mardi 30 mai 2017

René Guénon - LE DON DES LANGUES


 





Aperçus sur l’Initiation, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1964
p. 236  CHAPITRE XXXVII

Une question qui se rattache assez directement à celle de l’enseignement initiatique et de ses adaptations est celle de ce qu’on appelle le « don des langues », qui est souvent mentionné parmi les privilèges des véritables Rose-Croix, ou, pour parler plus exactement (car le mot de « privilèges » pourrait trop facilement donner lieu à de fausses interprétations), parmi leurs signes caractéristiques, mais qui est d’ailleurs susceptible d’une application beaucoup plus étendue que celle qui en est faite ainsi à une forme traditionnelle particulière. À vrai dire, il ne semble pas qu’on ait jamais expliqué très nettement ce qu’il faut entendre par là au point de vue proprement initiatique, car beaucoup de ceux qui ont employé cette expression paraissent l’avoir entendue à peu près uniquement en son sens le plus littéral, ce qui est insuffisant, bien que, sans doute, ce sens littéral lui-même puisse être justifié d’une certaine façon. En effet, la possession de certaines clefs du langage peut fournir, pour comprendre et parler les langues les plus diverses, des moyens tout autres que ceux dont on dispose d’ordinaire ; et il est très certain qu’il existe, dans l’ordre des sciences traditionnelles, ce qu’on pourrait appeler une philologie sacrée, entièrement différente de la philologie profane qui a vu le jour dans l’Occident moderne. Cependant, tout en acceptant cette première interprétation et en la situant dans son domaine propre, qui est celui des applications contingentes de l’ésotérisme, il est permis de considérer surtout un sens symbolique, d’ordre plus élevé, qui s’y superpose sans la contredire aucunement, et qui s’accorde d’ailleurs avec les données initiatiques communes à toutes les traditions, qu’elles soient d’Orient ou d’Occident.

À ce point de vue, on peut dire que celui qui possède véritablement le « don des langues », c’est celui qui parle à chacun son propre langage, en ce sens qu’il s’exprime toujours sous une forme appropriée aux façons de penser des hommes auxquels il s’adresse. C’est aussi ce à quoi il est fait allusion, d’une manière plus extérieure, lorsqu’il est dit que les Rose-Croix devaient adopter le costume et les habitudes des pays où ils se trouvaient ; et certains ajoutent même qu’ils devaient prendre un nouveau nom chaque fois qu’ils changeaient de pays, comme s’ils revêtaient alors une individualité nouvelle. Ainsi, le Rose-Croix, en vertu du degré spirituel qu’il avait atteint, n’était plus lié exclusivement à aucune forme définie, non plus qu’aux conditions spéciales d’aucun lieu déterminé1, et c’est pourquoi il était un « Cosmopolite » au vrai sens de ce mot2. Le même enseignement se rencontre dans l’ésotérisme islamique : Mohyiddin ibn Arabi dit que « le vrai sage ne se lie à aucune croyance », parce qu’il est au delà de toutes les croyances particulières, ayant obtenu la connaissance de ce qui est leur principe commun ; mais c’est précisément pour cela qu’il peut, suivant les circonstances, parler le langage propre à chaque croyance. Il n’y a d’ailleurs là, quoi que puissent en penser les profanes, ni « opportunisme » ni dissimulation d’aucune sorte ; au contraire, c’est la conséquence nécessaire d’une connaissance qui est supérieure à toute les formes, mais qui ne peut se communiquer (dans la mesure où elle est communicable) qu’à travers des formes, dont chacune, par là même qu’elle est une adaptation spéciale, ne saurait convenir indistinctement à tous les hommes. On peut, pour le comprendre, comparer ce dont il s’agit à la traduction d’une même pensée en des langues diverses : c’est bien toujours la même pensée, qui, en elle-même, est indépendante de toute expression ; mais, chaque fois qu’elle est exprimée en une autre langue, elle devient accessible à des hommes qui, sans cela, n’auraient pu la connaître ; et cette comparaison est d’ailleurs rigoureusement conforme au symbolisme même du « don des langues ».


[1] Ni d’aucune époque particulière, pourrions-nous ajouter ; mais ceci, qui se réfère directement au caractère de « longévité », demanderait, pour être bien compris, de plus amples explications qui ne peuvent trouver place ici ; nous donnerons d’ailleurs plus loin quelques indications sur cette question de la « longévité ».

[2] On sait que ce nom de « Cosmopolite » a servi de signature « couverte » à divers personnages qui, s’ils n’étaient pas eux-mêmes de véritables Rose-Croix, semblent bien avoir tout au moins servi de porte-parole à ceux-ci pour la transmission extérieure de certains enseignements, et qui pouvaient par conséquent s’identifier à eux dans une certaine mesure, en tant qu’ils remplissaient cette fonction particulière.



Celui qui en est arrivé à ce point, c’est celui qui a atteint, par une connaissance directe et profonde (et non pas seulement théorique ou verbale), le fond identique de toutes les doctrines traditionnelles, qui a trouvé, en se plaçant au point central dont elles sont émanées, la vérité une qui s’y cache sous la diversité et la multiplicité des formes extérieures. La différence, en effet, n’est jamais que dans la forme et l’apparence ; le fond essentiel est partout et toujours le même, parce qu’il n’y a qu’une vérité, bien qu’elle ait des aspects multiples suivant les points de vue plus ou moins spéciaux sous lesquels on l’envisage, et que, comme le disent les initiés musulmans, « la doctrine de l’Unité est unique »1 ; mais il faut une variété de formes pour s’adapter aux conditions mentales de tel ou tel pays, de telle ou telle époque, ou, si l’on préfère, pour correspondre aux divers points de vue particularisés qui sont déterminés par ces conditions ; et ceux qui s’arrêtent à la forme voient surtout les différences, au point de les prendre même parfois pour des oppositions, tandis qu’elles disparaissent au contraire pour ceux qui vont au delà. Ceux-ci peuvent ensuite redescendre dans la forme, mais sans plus en être aucunement affectés, sans que leur connaissance profonde en soit modifiée en quoi que ce soit ; ils peuvent, comme on tire les conséquences d’un principe, réaliser en procédant de haut en bas, de l’intérieur à l’extérieur (et c’est en cela que la véritable synthèse est, comme nous l’avons expliqué précédemment, tout l’opposé du vulgaire « syncrétisme »), toutes les adaptations de la doctrine fondamentale. C’est ainsi que, pour reprendre toujours le même symbolisme, n’étant plus astreints à parler une langue déterminée, ils peuvent les parler toutes, parce qu’ils ont pris connaissance du principe même dont toutes les langues dérivent par adaptation ; ce que nous appelons ici les langues, ce sont toutes les formes traditionnelles, religieuses ou autres, qui ne sont en effet que des adaptations de la grande Tradition primordiale et universelle, des vêtements divers de l’unique vérité. Ceux qui ont dépassé toutes les formes particulières et sont parvenus à l’universalité, et qui « savent » ainsi ce que les autres ne font que « croire » simplement, sont nécessairement « orthodoxes » au regard de toute tradition régulière ; et, en même temps, ils sont les seuls qui puissent se dire pleinement et effectivement « catholiques », au sens rigoureusement étymologique de ce mot2, tandis que les autres ne peuvent jamais l’être que virtuellement, par une sorte d’aspiration qui n’a pas encore réalisé son objet, ou de mouvement qui, tout en étant dirigé vers le centre, n’est pas parvenu à l’atteindre réellement.


[1] Et-tawhîdu wâhidun.

[2] Le mot « catholique », pris ainsi dans son acception originelle, revient fréquemment dans les écrits d’inspiration plus ou moins directement rosicrucienne.



Ceux qui sont passés au delà de la forme sont, par là-même, libérés des limitations inhérentes à la condition individuelle de l’humanité ordinaire ; ceux mêmes qui ne sont parvenus qu’au centre de l’état humain, sans avoir encore réalisé effectivement les états supérieurs, sont du moins, en tout cas, affranchis des limitations par lesquelles l’homme déchu de cet « état primordial » dans lequel ils sont réintégrés est lié à une individualité particulière, aussi bien qu’à une forme déterminée, puisque toutes les individualités et toutes les formes du domaine humain ont leur principe immédiat au point même où ils sont placés. C’est pourquoi ils peuvent, comme nous le disions plus haut, revêtir des individualités diverses pour s’adapter à toutes les circonstances ; ces individualités, pour eux, n’ont véritablement pas plus d’importance que de simples vêtements. On peut comprendre par là ce que le changement de nom signifie vraiment, et ceci se rattache naturellement à ce que nous avons exposé précédemment au sujet des noms initiatiques ; d’ailleurs, partout où cette pratique se rencontre, elle représente toujours un changement d’état dans un ordre plus ou moins profond ; dans les ordres monastiques eux-mêmes, sa raison d’être n’est en somme nullement différente au fond, car, là aussi, l’individualité profane1 doit disparaître pour faire place à un être nouveau, et, même quand le symbolisme n’est plus entièrement compris dans son sens profond, il garde pourtant encore par lui-même une certaine efficacité.



Si l’on comprend ces quelques indications, on comprendra en même temps pourquoi les vrais Rose-Croix n’ont jamais pu constituer quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à une « société », ni même une organisation extérieure quelconque ; ils ont pu sans doute, ainsi que le font encore en Orient, et surtout en Extrême-Orient, des initiés d’un degré comparable au leur, inspirer plus ou moins directement, et en quelque sorte invisiblement, des organisations extérieures formées temporairement en vue de tel ou tel but spécial et défini ; mais, bien que ces organisations puissent pour cette raison être dites « rosicruciennes », eux-mêmes ne s’y liaient point et, sauf peut-être dans quelques cas tout à fait exceptionnels, n’y jouaient aucun rôle apparent. Ce qu’on a appelé les Rose-Croix en Occident à partir du XIVe siècle, et qui a reçu d’autres dénominations en d’autres temps et en d’autres lieux, parce que le nom
n’a ici qu’une valeur purement symbolique et doit lui-même s’adapter aux circonstances, ce n’est pas une association quelconque, c’est la collectivité des êtres qui sont parvenus à un même état supérieur à celui de l’humanité ordinaire, à un même degré d’initiation effective, dont nous venons d’indiquer un des aspects essentiels, et qui possèdent aussi les mêmes caractères intérieurs, ce qui leur suffit pour se reconnaître entre eux sans avoir besoin pour cela d’aucun signe extérieur. C’est pourquoi ils n’ont d’autre lieu de réunion que « le Temple du Saint-Esprit, qui est partout », de sorte que les descriptions qui en ont parfois été données ne peuvent être entendues que symboliquement ; et c’est aussi pourquoi ils demeurent nécessairement inconnus des profanes parmi lesquels ils vivent, extérieurement semblables à eux, bien qu’entièrement différents d’eux en réalité, parce que leurs seuls signes distinctifs sont purement intérieurs et ne peuvent être perçus que par ceux qui ont atteint le même développement spirituel, de sorte que leur influence, qui est attachée plutôt à une « action de présence » qu’à une activité extérieure quelconque, s’exerce par des voies qui sont totalement incompréhensibles au commun des hommes.

[1] En toute rigueur, il faudrait plutôt dire ici la modalité profane de l’individualité, car il est évident que, dans cet ordre exotérique, le changement ne peut être assez profond pour porter sur quelque chose de plus que de simples modalités.






















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