dimanche 3 mars 2013

In memoriam Guido De Giorgio


 

                                                        
Thierry de Crozals

Avant de commencer à vous parler de ce représentant trop méconnu de la Tradition, il nous semble opportun de rappeler au lecteur que nous ne prétendons à rien, sinon peut-être, et encore très humblement, a n’être qu’un maillon, aussi minuscule soit-il, de la longue chaîne. Nous ne voulons et ne pouvons que transmettre ce qu’il nous a été transmis, redonner ce qu’il nous a été donné, rien d’autre, ici, ne nous importe; c’est dans cette dimension de partage que notre démarche s’inscrit.

Nous précisons que les lignes en italique sont extraites d’un texte, par nous écrit, et que nous avons trouvé judicieux de les intégrer à cet hommage, comme un jeu de miroirs.

Nous transmettrons donc les mots, et ils ont une âme, d’un auteur fort peu connu, des mots ayant le tranchant d’une lame acérée, fulgurant comme l’éclair, des mots entiers, pas des demi-mots, non, des mots pleins, gorgés de sens et de puissance, des mots comme incarnés par celui que Julius Evola qualifiait de « sorte d’initié à l’état sauvage »: Guido De Giorgio (1890-1957); pour notre part, Guido De Giorgio serait plutôt, si l’on peut dire, un « alliage subtil » entre la luminosité de Guénon et la « fougue » d’Evola.

Le lecteur est certainement familier de l’oeuvre de René Guénon, de Julius Evola, de Frithjof Schuon, mais peut-être moins de celle de Guido De Giorgio, c’est pourquoi nous voulions lui consacrer ce texte qui, nous l’espérons, éveillera chez le lecteur l’envie de découvrir cet auteur, ami de René Guénon qui le tenait en haute estime, et qui se retira dans un presbytère abandonné au sein de ses montagnes du Piémont, refusant ainsi tout contact avec le monde moderne et ses mondanités.
Dans des textes d’une actualité oppressante, d’une dimension poétique authentique indéniable, Guido De Girorgio, comme à nul autre pareil, a dit son fait à ce monde qui n’est qu’une nullité, une extériorité dégoulinante d’illusions à venir.

C’est pourquoi De Giorgio nous parle fort judicieusement de l’Instant, l’instant présent qui seul est réel (car contenu dans l’Instant métaphysique) et au sujet duquel Nicolas de Cuse disait:

« Prenez garde que le lieu du Temps est l’Eternité, c’est à dire l’Instant ou encore le Présent. » (Voir à ce sujet également l’excellente analyse du symbolisme du Janus bifrons par René Guénon, dont le troisième visage est invisible car il « signifie » la part de l’inexprimable, comme le présent, l’instant, est insaisissable dans la manifestation temporelle.) Cliquer ici pour plus de détails

« Poussé de l’extérieur, il est tourné vers l’extérieur. L’homme moderne, nous dit De Giorgio, cède donc à l’éblouissement de l’avenir, sans même soupçonner, dans sa pauvreté, l’existence de ce qu’il ne voit pas, de ce qui le dépasse, qui est avant lui, derrière lui en tant que veine profonde et invisible. Le rythme de la Contemplation étant épuisé, reste, artificiellement renforcé, le rythme de l’Action.(…), l’homme cadavre vit le mythe du futur, c’est à dire de l’irréalisable, et en fait la couronne et le masque de sa propre mort: mort avant de naître, il affirme une vie à venir; putréfié avant de vivre, il joue comme un moribond avec la résurrection future; dans un présent néantisé, il se tourne vers un avenir illusoire ». (La Tradition et la Réalisation-1928)

On a dit à l’homme: « le temps c’est de l’argent »…et il l’a cru! Le poussant alors vers l’effroyable abîme de la matérialité divertissante et anéantissante. Et pour avoir, amasser, il faut courir, alors on l’a fait courir, vite, toujours plus vite, produire,plus, toujours plus, consommer, plus, toujours plus, comme du bétail que l’on trimballe de droite et de gauche, ahuri, abruti par le bruit qu’il provoque, il ne sait même pas pourquoi il court, il court de façon désordonnée et en courant au milieu de cette agitation stérile et futile, il se cogne et se perd dans le labyrinthe des joujoux et autres prothèses à ses multiples infirmités… « Je n’ai pas le temps » dit-il…s’éloignant toujours plus de son Centre intime, il perd toute Conscience, puis il s’évanouit, enivré d’illusions, sans repères, coincé à la périphérie de son existence désaxée. Surtout qu’il ne s’arrête pas de courir, il pourrait marcher et puis même, pourquoi pas, et ce serait un comble, s’asseoir, et peut-être alors, et alors seulement, reprendre ses esprits, se recentrer, se concentrer et voir, voir… « Maintenons-le dans cet état extatique!  Amusons-le! Distrayons-le! disent les faux bergers, les faux pasteurs, il ne pourra pas nous démasquer…Faisons-lui croire qu’il est heureux, on lui a déjà fait croire à tellement de choses »…un mensonge de plus…une illusion de plus…

« C’est à ce moment, ô constructeurs de tours, que votre jeu finira: et tous les hochets de métal que vous avez si laborieusement élevés auprès de vos pensées seront la dernière couronne de votre dernière veille guerrière. De votre dernière guerre profane, esclaves et fils d’esclaves. Courez donc, courez: derrière la fiente des artistes, des philosophes, des savants, des politiciens, des découvreurs; courez et soufflez.(…) Les cadavres ne sont faits que pour les cimetières, et les vers ne sont faits que pour les cadavres: ainsi, constructeurs de tours, cadavres, vous avez d’abord dressé vos échafauds, puis vos cordes, et maintenant vous pendez dans l’allégresse de la liberté. Et vous qui avez nié la Vraie Loi, celle qui seule vous donnait la possibilité du Supra-monde, vous obéissez désormais, et depuis des siècles, à la loi du Grand Ver, et, surhommes du néant, vous tendez vos joues au fouet de la sombre idole, du ver philosophe, du ver artiste, du ver savant, du ver politicien, du ver progrès.(…) Votre terre tourne depuis que vous tournez, depuis que le Grand Ver vous susurra qu’il faut chercher les cieux par les voies de la terre, à la lueur de lampions mondains portés par des mains profanes.(…)Vinrent les philosophes, qui parsemèrent de temples les voies de la terre: les voies anciennes se peuplèrent de kiosques à journaux, où le ver de la pensée venait aligner ses théories de fétiches. Vinrent de même les artistes, et ils parcoururent de long en large les voies de la terre, et ils dirent à l’homme: « Regarde-toi, homme: qu’y a-t-il de plus que l’homme? ».(Quand les tours s’effondrent-1930) Texte intégral à lire ici

D’aucuns penseront au Zarathoustra nietzschéen… Le verbe fulgurant de De Giorgio s’exprime particulièrement dans ce texte que nous affectionnons: « Quand les tours s’effondrent ». Des mots pleins et entiers disions-nous, sans demi-mesure, ne dissimulant rien, exposant tout, explosant alors en autant de déflagrations au fur et à mesure que nous les lisons. Des mots comme leur auteur: entier. Des mots dénonçant sans relâche la tromperie des « constructeurs de tours » dont l’oeuvre se fracassera irrémédiablement sur les rives de l’Eternité, qui est Vérité, Souverain Bien, et « Vincit omnia Veritas. »

Cette « intégralité » du langage se retrouve dans tous les textes de De Giorgio, sa plume permet à celui qui sait lire de prendre un nouveau départ, une nouvelle orientation, consciente et assumée:

« L’homme agonise, l’homme meurt, et sur son visage contracté par des héroïsmes artificiels et des « dépassements » fallacieux se lit la déréliction du Trompé et du Trahi, de celui qui a tout perdu et qui rit bruyamment pour cacher sa douleur. »(Retour à l’esprit traditionnel)

Les mots employés par Guido De Giorgio peuvent sembler d’une extrême dureté uniquement du point de vue de notre mièvre humanité enfoncée dans la mollesse suffocante du monde moderne où:

« Chacun hurle pour étouffer le vertige du vide qui se manifeste au milieu de tant de fièvre de précarité; chacun hurle pour cacher sa peur et sa honte, car vous (les modernes) avez peur et honte, ô constructeurs de tours: peur de n’être rien et honte de croire être tout. »(Quand les tours s’effondrent)

Puis on a dit à l’homme: « Dieu n’existe pas », et il l’a cru! « Nous t’inventerons de nouveaux dieux, de nouvelles idoles, que tu adoreras et qui te rendront libre!!  Oui, homme, tu seras libre, libre d’une liberté jamais auparavant pressentie, nous te mettrons sur un piédestal, nous détruirons pour toi les religions, les sagesses ancestrales, les mythes deviendront des fables, les symboles des dessins insignifiants, nous briserons tout, nous réduirons tout à ta propre mesure, pour toi, homme, nous ôterons ce bandeau qui  te maintenait dans l’ignorance, homme, et alors tu verras, oui tu verras…Nous inventerons le bonheur pour toi et tu le répandras, tu auras des droits, nous saperons toute forme d’autorité traditionnelle, nous t’installerons partout, homme, ta raison dominera jusqu’aux confins de l’univers! Oublie le ciel, tu adoreras la terre, oublie ton âme tu adoreras ton corps, abandonne les obscurs vestiges ancestraux, homme, car nous t’apporterons de nouveaux mondes où tout sera permis, il n’y aura plus de barrière, plus de limite! Plus rien ne sera sacré, ta vie sera confortable, tu n’auras plus de soucis à te faire: il n’y aura plus de paradis, il n’y aura plus d’enfer; repense à tous ces âges vétustes ou tu ne pouvais boire, homme…nous, nous te rendrons ivre! Crois-nous, homme: tu seras LIBRE, tu seras enfin DIEU!! »

Dénoncer, dénoncer encore et toujours, pour détruire les erreurs « du petit homme effroyablement esclave de son petit monde », n’est-ce pas la meilleure des constructions? Dénoncer l’éloignement du Divin, les chemins de perdition:

« Les voies de votre monde, ô constructeurs de tours, fourmillent de plèbes bariolées: la plèbe de la pensée, la plèbe de l’art, la plèbe du gouvernement politique, la plèbe de l’industrie. Votre liberté, ô esclaves, ne connait plus de bornes: la science fabrique des mirages et vend des lois et s’amuse à faire s’écrouler les ponts, la philosophie enquête parmi les vieux excréments savants, et fornique avec l’histoire dans un concubinage en étoile, l’art comble tous les vides en s’affublant de toutes les couronnes élaguées; et la politique suit dans les étables, applaudissant aux chansons de la plèbe ivre, habillant maladroitement les démocraties en républiques et en empires.(…); on essaie tout; chaque flatulence est un péan, chaque défécation une acropole. Dans un monde sans Pasteur ni César, d’éphémères pasteurs braillards  et d’éphémères césars qui hurlent se succèdent sans répit.(…); la plèbe triomphe dans les journaux, étalant ses tumeurs en énormes diarrhées de pus, la plèbe triomphe dans les temples et sur les trônes. »

Tous les écrits de De Giorgio montrent la direction de la Tradition Une, boussole infaillible, et sonnent comme autant d’avertissements à l’homme d’aujourd’hui.

Sa démarche est éminemment charitable, rectificatrice, en tentant infatigablement de remettre droit, par l’énonciation de principes universels, ce qui est tordu, en montrant les voies de la grandeur, de la transcendance là, précisément, où ne prévalent que le rabougrissement et la petitesse d’une conscience profanée.

« Ou la vie est un rite (et le rite est un symbole agi, c’est nous qui précisons) ou elle n’est rien: ou bien tout retrouve un caractère symbolique, dans le cadre général de l’offrande, ou bien il ne reste rien. »(Notules sur l’ascèse et l’anti-Europe-1928)

« Privés de tout soutien traditionnel, pervertis par un individualisme féroce qui bloque tout accès à la réalisation de la vérité, les occidentaux sont en proie à une agitation frénétique et s’exaltent dans la construction de la « volonté », l’idole la plus sombre de l’humaine idiotie: car leur « volonté » n’existe pas et leur « autonomie » est fictive et castratrice de tout progrès dans le domaine des réalisations supérieures. »(Notes sur l’ « esprit traditionnel »: la contemplation et l’action)

Rappelant, à l’instar de René Guénon, la supériorité, la transcendance de la contemplation (qui est connaissance pure, supposant la concentration, celle-ci impliquant l’effacement du moi) sur l’action, De Giorgio met, lui aussi, en garde contre le volontarisme:

« L’action viendra (…). Mais cela réclamera tout autre chose que certaines pseudo-actions souillées de « volonté », avec le pauvre finalisme humain et même « surhumain ». La situation demande, exige le désintérêt absolu, l’absence de ce qui fait changer dans ce qui change. »(Notules sur l’ascèse et l’anti-Europe-1928)

Abandon total de soi, réalisation, purification, Connaissance, sont, dirions-nous et pour respecter le mode temporel dans laquelle nous évoluons, les préalables à toute action digne de ce nom, car comme le souligne René Guénon: « La vie contemplative, bien loin d’être taxée sottement d’ « inutilité » et d’ « oisiveté », est au contraire unanimement regardée comme la forme supérieure d’activité qu’elle est véritablement. »(Initiation et réalisation spirituelle)

Ce à quoi fait écho cette phrase de Guido De Giorgio:

« Seule une passivité absolue peut engendrer une activité absolue: seule l’offrande intégrale peut, par radiations de charitas, tout reprendre, tout réabsorber. »(La Tradition et la Réalisation-1928)

Opposer à ce tourbillon démoniaque en train d’agoniser dans d’atroces convulsions la noblesse du recueillement salvateur, la hauteur sereine du détachement solaire qui n’est nullement découragement mais Pax profunda, compréhension lucide, qu’erreur et obscurité ne peuvent rien contre la Lumière de la Vérité.

Philippe Bailet dans un remarquable texte, « Guido De Giorgio, le voyant solitaire », écrit fort justement que « De Giorgio, lui, nous rappelle, avec la force du voyant solitaire, qu’il faut mourir avant de mourir pour éviter la grande mort: mourir à soi-même et au monde, radicalement. Quant au sort des malins, qui s’affairent tant quand il faudrait se recueillir, il est aujourd’hui ce qu’il était hier: les malins sont bétail pour les dieux et humus pour la terre. »

Retrouver le sens du destin en se tournant vers l’instant, l’assumer pleinement en acceptant tout ce que la vie réserve, totalement, sachant que le hasard n’existe pas rien n’arrive par accident, en ne s’opposant nullement, voilà la tâche qui échoit à tout individu désireux de se débarrasser de ses « vieux habits », de mener le grand combat, afin de reintégrer sa nature originelle: l’Homme Primordial.

Sans aucun doute Guido De Giorgio a mené cette quête vers le Zéro métaphysique, ce « lieu » où les contraires n’existent plus car le « moi » n’existe plus…le vieil homme a été tué. Le lecteur l’aura compris, ce Grand Voyage du retour aux origines comporte nécessairement, par nature, une dimension sacrificielle: mieux, il est sacrifice, offrande divine totale, par ce don, l’homme n’est plus. Lorsque nous mangeons, avalons, le Corps du Christ, l’Eucharistie, nous sommes au même moment, simultanément, avalé par Dieu, absorbé en Lui, nous ne faisons plus qu’Un, réunis, réintégrés en l’Eternel Présent. Coincidentia oppositorum.

Voir aussi la correspondance entre Guido de Giorgio et René Guénon ici

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