mercredi 10 août 2011

Le Coeur . Par Martin Lings


                       " Le Coeur ( le soleil intérieur ) transmet la lumière de l' Esprit à l'obscurité de l' âme "




Extrait du livre " Qu'est -ce que le soufisme ? " de Martin Lings


" Aujourd'hui1 le soufisme (taçawwuf) est un nom sans réalité . Ce fut autrefois une réalité sans nom ." Commentant ces paroles, Hujwîrî, au siècle suivant, ajoutait : "Au temps des compagnons du Prophète et de ses successeurs immédiats, ce nom n'existait pas, mais sa réalité était en chacun . Maintenant le nom existe sans la réalité2 ."De façon semblable, mais sans être aussi absolu dans l'éloge ou dans le blâme, Ibn Khaldûn remarque que, dans la première génération de l'Islam, le mysticisme était trop généralement répandu pour avoir un nom spécifique . Mais, " lorsque la mondanité se répandit et que les hommes devinrent de plus en plus dépendants des attaches de cette vie, ceux qui se consacraient à l'adoration de Dieu se distinguèrent des autres par l'appellation de soufis ."



1. Au xème siècle, quelque trois cents ans après le Prophète . Celui qui parle est Abû 'L-Hasan Fushanjî .
2.Kashf al-Mahjûb, chap. III
3.Muqaddimah, chap. XI.Le terme "soufi" traduit ici deux mots dans l'original arabe, çufiyyah et mutaçawwifah ;les langues européennes rendent habituellement par " soufi " aussi bien çufi que mutaçawwif ( dont les deux termes arabes qu'on vient de citer sont les pluriels ) . Au sens strict,ils désignent respectivement celui qui est parvenu au terme du chemin et celui qui en suit encore le cours . Il existe un troisième mot, mustaçwif, "celui qui aspire à devenir mutaçawwif". ( Voir V. Danner, " The Necessity for the Rise of the Term Sufi ", studies in comparative religions, printemps 1972 .)


Le mot çufî signifie littéralement "d e laine "et, par extension, " vêtu de laine ", et il ne fait guère de doute que le vêtement de laine était déjà associé à la spiritualité dans les temps pré-islamiques . Sinon, le Prophète n'aurait pas jugé utile de mentionner que Moïse était entièrement vêtu de laine lorsque Dieu lui parla . Pourtant, le port de la laine ne semble pas avoir été d'un usage général parmi les mystiques de l'Islam . L'explication la plus vraisemblable de l'appellation est qu'elle se serait d'abord appliquée littéralement à un petit groupe d'hommes vêtus de laine et qu'elle se serait ensuite étendue sans distinction à tous les mystiques de la communauté afin de remplir un vide ; en effet, ils n'avaient encore aucun nom, et, comme ils constituaient une catégorie toujours plus distincte, il devenait de plus en plus nécessaire d'avoir de quoi les désigner . La diffusion extrêmmement rapide du terme soufi et sa permanence ultérieure s'expliquent sans doute en partie par cette nécessité, de même que par la commodité, sous divers rapports, du terme lui-même . La difficulté que l'on a toujours éprouvée à l'expliquer n'est pas le moindre de ses avantages, étant donné que, pour le plus grand nombre, le soufisme lui-même est, par sa nature, un peu comme une énigme et qu'il requiert en tant que telle un nom partiellement énigmatique . En même temps, ce nom doit suggérer des associations d'idées respectables et comporter des implications profondes ; et la racine arabe, qui comprend les trois lettres çâd-wâw-fâ' et dont le sens de base est " laine ", possède selonla science des lettres une idendité secrète1 avec la racine çâd-wâw-fâ' ayant pour sens de base " pureté " et désignant ce qui a été passé au tamis, comme pour séparer le grain de la balle . En outre, il découle de cette racine une forme verbale qui, si on l'écrit sans voyelles comme cela se fait couramment en arabe, est en apparence identique à çufî et signifie " il a été choisi comme ami intime ", étant donné que celui qui choisit est Dieu, comme dans le cas de al-Muçtafà, l'Elu, le Préféré, qui est l'un des noms du Prophète, et dérive aussi de cette racine . L'appellation donnée aux mystiques de l'Islam est assez proche de ces expressions pour s'en trouver encore justifiée, mais pourtant assez éloignée pour qu'eux-mêmes l'acceptent sans paraître en tirer vanité . Cependant ils parlent le plus souvent d'eux-mêmes en disant " les pauvres ", al-fuqarâ', pluriel de faqîr, en persan darvîsh, ce qui a donné en français " fakir " et " derviche " .



1. Du fait que chaque lettre de l'alphabet possède une valeur numérique particulière et que les lettres de l'une et de l'autre de ces racines totalisent le même chiffre .



La pauvreté en question est la même que dans les Béatitudes : " Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ! " Mais l'origine du terme en usage chez les soufis est un verset du Coran : Dieu est le Riche et vous êtes les pauvres1 . A la différence de la Béatitude, cela se rapporte à l'humanité en général, exprimant un fait auquel personne ne peut se dérober . Les soufis s'appliquent le verset à eux-mêmes parce que, comme nous le verrons, ils sont seuls à en tirer les conclusions intégrales . Certes, le soufisme pourrait presque se définir comme une exploitation du fait relevé par le verset coranique _ fait double puisqu'il concerne à la fois Dieu et l'homme . En outre, le terme faqîr a une portée opérative en ce qu'il constitue un rappel précieux ; et, par exemple, en terminant une lettre, un soufi fera souvent précéder son nom de cette mention : " Du pauvre envers son Seigneur ... "

Si le Coran ne s'adresse pas spécifiquement aux soufis par les paroles " vous êtes les pauvres " , il fait allusion, comme nous l'avons vu, aux saints, c'est - dire aux soufis pleinement réalisés, désignés comme les " esclaves de Dieu " dans certains contextes où est relevée non seulement la condition d'esclave ( qui concerne chacun ), mais le fait d'en être pleinement conscient ; d'ailleurs, les deux concepts d'esclavage et de pauvreté sont inextricablement liés . Nous avons vu aussi que


1. XLVII, 38, et aussi XXXV, 15 : O hommes, vous êtes les pauvres devant Dieu, et Dieu est le Riche, l'Objet de toute louange.


les soufis, ou plutôt les meilleurs d'entre eux, sont les avancés et les rapprochés . Mais, de tous les termes coraniques dont on peut dire qu'ils se rapportent à ceux-ci et à personne d'autre, excepté à priori les Prophètes, le plus significatif et qui revient aussi le plus souvent est probablement cette formule un peu enigmatique : " ceux qui ont des coeurs " ; et, si nous ne l'avons pas encore mentionnée jusqu'ici, c'est qu'elle est suffisamment importante pour constituer le thème central d'un chapitre . En effet, qu'est ce que le soufisme, subjectivement parlant, sinon l' " éveil des coeurs " ?

Parlant de la majorité, le Coran déclare : " Ce ne sont par leurs yeux qui sont aveugles, mais leurs coeurs1 " . Cela montre _ et l'on s'étonnerait qu'il en fût autrement _ que la perspective coranique es en accord avec celle de tout le monde antique, aussi bien de l'Orient que de l'Occident, lorsqu'elle attribue la faculté de vision au coeur et qu'elle mentionne celui-ci pour désigner, non seulement l'organe corporel de ce nom, mais aussi le centre de l'âme auquel il donne accès, alors que ce centre sert lui-même de passage vers un " coeur " plus élevé, l'Esprit . Ainsi le " coeur " est - il souvent synonyme d' " intellect ", non dans l'usage abusif qu'on fait aujourd'hui de ce mot, mais dans le plein sens du latin intellectus, nom de la faculté permettant de percevoir le transcendant .



1. XXII, 46 .



Etant le centre du corps, le coeur peut être considéré comme transcendant le reste de celui-ci, bien que sa substance soit faite comme lui de chair et de sang . En d'autres termes, si le corps dans son ensemble est " horizontal " en ce qu'il est limité à son propre plan d'existence, le coeur possède, en plus de cela, une certaine " verticalité " du fait qu'il est l'extrémité inférieure de l' axe " vertical " venant de la Divinité elle-même et passant par les centres de tous les degrés de l'Univers . Si nous recourons à l'image suggérée par l'Echelle de Jacobs, laquelle n'est autre que cet axe, le coeur corporel sera l'échelon le plus bas et l'échelle elle-même représentera toute la hiérarchie des centres, ou des " coeurs "1, l'un au-dessus de l'autre . Ce symbole est d'autant plus adéquat qu'il représente chaque centre comme séparé et distinct des autres, mais pourtant relié à eux . C'est en vertu de cette interdépendance par laquelle les centres sont en quelque sorte unifiés en un seul, que le coeur physique reçoit la vie de la Divinité ( selon la doctrine soufique, toute vie est divine ) et l'épanche dans le corps . Dans la direction opposée, le coeur physique peut servir de foyer de concentration à toutes les forces de l' âme qui aspire à l' Infini, et on peut en trouver des illustrations pratiques dans les méthodes de la plupart des formes de mysticisme, sinon même dans toutes . C'est en vertu de la



1. Pour plus de clarté, on écrira ce mot avec une majuscule chaque fois qu'il désignera un centre trascendant.



même interdépendance que le " Coeur " peut aussi correspondre à l'échelon le plus élevé de l' échelle, soit à l' Infini Lui-même, comme dans la " Tradition sainte " suivante1 : " Ma terre ne peut Me contenir, ni ne le peut Mon ciel, mais le Coeur de mon esclave croyant peut Me contenir . " On peut en trouver un autre exemple dans le poème du soufi Hallâj débutant par ces mots : " j'ai vu mon Seigneur par l'oeil du Coeur . Je dis : " Qui es-tu ? " Il répondit : " toi ."

De de dernier point de vue, " Coeur " peut-être considéré comme synonyme d' " esprit ", cellui-ci possédant un aspect divin comme un aspect créé ; et l'un des grands symboles de l' Esprit est le soleil qui est le " coeur " de notre univers . Cela nous ramène au sens du mot soufi . Nous avons vu qu'il signifie " vêtu de laine " et que la laine est associée à la spiritualité . Mais quelle est la raison de cette association ? Il nous faut évidemment chercher la réponse à cette question dans la science des symboles qui offre la connaissance d' équivalences mystérieuses ; elle ressort justement d'une remarque de René Génon2 sur la correspondance profonde entre deux symboles de l' Esprit, l' arbre et le soleil ( représenté ici par son métal, l'or ) : " les fruits de l' ' Arbre de vie ' sont les ' pommes d' or ' du jardin des Hespérides ; la ' toison d or ' des Argonautes, également



1. Voir ci-dessus, p. 26
2. Plus connu en Egypte sous le nom de ' Abd al-Wâhid, Yahyà.Il était Shâdhili par sa tarîqa .



placée sur un arbre et gardée par un serpent ou un dragon, est un autre symbole de l'immortalité que l' homme doit reconquérir1 . "

Bien qu'il n'en fasse pas mention, René Guénon était certainement conscient du caractère solaire de ce dernier symbole, non seulement du fait de l'or, mais de la toison elle-même . De même que le lion, le mouton, en effet a toujurs été consacré au soleil2 ; ainsi, en portant un vêtement de laine, on revêt la robe de cet " éveil du coeur " symbolisé par la lumière du soleil et constituant l'aspect central de tout ce que le soufi entreprend de reconquérir . L' Expression coranique ' ceux qui ont des coeurs ' possède de la sorte une relation avec le nom même du soufisme, tout en rendant compte directement de son essence . Jusqu'ici nous avons considéré le Coeur principalement en tant que centre comprenant tous ses prolongements " verticaux " . Mais, lorsque le mot Coeur, dans le soufisme - comme dans les autres mysticismes _, se rapporte à un centre particulier et distinct des autres, il ne s'agit normalement ni du plus élevé ni du plus bas, mais du centre de l' âme . Dans le macrocosme, le Jardin d' Eden est à la fois centre et sommet de l' état terrestre3 .



1. Le Symbolisme de la Croix, Paris, Véga, 1950, p. 85.
2. En astrologie, on dit que le soleil est " en dignité " lorsqu'il est sous le signe du Lion, et " en exaltation " sous le signe du Bélier .
3. Il est souvent représenté au sommet d'une montagne .




Par analogie, le Coeur, qui dans le microcosme correspond au Jardin, est à la fois centre et sommet de l'individualité humaine . Plus précisément, le Coeur correspond au centre du Jardin, point où pousse l'Arbre de Vie et où coule la Fontaine de Vie . En fait, le Coeur n'est rien d'autre que cette Fontaine , idendité implicite dans le mot arabe 'ayn signifiant en même temps " oeil" et " source " . La particularité de cet avant-dernier degré de la hiérarchie des centres est qu'il marque le seuil de l'Au-Delà, le point où finit le naturel et où commencent le surnaturel et le transcendant . Le Coeur est l' isthme ( barzakh ) si souvent mentionné dans le Coran1 comme séparant " les deux mers " qui représentent le Ciel et la terre, l' " agréable mer d'eau douce " étant le domaine de l' Esprit, et " la mer salée et amère " celui de l' âme et du corps ; et, lorsque Moïse déclare : " je n' aurai de cesse que je n'aie atteint le confluent des deux mers "2, il formule le voeu initial que doit faire, implicitement ou explicitement, tout mystique pour parvenir au Centre perdu qui, seul, donne accès à la connaissance transcendante .

L'une des clés coraniques pour la compréhension des sens cachés est ce verset : " Nous leur montrerons Nos signes sur les horizons et en eux-mêmes "3 . Notre attention est ici attirée sur la correspondance entre les phénomènes extérieurs



1. Comme, par exemple, XXV, 53 .
2. XVIII, 60 . La Fontaine est remplacée ici par la mer céleste dont les eaux sont les Eaux de Vie .
3. XLI, 53 .


et les facultés intérieures, et, si l'on songe à ce que signifie le Coeur, il est particulièrement instructif de relever lequel, parmi les " signes sur les horizons " , est son symbole . Nous avons déjà vu que, comme centre de notre être total, le Coeur est le soleil intérieur . Mais il ne l'est qu'en vertu de sa " conjonction " avec l' Esprit ; dans sa propre sphère, en tant que centre de l'äme et seuil du Ciel, il correspond à la lune . Dans un commentaire1 du Coran, un soufi du XIV ème siècle interprète le mot " soleil " comme Esprit ; la lumière est la gnose ; le jour est l' Au-Delà, monde transcendant de la perception spirituelle directe ; et la nuit est ce monde, monde de l'ignorance ou, au mieux, de la connaissance indirecte réfléchie symbolisée par le clair de lune ; La lune transmet indirectement la lumière du soleil à l'obscurité de la nuit ; et, semblablement, le Coeur transmet la lumière de l' Esprit à l'obscurité de l' âme . Mais cette faculté est voilée dans l' homme déchu, et cela par définition même, car, si l'on dit qu'il perdit le contact avec la Fontaine de Vie lorsqu'il dut quitter le Paradis terrestre, cela revient à dire qu'il n'a plus d'accès direct au Coeur . Ainsi l' âme de l' homme déchu est-elle une nuit dont le ciel est couvert de nuages ; et cela nous conduit à une question d'importance fondamentale pour le soufisme : si l'on demande quelle qualification est nécessaire pour être admis dans


1. Par 'Abd ar-Razzâq al-Kâshânî ; aussi attribué, mais à tort, à Ibn 'Arabi .


un Ordre soufique ou quelle est la chose qui peut inciter quelqu'un à rechercher l'initiation, on répondra que, dans la nuit de son âme, la couche de nuages doit être assez mince pour qu' au moins quelques clartés de la lumière du Coeur puissent percer les ténèbres . Comme on lui demandait pourquoi les aspirants novices venaient à lui malgré l'absence de prosélytisme de la part de ses disciples, un cheikh de ce siècle répondit qu'ils étaient " troublés par la pensée d' Allah "1 .

Autrement dit, ils venaient parce que les nuages n'étaient pas assez épais pour faire disparaître la conscience de la réalité spirituelle . Cela fait aussi songer à cette formule : " Avoir un pressentiment de ses états supérieurs ." Ce pressentiment a été mentionné par Guénon comme motif valable pour chercher à s'engager dans une voie spirituelle et comme critère de qualification pour une telle voie ; et le faîte de ce pressentiment est le sens, si reculé soit-il, de ce que le même auteur traduit par " Idendité suprême "2 _ autrement dit, c'est un avant-goût de la vérité exprimée dans les vers de Hallâj que nous venons de citer .

Le terme " avant-goût " intervient ici afin de rendre l'arabe dhawq ( saveur ) , fort utilisé par les soufis à la suite du Prophète pour indiquer le caractère direct de la connaissance du Coeur,



1 Cheikh Ahmad al-'Alawi . Voir " Un saint musulman du XXème siècle ", op . cit ., p. 26
2.En arabe " tawhîd " littéralement " réalisation de l'unité ".


par opposition à celle du mental . En fait Ghazâlî définit le soufisme comme dhawq ; et, si l'on veut comprendre comment cette connaissance appartenant au sommet de l' âme et au seuil du Ciel peut avoir besoin d'un terme emprunté à une connaissance relevant des confins inférieurs de l' âme, soit du seuil du corps physique, il faut d'abord comprendre la loi universelle dont ce " besoin " est une application .

Lorsqu'on dit que Dieu est Amour, la signification la plus élevée de cette sentence est que l' archétype de toutes les relations positives _ conjugales, paternelles et maternelles, filiales et fraternelles _ est Un de façon indivisible dans la Perfection infinie et se suffisant à elle-même de l' Essence divine1 . Selon une signification moins absolue, la relation centrale, qui est la relation conjugale dont les autres dépendent et dans laquelle elles sont déja contenues, a pour Archétype la polarisation des Qualités divines en Qualités de Majesté et Qualités de Beauté . Il résulte de cet Archétype que la concorde dépend de la ressemblance et de la dissemblance, de l'affinité et de la complémentarité . La Majesté et la Beauté sont toutes deux infinies et éternelles, d'où leur affinité . Mais l'une est Perfection active et l'autre Perfection passive2, d'où leur complémentarité . Sur terre, les deux membres du couple humain tiennent leur affinité de la régence qu '



1. Le Nom divin exprimant cette qualité de Celui qui Se suffit à Soi-même est aç-Camad .
2. Perfections active et passive sont les équivalents taoïstes des termes soufiques de Majesté et de Beauté .


ils exercent de la part de dieu, et ils sont complémentaires par le fait d ' être homme et femme . L' harmonie de l'univers dépend pareillement de similitudes et de différences, non seulement entre les individus mais aussi entre les mondes . Le rapport peut être " horizontal "lorsque les deux pôles sont situés sur le même plan, comme dans les exemples cités ou il peut être " vertical ", comme c'est le cas entre un monde supérieur et un monde inférieur qui en est la manifestation ou le symbole . Das ce dernier cas est mise en relief la relation parents-enfants, mais nullement de manière exclusive ; la relation conjugale est toujours présente, étant donné que l'immanence divine ne eput jamais être exclue . Il est ainsi possible de parler du " mariage du Ciel et de la Terre " ; et c'est aussi en vertu de l'immanence divine, qui place l'amant virtuellement au niveau de l'Aimé, que les poèmes soufiques dédiés à la Divinité sous le nom de Layla1 sont des poèmes d'amour au sens le plus central du terme .

On trouve un exemple universel de la relation verticale dans la " Tradition sainte " déjà citée : " J'étais un trésor caché et J' ai désiré être connu, alors J' ai créé le monde . " Il n'y a rien dans le monde qui n 'ait son archétype divin . Mais l' harmonie exige aussi que le monde soit un complément, et la complémentarité implique un



1. Ce nom, qui est celui de l' une des plus grandes héroïnes du Proche-Orient, signifie littéralement " nuit "; les soufis le prononcent par allusion au mystère de l' Essence divine .



caractère d'inversion . Ainsi l' homme, dont l' archétype est l' Etre divin Lui-même de qui tout découle, est la dernière de toutes les choses créées, la finalité vers laquelle tend la création tout entière . C' est de la même manière que, sur le plan le plus bas de tous, la réflexion d'un objet est l' image fidèle, mais inversée, de l'objet lui-même . La montagne, dont le sommet apparaît comme s'il était au fond du lac qui le reflète, est un prototype naturel du Sceau de Salomon, symbole répandu dans le monde entier de l'union des Perfections active et passive, et, par extension, de tous les couples qui figurent cette union dans tous les mondes de l'univers1 .

L' équilibre parfait de l' âme primordiale dépend de l' union harmonieuse des domaines de l' homme intérieur et de l' homme extérieur . Si nous admettons que le sommet du triangle supérieur du Sceau de Salomon représente l' expérience directe que fait le Coeur des Vérités spirituelles qui sont fruits de l' Arbre de Vie, l' angle opposé du triangle inférieur2 représentera le goût au sens littéral, alors que les deux bases en position intermédiaire figureront la connaissance mentale indirecte découlant des deux expériences directes . Le message de ce symbole est que, si nous voulons savoir à quoi correspond la connaissance du Coeur, nous devons nous adresser aux sens plutôt qu' au mental, en tout cas en ce qui concerne son caractère direct .



1. Voir à ce sujet Abû Bakr Sirâj ad-Dîn, The Book of Certainty, New York, Samuel Weiser, chap . XIII .
2. L' extérieur est " sous " l'intérieur .


Mais notre symbole représente aussi l' abîme séparant les sens du Coeur : la connaissance par les sens, étant le mode de perception placé le plus bas, est plus profondément enfoncée dans l' espace, le temps et les autres conditions terrestres, et donc plus resserrée et plus fugitive que la connaissance mentale, cependant que le " goût " intérieur échappe à ces conditions en raison de son exaltation et, en conséquence, constitue, de toutes les expériences, la plus vaste et la plus durable .

Le Sceau de salomon est une clé pour l'interprétation de nombreux textes dont le sens a échappé à la compréhension de ceux qui ignorent les lois du symbolisme, et parmi ces textes se trouvent les descriptions coraniques du Paradis . Il est vrai que la béatitude spirituelle est souvent indiquée simplement par une affirmation disant qu'il n' existe aucune commune mesure entre les joies terrestres et les joies célestes, ou par des paroles telles que : " Certes ton Seigneur t' accordera ses dons et tu seras satisfait1 " . Mais, dans certains passages descriptifs, le Coran parle en termes de plaisir des sens, parce que ces plaisirs directs sont en fait des projections terrestres, ou les ombres, des archétypes paradisiaques qu'il cherche à traduire . Ayant leurs racines dans ces archétypes, les sensations ont le pouvoir de les évoquer, car le " lien " rattachant le symbole à sa réalité, non seulement décrit le tracé du chemin par lequel le symbole est venu à l'



1. XCIII, 5 .


existence, mais peut devenir, en sens inverse, une corde vibrante du souvenir spirituel .Tout en rappelant à l' âme que le Paradis est à désirer1 intensément, ces descriptions coraniques servent aussi à restituer à la vie terrestre une dimension perdue ; et ici apparaît un aspect significatif du soufisme auquel on a déjà fait allusion en notant que l' Islam affirme être une restauration de la religion primordiale . Il va sans dire que cette affirmation se justifie avant tout _ nous pourrions même dire uniquement _ en vertu du mysticisme . Le mysticisme sous toutes ses formes commence par une quête de l' " état primordial ", puisque cet état est l' équivalent de la perfection humaine qui est l' unique base de l' ascension spirituelle . Mais la perfection envisagée, bien qu' essentiellement toujours la même, n' est pas toujours " primordiale " dans les détails de son application . Ce qui distingue le


1. S' il est abandonné à ses propres ressources, l' Homme déchu se trouve, en quelque sorte, dans l' embarras entre la connaissance mentale et la connaissance sensorielle : il sait que la connaissance mentale est supérieure à la connaissance sensorielle et qu'il faudrait lui accorder l'importance découlant de cette supériorité ; mais il sait aussi que la connaissance inférieure possède une intensité et une immédiateté qui manquent à la connaissance supérieure . La doctrine de la connaissance par le coeur explique tout ; mais, en son absence et à défaut de son prolongement qu' est la foi, ainsi que des vertus accompagnant celle-ci, notamment la patience devant ce qu'on ne comprend pas et la confiance humble dans la Providence, il semble y avoir quelque chose de travers : l' âme, alors, se trouve en face d'un dilemme entre l' hypocrisie et la sensualité .



mysticisme islamique de beaucoup d' autres, c' est qu' il vise un idéal destiné à l' homme tel qu' il a été créé, c' est-à-dire une perfection conforme au Paradis terrestre . En tant qu' image de l' âme primordiale, le Sceau de salomon, avec ses deux triangles disposés en sens inverse, manifeste une extraversion intense compensée _ et dominée _ par une introversion intense, l'attraction du monde extérieur étant équilibrée par celle du Coeur . Nous avons déjà vu comment le Prophète de l' Islam personnifie cette harmonieuse résolution des contraires . On peut dire de l' " attraction de l' Heure ", déjà mentionnée à ce propos, qu' elle coïncide avec le magnétisme du Coeur, puisque la conscience de tous deux réside dans le Coeur . En outre, c' est l' Heure qui réintègre effectivement les symboles dans leurs archétypes, et l' une des fonctions de la connaissance par le Coeur est d 'anticiper sur cette réintégration en rapportant sans cesse les objets extérieurs aux réalités intérieures qu' ils symbolisent . Particulièrement représentative de la religion primordiale est cette parole : " Le parfum et les femmes m 'ont été rendus chers, et la fraîcheur a été donnée à mes yeux dans la prière1 . " La mention de celle-ci nous montre qu' il s' agit ici de trois rites .


1. La " fraîcheur des yeux " est une expression arabe proverbiale exprimant un plaisir intense . L' emploi de la forme passive est important dans ce contexte ; c'est comme si le prophète avait dit : Ma destinée a été d'aimer les parfums, les femmes et la prière .


Pareille " extériorité intérieure " est caractéristique du Message que le Messager a reçu et transmis . Survenant à la fin du cycle temporel, elle présente une fois encore à l' humanitéle Livre de la Nature, la Révélation primordiale dot les hyéroglyphes sont l' homme et les animaux, les forêts et les champs, les montagnes, les mers et les déserts, le soleil, la lune et les étoiles . L' un des enseignements les plus centraux du Coran est celui-ci : " Ne regardez pas les choses de ce monde comme des réalités indépendantes, car leur existence à toutes dépend du Trésor caché dont elles ont été créées pour révéler la gloire . " Voici les termes du texte coranique : " Les septs cieux, la terre et tout ce qui s' y trouve célèbrent Ses louanges ; il n' y a rien qui ne célèbre Ses louanges ; mis vous ne comprenez pas leurs louanges1 ". Et l'un des " refrains " du Coran interpelle les visionnaires parmi les hommes, ou ceux qui seraient capables de vision, les engageant à méditer sur toutes ces merveilles de la création et y à voir des " signes " .

Cette extériorité en vue de l' intériorité, trait caractéristique du soufisme2, peut se comparer à une ligne tracée entre les deux angles supérieur et inférieur du Sceau de Salomon . La faculté de perception extérieure directe doit être reliée à celle de perception intérieure


1. XVII, 44 .
2. Cette distinction, comme plusieurs autres figurant dans ce livre, est relative, et sa portée ne doit pas être exagérée . Il y a là une question d' accent _ comme si chaque mysticisme prononçait la même formule avec une intonation et une insistance différentes .



directe, et cette liaison constitue la " corde du souvenir spirituel ", déjà mentionnée, qu' il s' agit de faire vibrer afin que la faculté intérieure soit éveillée et que la " glorification " soit " comprise " ; et, au-delà de cette faculté représentée par l' angle supérieur, la " corde " peut être prolongée indéfiniment, car la vibration ne cesse pas au seuil du Ciel, mais tend vers l' Infini . Nous nous trouvons ici, une fois de plus, au coeur de notre sujet, car le soufisme est la doctrine et la méthode de cette tendance, et la vibration n'est autre qu'une variante du reflux décrit dans notre image initiale . Et, à ce point de notre exposé, nous pouvons de nouveau poser la question : " Quelle est la chose qui reflue ? " En effet, la réponse déjà donnée _ c'est le centre de conscience qui reflue _ sera maintenant plus claire à la lumière de ce qu'on a dit au sujet du Coeur, lequel désigne toujours le centre mais qui, du fait que ce dernier n'est pas fixe, peut se rapporter à la Lune intérieure ou au Soleil intérieur, voire, au-delà de celui-ci, à l'Essence Elle-même .

Puisque chacun a toujours un centre de conscience, on peut dire qu' il a aussi un " coeur " . Mais en principe, les soufis font usage de ce terme dans un sens transcendant pour désigner un centre de conscience correspondant au moins à la Lune intérieure .

Les racines de ce principe se trouvent dans la définition donnée par le Prophète de l' ihsân ( excellence ), qui a un rapport direct avec la connaissance par le coeur : " L' excellence, c' est d' adorer Dieu comme si tu le voyais ; et si tu ne Le vois pas, Lui te voit . "

" Comme si tu Le voyais . " Comme si l' homme était toujours en pleine possession de ses facultés primordiales . Tout un aspect de la méthode soufique réside dans le mot ka' annaka, " comme si tu ... " ; et ce précepte d' idéalisme possède de nombreuses applications, dont nous verrons quelques - unes par la suite . Mais cela doit se combiner avec le précepte d' actualité, celui de " mais en fait ". Personne n 'est, plus que le mystique, lucidement conscient de la chute de l' homme _ à tel point qu'il estime qu' une chose est positive dans la mesure où elle est capable de déclencher une vibration en direction du Coeur et d' ouvrir un passage vers lui .

En principe, et puisqu' il " n' y a rien qui ne célèbre Ses louanges ", tout est doué de cette capacité . " Mais vous ne comprenez pas leurs louanges " . Il faut admettre que les symboles qui pouvaient pénétrer le Coeur de l' homme primordial ne parviennent pas à être pleinement opérants chez l' homme déchu du fait de son opacité . En d' autres termes, il ne peut pas y réagir avec assez de force pour susciter la vibration nécessaire ; et s' il était abandonné à ses propres ressources, il serait impuissant à se ménager un accès au Coeur . La vue d' un beau paysage, par exemple, ne lui cause pas seulement émerveillement et plaisir, mais aussi désir, car le sujet ne peut pas se fondre avec l' objet ; et ce désir n' est autre qu' un degré du pressentiment, déjà signalé, de ses possibilités supérieures, degré du " souvenir " que, dans le monde archétypal de l' Esprit, la fusion du sujet et de l' objet se produit effectivement . pourtant un tel pressentiment n'est qu' une qualification pour la voie spirituelle . Livré à lui-même, il serait désespérément insuffisant . C' est pour de bonnes raisons que, dans la plupart des traditions, l' obstacle à surmonter est représenté sous les traits d' un monstre gigantesque doué de pouvoirs surnaturels . Rien n' agira contre lui, sauf une épée forgée et trempée au Ciel ; mais, en tant qu' auxiliaire de cette épée, le pressentiment sera dans l' âme un renfort précieux ; autrement dit, il doit avoir la consécration d' une incantation provenant du Ciel, avant tout du Nom divin lui-même .

Il est important de rappeler ici que " Dhikr Allah " ( souvenir de Dieu, ou invocation de Dieu ) est un nom du Prophète et que, selon le Coran, cette invocation est " plus grande " que la prière rituelle elle-même . Le terme utilisé pourrait aussi être traduit par " la plus grande " sans idée comparative, car les deux interprétations sont possibles du point de vue linguistique ; et, dans le présent contexte, on peut affirmer que l' invocation du Nom de Dieu, qu' elle soit accompagnée ou non d' autres pratiques, est la chose la plus positive qui puisse être dans le monde, parce qu' elle produit la vibration la plus puissante en direction du Coeur . Le Prophète a dit : " Il existe pour chaque chose un vernis qui enlève la rouille ; et le vernis du Coeur est l' invocation d' Allah . "Nous pouvons noter que , même si l' invocation du Nom suprême " Allah " détient la préséance sur toutes les autres pratiques du soufisme, le terme " Dhikr Allah " s' étend aussi à d' autres rites, et en particulier à la récitation ou à l' audition du Coran, lequel, comme nous l' avons vu, est substantiellement un avec Dieu ; et, parlant du déclenchement des vibrations et du passage de l' extérieur à l' intérieur, il est intéressant de citer ce que le Livre révélé dit de lui-même et du pouvoir de ses propres versets : " La peau de ceux qui craignent leur Seigneur en frissonne, puis leur peau et leur coeur s' assouplissent à l' invocation du Nom de Dieu1 . " Les soufis disposent ici de toute l' autorité nécessaire pour justifier la pratique de certains exercices extérieurs, tel le balancement du corps dans la danse sacrée, comme moyens de concentration intérieure .

" leurs coeurs s' assouplissent " , c'est-à-dire : " leurs coeurs deviennent moins durs . "Quant à l' obstacle qu' on appelle nuages sur la lune ou dragon défendant l' accès à la Fontaine de Vie, c' est bien la rouille du coeur, ou le durcissement du coeur, dont il s' agit .


1. XXXIX, 23 .


Cependant, les " voyageurs " sont ceux pour lesquels, par définition, l' obstacle est, ou est devenu, relativement transparent . Autrement, il ne leur serait pas prescrit comme idéal " d' adorer Dieu comme si tu Le voyais ", car ce ka'anna, de même que les autres " comme si " du soufisme, présuppose une base de certitude .

Qu' est ce que la certitude ? Ou quelle est la différence entre la certitude et la conviction ?

La conviction est indirecte et relève du mental, étant l' effet de processus purement mentaux comme le raisonnement . Mais la certitude, toujours directe, relève du " sommet du triangle " . Elle peut, en tant que telle, résulter d' une perception sensorielle ; l' ouïe, le toucher ou la vue peuvent procurer la certitude . Mais, dans son sens spirituel, lorsqu' elle a le Transcendant pour objet, la certitude résulte de la connaissance par le Coeur . En outre, et à défaut de cette connaissance dans son acception plénière, les éléments les plus proches du Coeur au sommet de l' âme doivent aussi être considérés comme des facultés de perception directe, bien que de façon fragmentaire ; et le terme " certitude " peut s' appliquer à toute lumière reçue par ces facultés intuitives en vertu de la transparence de l' obstacle .

Avant de clore ce chapitre et en préface à la doctrine, qui, comme toutes celles relevant du mysticisme, présuppose au moins une certitude virtuelle dans l' âme _ sinon la semence tomberait sur un " sol rocailleux " _, nous énumérerons encore les trois degrés de la certitude tels que le soufisme les définit1 .

La Vérité divine est symbolisée par le feu en tant qu' élément . Les trois degrés sont, par ordre ascendant, la Science de la certitude ( 'ilm al-yaqîn ), l' Oeil de la certitude ( 'ayn al-yaqîn ) et la Vérité de la Certitude ( haqq al-yaqîn ) . La Science est la certitude obtenue en entendant une description du feu ; l' Oeil est celle qu' apporte la vue de ses flammes ; la Vérité est la certitude provenant du fait d' y être consumé .

Ce dernier degré est l' extinction ( fanâ' ) de toute altérité, seul moyen de réaliser l' Idendité suprême . Le second degré est celui de la connaissance par le Coeur, car l' Oeil qui voit n'est autre que le Coeur . Quant à la Science, elle est la compréhension mentale portée au degré de la certitude par les facultés d' intuition qui entourent le Coeur ; et c' est l' une des fonctions de la doctrine d' éveiller ces facultés et de les rendre opératives .



1. The book of Certainty, op . cit ., se fonde sur la doctrine de ces trois degrés .








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