Par Louis Rinn (MARABOUTS ET KHOUANS , ÉTUDE SUR L’ISLAM EN ALGÉRIE, chap. XVII, ORDRE PRINCIPAL DES CHADELYA, 1884)
Sid
Abou-Median-Choaïb-ben-Hoceïn-el-Andalousi, plus connu sous son nom
populaire de Bou-Medine, fut le premier Musulman célèbre
qui importa, dans le Maghreb, les pures doctrines du
Soufisme ; il peut donc être considéré, historiquement, comme le chef du plus
ancien des ordres religieux mystiques répandus en Algérie.
Ce fut lui, en effet,
qui, avant tout autre, vulgarisa dans ce pays les principes de
Djoneïd et ceux de Sid Abd-el-Qaderben-Djilani, non pas comme simple disciple
de ces deux personnages, mais bien comme chef d’école et comme fondateur d’un
ordre religieux spécial, dont les adeptes se nommèrent d’abord Madinya ou
Madanya.
Choaïb-Abou-Median naquit
à Séville vers l’an 520 de l’Hégire (1126-1127 de
Jésus-Christ). Malgré l’opposition de sa famille qui le destinait à la carrière
des armes, il s’adonna de bonne heure à l’étude de la théologie et à la vie
contemplative.
Ne trouvant pas, à
Séville, l’enseignement qu’il désirait, il vint se fixer à Fez,
où il reçut les leçons du légiste Abou-el-Hoceïn-ben-R’aleb et celles des
cheikhs Abou-el-Hassen-Aliben-Ismaïl-ben-Molhammed-ben-Abdallah-el-Harzihoum et
Abou-Yazza-el-Nourben-Mimoun-ben-Abdallah-el-Azmiri.
Le premier de ces cheikhs
mourut en 569 (1173-1174), et le second en 572 (1176-1177). C’étaient deux
soufi très renommés.
AbouYazza, qui vécut 130
ans, passa les 18 dernières années de sa vie dans une solitude absolue, ne
vivant que d’herbes et de racines, et n’ayant pour tout vêtement qu’une tunique
de feuilles de palmiers, un burnous en lambeaux et une chachia en jonc.
Lorsque, à leur école,
Abou-Median eut acquis un certain renom, comme théologien
et comme savant, il quitta Fez, avec l’intention de faire
le pèlerinage après s’être arrêté, sur sa route, dans les principaux centres intellectuels
et religieux.
La première ville
importante où il se présenta fut Tlemcen ; l’accueil qu’il y reçut
ne fut d’abord pas très bienveillant.
En effet, soit que les
uléma, ayant entendu parler de sa science et de sa popularité, eussent peur de
trouver en lui un rival et un maître, soit pour toute autre cause, il se vit
refuser l’entrée de la ville. Une députation de notables, venue à sa rencontre,
lui expliqua : qu’il n’y avait pas place pour lui dans la ville, que Tlemcen
était aussi rempli de professeurs que la jatte de lait qu’on lui offrait, et
qui était pleine à déborder. Mais Abou- Median, tirant de son burnous une rose
nouvellement éclose, bien que ce ne fût plus la saison de ces fleurs,
effeuilla, sur la jatte de lait, les pétales qui surnagèrent sans faire
déborder le liquide.
Cette réponse muette et
le prodige de la rose fraîche, à une pareille époque de l’année, changèrent
complètement les dispositions des gens
de Tlemcen, qui l’accueillirent avec empressement. Il s’établit alors sur la montagne
qui domine le village d’El-Eubbad, auprès du tombeau de l’ouali Sid Abdallah-
ben-Ali. Là, il professa assez longtemps avec un très grand succès, et ne tarda
pas à acquérir, par ses vertus et son éloquence, une réputation bien établie de
sainteté et de savoir.
Cependant, se dérobant
aux ovations de ses auditeurs, il partit pour La Mecque, où
il rencontra Sid Abd-elQader-el- Djilani, venu comme lui en pèlerinage. Les
deux savants ne tardèrent pas à se lier d’une étroite amitié et Abou-Median,
devenu le disciple de prédilection de Sid El-Djilani, suivit à Baghdad son
nouveau maître.
Après avoir séjourné
quelque temps dans cette ville, il retourna en Espagne,
professa à Séville, à Cordoue, et, enfin, vint s’établir à Bougie où les hautes
études théologiques étaient en grand honneur.
Entouré de la vénération
de tous, et déjà fort âgé, il avait alors renoncé aux voyages
et ne songeait qu’à demeurer dans cette ville, quand, tout à coup, son énorme
popularité porta ombrage à quelques courtisans du sultan
Almohade-Yacoub-el-Mansour (Almanzor). Ce souverain, tout en y mettant beaucoup
de formes, fit mander près de lui, à Tlemcen, Abou-Median qu’il désirait voir
et interroger sur des questions religieuses.
Les disciples du savant
soufi , ayant appris les propos tenus contre leur maître,
redoutaient fort cette entrevue, et ils mirent tout en oeuvre pour empêcher
Abou-Median de quitter Bougie. Mais celui-ci, plein de sécurité, leur dit: « Ma
dernière heure est proche, et il est écrit que je ne dois pas mourir ici. Tel
est le décret de Dieu et je ne puis m’y soustraire. Je suis faible et d’un âge
avancé, à peine puis-je marcher, le Très-Haut a envoyé vers moi ceux qui
doivent me conduire à ma dernière demeure avec les ménagements nécessaires.
Mais sachez-le bien, je ne verrai pas le sultan et il ne me verra pas. »
Sa prédiction se réalisa
: en arrivant en vue de Tlemcen, à Aïn-Taklalet, Sid
Abou-Median montrant le rebat.(1)
d’El-Eubbad à ses disciples,
s’écria : « Combien ce lieu est propice pour y dormir de l’éternel sommeil ! »
Presque aussitôt il tomba malade, et, après quelques heures
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(1) Faubourg.
de marche, se sentant
défaillir, il fit signe à ses disciples d’approcher, fit sa
profession de foi et ajouta : « Dieu est la vérité suprême. » A ce moment il
expira; on était alors en 594 (1197-1193). Son corps fut transporté à Eubbad,
où son élégant tombeau est encore aujourd’hui l’objet de pèlerinages nombreux.
Mosquée Sidi Boumediene à Tlemcen
Abou-Median fut
réellement un savant et un homme de bien. « Nul ne pratiqua
plus que lui le renoncement au monde, ne s’abîma davantage dans la
contemplation des mystères divins, et ne pénétra plus avant dans la recherche
des secrets du spiritualisme. C’était un soufi parfait, et comme, à la science
profonde des doctrines mystiques, il joignait, disent ses adeptes, une
éloquence rare, il en fut, sa vie durant, un des propagateurs les plus
autorisés(1). »
Voici en quels termes
s’exprime, sur Abou-Median, un auteur musulman(2) : « C’était un homme supérieur, unique, que Dieu avait gratifié
des dons les plus précieux de l’intelligence.
A la connaissance
approfondie des dogmes de l’islamisme, il joignait celle des lois morales ;
mais ce qui le distinguait de tous les autres savants de son siècle, à un degré
éminent, c’était la perspicacité
merveilleuse avec laquelle il avait sondé les mystères de la vie
spirituelle. Rien n’était caché pour lui des choses du monde
invisible. Il en pénétrait tous
les secrets, et certainement, Dieu, en le créant principalement pour être le
soutien de la doctrine contemplative, lui avait donné la mission d’appeler
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(1) Brosselard, Revue
africaine 1860, page 7.
(2) Ibn-Saad, cité dans
le livre intitulé (le Jardin des récits touchant les savants et les saints de Tlemcen)
par Mohammed-ben-Mohamaned-ben-Ahmed, plus connu sous le nom
d’Ibn-Meryem-Cherif, et qui écrivait vers 680 de l’Hégire (1281-1282 J.-C.). Nous n’avons pu
nous procurer ce manuscrit, très rare, et ce que nous en donnons ici est
emprunté aux extraits donnés par M. Brosselard, dans la Revue africaine de
1860.
avait donné la mission
d’appeler les hommes à le suivre dans cette voie. Il s’attachait à méditer sur
l’appui que l’on trouve en Dieu. Il avait la conscience d’être toujours observé
par son Créateur, et c’était vers Lui que se reportaient sans cesse toutes ses
pensées. Il avait une éloquence qui charmait et qui paraissait tenir du
prodige, comme toutes ses actions. Lorsqu’il prêchait, on venait de tous côtés
pour l’entendre. Les oiseaux même, qui volaient au-dessus de la foule pressée
pour l’écouter, suspendaient leur vol,
comme s’ils eussent été charmés de sa parole. Ceux-là aussi étaient, à leur
manière, des amateurs de la Divinité.
Il avait écrit plusieurs
traités de doctrines spiritualistes ( ), et il se plaisait à composer des
poésies allégoriques, dont le sens profond ne peut être saisi que par un petit
nombre d’esprits d’élite. Lorsqu’il sortait, on se pressait sur ses pas.
C’était à qui pourrait le voir, l’approcher, entendre le son de sa voix ou baiser
les pans de ses vêtements. C’est bien avec toute raison qu’il fut surnommé le
cheikh des cheikhs et que l’admiration, aussi bien que le respect pour sa
sainteté, lui ont fait décerner le titre d’ouali et ceux plus glorieux encore
de qotb et de r’out. »
Abou-Médian affectait une
grande humilité et une grande modestie. A ceux qui
l’interrogeaient sur son rôle dans le monde, il répondait : «
Je n’en ai pas d’autre que celui de faire preuve d’humilité
constante dans la pratique de la vie, d’aimer Dieu, de L’adorer, de Le bénir et
d’invoquer sans cesse Son saint Nom. »
Voici comment il
définissait son mysticisme: « Le sentiment de la grandeur et de la
toute-puissance divines exalte mon âme, s’empare de tout mon être, préside à
mes pensées les plus intimes, de même qu’aux actes que j’accomplis au grand
jour et aux yeux du monde. Ma science et ma piété s’illuminent de l’éclat des
lumières d’en haut. Quel est celui sur qui se répand l’amour de Dieu ? C’est
celui qui Le connaît et qui Le recherche partout, et encore celui dont le coeur
est droit et qui se résigne entièrement à la volonté de Dieu. Sachez- le bien,
celui-là seul s’élève dont tout l’être s’absorbe dans la contemplation du
Très-Haut. Dieu n’exauce point la prière, si Son Nom n’est pas invoqué. Le coeur
de celui qui le contemple repose en paix dans un monde invisible. C’est de Lui
qu’on peut dire : « Tu verras les montagnes, que tu crois solidement fixées,
marcher comme marchent les nuages. Ce sera l’ouvrage de Dieu qui dispose
savamment toutes choses(1). »
Interrogé sur l’amour
divin, Abou-Median répondait :
« Le principe de l’amour
divin, c’est d’invoquer constamment et en toutes circonstances le nom de Dieu,
d’employer toutes les forces de son âme à le connaître, et de n’avoir jamais en
vue que lui seul. »
Abou-Median prétendait
que Dieu s’était manifesté à lui et lui avait dit: «
Choaïb, les actes d’humilité que tu as accomplis ont doublé ton mérite à Mes
yeux, et Je te pardonne tes fautes. Heureux l’homme qui t’aura vu ou qui
connaîtra celui qui t’aura vu. »
Les chaînes mystiques des
saints, qui transmirent à Abou-Median la science de
la vérité et les pures doctrines du Soufisme, sont nombreuses et varient selon
les auteurs, et selon les chefs d’ordres qui se disent ses continuateurs.
La plupart d’entre elles
remontent à Aboul-Kacem-el- Djoneïd. Voici celle qui
est généralement admise, en Algérie, par les ordres qui, comme les Chadelya et
les Derqaoua, sont plus particulièrement considérés comme les héritiers
spirituels d’Abou-Median :
Chaîne A. L’ange Gabriel.
— Le Prophète. — l, Ali-ben-Abou-Taleb. — 2. Hassan-el-Bosri. —
3, Habib-ben-el-Hadjemi.— 4, Daoud-ben-Nacer-et-Taï. — 5,
Marouf-el-Kerkhi. — 6, Seri-Sakati. — 7, Abou-Kacem-el-Djoneïdi. — 8, Chems-ed-Din-Abou-Thaleb-el-Mekki.
— 8 bis, Mohammed-el-Harirri. — 8 ter, Abou-Mohammed-Djari. — 9, Abou-
Maali-el-Djouini. — 10, Abou-Ahmed-el-Ghazzali. — 11,
Fakhred-Din-Mohammed-ben-Abou-Beker-ben-Arabi. — 12, Abou-Hassen-Aliben-Ismail-ben-Mohammed-ben-Abdallah-ben-Harziboum,
mort en 569 (1173-1174). — 12 bis, en
même temps Abou-Yazza-en-Nour-ben-Mimoun-ben-Abdallah-el-Azmiri-el-Askri, mort
en 572 (1176-1177). — 13,Abou-Median-Choaïb-el-R’out.
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(1) (Coran XXVII-90)
Une seconde chaîne,
également admise par les Chadelya, est la suivante :
Chaîne B. L’ange Gabriel.
— Le Prophète. — 1, Ali-ben-Abou-Taleb. — 2, El-Hoceïn-ben-Ali. — 3,
Ali-Zin-el-Abidin. — 4, Mohammedel-Beker. — 5,
Djafar-es-Saddok-ben-Mohammed-al-Beker, 145 (765-766 de J.-C.) (était fils
de Oum-Serouak, fi lle du khalita Abou-Beker). — 6, Moussa-el-Kadem. —
7, Sid Ali-ben-Moussa-er-Rida. — 8, Marouf el-Kerakhi. — 9, Seri-Sakati. — 10,
Djoneïd. — 11, Abou-Yacoub-en-Nahrdjouri. — 12, Abou-Saïd-el-Maghrerbi. — 13,
Ech-Cbachi. — 14, Abou-Median-Choaïb-el-R’out.
Une autre chaîne encore
admise, toujours avec quelques variantes, selon les ordres, ne passe pas par
Djoneidi, mais part, directement, de Seri-Sakati (n° 6 de la chaîne A).
Chaine C. 6, Seri-Sakati.
— 7, Abou-el-Hocein-Ali-en-Nour. — 8, Abou-Beker-el-Hassan-el-Djouhari.
— 9, Abdallah-ben-Abou-Beker —10,
Abou-Mohammed-Abd-el-Djeill-ben-Reihane. — 11, Abou-Mohammed-Tenouri. — 12,
Abou-Choaïb-Ayoub-ben-Said-es-Senhadji. — 13,
Abou-Yazza-ben-Mimoun-el-Azemori-el-Askouri. — 14, Abou-Median-Choaïb-el-R’out.
Enfin nous rappellerons
qu’une des chaînes, qui relient l’enseignement de
Djoneidi à celui du Prophète, passe par Sliman-el-Farani, compagnon du Prophète
et affilié aux Seddikya. D’où il résulte que l’ordre des Madinya-Chadelya se
rattache, entre autres autorités, à celle de Sid Abou-Beker-es-Seddik, le plus
vénéré des compagnons du Prophète, ce qui classe cet ordre parmi les plus
recommandables de l’Islam.
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