur nomadisme, Paris, l’Harmattan, 1983.
4- Oratoire fréquenté par des mystiques.
5 - Frères appartenant à une confrérie religieuse.
6 - Université prestigieuse fondée au milieu du IXe siècle à Tunis.
7 - Partie de la Sunna donnant la tradition orale du Prophète, admise par certains proches, dont le recueil le plus célèbre est celui de Bokhari.
8 - Arkoun M., La pensée arabe, P.U.F., Paris, 2e ed., 1985, pp.76,77.
9 - Geoffroy E., Le soufisme en Egypte et en Syrie, Institut français de Damas, 1995, pp.446-452.
10 - Ibid., p.458.
11 -  Ibid. p.383-385,447.
12 - Ibid. p.446.
13 - Ibid. p.447.
14 - Formé à la plus éminente université du Caire : Al Azhar.
15 - Arkoun M., ibid., p.98.
16 - Arkoun M., ibid. p.99.
17- Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle (al muqaddima), trad. V. Monteil, Beyrouth, 4v., 1968.
18 - Nous savons combien le fondateur de la sociologie s’est inspiré de l’oeuvre magistrale laissée par les généraux Hanotaux et Letourneux, lors de la conquête de l’Algérie, en décrivant le modèle de l’organisation de la société kabyle déjà cité par Ibn Khaldoun.
19 - Tlili B., « Les Rapports culturels et idéologiques entre l’Orient et l’Occident, en Tunisie, au XIXe siècle (1830-1880), P.U.T, Tunis, 1974, p.670.
20 - Idem.
21- J’en veux pour preuve le remarquable tafsir (commentaires du Coran) d’un alem de l’école hanbalite du XIVe siècle : Ibn Kathir I., L’exégèse du Coran, 4v., 1598p., Dar al Kutub al ilmiyah, Beyrouth, 2000.


Auteur

Alain Romey

C.M.M.C. - Université de Nice

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