mercredi 12 juin 2013

La Chaîne des mondes - René Guénon







Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962

LXI - La Chaîne des mondes1

 




Il est dit dans la Bhagavad-Gîtâ : « Sur Moi toutes choses2sont enfilées comme un rang de perles sur un fil3.» Il s’agit ici du symbolisme du sûtrâtmâ, dont nous avons déjà parlé en d’autres occasions : c’est Âtmâ qui, comme un fil (sûtra), pénètre et relie entre eux tous les mondes, en même temps qu’il est aussi le «souffle » qui, suivant d’autres textes, les soutient et les fait subsister, et sans lequel ils ne pourraient avoir aucune réalité ni exister en aucune façon. Nous parlons ici des mondes en nous plaçant au point de vue macrocosmique, mais il doit être bien entendu qu’on pourrait tout aussi bien envisager de même, au point de vue microcosmique, les états de manifestation d’un être, et que le symbolisme serait exactement le même dans l’une et l’autre de ces deux applications.

Chaque monde, ou chaque état d’existence, peut être représenté par une sphère que le fil traverse diamétralement, de façon à constituer l’axe qui joint les deux pôles de cette sphère ; on voit ainsi que l’axe de ce monde n’est à proprement parler qu’une portion de l’axe même de la manifestation universelle tout entière, et c’est par là qu’est établie la continuité effective de tous les états qui sont inclus dans cette manifestation.



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[1]Publié dans É. T., juin-juill. et août 1946.
[2]Sarvamidam, « ce tout », c’est-à-dire la totalité de la manifestation, comprenant tous les mondes, et non pas seulement « tout ce qui est en ce monde» comme il est dit dans une traduction publiée récemment « d’après Shri Aurobindo ».
[3]Bhagavad-Gîtâ, VII, 7.

 


Avant d’aller plus loin dans l’examen de ce symbolisme, nous devons dissiper tout d’abord une assez fâcheuse confusion au sujet de ce qui, dans une telle représentation, doit être considéré comme le « haut » et le « bas » : dans le domaine des apparences « physiques », si l’on part d’un point quelconque de la surface d’une sphère, le bas y est toujours la direction allant vers le centre de cette sphère ; mais on a remarqué que cette direction ne s’arrête pas au centre, qu’elle se continue de là vers le point opposé de la surface, puis au-delà de la sphère elle-même, et on a cru pouvoir dire que la descente devait se poursuivre de même, d’où on a voulu conclure qu’il n’y aurait pas seulement une « descente vers la matière », c’est-à-dire, en ce qui concerne notre monde, vers ce qu’il y a de plus grossier dans l’ordre corporel, mais aussi une « descente vers l’esprit1», si bien que, s’il fallait admettre une telle conception, l’esprit aurait lui-même un aspect « maléfique ». En réalité, les choses doivent être envisagées d’une tout autre façon : c’est le centre qui, dans une telle figuration, est le point le plus bas2, et, au-delà de celui-ci, on ne peut que remonter, comme Dante remonta de l’Enfer en continuant à suivre la même direction suivant laquelle sa descente s’était effectuée tout d’abord, ou du moins ce qui paraît géométriquement être la même direction3, puisque la montagne du Paradis terrestre est située, dans son symbolisme spatial, aux antipodes de Jérusalem4. Du reste, il suffit de réfléchir un instant pour se rendre compte qu’autrement la représentation ne saurait être cohérente, car elle ne s’accorderait nullement avec le symbolisme de la pesanteur, dont la considération est particulièrement importante ici, et, en outre, comment ce qui est le bas pour un point de la sphère pourrait-il être en même temps le haut pour le point diamétralement opposé à celui-là, et comment les choses se seraient-elles présentées si l’on était au contraire parti de ce dernier point5 ?

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[1] R. P. V. Poucel, La Parabole du Monde, p. III. – L’abus qu’on fait trop souvent de nos jours des mots « esprit » et « spirituel » est certainement pour quelque chose dans cette méprise ; mais il aurait justement fallu dénoncer cet abus au lieu de paraître l’accepter et d’en tirer ainsi des conséquences erronées.
[2] Il est au contraire le point le plus haut quand il y a lieu d’opérer une sorte de retournement de la figure pour faire l’application du « sens inverse », qui est d’ailleurs celui qui correspond au véritable rôle du centre comme tel (voir La Grande Triade, ch. XXIII).
[3] Nous faisons cette réserve parce que le passage même par le centre ou le point le plus bas implique en réalité un « redressement » (représenté chez Dante par la façon dont il contourne le corps de Lucifer), c’est-à-dire un changement de direction, ou, plus précisément encore, un changement du sens « qualificatif » dans lequel cette direction est parcourue.
[4] Voir L’Ésotérisme de Dante, ch. VIII.
[5] C’est par une erreur tout à fait semblable, mais limitée à l’ordre « physique » et au sens littéral, qu’on s’est parfois représenté les habitants des antipodes comme ayant la tête en bas.

 


 

Ce qui est vrai seulement, c’est que le point d’arrêt de la descente ne se situe pas dans l’ordre corporel, car il y a très réellement de l’« infra-corporel » dans les prolongements de notre monde ; mais cet « infra-corporel », c’est le domaine psychique inférieur, qui non seulement ne saurait être assimilé à quoi que ce soit de spirituel, mais qui est même précisément ce qu’il y a de plus éloigné de toute spiritualité, à tel point qu’il paraîtrait en quelque sorte en être le contraire à tous les égards, si toutefois il était permis de dire que l’esprit a un contraire ; la confusion que nous venons de signaler n’est donc pas autre chose, en définitive, qu’un cas particulier de la confusion trop répandue du psychique et du spirituel1.

On pourrait seulement objecter à ce que nous venons de dire que, par là même que les états de l’existence manifestée sont hiérarchisés, c’est-à-dire qu’il y a parmi eux des états supérieurs et des états inférieurs les uns par rapport aux autres, il y a aussi, sur le « fil » même qui les unit, une direction allant vers le haut et une direction opposée allant vers le bas. Cela est vrai en un certain sens, mais encore faut-il ajouter, tout d’abord, que cette distinction n’affecte aucunement le sûtrâtmâ, qui est partout et toujours identique à lui-même, quelle que soit la nature ou la qualité des états qu’il pénètre et soutient ; ensuite, ceci concerne l’enchaînement même des mondes, et non chacun de ces mondes pris à part et considéré isolément des autres. En fait, un quelconque de ces mondes, dans toute l’extension dont il est susceptible, ne constitue qu’un élément infinitésimal dans l’ensemble de la manifestation universelle, de sorte qu’on devrait, en toute rigueur, regarder sa représentation comme se réduisant à un point ; on pourrait aussi, en appliquant le symbolisme géométrique du sens vertical et du sens horizontal, figurer les mondes par une série indéfinie de disques horizontaux enfilés sur un axe vertical2 ; de toute façon, on voit ainsi que, dans les limites de chaque monde, l’axe ne peut véritablement être atteint qu’en un seul point, et, par suite, ce n’est qu’en sortant de ces limites qu’on peut envisager sur l’axe un haut et un bas, ou une direction descendante.


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[1] Ajoutons à ce propos que, contrairement à ce que dit aussi dans le même passage l’auteur que nous venons de citer, il ne peut y avoir d’« illusion spirituelle » ; la peur constante (et, il faut bien le dire, trop souvent justifiée dans une certaine mesure), qu’ont la plupart des mystiques d’être trompés par le diable, prouve très nettement qu’ils ne dépassent pas le domaine psychique, car, comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs, le diable ne peut avoir prise directement que sur celui-ci (et indirectement par- là sur le domaine corporel), et tout ce qui appartient réellement à l’ordre spirituel lui est, par sa nature même, absolument fermé.
[2] Cette représentation montre nettement aussi que, la continuité étant établie exclusivement par l’axe, la communication entre les différents états ne peut s’opérer effectivement que par leurs centres respectifs.

 


Nous pouvons ajouter encore une autre remarque : l’axe dont il s’agit est assimilable, suivant un autre symbolisme dont nous avons déjà parlé, au « septième rayon » du soleil ; si l’on représente un monde par une sphère, il ne devrait donc être en réalité aucun des diamètres de cette sphère, car, si l’on envisage les trois diamètres rectangulaires qui forment les axes d’un système de coordonnées à trois dimensions, les six directions opposées deux à deux qu’ils déterminent ne sont que les six autres rayons du soleil ; le « septième rayon » devrait leur être perpendiculaire à tous également, car lui seul, en tant qu’axe de la manifestation universelle, est ce qu’on pourrait appeler la verticale absolue, par rapport à laquelle les axes de coordonnées du monde considéré sont tous relativement horizontaux. Il est évident que ceci n’est pas représentable géométriquement1, ce qui montre que toute représentation est forcément inadéquate ; du moins, le « septième rayon » ne peut être représenté réellement que par un seul point, qui coïncide avec le centre même de la sphère ; et ceci indique encore que, pour tout être qui est enfermé dans les limites d’un certain monde, c’est-à-dire dans les conditions spéciales d’un certain état d’existence déterminée, l’axe lui-même est véritablement « invisible », et seul peut en être perçu le point qui est sa « trace » dans ce monde. Il va de soi, d’ailleurs, que cette dernière observation, nécessaire pour que le symbolisme de l’axe et de ses rapports avec les mondes qu’il relie entre eux puisse être conçu d’une façon aussi complète que possible, n’empêche nullement que, en fait, la « chaîne des mondes » soit représentée le plus habituellement, ainsi que nous l’avons dit en premier lieu, par une série de sphères2 enfilées à la façon des perles d’un collier3 ; et, à vrai dire, il ne serait guère possible d’en donner autrement une figuration sensible.




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[1] Certains pourraient être tentés de faire intervenir ici la « quatrième dimension », mais celle-ci elle-même n’est pas représentable, parce qu’elle n’est en réalité qu’une construction algébrique exprimée en langage géométrique.
[2] Dans certains cas, ces sphères sont remplacées par des rondelles perforées en leur centre, et qui correspondent aux disques, considérés comme horizontaux par rapport à l’axe, dont nous avons parlé tout à l’heure.
[3] On peut du reste penser légitimement qu’un tel collier a dû lui-même, à l’origine, n’être pas autre chose qu’un symbole de la « chaîne des mondes », puisque, comme nous l’avons dit bien souvent, le fait de n’attribuer à un objet qu’un caractère simplement « décoratif » ou « ornemental » n’est jamais que le résultat d’une certaine dégénérescence entraînant une incompréhension du point de vue traditionnel.

 

 

Ce qu’il importe de remarquer encore, c’est que la « chaîne » ne peut être parcourue en réalité que dans un seul sens, correspondant à ce que nous avons appelé la direction ascendante de l’axe ; ceci est particulièrement net lorsqu’on fait usage d’un symbolisme temporel, assimilant les mondes ou les états d’existence à des cycles successifs, de telle sorte que, par rapport à un état donné, les cycles antérieurs représentent les états inférieurs et les cycles postérieurs les états supérieurs, ce qui implique que leur enchaînement doit être conçu comme irréversible. D’ailleurs, cette irréversibilité est également impliquée dans la conception de ce même enchaînement comme ayant un caractère proprement « causal », bien que celle-ci suppose essentiellement la simultanéité et non plus la succession, car, dans un rapport entre cause et effet, les deux termes ne peuvent jamais être intervertis ; et, au fond, cette notion d’un enchaînement causal constitue le véritable sens de ce qui est traduit symboliquement par les apparences d’une succession cyclique, le point de vue de la simultanéité répondant toujours à un ordre de réalité plus profond que celui de la succession.

La « chaîne des mondes » est généralement figurée sous une forme circulaire1 car, si chaque monde est considéré comme un cycle, et symbolisé comme tel par une figure circulaire ou sphérique, la manifestation tout entière, qui est l’ensemble de tous les mondes, apparaîtra elle-même en quelque sorte comme un « cycle des cycles ». Ainsi, non seulement la chaîne pourra être parcourue d’une façon continue depuis son origine jusqu’à sa fin, mais elle pourra ensuite l’être de nouveau, et toujours dans le même sens, ce qui correspond d’ailleurs, dans le déploiement de la manifestation, à un autre niveau que celui où se situe le simple passage d’un monde à un autre2, et, comme ce parcours peut être poursuivi indéfiniment, l’indéfinité de la manifestation elle-même est exprimée par là d’une façon plus sensible encore.

 

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[1] Cette forme ne s’oppose nullement à la « verticalité »de l’axe ou du fil qui le représente, car, celui-ci devant naturellement être supposé de longueur indéfinie, il est assimilable, en chacune de ses portions, à une droite qui est toujours verticale, c’est-à-dire perpendiculaire au domaine d’existence constitué par le monde qu’elle traverse, domaine qui n’est, comme nous l’avons déjà dit plus haut, qu’un élément infinitésimal de la manifestation, puisque celle-ci comprend nécessairement une multitude indéfinie de tels mondes.
[2] Dans les termes de la tradition hindoue, ce passage d’un monde à un autre est un pralaya, et le passage par le point où les extrémités de la chaîne se rejoignent est un mahâpralaya ; ceci pourrait d’ailleurs s’appliquer aussi analogiquement, à un degré plus particularisé, si, au lieu d’envisager les mondes par rapport à la totalité de la manifestation, on envisageait seulement les différentes modalités d’un certain monde par rapport à l’intégralité de ce même monde.
[3] Peut-être serait-il plus exact en un sens de dire qu’elle paraît se fermer, pour éviter de laisser supposer qu’un nouveau parcours de cette chaîne puisse n’être qu’une sorte de répétition du parcours précédent, ce qui est une impossibilité ; mais, en un autre sens ou sous un autre rapport, elle se ferme bien réellement, en ce que, au point de vue principiel (et non plus au point de vue de la manifestation), la fin est nécessairement identique à l’origine.

 

 

Cependant, il est essentiel d’ajouter que, si la chaîne se ferme3, le point même où elle se ferme n’est aucunement comparable à ses autres points, car il n’appartient pas à la série des états manifestés ; l’origine et la fin se rejoignent et coïncident, ou plutôt elles ne sont en réalité qu’une seule et même chose, mais il ne peut en être ainsi que parce qu’elles se situent, non point à un niveau quelconque de la manifestation, mais au-delà de celle-ci et dans le Principe même1.



Dans différentes formes traditionnelles, le symbole le plus habituel de la «chaîne des mondes » est le chapelet ou le rosaire ; et nous ferons tout d’abord remarquer à ce propos, en connexion avec ce que nous avons dit au début sur le« souffle » qui soutient les mondes, que la formule prononcée sur chaque grain correspond, en principe tout au moins, sinon toujours en fait, à une respiration, dont les deux phases symbolisent respectivement, comme on le sait, la production d’un monde et sa résorption. L’intervalle entre deux respirations, correspondant naturellement au passage d’un grain à un autre, en même temps qu’à un instant de silence, représente par là même un pralaya; le sens général de ce symbolisme est donc assez clair, quelles que soient d’ailleurs les formes plus particulières qu’il peut revêtir suivant les cas. Il faut aussi remarquer que l’élément le plus essentiel, en réalité, est ici le fil qui relie les grains entre eux ; cela peut même sembler tout à fait évident, puisqu’il ne peut y avoir de rosaire s’il n’y a tout d’abord ce fil sur lequel les grains viennent ensuite s’enfiler « comme les perles d’un collier ». Si, cependant, il est nécessaire d’attirer l’attention là-dessus, c’est que, au point de vue extérieur, on voit les grains plutôt que le fil ; et ceci même est encore très significatif, puisque ce sont les grains qui représentent la manifestation, tandis que le sûtrâtmâ, représenté par le fil, est en lui-même non manifesté.

Dans l’Inde, le rosaire est appelé aksha-mâlâ ou « guirlande d’akshas» (et aussi aksha-sûtra) ; mais que faut-il entendre exactement par aksha? Cette question, à vrai dire, est assez complexe2; la racine verbale aksh, dont ce mot est dérivé, signifie atteindre, pénétrer, passer à travers, d’où, pour aksha, le sens premier d’« axe »; et d’ailleurs ce mot et celui d’« axe » lui-même sont manifestement identiques.


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[1]On pourra se reporter ici à ce que nous avons dit dans La jonction des extrêmes.
[2]Nous devons les indications qui suivent, sur ce sujet, à l’obligeance d’A. K. Coomaraswamy.

 


On peut tout de suite, en se reportant aux considérations que nous avons déjà exposées, voir là un rapport direct avec la signification essentiellement « axiale » du sûtrâtmâ ; mais comment se fait-il qu’aksha en soit arrivé à désigner, non plus le fil, mais les grains mêmes du rosaire ? Il faut, pour le comprendre, se rendre compte que, dans la plupart de ses applications secondaires, cette désignation, de l’axe lui-même a été en quelque sorte transférée (par un passage, pourrait-on dire, du sens actif au sens passif) à ce qu’il traverse, et plus particulièrement à son point de pénétration. C’est ainsi, par exemple, qu’aksha est l’« œil » d’une roue, c’est-à-dire son moyeu1 ; et l’idée de l’« œil » (sens que le mot aksha a surtout fréquemment dans ses composés) nous ramène d’ailleurs à la conception symbolique de l’axe comme « rayons solaires », illuminant les mondes par là même qu’il les pénètre. Aksha est aussi un dé à jouer, apparemment à cause des « yeux » ou points dont sont marquées ses différentes faces2 ; et c’est également le nom d’une sorte de graine dont sont faits ordinairement les rosaires, parce que la perforation des grains de ceux-ci est aussi un « œil », destiné précisément à permettre le passage du fil « axial3». Cela confirme d’ailleurs encore ce que nous disions tout à l’heure de l’importance primordiale de ce dernier dans le symbole de la « chaîne des mondes », puisque c’est en somme de lui que les grains dont elle se compose reçoivent secondairement leur désignation, de même, pourrait-on dire, que les mondes ne sont réellement « mondes » qu’en tant qu’ils sont pénétrés par le sûtrâtmâ4.

Le nombre des grains du rosaire est variable suivant les traditions, et il peut même l’être aussi suivant certaines applications plus spéciales ; mais, dans les formes orientales tout au moins, c’est toujours un nombre cyclique : c’est ainsi notamment, que, dans l’Inde et au Thibet, ce nombre est le plus habituellement 108.


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[1] On se souviendra ici de ce que nous avons dit précédemment sur plusieurs symboles apparentés, tels que l’« œil » du dôme et l’« œil » de l’aiguille.
[2] Ce qui est aussi à remarquer, au point de vue de la doctrine des cycles, c’est que les désignations de ces faces, d’après le nombre de leurs points, sont les mêmes que celles des Yugas.
[3] Le nom de la graine rudrâksha est expliqué comme signifiant « ayant un œil rouge » (naturellement et avant la perforation) ; le rosaire est encore appelé rudrâksha-valaya, anneau ou cercle de rudrâkshas.
[4] On sait que le mot sanscrit loka, « monde », est étymologiquement en rapport avec la lumière et la vue, et par suite aussi avec le symbolisme de l’« œil » et celui du « rayon solaire ».

 


En réalité, les états qui constituent la manifestation universelle sont en multitude indéfinie, mais il est évident que cette multitude ne saurait être représentée adéquatement dans un symbole d’ordre sensible comme celui dont il s’agit, et il faut nécessairement que les grains soient en nombre défini1. Cela étant, un nombre cyclique convient tout naturellement pour une figure circulaire telle que celle que nous envisageons ici, et qui représente elle-même un cycle, ou plutôt, comme nous l’avons dit précédemment, un « cycle de cycles ».

Dans la tradition islamique, le nombre des grains est de 99, nombre qui est aussi « circulaire » par son facteur 9, et qui ici se réfère en outre aux noms divins2 ; puisque chaque grain représente un monde, ceci peut également être rapporté aux anges considérés comme « recteurs des sphères3», chaque ange représentant ou exprimant en quelque sorte un attribut divin4, auquel sera ainsi relié plus particulièrement celui des mondes dont il est l’« esprit ». D’autre part, il est dit qu’il manque un grain pour compléter la centaine (ce qui équivaut à ramener la multiplicité à l’unité), puisque 99 = 100 − 1, et que ce grain, qui est celui qui se rapporte au « Nom de l’Essence » (Ismudh-Dhât), ne peut être trouvé que dans le Paradis5 ; c’est là un point qui demande encore quelques explications.

Le nombre 100, comme 10 dont il est le carré, ne peut normalement se référer qu’à une mesure rectiligne et non à une mesure circulaire6, de sorte qu’il ne peut être compté sur la circonférence même de la « chaîne des mondes » ; mais l’unité manquante correspond précisément à ce que nous avons appelé le point de jonction des extrémités de cette chaîne, point qui, rappelons-le encore, n’appartient pas à la série des états manifestés.


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[1] C’est d’ailleurs d’une façon similaire que, dans le langage même, l’indéfinité est souvent exprimée symboliquement par un nombre tel que dix mille, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs (cf. Les Principes du Calcul infinitésimal, ch. IX).
[2] Les 99 grains sont de plus partagés en trois séries de 33 ; on retrouve donc ici les multiples dont nous avons déjà signalé l’importance symbolique en d’autres occasions.
[3] On se souviendra que, en Occident également, saint Thomas d’Aquin a enseigné expressément la doctrine suivant laquelle angelus movet stellam ; cette doctrine était d’ailleurs tout à fait courante au moyen âge, mais elle est de celles que les modernes, même quand ils se disent « thomistes », préfèrent passer sous silence pour ne pas trop heurter les conceptions « mécanistes » communément admises.
[4] Bien que nous ayons déjà indiqué ceci à diverses reprises, nous nous proposons d’y revenir encore plus spécialement dans un prochain article.
[5] Dans la correspondance angélique que nous venons de mentionner, ce centième grain devrait être rapporté à l’« Ange de la Face » (qui est en réalité plus qu’un ange), Metatron ou Er-Rûh.
[6] Cf. La Grande Triade, ch. VIII.

 


Dans le symbolisme géométrique, ce point, au lieu d’être sur la circonférence qui représente l’ensemble de la manifestation, sera au centre même de cette circonférence, la rentrée dans le Principe étant toujours figurée comme un retour au centre1. Le Principe, en effet, ne peut apparaître en quelque sorte dans la manifestation que par ses attributs, c’est-à-dire, suivant le langage de la tradition hindoue, par ses aspects « non suprêmes », qui sont, pourrait-on dire encore, les formes revêtues par le sûtrâtmâ par rapport aux différents mondes qu’il traverse (bien que, en réalité, le sûtrâtmâ ne soit aucunement affecté par ces formes, qui ne sont en définitive que des apparences dues à la manifestation elle-même) ; mais le Principe en soi, c’est-à-dire le « Suprême » (Paramâtmâ et non plus sûtrâtmâ), ou l’« Essence » envisagée comme absolument indépendante de toute attribution ou détermination quelconque, ne saurait être considéré comme entrant en rapport avec la manifestation, fût-ce en mode illusoire, quoique la manifestation en procède et en dépende entièrement dans tout ce qu’elle est, sans quoi elle ne serait réelle à aucun degré2 : la circonférence n’existe que par le centre ; mais le centre ne dépend de la circonférence en aucune façon ni sous aucun rapport. Le retour au centre peut d’ailleurs être envisagé à deux niveaux différents, et le symbolisme du « Paradis » dont nous parlions tout à l’heure est également applicable dans l’un et l’autre cas : si d’abord on considère seulement les modalités multiples d’un certain état d’existence tel que l’état humain, l’intégration de ces modalités aboutira au centre de cet état, lequel est effectivement le Paradis (El-Jannah) entendu dans son acception la plus immédiate et la plus littérale ; mais ce n’est là encore qu’un sens relatif, et, s’il s’agit de la totalité de la manifestation, il faut, pour en être affranchi sans aucune trace de l’existence conditionnée, effectuer une transposition du centre d’un état au centre de l’être total, qui est proprement ce qui est désigné par analogie comme le « Paradis de l’Essence » (Jannatu-dh-Dhât). Ajoutons que, dans ce dernier cas, le « centième grain » du rosaire est, à vrai dire, le seul qui subsiste, tous les autres étant finalement résorbés en lui : dans la réalité absolue, en effet, il n’y a plus place pour aucun des noms qui expriment « distinctement » la multiplicité des attributs ; il n’y a même plus Allahumma (nom équivalant à l’hébreu Élohim), qui synthétise cette multiplicité d’attributs dans l’unité de l’Essence ; il n’y a rien d’autre qu’Allah, exalté ammâ yaçifûn, c’est-à-dire au-delà de tous les attributs, qui sont seulement, de la Vérité divine, les aspects réfractés que les êtres contingents comme tels sont capables d’en concevoir et d’en exprimer.


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[1] C’est ce « retour » qui est exprimé dans le Qorân (II, 156) par les mots innâ li’Llahi wa innâ ilayhi râjiûn.
[2] La transcendance absolue du Principe en soi entraîne nécessairement l’« irréciprocité de relation » qui, comme nous l’avons expliqué ailleurs, exclut formellement toute conception « panthéiste » ou « immanentiste »

 

 

 

 

 

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