samedi 14 décembre 2013

Ignorance et Sagesse - Ludovic de Gaigneron



 
 
 
 
[René Guénon, Recueil posthume : Comptes rendus, Année 1938 ]
 
– Dans le Mercure de France (n° du 15 mars), M. Ludovic de Gaigneron, dans un article intitulé Ignorance et Sagesse, fait une excellente critique du prétendu « progrès » et de l’existence tout artificielle à laquelle il aboutit ; il estime bien préférable la soi-disant « ignorance » d’autrefois, laquelle, en réalité, était seulement « l’ignorance des illusions particulières à une propagande matérialiste qui exploite les exigences accrues d’une sensibilité de surface pour masquer le déterminisme inflexible et barbare des forces aveugles qu’elle multiplie ». Où il y aurait peut-être quelques réserves à faire, c’est lorsqu’il considère l’Église catholique, non seulement comme victime, mais aussi comme responsable en un certain sens de ce « progrès », c’est-à-dire en somme de la déviation moderne ; nous comprenons bien que ce qu’il lui reproche à cet égard, c’est d’avoir négligé les « sciences sacrées », à l’exception de la seule théologie, mais la faute en est peut-être plutôt à l’esprit occidental en général. Quoiqu’il en soit, il est malheureusement vrai que, dans le Christianisme, les rapports entre les deux domaines exotérique et ésotérique semblent n’avoir jamais été établis en fait d’une façon parfaitement normale comme ils l’ont été dans d’autres traditions ; il faut reconnaître qu’il y a là une sorte de « lacune » assez singulière, qui tient sans doute à des raisons multiples et complexes (l’absence d’une langue sacrée propre à la tradition chrétienne, par exemple, pourrait bien en être une), et dont l’explication pourrait d’ailleurs mener assez loin, car, au fond, c’est là ce qui fait que, à aucune époque, la « Chrétienté » n’a jamais pu se réaliser complètement.
 
[René Guénon, Recueil posthume : Comptes rendus, Année 1938 ]

 
 
 
 
Ignorance et Sagesse par Ludovic de Gaigneron

Mercure de France N°954, 15 mars 1938

 
Ce qu'on ignore interdit l'accès des bonheurs possibles, mais épargne le tourment certain de les sentir hors de portée.

 

Tourment préjugé fructueux, puisqu'il suffit, pour embrayer la machine du progrès, d'inculquer la notion de malaise par rapport à l'image d'une existence plus douce, de reléguer l'actuel à l'ombre d'éventualité préférables, de découvrir, en somme, ce dont l'ignorance nous épargnait le souci.

 

Lorsque l'homme pensait obéir à la loi naturelle en besognant selon le rythme des jours et des saisons, en couchant sur la paille, en foulant la terre battue, en circulant à pied, à cheval ou en litière, lorsqu'il luttait peu ou mal contre une mortalité qui paraît aux famines, son privilège était d'ignorer surtout l'inquiétude où se démènent nos désirs et nos fièvres modernes. L'avenir était bloqué par le présent : mais voilà qui nous irrite ! Et nous plaignons moins nos ancêtres de ces disgrâces que du fait qu'ils n'en savaient souffrir ni récriminer outre mesure. Nous en avons à leur « ignorance » bien plus qu'à leur souffrance, à quoi, du reste, nous compatissons gratuitement.

 

Or, notre part actuelle d'obscurité reproduit point par point cette période « d'obscurantisme » révolue : à cette différence près qu'ayant goûté du meilleur ou censé tel, l'avenir ne se bloque plus, pour nous, par le présent, mais par le passé. Le spectacle euphorique de nos conquêtes ne ressort, lumineux, que sur les « ténèbres » médiévales. Le futur s'abstient de modérer nos enthousiasmes. Il n'accable point nos facilités présentes de tout le surcroît qu'il nous tient en réserve. Notre ignorance relative de ce que nous pourrions se concentre sur un partage plus ou moins équitable du peu que nous avons. Les délassantes perspectives d'un machinisme intégral n'aggravent guère nos lassitudes. Et c'est même avec quelque méfiance que s'imagine la simple manette libérant à la fois l'atome de ses énergies omniprésentes et le prolétaire de son labeur ! Satisfaits d'une literie plus compliquée, nous n'aspirons point à des reposoirs aériens et somnifères taillés dans des blocs de nuages artificiels.

Nos tapis ne sont point offusqués par les délices de socques ambulatoires, chaudes l'hiver, fraîches l'été, nous conduisant à des baies ouvertes sur un espace sillonné de volatiles humains, ou d'appareils capables d'un tour de Terre en fin de semaine, d'un tour de Lune pour les vacances. Et nul ne se pose en victime de graves impérities chirurgicales sous prétexte que ses petits-neveux auraient des coeurs, des reins, des poumons de rechange, et atteindraient, sans douleur, le terme de quelque bienveillante euthanasie, par simple tristesse de vivre trop longtemps... Bref, nous plaignons et vengeons le passé sans calculer que l'avenir nous devra plaindre et venger, à son tour, de prétendues misères par omission, qui nous échappent !

 

A supposer que le Progrès ne nous déboute point de ses propres largesses, cette ignorance de l'avenir possible constitue encore le plus clair de notre satisfaction négative. Pour rendre ce bonheur positif, on cherche à le stabiliser. Mais c'est vouloir immobiliser le Progrès à l'encontre même de sa propre nature. Et le cercle se referme, vicieux, à moins de le rompre en rompant avec ce savoir pour tous qui infirme à la fois les rythmes naturels et les valeurs surnaturelles. Il ne s'agit donc pas de s'en prendre aux effets, mais à la cause. Il demeure vain de prétendre empêcher « que le travail dans ce qu'il a de plus inhumain et de plus automatique retombe sur les épaules d'une seule fraction de l'humanité (1) ». La « justice absolue » en ces matières est un mot vide de sens. Inamovible et interchangeable, cette « fraction » fait corps avec notre régime industriel, et elle relève de dispositions natives ou de régression sociales inévitables. Mais à vrai dire, ni ces dispositions, ni ces régressions ne peuvent amorcer une voie de salut vers la stabilité et la sérénité. C'est notre régime même qu'il faut atteindre en son foyer de frénésie psychique !

 

Faut-il donc retourner à l'ignorance ? – Ignorance de quoi ? Des illusions particulières à une propagande matérialiste qui exploite les exigences accrues d'une sensibilité de surface pour masquer le déterminisme inflexible et barbare des forces aveugles qu'elle multiplie ? Mais alors, bienheureuse est l'ignorance d'un progrès où fleurit cet agglomérat confus d'informations que constitue la provende commune des peuples dits civilisés !

 

Tout n'est qu'artifice, en effet, fragilité, incertitude mouvante au sein de cette boursouflure mentale close sur les seuls points de vue pratiques des conventions citadines. Sous des dehors légaux et policés, une fièvre se propage d'espaces à dévorer, de bénéfices à multiplier, d'entreprises à grands spectacles avec façades budgétaires montées sur porte-à-faux. Sous une frange d'altruisme béat s'affaire l'âpre rigueur des convoitises. On spécule d'un bien-être superflu sur la foi d'échéances payables en espèce illusoires. Le verbiage du profiteur couvre la tirade sentimentale de l'idéologue pour irriter les appétits de façon à laisser tout le monde sur sa faim.

 

L'écart demeure ainsi constant entre le « bien » acquis et le « mieux » revendiqué. « Labeur et repos, constate Daniel-Rops, tout se dissout dans une rêverie où personne n'appartient plus à son destin. »

 

Car, jamais ne fut méconnu davantage ce destin que prescrit à tout mortel une individualité spécifique. Le lettré incomplet découvre en sa tâche d'illettré une injustice du sort, un mauvais pas à franchir, un prétexte à mettre en oeuvre cette somme toujours accrue de connaissances superficielles qui excite chaque être à dépasser les autres, alors qu'en sa fonction propre il trouverait le pouvoir transcendant de se surpasser lui-même. Aussi bien le bagage de « ce qu'il faut savoir » renferme-t-il les recettes d'un bonheur en attente, riche de tout ce qu'on doit désirer, envier, subtiliser ou démolir à défaut d'atteindre. Sous ses dehors trompeurs d'émancipation collective, l'école unique et obligatoire des doctrinaires livre l'assaut suprême aux libres dispositions de l'être. Il ne suffit pas de capter le torrent humain à sa source infantile, de fondre la teneur, la pesanteur des aptitudes naturelles en un monde uniforme, mais il faut encore livrer à la machine sociale une pâte amorphe de fonctionnaires, pourvus du dernier confort mental et ouverts aux extravagantes prodigalités d'un étatisme qui pèse de tout son poids sur les destins de l'économie en déroute.
La science du bonheur est servie : mais c'est, cuisiné par l'impatience démocratique, l'invariable brouet universitaire et bourgeois qui alimente un même dynamisme de tous et mobilise la masse entière contre les organismes déterminés par la nature. Chacun ne vise qu'à franchir le mur d'absolutisme légal qui sépare le dirigeant du dirigé.

 

Fort d'un prétendu savoir qu'il partage théoriquement avec les têtes de file, l'individu guette sa chance d'échapper au troupeau en prenant la houlette, à moins qu'il ne la brise.

 

C'est ainsi qu'une fausse discipline, toute d'idéal terrestre, centrée sur la production industrielle, inflige au divers types humains la même camisole de force. Le désir, l'action et le bonheur, soumis à la pression toujours croissante d'intérêts anonymes, doivent jaillir en une même coulée d'accomplissements massifs, hors de toute proportion avec l'équilibre normal des perspectives corporelles. Et, comme l'usure, en toute chose, cerne la démesure, comme la Loi excédée se venge, par à-coups et contre-coups, des étreintes qui la violent, l'évidence s'impose que l'enflure progressive coopère directement à l'oeuvre de dissolution cyclique. Le funeste bagage qui encombre les cerveaux de tout ce qu'il leur eût été préférable d'ignorer, accélère de tout son poids la vitesse jusqu'à son point de rupture centrifuge. Sous ses dehors généreux, il répond à la seule ruse mercantile de créer le besoin par le savoir, de l'entretenir par l'espoir, d'engourdir par l'anesthésique du jeu sous toutes ses formes les puissances désaxées, les convoitises exaspérées, de soumettre en vrac les âmes à la seule frénésie de bâtir pour démolir et rebâtir en plus énorme.

 

Il serait faux, toutefois, de prétendre que cette fringale collective de béatitude à court terme ne répond à rien. Par contre, il serait vain d'imaginer un de ces essors périodique – le nôtre par exemple – capable d'assurer quelque triomphe humanitaire sur le principe destructeur ou plutôt transformateur de l'Univers. La conquête matérielle correspond à une réalité en ce sens qu'elle développe certains possibles manifestables, demeurés jusqu'ici en attente. Elle marque un excès de la transformation extérieure, un sacrifice du pôle central au pôle périphérique et tout ce que celui-ci l'emporte sur celui-là pour satisfaire au Juste et Invariable Milieu.

 

Les philosophies scientifiques d'évolution se bornent à n'envisager là qu'un triomphe de collectivité vitale. Elles voient l'asservissement industrieux de la matière par l'esprit humain, en révolte contre l'ordre Divin, dans ce qui n'est qu'un détour libérateur, l'issue normale d'une longue période de tension individuelle. Et ce qui leur semble augurer une totale hégémonie de la technique n'est qu'épisode, oeuvre de vitesse et de nombre, rupture d'un équilibre devenu précaire à mesure qu'il se développe. Ce « progrès », de plus en plus urgent, a beau paraître s'insurger contre les moyennes imprescriptibles de l'espèce, il ne fait que hâter une plénitude d'expansion qui ramène l'ensemble du système à la parfaite homogénéité de son « point » de départ.

 

Il semble que l'Eglise Catholique puisse être tenue pour victime et responsable d'un « progrès » où se voile l'alternative universelle. Ce que nous nommons, en effet, déterminisme et libre arbitre dépend moins de l'option morale qu'elle nous propose que d'un choix de direction cosmique. L'influence de l'être pur qui équivaut à liberté, se heurte à l'influence du milieu qui nous impose sa contrainte expansive. En nous annexant davantage à cette force des choses, le « progrès » nous détermine à l'ordre du monde par la voie légale des renaissances ; mais le libre effort intérieur coupe au plus court dans le sens de l'unité : nous libérant, dès cette vie même, de l'illusion individuelle. Préposé, par le haut, à ce salut des âmes que symbolise la rédemption, l'Eglise se trouve impliquée, par le bas, dans les méthodes centrifuges des civilisations modernes. Sa position s'aggrave d'autant plus qu'une certaine ignorance de la foule peut seule freiner les excès du désir. C'est avec grave peine qu'elle maintient aujourd'hui l'intransigeance du principe réacteur qu'elle défendait au cours des siècles en s'élevant contre les « forces du Progrès ». Le Thomisme l'incline au moindre mal du « préjugé classique » qui nous déclare héritiers de la seule sagesse grecque, d'où nous tenons notre soucis de la réalité tangible, du mouvement, de ce multiple qui exerce avec une scandaleuse énergie l'acte d'être » (2). Malgré de constantes réserves théoriques, il y a connivence pratique entre les buts de ce savoir livresque par quoi l'on s'efforce d'inculquer aux masses un sens totalitaire du savoir profane, techniquement conçu, qui coïncide avec la marche même du Progrès !

 

L'ordre chrétien, dont le rôle, la tradition est de ramener ses brebis au bercail spirituel, de leur frayer la voie de recueillement central, paraît tendre, de nos jours, à revendiquer une suprématie inverse, puisque le progrès se meut à l'encontre de l'unité, de la stabilité. Or, l'antithèse ne demeure résoluble que par un exercice tempéré de l'acte humain, tenant compte des différences entre les êtres, des fonctions respectives, des notions spéciales que comporte pour chacun une hiérarchie d'ensemble.

 

Suffit-il que l'Eglise obtienne une subordination fidéiste à la Théologie, qu'elle dirige le progrès, qu'elle « impose aux phénomènes économiques et aux forces telluriques le contrôle de l'Esprit » ? Doit-elle « pour sauver l'être de l'homme... rationaliser l'avoir »(3) ?

 

Palliatif inefficace que d'arrimer une cargaison trop lourde, de répartir plus judicieusement cet appareil industriel qui nous accable et obstrue de matière toutes les voies de l'Esprit. L'effort entier de « l'être » s'épuise à véhiculer cet « avoir » monstrueux. Le milieu surchargé doit sombrer dans une catastrophe, ou s'en délester.

 

On objectera que le pouvoir religieux se voit contrains d'exploiter à son profit les éléments de cohésion et d'unicité qu'offre l'universalisme scientifique, de sublimer notre propagande d'un même bonheur pour tous. N'y aurait-il point là matière à rallier en bloc le désordre actuel à un ordre transcendant adapté au progrès ? – Mais adopte-t- on le supérieur à l'inférieur ? Cette apparente cohésion n'est-elle pas diffusion ?

 

Cette fausse unicité ne tend-elle point au nivellement anarchique de la multiplicité.

 

L'Eglise n'en arrive-t-elle point à couvrir de son investiture spirituelle l'enchevêtrement, la vélocité toujours accrus des conditions vitales. Mais c'est là procéder en raison directe d'un idéal matérialiste unanime, et en raison inverse de ce salut individuel des âmes que la religion se propose. Et quand bien même la doctrine catholique – faisant la part du feu, désespérant d'intervertir le cours inexorable qui nous réintègre par le détermnisme cosmique – songerait à une spiritualisation de cette voie du nombre, n'en ferait-elle pas que sanctionner les conséquences fatales, dont elle semble avoir favorisé les causes, à l'encontre même de ses principes directeurs ?

 

Ne pouvant se mettre à la remorque du progrès, Rome doit l'exclure de façon radicale. En prendre la tête serait procéder à l'inverse de sa nature et des préceptes qu'elle ne cesse d'affirmer contre le modernisme. On ne voit guère, par ailleurs, un état de grâce fleurir sur les ruines d'une hiérarchie sacrée reliant le temporel à l'éternel, désignant à l'individu son rôle exact, avec le type et le degré d'information nécessaires, permettant ainsi à chaque être de se mettre en prise directe avec la possibilité surnaturelle qui l'ordonne.

 

Dilemme, à première vue inextricable : La stabilité nécessaire à une doctrine infaillible s'oppose à l'incessante mutation des contraintes progressistes. Par contre, le préjugé sentimental moderne donne pour le pire des maux l'ignorance toute relative des masses rurales, plus ou moins illettrées et rebelles au progrès. Or précisément, il y a là une forme de réaction passive, une atmosphère de légende, un ritualisme terrien qui gardent des traces de spiritualité. Cette fraction demeurée saine et perméable aux normes de la nature, l'Eglise devrait en soutenir la défense, la guider et l'éclairer dans son attitude conservatrice des lois invariables du milieu. Mais voilà qui heurte de front l'aile marchante prolétarienne dont la « mystique » ne voit qu'ignorance, superstition et lèse-dignité humaine dans tout ce qui ne contraint pas l'énergie individuelle à poursuivre un bien-être fondé sur l'universalisme technicien.
 
Et c'est bien moins une lutte de prépondérance entre deux classes qui oppose le paysan à l'ouvrier que celle de deux civilisations dont l'ancienne répartissait une même atmosphère sacrée visant au terme surhumain, alors que la nouvelle n'envisage qu'une masse toujours croissante d'accomplissements collectifs qui exige une culture infrahumaine des réflexes nerveux. Entre ce nivelage des goûts et des besoins et les diverses voie de salut judicieusement réparties entre les ordres d'une société traditionnelle s'affirme l'antinomie de deux finalités contraires.


L'autorité ecclésiastique, soucieuse avant tout d'une primauté de la théologie et d'un retour global aux sacrements, semble avoir négligé les symbolismes répartiteurs qui présidaient aux techniques transformantes de chaque catégorie humaine.

 

Théoriquement tracés quant à leur but, mais pratiquement délimités quant à leurs privilèges respectifs, les cadres sociaux du moyen âge furent surtout envisagés par l'Eglise comme véhicules de son autorité spirituelle.

 

Absorbé par les controverses métaphysiques, juge et partie des querelles d'investiture, soucieux des empiètements de l'Empire, puis, plus tard, penché sur les débats universitaires des Canonistes et des Légistes, le Saint-Siège se bornait à régir les relations des deux castes supérieures. Il lui fallait surtout défendre ses prérogatives vis-à-vis des pouvoirs royaux. Par ailleurs, la tenue éminemment théologique de sa doctrine prêtait mal à poursuivre en détail la direction organique des arts et métiers (4). Les classes constituées une fois pour toutes et hiérarchiquement inféodées l'une à l'autre, la Discipline s'abstenait d'en dégager ou exalter les mécanismes essentiels, de préciser, pour chacune, sa voie particulière de rédemption. Soit par ignorance métaphysique, soit par vigilance abusive, la religion s'efforçait de « relier » les hommes entre eux, de les soumettre indistinctement à la pratique sacramentelle plutôt que de maintenir les pouvoirs intérieurs des castes qui exigeaient des relations directes et sacrées entre les diverses industries et leur rythmes surhumains. La Foi devait suffire à vivifier la Connaissance.

 

Aux particularités rédemptrices de chaque état se substituaient des méthodes uniformes d'édification. Les différents degrés de l'échelle sociale durent renoncer aux secrets qui leur procuraient l'excellence d'une généalogie divine. Redoutant de s'annexer les reliquats d'une sagesse préchrétienne, la Théologie s'appliquait à les « profaner » en quelque sorte. Il lui répugnait de seconder des organismes traditionnels dont elle ne détenait plus, directement, les leviers de commande.

 

Le Dogme, la Morale et le Culte, étayés de mobiles sentimentaux, se flattaient d'offrir des garanties d'autorité suffisantes pour maintenir en leurs sphères respectives des ouailles dûment pénétrées de l'universalisme et de l'exclusivisme chrétien.

 

Un processus de nivellement spirituel préludait à l'égalitarisme temporel. L'influence théologique se condensait en un corps de définitions dirimantes appliqués à bannir tout écart de point de vue, à uniformiser dans la Foi les catégories de l'effort. Elle mettait un obstacle implicite à cette diversité de moyens, de formules, de symboles qui reflétait les différences naturelles de l'être et spécifiait le rôle de chaque caste, avec ses connaissances, ses ignorances particulières, qui fortifiait l'armature interne de la féodalité. Toute à sa lutte contre l'hétérodoxie et les empiètements séculiers, l'Eglise, pour assurer l'oeucuménisme et la primauté de la sagesse, rejetait dans la sphère profane des sciences sacrées que cette exclusion allait livrer aux dogmes scientistes. Elle perdait ainsi contact avec les cycles chevaleresques, les secrets monastiques et artistiques, avec les fondements rituels des corporations : tout ce qui prolongeait, en somme, les rites et valeurs rédemptrices d'une Connaissance soustraite aux vicissitudes des âges et qui, par-delà les civilisations et les cultes, reliait encore la tradition occidentale aux centres surhumains de l'Esprit. Sans doute l'autorité ecclésiastique tolérait-elle tacitement l'influence de ces lointains surnaturels, mais elle tenait, de plus en plus, à s'affirmer l'unique canal du Verbe sur la terre. Il ne lui suffisait plus de représenter symboliquement le centre invisible de notre monde, de n'en traduire réellement qu'un des innombrables aspects : il lui fallait s'assurer le privilège exclusif de promulguer parmi tous les peuples la Loi Universelle.

 

L'Eglise refusa donc ses fortitudes conservatrices à des infiltrations sacrées extérieures à son dogme mais capable de sustenter l'organisme et le sens profond des castes qu'elle affirmait en principe nécessaire. Il résulta une scission toujours plus marquée du Spirituel et du Temporel, une opposition de l'Esprit et de la Matière qui faisaient de l'état chrétien un monde et en quelque sorte une caste à part. Le Ciel ne rayonnait plus qu'indirectement sur les gestes profanes ; une chaleureuse familiarité de l'invisible n'expliquait plus les marches quotidiennes du penseur, du nobles et de l'artisan. L'universalisme antique s'effaçait du détail de la vie, ne gardait plus sur l'ensemble qu'une valeur de prépondérance abstraite. Et ce relâchement du lien sacré, cette désaffectation des plus humbles correspondances métaphysiques, livraient une culture sacrée, désormais définie profane, aux sollicitations irrésistibles de l'humanisme et du progrès. Le lit était fait d'une Réforme égocentrique ouverte à la conception moderne du salut matériel, au nivellement général du savoir sous le signe du bien-être.

 

Si les ordres féodaux faillirent à leur tâche et empiétèrent sur leur domaines respectifs, ce fut moins par désaffection religieuse que par le fait de tomber à court de leur dignité universelle. Ils renoncèrent à leurs sources vigilantes de plénitude avec l'usage de rites manuels et sociaux, de sciences sacrées qui n'étaient point du ressort religieux. L'Eglise du moyen âge voulut ignorer cet hermétisme chrétien, mystérieusement agrégé aux forces intimes de la hiérarchie féodale. Elle fit silence autour de ce qui la servait en silence. Elle redoutait et respectait à la fois les prolongements suprasensibles des diverses fonctions sociales qui, par-delà sa juridiction, recouraient à des influences métaphysiques reflétées dans l'espace et le temps par de lointaines traditions initiatiques. Mais seuls les plus profonds esprits d'alors devinaient que leur époque pourraient se réadapter, par ces bases surhumaines, aux lois imprescriptibles de l'univers...

 

Aussi bien la Papauté trempa-t-elle à contre-coeur dans la disgrâce des Templiers, qui personnifiaient la technique surnaturelle de la Chevalerie. La chute de l'Ordre donnait libre cours aux rapacités profanes et portait son coup de grâce à l'universalisme ésotérique de la Chrétienté, à cette synthèse des capacités distinctives de l'homme, qui reliait essentiellement les cultes et les civilisations autonomes. La connaissance symbolique de ce que chaque geste humain recélait de divin, l'intuition de ce qui faisait la gloire commune du conquérant et de l'artisan fit place au savoir à tout faire.

 

L'Eglise se confinait dans une tour d'ivoire théologique, les castes dans une atmosphère de suspicion mutuelle, la hiérarchie sociale dépouillait son armature chaleureuse, parce qu'une concordance éternelle ne rythmait plus l'ordre paisible des travaux et des jours.

 

L'avènement de la démocratie devait succéder au déclin de cette alchimie sociale qui divinisait et répartissait les qualifications séculières. Toute distinction opératoire se trouvant éliminée entre les êtres, il devenait légitime que le nombre fît la loi.

 

Les classes supérieures, en troquant leurs fonctions spirituelles contre un surcroît d'avantages matériels, ne faisaient qu'usurper ce qui était normalement dévolu aux classes inférieures. Et l'on ne pouvait frustrer impunément celle-ci de ce qui leur appartenait en propre. Dans une période de production intensive le sceptre devait échoir à la masse industrieuse. L'idéal interverti déifiait le volant de la machine. Le suprême rendez-vous de l'ordre naturel, le moyeu rédempteur de tous les rayons humains ne réagissait plus contre l'élan à la fois périphérique et chimérique, contre le vertige d'un bien-être qui dépérit à mesure qu'il grandit. L'égalité rompait si bien avec toute originalité qu'on stigmatisa d'ignorance le légitime dégoût du progrès qui caractérise les ruraux. On oubliait que nos civilisations totalitaires doivent entretenir, à l'inverse, une ignorance métaphysique de leurs fidèles, sous peine de les voir regimber contre le rude automatisme qui leur pèse aux épaules. Il se trouve d'ailleurs toujours une fausse élite parmi eux pour se libérer du fardeau. La plus arbitraire inégalité s'insinue, malgré tout, entre ceux qui « forgent » « à la chaîne » le cadre démesuré de l'industrialisme et ceux qui s'y insèrent gratuitement. Le bonheur différé des uns sustente le bien-être usurpé aux autres. La disproportion des sorts s'accuse davantage à ne point traduire une inégalité de conscience nécessaire, une répartition normale des valeurs naturelles.

 

Mais il suffit de prononcer les mots d'inégalité, de répartition, pour que s'agitent aussitôt les fantômes révolus d'élite, de caste, de classe, envisagés comme autant d'obstacles à s'élever les uns au-dessus des autres, puisqu'ils ne représentent plus le moyen de se surpasser soi-même. Là encore nos critiques bourgeoises, universitaires et même religieuses s'avèrent impuissantes à restaurer la valeur efficiente de ces termes. Le zèle de nos récents retours à l'Esprit demeure théorique. Il se confine dans des zones de sensibilité morale ou d'intelligence abstraite, de plus en plus étrangère à la compénétration universelle de toute réalité. Oh ! sans doute l'idéal chrétien se réclame-t-il d'une étroite collaboration de la chair au Grand'OEuvre du Christ. Et, toujours théoriquement, Daniel-Rops incline à faire sien l'aphorisme de Proudhon : « Le moindre métier renferme toute la métaphysique. » Il s'agit bien d'un retour « à des bases éternelles » : famille, métier, patrie, propriété privée. Mais tous ces éléments n'en demeurent pas moins en chantier, au seuil du problème à résoudre.

 

L'auteur devra conclure que « La croyance en la technique rédemptrice n'est plus qu'un thème de propagande ou une philosophie à l'usage des journaux à grand tirage (5) ». Car il ne s'agit plus là que d'une science appliquée, laïcisée, de cette technique profane consécutive de la réserve religieuse vis-à-vis des méthodes rituelles particulières à chaque ordre social, à chaque corporation, à chaque phase, en un mot, de l'activité humaine.

 

Engagée sur la pente savonneuse du progrès, l'Eglise oublie, comme nous, les correspondances sacrées qu'elle tolérait, sans plus, au moyen âge. Il s'agit bien moins pour elle de renouer les liens suprasensibles des arts et des métiers que de surveiller l'orthodoxie des penseurs, appliqués à rejoindre les normes éternelles. Retour d'autant plus délicat que le monde renversé où nous vivons grouille de vestiges symboliques atrophiés ou travestis. L'apologiste chrétien les redresse à sa façon, les accorde sur des principes polyvalents de moralité, de sensibilité, s'efforce « d'informer » le travail d'un sens de sacrifice et de prière. Mais il manque à tout cela le rouage secret qui déclenche automatiquement, pour ainsi dire, les énergies symboliques de chaque état, de chaque organe de la cité humaine pour les réintégrer au « lieu métaphysique » qu'ils occupent dans la hiérarchie divine. C'est tout le rythme sacré d'une civilisation traditionnelle qui demeure en suspens. Des écarts se creusent entre les hommes, d'autant plus pénibles qu'ils sont artificiels et ne reflètent que les applications d'un même savoir, le jeu des mêmes appétits matériels qu'on facilite aux uns et qu'on refuse aux autres parce qu'il y a trop de monde à table. Les brevets de dignité, de supériorité que se confèrent les sciences pures et les arts académiques ne sont que des privilèges usurpés sur les attributions d'un prolétariat frustré, en pratique, de tout ce qui devrait concourir à lui rendre son égalité d'âme. Les différences entre les natures n'étant plus respectées, l'ordre des réalisations surnaturelles propres à chaque catégorie fait place à une disproportion devenue flagrante depuis qu'il s'agit du partage équitable entre tous d'un même travail et de mêmes loisirs dépouillés de toute information divine, de toute joie intérieure, de toute fin surhumaine !

 

Ce fut à la séparation du spirituel et du temporel, à leur état de tension chronique qu'il faut sans doute attribuer la tendance de l'Eglise à laïciser l'état social, à livrer ses démarches à l'élan dispersif des énergies terrestres. La discipline du bord lui importait davantage que de parer aux fissures de la barque. C'était pourtant la cale qu'il fallait visiter aux lumières, les détails de l'infrastructure. Pour maintenir une atmosphère surnaturelle, l'influence sacrée détenue par le christianisme devait déborder techniquement sur les rouages sociaux, les lubrifier, orienter leurs rythmes profonds dans le sens de leur cause transcendante. C'était aux activités humaines que l'autorité ecclésiastique devait adapter les plus vulgaires similitudes du symbolisme plutôt que d'y chercher des thèmes d'édification et de sensibilité. Le travail devenait alors rédemption effective : il cessait d'être punition ou injustice. Le travailleur transformait en rite sacré la moindre retouche portée au monde matériel, si bien que le domaine de l'Esprit n'avait plus à réagir comme une sphère péremptoire exigeant de tous une obéissance et une foi identiques. Grâce au symbolisme de la Croix, l'Eglise pouvait populariser et spécifier les concordances professionnelles et éternelles, les proportionner aux moyens et aux fins des castes, faire de chaque fonction des degrés supérieurs. Les classes devenaient satellite de l'Unité, au lieu de jouer les annexes, plus ou moins honorifiques, de la société. Une sainte et bienheureuse ignorance permettait aux capacités humaine de n'ambitionner que leur mesure essentielle. On supprimait les divergences, les impatiences en accusant les différences au lieu de les aplanir : de sorte que les voies spirituelles, mises à portée de chacun, se conciliaient normalement, malgré les antithèses d'un milieu divisé contre lui-même.

 

Tout ceci supposait une adaptation des modalités transitoires à l'immuable, un recours directs des effets sensibles à leur causes suprasensibles. Loin de syncrétiser les aptitudes héréditaires, il fallait les synthétiser sur leur plan d'origine pour reconnaître leur bien-fondé surhumain, l'unité qu'elles reflètent dans la pluralité.

 

Requérir de tous les hommes leur soumission à une seule autorité visible les réduisait, par force, à son point de vue particulier. C'était mettre obstacles aux aspects innombrables de la Doctrine et restreindre d'autant cette universalité qui seule harmonisait les différences des individus, des fonctions et des races.

 

Le point de vue particulier de l'Eglise semble se borner à un art hiératique ou sacerdotal développé par une Théologie toute d'apostolat et d'autorité. C'est ce qui affirma, au cours des siècles, sa tendance à convertir en oecuménisme doctrinal la suprématie de ses origines surnaturelles. Son « moteur immobile » devenait, par ses soins, visible et agissant. Par définition, le catholicisme s'arrogeait le pouvoir d'annexer tous les peuples de la Terre, de même qu'il devait absorber, en Occident, toutes les branches du domaine sacré. Le virtuel se faisait actuel, car au cours des luttes contre l'Empire s'accentuait la périlleuse scission du profane. L'Art Royal, privilège de la caste conquérante, tombait d'autorité dans la sphère temporelle pour autant qu'il n'incombait pas à l'Art Sacerdotal. Il en fut de même pour les « arts libéraux », comme la musique ou la mathématique, ou d'exécution manuelle, comme la peinture et la sculpture, avec la série artisanale toute entière. Dans une société traditionnellement conçue, celle-ci devait comprendre toutes les modalités de l'effort humain, dont la distinction porte « sur la forme et sa richesse et non sur le contenu et le style. » L'atmosphère sacrée devait se maintenir dans tout l'organisme des peuples sous couvert de sciences initiatiques propageant les notions de nombre et de rythme divins compatibles avec chaque degré d'intelligence, avec chaque fonction opératoire dont les adeptes se transmettaient oralement les valeurs spirituelles, les rites qui véhiculent les influences efficaces...

 

La néo-scolastique semble s'être avisée, trop tard, de propager ces notions que négligea, plus ou moins volontairement le moyen âge. Rompue depuis des siècles, la transmission rituelle des arts ne saurait revivre dans un ordre social « profané ».

 

Nos efforts de spiritualisation demeurent donc théoriques sur le plan artisanal, plus encore que sur le plans sacerdotal où le rite se perpétue avec la prêtrise...

 

A l'heure de son apogée spirituelle, l'Eglise d'Occident s'abstint de coopérer à ces lueurs d'au-delà qui vivifiaient directement la chevalerie et les métiers, grâce aux cycles légendaires préchrétiens, aux influences recueillies en Terre Sainte, à d'occultes transferts individuels de l'Est à l'Ouest. La Théologie était tenue de suspecter des initiations régulières, des rites d'autant plus difficiles à subalterner qu'ils se révélaient extra-religieux, s'appuyaient sur des connaissances immémoriales, imposaient aux castes des empreintes sacrées autres que les sacrements et prêtaient à confusion avec les tentatives cathares où l'Eglise ne voulait voir que de vulgaires hérésies.

 

L'Islam fit une part plus large à l'universalisme traditionnel. Il sut tolérer, avec les ordres initiatiques du soufisme, cet élément de surhumaine transmission qui reliait directement et hiérarchiquement le visible et l'invisible. Mais l'élan parallèle d'ésotérisme amorcé par saint Bernard au sein des grands monastère contemplatifs et que Maître Eckhart songeait à développer, fut vite réprimé par Rome. Depuis lors, le centre métaphysique se voilà pour la chrétienté.

 

Il semble aussi que l'Eglise Orthodoxe, voisine de l'Orient, ait conservé plus vivante cette passion rédemptrice de l'être qui garde au tréfonds de la mémoire populaire les traces d'une sagesse disparue. Bienheureux les simples de coeur ! Il faut rejoindre, par-delà les orgueils de nos aristocraties littéraires, l'ambiance paisible de la grande égalité spirituelle, pour saisir l'éminente dignité divine et humaine de l'insulaire Grec capable de préluder encore à son travail par l'invocation suivante :

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je sème ces champs pour que mangent tous les étrangers, les passants et les oiseaux du Ciel et que je reçoive moi aussi le fruit de ma peine.

 

NOTES

(1) Daniel Rops : Ce qui meurt et ce qui naît, p. 169.

(2) J. Maritain : Science et Sagesse, p. 29.

(3) Daniel Rops : Ce qui meurt et ce qui naît, p.147

(4) L'art stratégique, par exemple, fut délaissé par la tradition chrétienne dès le haut

moyen âge.

(5) Ce qui meurt et ce qui naît, p. 165.

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