samedi 2 juillet 2011

La Shâdhiliyya - une voie soufie dans le monde

                                          Le maqam de Sidi Abul Hasan Ash-Shadhili en Egypte

d'Eric Geoffroy

La Shâdhiliyya reste à ce jour, dans ses différentes ramifications, l’une des grandes voies initiatiques du soufisme (tasawwuf). Ayant pris sa source au Maroc, elle s’est profondément enracinée en Egypte au XIIIe siècle avant de se répandre dans une grande partie du monde musulman. Après avoir été chercher le Pôle spirituel de son temps en Orient (Irak), Abû l-Hasan Shâdhilî (m. 1258) le trouve près de chez lui, dans le Rif marocain, en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1228). Cet ermite, dont le sanctuaire au sommet d’une montagne est toujours un lieu de pèlerinage, s’inscrit dans la lignée d’Abû Madyan (m. 1198), "Sidi Boumediene" enterré à Tlemcen. Certains considèrent d’ailleurs ce dernier comme le véritable initiateur de la Shâdhiliyya, laquelle prend rapidement la relève de la Madyaniyya en Egypte et au Maghreb.




Ibn Mashîsh prédit à son disciple une grande destinée en Orient. La première étape est l’Ifrîqiya (Tunisie actuelle) : Abû l-Hasan pratique la retraite dans les montagnes situées entre Tunis et Cairouan, près de Shâdhila. Le nom de Shâdhilî viendrait de ce village, mais le saint lui donnait cette signification spirituelle : « celui qui s’est détourné du monde (shâdhdh) pour se consacrer à Moi (lî) ». La popularité d’Abû l-Hasan à Tunis lui attire la vindicte des juristes. Laissant en cette ville un foyer spirituel toujours actif, il va s’établir à Alexandrie en 1244. Se rendant presque chaque année dans les lieux saints de l’islam, il descend toute l’Egypte puis traverse la mer Rouge. Il suscite ainsi nombre de disciples et irrigue spirituellement la vallée du Nil. Il meurt lors de l’un de ces voyages, dans le désert qui borde la mer Rouge.



Shâdhilî enseigne le dépouillement intérieur et la concentration sur Dieu seul par la vertu du dhikr. Réprouvant toute attitude ostentatoire (dans l’habit, les états spirituels, les miracles...), il demande au disciple de se fondre dans la société. L’adhésion à la Loi et à la Sunna (l’exemple du Prophète) est pour lui une condition préalable au cheminement initiatique. Ces traits malâmatî expliquent les affinités qui unissent la Shâdhiliyya et la Naqshbandiyya, ainsi que leur ancrage dans le milieu des ulémas. Soucieux d’aller à l’essentiel, Shâdhilî conceptualise peu son expérience de la sainteté, mais l’influence de la doctrine d’Ibn ‘Arabî (m. 1240) ira croissante dans sa voie [1].



Ni lui ni son successeur, l’Andalou Abû l-‘Abbâs Mursî (m. 1287) n’ont laissé d’ouvrages, mais l’efficience spirituelle de leurs oraisons (hizb ; pl. ahzâb) est reconnue au sein de la voie. Le troisième maître, l’Egyptien Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 1309), transmet et développe leur enseignement dans une oeuvre qui se diffuse dans tout le monde musulman. Ses Sagesses (Hikam) proposent sous forme de sentences lapidaires une pédagogie initiatique s’adressant directement à l’âme-conscience du disciple, ce qui explique les nombreux commentaires dont elles ont fait l’objet [2]. Les Touches subtiles de la grâce (Latâ’if al-minan), quant à elles, représentent le testament spirituel d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, et le texte doctrinal de référence de la Shâdhiliyya [3]. Deux branches jumelles de la Shâdhiliyya, la Hanafiyya et la Wafâ’iyya, se partagent une grande influence en Egypte jusqu’à l’époque ottomane, mais la présence de la voie s’étend bien au-delà, dans le vaste milieu des ulémas.



De quelques grands maîtres shâdhilis au Maghreb



La Shâdhiliyya revient à sa source, le Maroc, par l’intermédiaire de l’Andalou Ibn ‘Abbâd (m. 1390). Grâce à lui, les écrits des maîtres shâdhilis égyptiens comme Ibn ‘Atâ’ Allâh se diffusent au Maghreb. Lui-même a exercé la fonction d’imam et de prédicateur dans la fameuse mosquée université Qarawiyyîn de Fès. Théoricien et commentateur de la doctrine shâdhilî, il préconise une éducation spirituelle exigeante et s’adresse à des disciples en nombre nécessairement restreint. Au XVe siècle, Jazûlî, sharîf marocain, est à l’origine d’un mouvement de dévotion au Prophète qui vise à répandre la grâce muhammadienne sur le plus grand nombre de personnes. On lui doit un recueil de prières sur le Prophète, très célèbre dans le monde musulman, le Guide des oeuvres de bien (Dalâ’il al-khayrât). Par la dimension cosmique qu’il accorde au Prophète, il reflète la doctrine de « l’Homme universel » (al-insân al-kâmil). Ahmad Zarrûq (m. 1494), originaire de Fès, est une autre grande figure de la tarîqa Shâdhiliyya, dont il accentue l’exigence d’intériorité et de sobriété. Surnommé « le censeur des soufis », il se situe au point de jonction entre le droit et la mystique. Après de nombreux séjours en Egypte, il enracine au Maroc l’arbre initiatique de la Shâdhiliyya.



À partir du XVIIIe siècle, la Shâdhiliyya et, au-delà, le soufisme sont rénovés par quelques maîtres majeurs. Pour eux, la réforme est avant tout intérieure. Elle vise à recentrer les aspirants sur les principes essentiels de la Voie, en dépouillant leur pratique de ses scories. Le cheikh marocain ‘Arabî Darqâwî (m. 1823), par exemple, met l’accent sur le travail spirituel et non sur la théorie du soufisme. De tempérament extatique, il prône la voie du détachement, et ses disciples, les Darqâwa, mènent souvent une vie errante, portant un bâton à la main et un gros chapelet autour du cou. Nombreux au Maroc et dans l’ouest algérien, ils ont résisté à la présence française jusqu’au début du XXe siècle. Mais au-delà, Darqâwî a donné une nouvelle impulsion à la Shâdhiliyya, et les différentes branches qui en sont issues (Darqâwiyya, Madaniyya, Yashrûtiyya, ‘Alâwiyya...), très vivantes aujourd’hui encore, ont essaimé jusqu’en Indonésie.



Au XXe siècle, le cheikh algérien Ahmad al-‘Alâwî (m. 1934) réforme le soufisme de son époque en condamnant certaines pratiques confrériques et en recentrant sur l’essentiel, c’est-à-dire le dhikr, invocation du Nom de Dieu dont le cheikh surveille personnellement l’effet sur ses disciples, lors de retraites périodiques. Son charisme personnel et ses choix initiatiques l’amènent à se détacher, vers 1915, de la Shâdhiliyya-Darqâwiyya pour fonder sa propre branche, la ‘Alâwiyya. Son influence initiatique s’est exercée dans plusieurs pays du Moyen-Orient, mais elle a surtout fécondé l’Occident à partir des années 1920 : des intellectuels convertis comme Frithjof Schuon, Michel Vâlsan, Titus Burckhardt, Martin Lings, sont issus de la ‘Alâwiyya. Par leurs nombreuses études et traductions, ils ont largement contribué à diffuser la doctrine soufie en Occident. René Guénon (m. 1951) lui-même était un Shâdhilî : son oeuvre pédagogique destinée à un public occidental averti le situe pleinement dans la perspective de la Shâdhiliyya.



La Shâdhiliyya nous concerne donc à divers titres, car elle n’est pas une confrérie exotique. Elle conserve son actualité spirituelle, et elle contribue ici ou là à la lutte contre le wahhabisme ou d’autres formes d’intégrisme de l’islam. Elle possède une certaine universalité, par son extension spatiale (Balkans, Afrique saharienne, océan Indien, Asie du sud-est, Chine ...et aujourd’hui l’Europe et les États-Unis), mais aussi par les modalités diverses qu’elle a assumées : plutôt que d’un "ordre", il faut parler d’une école spirituelle et initiatique au rayonnement diffus.



Pourquoi Alexandrie ?



Le colloque s’est tenu à Alexandrie car, bien que d’origine marocaine, le "fondateur" Abû l-Hasan Shâdhilî a répandu sa voie initiatique à partir de cette ville. Alexandrie était en effet à cette époque la tête de pont des Andalous et des Maghrébins arrivant en Orient. Divers facteurs interdépendants expliquent cet épanouissement du soufisme à Alexandrie. Un motif déjà ancien, non lié aux contingences, pousse Maghrébins et Andalous - soufis ou non - à se rendre en Orient : le désir d’accomplir le pèlerinage à La Mecque. Alexandrie représente une étape importante dans ce long périple, et certains soufis s’y fixent. D’autre part, la ville est encore nettement perçue comme une ville-frontière (thaghr), une place forte du jihâd contre les Francs. Venir à Alexandrie pour - potentiellement - défendre la ville revêt une forte dimension symbolique, et présente beaucoup d’attrait pour les hommes de religion et les mystiques de toutes provenances [4].



Citons à témoin une seule scène, restée dans les mémoires, celle d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî, déjà âgé et presque aveugle, quittant Alexandrie pour soutenir les troupes musulmanes à la bataille d’al-Mansûra, en compagnie de ses disciples. Cette bataille, qui a lieu en 1250, oppose les Mamelouks aux croisés de Saint Louis. L’idéal du jihâd défensif s’explique d’autant mieux qu’il est porté essentiellement par des soufis d’origine andalouse ou maghrébine : en Espagne, la Reconquista traumatise les musulmans d’Occident ; elle chasse certains d’entre eux vers les terres d’Orient, où l’islam est protégé par les Ayyoubides, puis par les Mamelouks.



Le contexte de politique intérieure, lui aussi, est favorable à cet épanouissement du soufisme. En Occident musulman, les rapports des mystiques avec les dirigeants temporels - comme avec les docteurs de la Loi - sont le plus souvent tendus. Ayyoubides et Mamelouks, quant à eux, s’appuient, dans leur promotion musclée d’un islam sunnite, sur la nouvelle et providentielle forme d’expression de celui-ci : un soufisme de plus en plus structuré en voies initiatiques. Les nombreuses visites que rendent sultans et émirs aux saints alexandrins participent à la fois d’une vision politique et d’une réelle fascination pour l’autorité spirituelle des cheikhs. En tout état de cause, les figures charismatiques de la société islamique sont désormais davantage les cheikhs soufis que les ‘ulamâ’. Le grand Baybars (m. 1277), par exemple, descend souvent chez les saints de la ville.



Par ailleurs, le soufisme proche-oriental est perçu comme très prestigieux par ces hommes d’Occident en quête spirituelle. À partir du XIIe siècle, le soufisme maghrébo-andalou, d’Ibn ‘Arabî à Shustarî, d’Ahmad Badawî à Ibn Sab‘în, va, en effet, féconder le soufisme oriental et, au-delà, toute la culture du tasawwuf. Al-Shâdhilî reviendra d’ailleurs en maître à Alexandrie, bien plus, en pôle. Et puisqu’ « une coiffe de cheikh ne peut contenir deux têtes », le pôle d’Alexandrie d’alors, Abû l-Fath al-Wâsitî, maître d’origine irakienne, meurt la nuit même où arrive al-Shâdhilî, qui ainsi lui succède : deux personnalités spirituelles de cette envergure ne pouvaient cohabiter dans la ville [5].



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[1] On trouvera un exposé de la doctrine shâdhilie dans Les Voies d’Allah (éd. A. Popovic et G. Veinstein, Paris, 1996) : E. Geoffroy, « La Châdhiliyya », p. 509-518.


[2] En français : P. Nwyia, Ibn ‘Atâ’ Allâh et la naissance de la confrérie shâdhilite, Beyrouth, 1990 (rééd.) ; A. Buret, Hikam - Paroles de sagesse, Milan, 1999.


[3] Ouvrage traduit par E. Geoffroy, sous le titre La Sagesse des maîtres soufis, Paris, 1998.


[4] Ibn Taymiyya lui-même se rend à Alexandrie en 709/1309, « avec l’intention de s’y adonner à la résistance armée ; cf. Ibn Kathîr, al-Bidâya wa l-nihâya, Beyrouth, 1988, XIV, 56.


[5] Cette anecdote est relatée dans la tradition shâdhilie, notamment par Ibn ‘Ayyâd, al-Mafâkhir al-‘aliyya f¬ l-ma’âthir al-shâdhiliyya, Tunis, 1986, p.42.

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