Propos extraits de l’émission de France Culture « L’autre scène ou les vivants et des dieux » produite et animée par Robert Amadou, diffusée le 16 juillet 1979 sur la thématique « L’expérience spirituelle ».
« A
celui auquel il est donné d’être illuminé de l’intérieur,
l’univers apparaît avec une certitude éclatante et irrésistible
comme étant, à cet instant même, dans sa totalité aussi bien que
dans toutes ses parties, parfaitement juste. C’est-à-dire sans
qu’il faille chercher la moindre explication, ni justification
au-delà de ce qu’il est, tout simplement, lui-même. L’existence
cesse non seulement d’être alors un problème, mais on demeure
émerveillé devant l’évidence et l’efficacité des choses dans
leur rectitude.
Aussi
n’existe-t-il pas de mots assez forts pour exprimer la perfection
et la beauté de cette expérience. Sa clarté procure parfois la
sensation que le monde est devenu transparent ou lumineux et que,
dans sa simplicité, il est à la fois pénétré et ordonné par une
suprême intelligence. En même temps, il arrive souvent à celui qui
fait cette expérience de percevoir l’univers entier se muer en son
propre corps. Ce qu’il est, ainsi que tout ce qui l’entoure, ne
lui paraît pas le résultat d’un devenir, mais une présence
immuable. Il ne s’agit pas d’une perte d’identité au point de
pouvoir regarder par les yeux d’autrui, mais plutôt d’un état
où la conscience individuelle et l’existence sont ramenées à un
point de vue adopté, en cet instant, par quelque chose
d’incommensurablement plus vaste que lui-même. »1
Le
soufisme, ou l’islam « complet »
Les
mots « mystique », « initiatique »,
« gnostique » parviennent-ils à caractériser le type
d’expérience dont il s’agit ? A quel domaine de réalité
correspond l’expérience spirituelle ? Quelle est sa relation
aux techniques employées pour y parvenir et à la gratuité et la
générosité de la Vie ? Les doctrines religieuses et
philosophiques s’efforcent de répondre à ces questions en pensant
la méthodologie et les étapes de cette expérience. Les héritiers
d’Abraham rattachent, pour leur part, leur expérience spirituelle
à la Loi et à la présence du Dieu unique, vivant et vivifiant.
Dans cette perspective, l’homme a accès aux Manifestations divines
qui se goûtent à travers des énergies qui lui sont révélées.
Cependant, l’Essence divine est au-delà de toute expression et ne
peut être appréhendée qu’au travers d’une approche
apophatique qui repousse toute forme de limitation : Il n’est
pas ceci, Il n’est pas cela. Mais Dieu a néanmoins insufflé Son
Esprit en Adam ainsi qu’il est rapporté dans le Coran (XXXVIII,
71-72). Ainsi, dans l’islam, l’accent est toujours mis sur le
fait que l’Homme est, de par le tréfonds de sa nature, « capable »
de Dieu.
L’islam,
que l’on qualifie usuellement de « mystique » et que
désormais l’on nomme en Occident « soufisme », n’est
en fait que l’islam « complet », c’est-à-dire
porteur d’une dimension extérieure et d’une dimension
intérieure. C’est ainsi qu’il ne peut pas y avoir de dichotomie
entre ces deux dimensions : la haqiqa,
l’essence même de l’expérience intérieure, et la chari’a,
la Loi religieuse, sont en effet considérées comme les deux ailes
d’un oiseau. Or, nul ne peut voler avec une seule aile, chacune des
ailes étant nécessaire.
Les
soufis ont notamment beaucoup médité sur le verset du Coran où
Dieu interrogeant les germes de l’humanité future dans l’Adam
encore incréé leur demande : « Ne suis-Je pas votre
Seigneur ? » (Alastu
bi rabbikum) (VII, 172). Ils répondirent tous :
« Oui ! ». Et c’est à ce pacte pré-éternel
entre la lignée adamique et Dieu que se rattache cette faculté
innée de connaître Dieu qui a mis Son Empreinte au plus profond de
l’âme humaine. Les sciences anthropologiques sont dans
l’incapacité de donner une définition intégrale de l’Homme et
les critères empruntés au langage ou à la raison se révèlent
toujours insuffisants. Si l’Homme est capable de Dieu, l’expérience
spirituelle devient donc l’acte humain par excellence. On est
personnalisé par Dieu, par la rencontre de Dieu : Dieu nous
donne notre Etre véritable et on reste un être incomplet tant que
l’on n’a pas vécu cette expérience.
La
tradition de l’islam apporte des garde-fous contre l’illusion qui
guette celui qui est engagé sur le chemin de la connaissance de soi.
En effet, nos facultés imaginatives peuvent prendre le dessus et
nous plonger dans un univers aux antipodes d’un véritable état de
conscience du Réel. Or, la fidélité à la Loi révélée, ainsi
que la transmission et les conseils provenant de ceux qui ont déjà
accompli un tel voyage intérieur permettent de se tenir aussi
éloigné que possible des puissances de l’illusion. Il est
fondamental de rester enraciné au sein d’une communauté et c’est
d’ailleurs en allant au bout de sa propre tradition que l’on peut
retrouver la convergence avec les autres traditions.
Le
soufisme n’est en aucune façon une sorte de supra-religion ou de
para-religion et ce n’est pas en réalisant un syncrétisme plus ou
moins arbitraire que l’on parvient véritablement au bout du
chemin. Le tort de certains orientalistes est d’avoir, coûte que
coûte, voulu rattacher le soufisme à d’autres traditions et
d’avoir cherché de façon systématique des influences extérieures
à l’islam. Ils en ont fait tantôt le reflet du Vêdanta, tantôt
l’adaptation de la mystique chrétienne, alors qu’en fait le
premier soufi est le Prophète de l’islam lui-même. Ainsi, la
première communauté musulmane a été une communauté soufie car
que pourrait signifier le soufisme sinon l’intériorisation vécue
de l’islam dans le respect le plus total de l’observance
religieuse ? Tout au cours de l’histoire, les grands soufis ont
toujours été non pas des individus égarés se contentant d’un
vague sentiment poétique ou esthétique, mais au contraire des
hommes et des femmes profondément attachés à l’observance la
plus respectueuse et la plus minutieuse des lois.
La
« danse », support d’enseignement
Tous
les aspects évoqués dessinent une esquisse du soufisme en tant
qu’expérience spirituelle individuelle, mais le soufisme s’incarne
avant tout, sur un plan collectif, dans ce que l’on nomme
les turûq,
les confréries. Le mot « tarîqa »
signifie de façon générale « la voie » et désigne
plus particulièrement une façon de vivre la voie spirituelle. En
première approche, ces confréries présentent des analogies avec
les tiers-ordres chrétiens tels qu’ils existaient au Moyen Age,
puisqu’il n’est pas question ici de monastère, ni de vœu de
célibat et de retrait du monde. Il y a par contre la constitution
d’un centre, d’un foyer spirituel appelé « zaouïa »
ou « tekke »,
se formant autour d’un maître qui incarne la fonction d’apporter
un enseignement vivant, reconnu par une chaîne de transmetteurs
remontant jusqu’au Prophète de l’islam. Ce centre spirituel
regroupe, en des périodes de temps donnés, les disciples, à la
recherche de la réalisation spirituelle et ayant librement choisi
d’être guidé par le maître, qui se réunissent pour
l’accomplissement de pratiques propres à la voie.
On
a parfois parlé de soufisme iranien, turc ou maghrébin, mais de
tels concepts sont à l’opposé de la nature de l’enseignement
dont il s’agit. En effet, il existe évidemment des soufis
iraniens, turcs ou maghrébins, mais il ne saurait y avoir de
soufismes nationaux en tant que tels. La méthode spirituelle propre
à une voie soufie est une question de dosage subtil entre les
différentes pratiques, qui est en dernier lieu du ressort du maître
spirituel, celui-ci pouvant avoir des disciples vivant dans
différentes contrées.
Les
confréries soufies proposent des enseignements qui ont pour base des
invocations effectuées à voix haute ou à voix basse, de façon
individuelle ou collective. Elles sont récitées avec un rythme
particulier qui renvoie à une forme de « danse » parfois
spontanée et parfois provoquée. La respiration, les gestes et les
postures impriment au corps une vibration vécue individuellement,
mais qui a une portée universelle puisqu’elle correspond à la
capacité inhérente à l’Homme d’entrer en contact avec une
énergie potentielle qui sommeillait jusque-là au tréfonds de son
être.
Par
exemple, la voie naqchabandiya met
plus particulièrement l’accent sur les aspects relatifs au
contrôle de la respiration et du souffle. La voie chichtiya a
un rapport particulier aux effets procurés par la musique. Les
voies qâdiriya et chadhiliya conduisent
à des états extatiques survenant lors d’assemblées de chants
interprétés le plus souvent a
capella. Il y a toujours un élément de « danse »
dans l’enseignement, à un niveau plus ou moins élaboré. Les
derviches tourneurs ont poussé au plus haut degré cette
élaboration, notamment dans les rituels de sama’ ou
oratorio spirituel. Le symbolisme du sama’ peut
être apprécié à un double niveau, de même que l’Homme est un
microcosme à l’image du macrocosme. Il y a ainsi un symbolisme de
nature cosmique et un symbolisme de nature psychologique, en incluant
dans ce dernier terme la dimension proprement spirituelle. Le rituel
est scandé par un rythme qui participe à la fois du cosmos et de
l’Homme, et il constitue un support privilégié permettant de
quitter le monde régi par le temps et de toucher à l’éternité.
Ainsi, à un certain moment du rituel, le temps est censé être
dépassé, la danse s’effectuant alors en silence et non plus en
musique. Il s’agit là d’une expression particulièrement
évocatrice du chemin visant à l’union spirituelle.
Cependant
toute technique s’avère impuissante sans le secours de la Grâce
divine qui permet à l’Homme de dépasser la dualité pour accéder
à l’Unité primordiale. L’amour de Dieu est présent dans l’âme
humaine et s’il parvient à s’exprimer, sur un plan horizontal,
vers son prochain, c’est alors à travers son prochain que l’Homme
acquiert la force nécessaire pour retrouver de façon verticale son
Créateur.
Dieu
est partout, mais où donc le trouver ? Dans le cœur de celui
qui le laisse pénétrer entièrement, et un tel attribut est
précisément l’apanage du guide spirituel lui-même qui est la
porte d’accès privilégiée au Divin.
1 Jacques
Masui (1909-1975), « De la vie intérieure » (Cahiers du
Sud).
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