mardi 3 janvier 2017

W. Wallace, S. J. – De l’Évangélisme au Catholicisme par la route des Indes (+ compte rendu de René Guénon)

Temple de Brihadesvara




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Compte rendu de René Guénon : Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013


W. Wallace, S. J. – De l’Évangélisme au Catholicisme par la route des Indes, traduction de l’anglais par L. Humblet, S. J. Introduction par Th. Hénusse, S. J. – Un vol. in-8° de 306 pp. Albert Dewit, Bruxelles, 19211.
 

     Voici un livre fort intéressant à plusieurs points de vue : d’abord, en un sens à la fois religieux et psychologique, comme autobiographie de l’auteur et comme description des phases par lesquelles il est passé et qui ont abouti à sa conversion ; ensuite, par la critique très sérieuse qui y est faite du Protestantisme, spécialement sous le rapport du manque de principes et du défaut d’autorité ; enfin, et c’est là ce qui a surtout retenu notre attention, par les vues extraordinairement justes qu’il renferme sur l’esprit de l’Inde et le véritable sens de ses doctrines.
 

     L’auteur, originaire du Nord de l’Irlande, appartenait à la « Basse Église », c’est-à-dire à la fraction de l’Anglicanisme qui est la plus éloignée du Catholicisme, et dont tout le credo se réduit en somme à cette unique formule : « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé ». Vers l’âge de dix-huit ans, après de longs efforts, W. Wallace arriva à l’« acte de foi » ; cette foi au Christ ne devait jamais l’abandonner par la suite, mais on peut dire qu’elle était alors la seule certitude qu’il possédât. Entré dans les ordres anglicans, il fut, au bout de quelques années de ministère durant lesquelles il éprouva déjà « un sentiment d’impuissance et de stérilité terrible », envoyé sur sa demande comme missionnaire au Bengale. C’est là que, constatant les pitoyables résultats obtenus par l’Anglicanisme, il découvrit que les causes de cet échec « se ramassaient en une racine unique : l’absence d’une autorité chrétienne suprême et universelle ». L’Hindou s’étonne d’une religion dont le dernier mot lui apparaît être : « Fais à ta guise », et il la juge inférieure à la sienne qui, comme le dit le P. Hénusse dans son introduction, « s’impose tout à la fois par la haute valeur spirituelle d’une doctrine très nette et par l’autorité vénérable d’une tradition multiséculaire ». Cette supériorité de la doctrine hindoue à l’égard du Christianisme anglican, W. Wallace n’hésite pas à la reconnaître et à la proclamer franchement ; et il semble bien qu’il n’ait jamais partagé un seul instant les préjugés de ses confrères, qui, sans rien connaître de cette doctrine, l’écartaient en bloc comme indigne de leur examen.
 

     Il fallait déjà être bien dépourvu d’un certain parti pris pour se mettre, dans de semblables conditions, à faire des doctrines de l’Inde une étude approfondie ; il fallait l’être bien plus encore, et d’une autre façon,


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[1] Revue de philosophie, mars-avril 1922 ; repris dans la revue Science Sacrée, nº special René Guénon, 2003. [N.d.É.]

 pour y trouver ce que l’auteur y trouva ; et c’est probablement parce qu’il n’avait rien d’un « orientaliste » de profession qu’il put arriver à comprendre ces choses. Voici d’ailleurs le jugement qu’il porte sur les traductions anglaises des livres sacrés de l’Inde : « Souvent la traduction était obscure au point d’être inintelligible, et, même là où l’on pouvait comprendre, les idées paraissaient tellement étranges que je n’en pouvais tirer pratiquement aucun parti. Il me devint rapidement évident que les termes anglais ne pouvaient correspondre exactement aux idées qu’ils prétendaient rendre, si bien que d’étudier les livres sacrés des Hindous dans des traductions anglaises était pis qu’une perte de temps… » Et, après avoir appris le sanscrit suffisamment pour lire les textes mêmes, « je reconnus ce que j’avais fortement soupçonné, que la langue anglaise ne rendait ni ne pouvait rendre la pensée de l’original, et que les traductions n’étaient utiles qu’aux mains de ceux qui connaissaient par ailleurs le tour de pensée hindou. Souvent leur usage ne se bornait pas à être inutile, car non seulement la pensée n’était pas rendue ni saisie, mais à sa place, dans l’esprit du lecteur, s’établissait une absurde contrefaçon ». C’est là très exactement ce que nous pensons nous-même à cet égard, et on peut étendre ce jugement à tous les travaux des orientalistes en général.

     Citons aussi l’appréciation de l’auteur sur les Hindous, qui n’est pas moins juste : « Outre leurs vertus naturelles, je découvrais en eux de la pensée et de la spiritualité. Ils étaient penseurs, penseurs originaux et religieux, montraient une très grande finesse et une vraie puissance d’observation. Je parle évidemment surtout des brahmanes, mais aussi des paysans… Maintes fois, leur force logique m’étonna aussi, et la profondeur de leur pensée qui, cependant, semblait toute simple… Il est une chose que je puis affirmer avec certitude : jamais je n’ai rencontré de gens avec qui il fût plus facile d’entrer en relations d’idées que les Hindous, ni qui fussent plus intéressants dans ce genre de causerie, ni qui eussent plus de goût pour cette sorte de conversation… Seulement, il fallait apprendre leur langue métaphysique et religieuse et pouvoir parler en termes répondant à leur pensée ; quand nous leur servions les formules de nos conceptions religieuses, ils ne comprenaient guère et goûtaient moins encore. »

     Quant à la compréhension même des idées et des doctrines, « le premier fait qui jeta quelque lumière sur la question, ce fut cette affirmation d’un natif que, dans la religion hindoue, tout tendait à acquérir l’« absorption » ou l’« extase » (samâdhi) comme moyen d’atteindre l’Être Suprême ». C’était là un excellent point de départ, et il était alors facile de se rendre compte que les multiples figures symboliques étaient toutes disposées de façon à être « des aides pour la concentration de l’esprit », ce qui est effectivement leur rôle essentiel. « Avec insistance, les Hindous nous affirmaient que l’idole n’était qu’une commodité, comme le signe x, employé par les algébristes pour désigner la quantité inconnue… J’en venais à me demander jusqu’à quel point ce culte des choses créées méritait, pour eux, le nom d’idolâtrie ». Nous pourrions, pour notre part, affirmer plus nettement qu’il n’y a là véritablement aucune idolâtrie, mais nous devons reconnaître que c’est la première fois que nous voyons cette idée exprimée par un Occidental, même sous une forme simplement dubitative.

     Si l’auteur n’est pas allé jusqu’à une assimilation parfaite et totale de l’Intellectualité hindoue, il est cependant allé déjà très loin en ce sens, beaucoup plus loin même que ne le comporterait une connaissance simplement théorique. Nous en avons la preuve dans les pages qu’il consacre au Nirvâna, et dont nous tenons à reproduire quelques passages : « Je consultai là-dessus les dictionnaires, je consultai les auteurs d’Europe, je comparai les livres sanscrits, j’étais certain d’une chose : ce n’était pas ce que décrivaient mes livres, un pur et simple anéantissement. Car, comme le disait le Sâmkhya en faisant allusion à cette question, le grand vide ne saurait être l’objet de l’ambition de l’homme… Je sentais que quelque chose dans la religion hindoue se dérobait à moi. Je ne la saisissais pas, sans savoir pourquoi. Cependant, un jour, comme je méditais cet enseignement, ce perpétuel enseignement sur le Nirvâna et le Samâdhi, essayant d’en sonder le sens, Dieu, je pense, vint à mon aide. Comme dans la lueur d’un éclair, je perçus ce que ces formules cachaient peut-être plus qu’elles ne l’exprimaient ; je me rendis compte, je « réalisai » le terme sublime de l’aspiration hindoue, cet idéal qui fascinait tout esprit hindou, qui influait sur toute activité hindoue. Ce fut plutôt une illumination intérieure qu’une découverte. Cela défiait toute description. » Et cette « illumination » véritable, sur la nature de laquelle il n’est pas possible de se tromper quand on connaît ce dont il s’agit, lui montra que le Nirvâna n’était pas une « absorption en Dieu », du moins au sens où l’entendent les Occidentaux qui se mêlent d’en parler sans en rien savoir : « Il n’y avait, certainement, pas extinction de la personnalité, extinction de l’être, mais plutôt une réalisation de personnalité dans une absorbante communion de splendeur infinie. » On ne saurait mieux dire, et c’est nous qui soulignons les mots « réalisation de personnalité », parce qu’ils sont ceux mêmes que nous avons, de notre côté, adoptés depuis longtemps comme la meilleure expression que les langues occidentales puissent nous fournir pour rendre, dans la mesure du possible, ce dont il est question ; il y a là, très certainement, autre chose qu’une simple coïncidence. Et le P. Wallace reproduit ensuite ce qu’il écrivait à cette époque : « Absorbée en une union transcendante, l’âme ne voit que le Suprême, n’est consciente que du Suprême… Pour qui se trouve en présence de l’éternel, rien ne semble demeurer, sinon en Lui, de cette flottante fantasmagorie, rien, pas même l’être propre qui, quoiqu’il existe de fait – puisqu’il connaît et jouit infiniment de connaître, – n’est cependant pas connu consciemment, tant il est absorbé dans la contemplation. Rien ne reste, sinon cette « réalisation » du Suprême qui transfigure l’esprit en soi-même par une transfiguration éternelle… Le Nirvâna, à la fois l’abolition de tout et la réalisation de tout ; l’abolition de la fantasmagorie du sens et du temps, de toutes ces ombres qui, quelle que soit notre estime pour elles, ne sont pas, quoi qu’elles puissent être, quand nous « réalisons » le Seul qui est… Ce n’est point une extinction, mais une réalisation, la réalisation du Vrai par le vrai. » Tous les essais d’interprétation des orientalistes apparaissent absolument dérisoires auprès de ces lignes où un homme qui avait acquis autre chose qu’une connaissance « livresque » essayait de décrire ce qu’il avait vu « quoique seulement par transparence, obscurément ».

     Ces derniers mots prouvent bien que, comme nous le disions, il n’a pas été jusqu’au bout ; « mais ce que j’avais vu, je l’avais vu », ajoute-t-il, et une connaissance de cet ordre, même si elle demeure obscure et enveloppée, est pour celui qui l’a acquise quelque chose que rien ne pourra jamais lui faire perdre. Tous les Hindous avec qui W. Wallace était en relation reconnurent sans peine à quel point il en était arrivé ; par leurs paroles et par leur attitude, ils l’assurèrent « qu’il avait trouvé », et l’un d’eux lui dit : « Tout ce que vous avez qui vaille, c’est de nous que vous l’avez appris », ce que lui-même ne faisait aucune difficulté pour admettre, pensant « avoir plus reçu de l’Inde qu’il ne saurait jamais lui donner ».

     Après avoir compris ces choses (et il y a encore bien d’autres considérations que, malgré leur intérêt, nous sommes obligé de passer sous silence), le Rév. Wallace ne pouvait plus rester ce qu’il était : il n’avait nullement perdu la foi chrétienne, mais en lui « le Protestantisme s’était miné lentement » ; aussi sa conversion au Catholicisme suivit-elle d’assez près son retour en Europe, après un 
séjour en Amérique qui lui fit faire, 
entre la civilisation hindoue et la civilisation occidentale poussée à l’extrême, une comparaison qui n’était point à l’avantage de cette dernière. Il y eu cependant encore quelques luttes au moment de sa conversion, et même au début de son noviciat dans la Compagnie de Jésus : ce qu’on lui présentait lui paraissait « petit » et « étroit » à côté de ce qu’il connaissait ; il ne rencontrait pas précisément de difficultés d’un caractère positif, mais on exigeait de lui des négations qui venaient probablement surtout d’une certaine incompréhension chez ses directeurs, et divers passages montrent qu’il dut, par la suite, s’apercevoir que l’opposition et l’incompatibilité prétendues des conceptions hindoue et catholique étaient inexistantes : n’écrit-il pas que le Sanâtana Dharma (la « loi éternelle » des Hindous) est le naturel « pédagogue menant au Christ », et n’exprime-t-il pas le regret que « les catholiques ne s’en rendent pas compte pleinement » ? « Le Sanâtana Dharma des sages hindous, lisons-nous encore ailleurs, comme je l’entendais maintenant, procédait exactement du même principe que la religion chrétienne. Seulement, c’était une tentative d’exécuter chacun pour soi, isolément, ce que le Christ, selon ma croyance, avait exécuté pour nous tous, d’une manière universelle. Il y avait rivalité ; il n’y avait pas antagonisme. » C’est déjà beaucoup d’avoir reconnu cela ; il y a bien peu d’occidentaux qui l’aient compris, et peut-être moins encore qui aient osé le proclamer ; mais nous pouvons aller plus loin et dire qu’il n’y a même pas rivalité, parce que, si le principe est le même en effet, le point de vue n’est pas le même. Nous touchons ici au point essentiel sur lequel la compréhension des doctrines hindoues est demeurée imparfaite chez le P. Wallace : c’est qu’il n’a pu s’empêcher de les interpréter dans un sens « religieux », suivant l’acceptation que les Occidentaux donnent à ce mot ; nous n’avons pas à rechercher si ce côté par lequel son esprit était demeuré occidental malgré tout ne fut pas ce qui l’arrêta dans cette voie de « réalisation » qu’il avait si bien entrevue ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que c’est cela qui lui fait commettre certaines confusions, regarder notamment comme identiques l’idée de moksha et celle du « salut », et dire que le Christianisme a mit à la portée de tous l’idéal même que l’Hindouisme ne pouvait proposer qu’à une élite. Malgré cette réserve que la vérité nous oblige à formuler, il n’en reste pas moins que le livre du P. Wallace constitue pour nous un témoignage d’une valeur et d’une importance exceptionnelles, et que nous avons eu la très grande satisfaction d’y trouver, sur bien des points, une éclatante confirmation de ce que nous pensons et disons nous-même sur l’Inde et ses doctrines.







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