dimanche 9 mars 2014

A. K. Coomaraswamy – Le symbolisme de l'arc (I)



          Arc du Prophète Muhammad saws au Musée de Topkapi à Istanbul


[Etudes Traditionnelles n° 247, octobre-novembre 1945, p. 30.]



I. L’initiation de l’archer en Turquie.


Le contenu symbolique d’un art est, à l’origine, associé à son utilité pratique ; mais il n’est pas nécessaire­ment perdu lorsque, les conditions ayant changé, l’art n’est plus pratiqué par nécessité, mais comme un jeu ou un exer­cice : alors même qu’un pareil exercice a été complètement sécularisé et est devenu une simple récréation ou un amuse­ment pour le profane, il est encore possible, à quiconque possède la connaissance requise du symbolisme traditionnel, de compléter sa participation, physique ou esthétique, au mode d’activité en question par une compréhension de sa signification ; il lui est ainsi possible, pour lui-même tout au moins, de « satisfaire à la fois les besoins de l'âme et ceux du corps ».


La pratique du tir à l’arc en Turquie, longtemps après que l’introduction des armes à feu eut retiré toute importance militaire à l’arc et à la flèche, nous fournit un excellent exemple des valeurs rituelles qui peuvent subsister encore dans ce qu’un observateur moderne pourrait considérer comme un « simple sport ». Dans ce pays, le tir à l’arc devint un « sport » dès le xve siècle ; il était placé sous le patronage des sultans, qui concouraient eux-mêmes sur le « terrain » (maidân) avec d’autres archers. Au XVIe siècle, lors des fêtes données à l’occasion de la circoncision du fils de Mehemmed II, les archers prenant part au tournoi tirèrent leurs flèches à travers des plaques de fer et des miroirs de métal ou sur des objets de prix fixés au sommet de hauts poteaux.

On rencontre là le symbolisme de la « pénétration » et celui de l’obtention de niveaux solaires situés au delà de la portée- immédiate de l’archer ; car nous pouvons supposer qu’ici comme dans l’Inde, la « doctrine » impliquait une identifi­cation symbolique de l’archer et de la flèche qui frappe le but.

Dans le premier quart du XIXe siècle, Mahmûd II fut l’un des plus grands patrons des corporations d’archers et c’est pour lui et « afin de revivifier la Tradition » (ihya as-sunna) — à savoir en une imitation renouvelée de la « Voie de Muhammad », le modèle de toute conduite humaine — c’est pour lui, donc, que Mustafâ Kânî compila son grand traité- de tir à l’arc, le Tehîs resâïl er-rumât (1), qui résume le con­tenu d’une longue série d’ouvrages anciens et donne un exposé détaillé de tout l’art de la fabrication et de l’emploi des arcs et des flèches.

Kânî commence par établir la justification canonique et la transmission légitimée de l’art de l’archer. Il cite quarante hadîths (logoi traditionnels de Muhammad), dont le premier se réfère à Qur’ân, VIII, 60 : « Prépare contre eux tout ce que tu peux de force », en prenant « force » (quwwah) comme se rapportant à des « archers ». Un autre des hadîths cités attri­bue à Muhammad la sentence : « Il y a trois personnes qu’Allah conduit dans le Paradis par le moyen d’une seule et même flèche : celui qui l’a faite, l’archer et celui qui la trouve et la rapporte » ; d’après le commentateur, cette phrase contient une allusion à l’usage de l’arc et des flèches pendant la Guerre Sainte. D’autres hadîths enfin glorifient l’espace com­pris entre les deux cibles et qu’ils désignent comme un « para­dis » (2). Kânî continue en expliquant l’origine de l’arc et des flèches, lesquels proviennent de ceux donnés à Adam par l’ange Gabriel. Adam avait demandé à Dieu son assistance, contre les oiseaux qui dévoraient ses récoltes. En venant à son aide, Gabriel dit à Adam : « Cet arc est le pouvoir de Dieu ; cette corde est Sa Majesté ; ces flèches sont la colère de Dieu et le châtiment qu’il inflige à ses ennemis ». D’Adam la tradition fut transmise jusqu’à Muhammad par la « chaîne des prophètes » (ce fut à Abraham que l’arc composé fut révélé). Un disciple de Muhammad, Sa’d b. Abî Waqqâs, le « Paladin de l’Islam » (fâris al-islâm), fut le premier qui, sous le régime de la nouvelle Loi, tira contre les ennemis d’Allah et il est en conséquence le Pîr ou « saint patron » de la cor­poration des archers turcs, en laquelle la transmission ini­tiatique n’a jamais été interrompue (ou, si elle l’a été, ne l’a été que très récemment).

(1) Imprimé pour la première fois à Constantinople en l’année 1847 de l’ère- chrétienne. Une étude détaillée de cet ouvrage et du tir à l’arc en Turquie a été publiée par Joachim Heim (Bogenhandwerk und Bogensport bei den Osmanen, dans Der Islam, XIV et XV, 1925-26).
(2) Dans les deux sens où on peut l'envisager, la « Voie » qui conduit direc­tement de la place de l’archer à la cible (solaire) est visiblement, en projec­tion horizontale, un « équivalent » de l’Axe du Monde ; en se déplaçant sur Cette voie, l'archer reste toujours dans une position « centrale » et « para­disiaque » par rapport au « terrain » envisagé dans son ensemble. On remardeux directions opposées, l’une partant de la place occupée tout d’abord par l’archer et l’autre allant vers cette même place. Lorsque l’archer tire dans la deuxième direction, il renvoie la flèche à sa première place et il est clair que les deux mouvements sont respectivement analogues à une « des­cente » et à une « montée ». En relation avec la Mundaka Upanishad citée plus loin, on verra que celui qui « rapporte » la flèche est assurément “ con­duit dans le Paradis

A la tête de la corporation des archers se trouve le « Sheikh du Terrain » (shaikh ul-maidân). La corporation elle-même est nettement une confrérie spirituelle, dans laquelle on ne peut entrer que par qualification et initiation. La « qualifi­cation » est obtenue principalement par le moyen d’un entraînement sous la direction d’un maître (uota), l’accepta­tion de l’élève, ou plutôt du disciple, par le maître étant accompagné d’un rite dans lequel des prières sont dites pour les âmes du Pîr Sa’d b. Abî Waqqâs et des imâms- archers de toutes les générations et pour celles de tous les archers croyants. Le maître remet au disciple un arc en disant : « Conformément à l’ordre d’Allah et à la Voie (sunna) de l’Envoyé qu’il a choisi... ». Le disciple reçoit l’arc, baise sa poignée et fixe la corde. Cette réception en forme, qui doit obligatoirement précéder toute instruction pratique, est semblable aux rites par lesquels a lieu l’accep­tation d’un disciple dans les ordres de derwiches. En fait, l’entraînement est long et difficile ; il s’agit pour le disciple d’arriver à une très grande habileté et il lui faut littérale­ment se dévouer à sa tâche.

Quand le disciple, ayant terminé son instruction, est devenu accompli dans son art, il est accepté en forme par le Sheikh. Le candidat doit montrer qu’il peut toucher le but et qu’il peut tirer une flèche à une distance d'au moins neuf cents pas ; il présente des témoins de sa maîtrise. Lorsque le Sheikh est satisfait, le disciple s’agenouille devant lui, prend un arc placé près de lui, en fixe la corde et place sur celle-ci une flèche ; ayant accompli cet acte trois fois, il repose l’arc à sa place, le tout d’une façon extrêmement formelle et selon des règles fixées. Le Sheikh ordonne alors au maître de cérémonies de conduire le disciple à son Maître, de qui il recevra la « poignée » (qabda). Il s’agenouille devant le Maître et baise sa main ; le Maître le prend par la main droite, en signe d’un accord mutuel conclu sur le modèle de Qur’ân, XLVIII, 10 et 18, et communique tout bas à son oreille le « secret ». Le candidat est devenu un membre de la corporation des archers et un anneau de la « chaîne » qui remonte à Adam. Désormais il ne se servira plus de l’arc, si ce n'est en état de pureté rituelle ; avant de s’en servir et après s’en être servi, il en baisera toujours la poignée. Il peut dès lors participer librement aux compétitions; et, s’il devient un grand maître du tir à longue distance, il pourra établir un record qui sera marqué par une pierre.

Nous avons vu que la réception de la « poignée » est le signe extérieur de l’initiation du disciple. Alors celui-ci, bien entendu, est rompu depuis longtemps à la pratique de l’arc ; mais la « poignée » a un sens qui dépasse son sens matériel, celui de la partie de l’arc par laquelle on le saisit : la « poignée » implique le « secret ». Dans le cas de l’arc composé utilisé par les Turcs et la plupart des Orientaux, la poignée est en fait la partie médiane de l’arc, celle qui réunit ses deux autres parties, la supérieure et l’inférieure. C’est cette pièce médiane qui donne à l’arc son unité. Ceci nous met sur la voie du sens métaphysique de l’arc, que Gabriel décrivait comme la « Puissance » de Dieu : la « poignée » est l’union de Dieu et de Muhammad. Mais c’est là seulement donner du « secret » une formule simplifiée : une explication plus com­plète, fondée sur les enseignements d’Ibn al ’Arabî est com­muniquée au disciple. Ici, nous pouvons seulement indiquer que ce qui « relie » la Divinité, en haut, au Prophète, en bas, est l’Axe du Monde et que ce dernier est une forme de l'Esprit (er-Rûh).


[Etudes Traditionnelles n° 248, décembre 1945, p. 64-70.]

II. L’archer royal dans l’Inde ancienne.(1)

En ce qui concerne l’Inde, nous ne disposons pas de textes qui permettent d’étudier le tir à l’arc envisagé comme un « sport » ; mais, dans toute la littérature, on trouve une profusion presque embarrassante de textes où les valeurs symboliques du tir à l’arc apparaissent clairement. L’arc est l’arme royale par excellence : par exemple, c’est en tant qu’ils sont des kshatriyas que Râma et le Bouddha, se servant de l’arc et des flèches, peuvent accomplir leurs exploits. L’arc est l’ « énergie virile » du roi (Shatapatha Brâhmana, V, 3, 5, 30 : vîryam (2) vai êtad râjanyasya yad dhanus), le roi étant lui-même le représentant terrestre d’Indra : in divinis, Agni et Indra, le sacerdoce et la royauté, armés res­pectivement de l’ « énergie ignée » (têjas) (3) et de l' « énergie virile » (vîrya), coopèrent au meurtre du Dragon (vritra : ibid., II, 5, 4, 8). Le langage du tir à l’arc s’applique au problème de la bonne conduite : le sacerdoce est le « conseil », la royauté est l’ « exécutif » (ibid., IV, I, 4, I) et, en conséquence : « Il n’appartient pas à un roi de faire tout ou n’importe quoi, mais seulement de faire ce qui est « droit » (sâdhu) » (ibid., V, 4, 4, 5). Or ce mot sâdhu, que nous avons rendu par « droit », dérive de la racine sâdh, « aller droit au but » et appartient au langage du tir à l’arc : dans le Rig- Vêda, il est question de « flèches droites » (sâdhvîr ishavah) (II, 24, 8) et, à un autre endroit, d’un archer qui frappe le but (sâdhur... astâ) (I, 70, 6) ; l’expression riju-ga,,« qui va droit », peut elle-même désigner une flèche, comme le type de ce qui ne dévie pas. En opposition à sâdhu, dans son sens de « droit », notons les termes aparâdha et aparâdhi, « faute », « erreur », tous deux dérivés d’aparâdh, « manquer le but », comme dans aparâdhêshu, « celui dont la flèche manque le but ». Il est à peine besoin d’ajouter que l’application à la conduite humaine de termes empruntés au langage des archers semble être généralement traditionnelle, plutôt que spéciale à l’Inde. Nous parlons aussi d’« atteindre un but » ou de « manquer le but » à propos d’un succès ou d’un échec. Le mot but désigne à la fois une cible (en anglais butt) et une fin, l’objet qu’on veut atteindre ou réaliser. Dans la doctrine scolastique comme dans le Vêdânta, la faute est tout « acte qui s’écarte de l’ordre d’une fin .».

(1) Voir Etudes traditionnelles, oct -nov. 1945.

(2) Vîrya est dérivé de vira (en latin vir), l’homme, le héros, le mâle Vîrya est la « vertu » au sens de «  qualité distinctive » aussi bien qu’au sens de « virilité » ou de « puissance », entendues toutes deux dans leur acception « héroïque » comme dans leur acception « séminale ». Il est indifférent de dire qu’Indra tue Vritra par sa « puissance virile » (vîryêna : Rig-Vêda, II, 11, 5) ou qu’il le tue par sa foudre (vajrêna : Rig-Vêda, I, 103, 7). Dans le Mânava-dharma-shâstra, I, 8, Vîrya est la semence.

(3) C’est de cette façon que le Bouddha triomphe du Dragon (ahi-nâga), « combattant le feu par le feu » (têjasâ têjam' : Mahâvagga, I. 15, 5-6). Nous pouvons ajouter que l’association constante d’Indra (Shakra, Vajrapâni) et du Bouddha, envers qui le premier joue le rôle de protecteur combattant, armé du vajra, que cette association, disons-nous, correspond à l’association constante d’Indra et d’Agni. Les preuves sont nombreuses qui permettent d’identifier le Bouddha à Agni.

On reconnaîtra que la relation établie dans l’Inde entre l’arc et le Pouvoir temporel correspond à l’explication donnée à Adam par Gabriel et reproduite plus haut. C’est par là que l’on peut facilement comprendre le rite très répandu qui consiste à tirer des flèches vers les quatre points cardinaux. Le Kurudhamma Jâtaka nous apprend incidemment que, lors d’un festival triennal, « les rois avaient coutume de se parer magnifiquement, de s’habiller comme des dieux.. debout en présence du yaksha Chittarâja, ils tiraient vers les quatre points cardinaux des flèches ornées de fleurs peintes » (Jâtaka, II, 372). En Chine, lors de la naissance d’un héritier royal, le Maître des Archers « tire vers le Ciel, la Terre et les quatre points cardinaux avec un arc fait de bois de mûrier et six flèches en ronce sauvage » (Li ki, X, 2, 17) (4). Le même rite était accompli au Japon (5). En Egypte, des flèches étaient tirées vers les quatre points cardinaux au cours de la cérémonie célébrée lorsqu’un nouveau Pharaon montait sur le trône (6).

(4) Karlgren a vu dans cette pratique un rite de fécondité, destiné à faire obtenir des enfants mâles, lesquels sont représentés par les flèches (Bull. Mus. Far Eastern Antiquities, Stockholm, II, 1930, p. 51). Seligmann critiquant Karlgren, observe justement que la signification première du rite est celle d'une « affirmation suprême de puissance » (Bow and arrow symbolism, dans Eurasia Septentrionalis Antiqua, IX, p. 351). Aucun des deux auteurs, cependant, ne paraît avoir saisi que la signification érotique du « tir » et celle du tir comme symbole de domination ne sont aucunement exclusives l’une de l’autre. On dit que le soleil « darde » ses rayons, et ceux-ci, qui sont représentés par les flèches royales, sont des puissances à la fois dominatrices et génératrices. De la même façon, le verbe sanscrit srij, faire voler, « décocher » (d'où srika, le « dard » ou la « flèche ») peut désigner aussi bien l’envoi d'une flèche que l’acte procréateur ; et, en fait, c’est ainsi que Prajâpati « projette » (srijati) ses descendants, qui sont tous les êtres.
(5) Heike Monogatari (XIIIè siècle) : voir Trans. As. Soc. Japan, XL VI, 1918. 2è partie, p. 120.
(6) Cf. Moret, Du caractère religieux de la royauté pharaonique, Paris, 1902, pp. 105-106 (p 106, note 3 : « Il semble que cette cérémonie ait pour but de définir le pouvoir qu'a Pharaon-Horus de lancer, comme le soleil, ses rayons dans les quatre parties du monde »). Dans le relief de Karnak (Leipsius, Denkmüler, III, pl. 36 b), Thothmès III est représenté tirant ainsi à l’arc, guidé par Horus et Seth. Dans le relief tardif de la XXVe dynastie (Prisse d’Avennes, Monuments égyptiens, 1847, pl. XXXIII : Schäfer, Aegyptische und heutige Kunst und Weltgebäude der alten Aegypter, 1928, fig. 54 et dans Or. Lit. Zeit, avril 1929, col. 240-243), c’est la reine que l’on voit tirant sur des pains circulaires qui sont évidemment des symboles des quatre points cardinaux ; l'inscription précise qu’elle reçoit les arcs du nord et du sud et qu’elle tire vers les quatre points cardinaux, sud, ouest, est et nord. Ce tir a lieu pendant la cérémonie du sed, laquelle, dans le cours d’un règne, répète les rites du couronnement et de la déification royale. Le rite est accompagné par un autre — ou peut-être le remplace-t-il — dans lequel quatre oiseaux sont lâchés vers les quatre points cardinaux : l’oiseau et la flèche sont évidemment des symboles équivalents (tous deux sont ailés et tous deux volent ; le terme sanscrit patatrin, « ailé » peut signifier l’un ou l’autre).

Ce rite implique, comme on le voit, une idée de domination ; et son archétype est évidemment solaire : le rite par lequel on tire quatre flèches différentes reflète en effet un tir surnaturel dans lequel une flèche unique pénètre les quatre points cardinaux. Cet exploit, qui est connu comme le « percement du cercle » (chakka-viddham, où chakka désigne la sphère ou le cercle du monde), cet exploit, disons-nous, est décrit dans le Sarabhanga Jâtaka (n° 522, Jâtaka, V, 125 et suiv.), où il est attribué au Boddhisatta Jotipâla, le « Gardien de la Lumièré » et « tireur infaillible » (akkhana-vêdhî) (7). Jotipâla est le fils du brâhmane-ministre et représente le Sacerdoce : quoique l'arc soit spécifiquement une arme de kshatriya, il est tout à fait dans l’ordre qu’il soit manié par un brâhmane, puisque ce dernier représente le Brahma in divinis, lequel est « à la fois le brahma et le kshatra » (Shatapatha Brâhmana, X, 4, 1, 9) et, comme tout avatâra, est « à la fois roi et prêtre ». Le roi lui demande de concourir avec les archers royaux, dont certains sont aussi des « tireurs infaillibles », capable de fendre un cheveu ou une flèche retombante. Jotipâla apparaît sous un déguisement, cachant son arc, sa cotte de mailles et son turban sous un vêtement extérieur ; on lui dresse une tente, à l’intérieur de-laquelle il retire son vêtement de dessus, se pare des insignes royaux et fixe la corde de son arc : ainsi, entièrement armé, tenant à la main une flèche « à pointe de diamant » (vajiragga), il « écarte la tenture » (sânim vivaritwâ) et sort (nikkhamitwâ), tel un Prince des Serpents (nâga-kumâro) faisant irruption hors de terre. Il trace alors un cercle (8) au milieu de la cour royale quadrangulaire et, tirant de là, il se défend lui-même contre les flèches innombrables qui sont lancées sur lui par des archers postés aux quatre coins. Il offre ensuite de blesser ces archers avec une seule flèche, ce qu’ils n’osent pas accepter, place alors un bananier dans chacun des quatre coins de la cour et « attachant un fil écarlate (ratta-suttakam) à l’extrémité empennée de la flèche, il vise l’un des arbres et l’atteint ; la flèche transperce l’arbre, puis le second, le troisième et le quatrième tour à tour et finalement traverse à nouveau le premier qui avait été déjà transpercé, puis revient dans sa main, cependant que les arbres restent encerclés par le fil ».

(7) Il est clair qu’ici le terme pâli akkhana ne correspond pas au sanscrit akshana, « inopportun » mais bien au sanscrit âkhana, « cible », que l'on rencontre, par exemple, dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 60, 8 et Chhândogya Upanishad, 1, 2, 7-8 ; cf. âkha dans Taittirîya Samhitâ, VI, 4, 11, 3, ces deux derniers termes étant dérivés de khan, « creuser » ou « percer ». Le dictionnaire de la Pâli Text Society suggère une connexion entre akkhana et akkhi (sanscrit akshi), « œil », de la racine ash, « atteindre » : cette relation ne peut être soutenue au point de vue de l’étymologie, mais elle est valide du point de vue de l’herméneutique, car c’est une assimilation très familière que celle des regards à des flèches, qui sont lancées par l’œil et qui atteignent, et parfois blessent, leur objet. En outre, le centre de la cible circulaire est souvent désigné comme un « œil » : en anglais, par exemple, il est appelé bull's eye, « œil de taureau», en japonais le « petit œil », et on ne risque guère de se tromper en supposant qu’une cible circulaire portant un « œil » central a été aussi en usage dans l’Inde. Dans tous les cas, la forme de la cible et l’expression « œil de taureau » sont toutes deux pleines de sens, car le dieu du Ciel est souvent appelé un « taureau » et le Soleil est son « œil » : en pénétrant I’ « œil de taureau » la flèche de l’archer franchit virtuellement la Porte du Soleil et arrive ainsi au Brahmaloka, comme dans le passage cité plus loin, de la Mundaka Upanishad, où l’archer s’identifie lui-même avec sa flèche. Dans le texte étroitement apparenté de l'Asadisa (Jâtaka, II, 91), le prince Sans-pareil est « celui qui vole au loin » (dûrê-pâtî), aussi bien qu’un « tireur infaillible » (akkhana-vêdhî).
(8) Le texte imprimé porte mandapa, « tente », « pavillon », mais la v­riante du manuscrit B mandata, « cercle », est de beaucoup préférable. Que l’archer se tienne au centre d’un cercle et qu’il tire de là ses flèches vers les quatre angles d'un « terrain » carré, ces deux faits réunis ont un sens évident en relation avec le symbolisme du dôme élevé sur un soubassement carré ou avec le symbolisme de la pyramide : le Ciel est « circulaire » et la Terre est “ carrée La position centrale de l’archer eu égard aux quatre points visés est celle de la « quintessence », et elle est virtuellement “ élevée », alors que le « terrain », dans le cas présent la cour royale, correspond à tout ce qui est « sous le Soleil », lequel est « roi de tout ce qu’il contemple ».

Ce récit est manifestement une exposition de la doctrine du « fil-esprit » (sûtrâtman), suivant laquelle le Soleil, en tant que « point d’attachement » ou « bouton », unit les mondes inférieurs à lui-même par le fil du Vent de l’Esprit et par l’intermédiaire des quatre points cardinaux, de sorte que toutes choses sont enfilées sur lui, qui est l’Esprit, comme des pierres précieuses sur un fil (9). Il faut noter que la seconde pénétration du premier point cardinal est soigneusement mentionnée : autrement le cercle n’aurait pas été fermé. Les préliminaires du combat sont également pleins de signification : car c’est précisément par un change­ment de vêtements qu’un Titan se manifeste comme un Dieu, ou qu’il devient un Dieu ; c’est en perdant sa peau, représentée ici par le « vêtement extérieur », que le Serpent devient un Soleil ; les détails de la transformation sont explicites. En outre, en ouvrant la tente, ou en repoussant la tenture derrière laquelle l’ « opération intérieure » a été accomplie, le Bodhisattwa se « révèle » lui-même, comme le fait un acteur, lorsqu’il entre sur la scène en écartant et rejetant le rideau qui sépare celle-ci des coulisses ; et, dans le langage technique du théâtre, cette « entrée » est appelée, non sans raison, un avatarana, une « descente » ; le Bodhisatta est, en fait, un avatâra ou une « descente » du Soleil (10).

(9) Voir Etudes traditionnelles, 44e année, p. 290, note 1, et Bhagavad Gltâ, VII, 7. Il y a d’ailleurs sur ce sujet une longue série de textes, dont certains sont bouddhiques.
(10) Au sujet de la manifestation, envisagée comme un avatarana, des Bouddhas et des Bodhisattwas, voir René Guénon dans les Etudes Traditionnelles, 44e année, p. 42-43. Des « evhéméristes » bouddhistes soutiennent que le Bouddha n’était pas à l’origine un avatâra, mais qu'il fut, beaucoup plus tard, « déifié ». Il est exact que c’est seulement assez tard que le terme sanscrit avatâra a reçu le sens dont il est ici question et qui est voisin de Celui d’ « incarnation » ; et il est exact que le terme pâli correspondant, otâra, qui signifie littéralement « descente vers », est pris généralement au sens d’ « accès » ou d’ « opportunité ». Mais, sans entrer tout au long dans l'histoire du verbe tri, « traverser », nous pouvons observer que, dans la Vâjasanêyi-Samhitâ (XVII, 6), Agni est prié de « descendre sur terre » (upa jman... avatâra) et que, dans le Dhammapada Atthakathâ (III, 224 226), le Bouddha, résidant sur le sommet du Mont Mêru, dit : « Je veux descendre » (otarisâmi, en sanscrit avatarishyâmi) ; et, en fait, accompagné par un grand nombre de divinités, il « descend » (otarimsu) par une « échelle ». Ce n’est pas cependant l’histoire des mots qui nous intéresse, mais bien celle des idées. Comme avatri, le verbe sanscrit avakram signifie « descendre » et, dans ce sens, la naissance du Bouddha apparaît, dans les textes les plus anciens, comme une descente : dans le Dîgha-Nikâya (II, 12-13), le Bodhisatta, « quittant le Ciel de Tusita, descend (okkamati) dans le sein de sa mère », cependant que l’inscription de Bharhut qui accompagne la scène de l' « incarnation » porte ûkranti, « il descend ». Il est hors de doute que le Bouddha a été tout d’abord considéré comme une « descente du Soleil », et seulement plus tard comme un homme, exactement comme dans le Christianisme l’idée d’une nature humaine « assumée » par le Christ devint l’occasion d une interprétation humanistique tardive de tout le μύθος.

Il est à peine besoin d’ajouter, d’accord avec les remarques de M. Guénon (Etudes Traditionnelles, 45e année, p. 28), que la flèche est un équivalent de l’aiguille et l’on observera que, dans le cas particulier, exposé plus haut, du Bodhisatta Jotipâla, les quatre points cardinaux sont, à la lettre, cou­sus ensemble et unis à leur centre par le fil. Dans la pratique courante, bien qu’aucun fil ne soit entraîné par la flèche elle-même, nous pouvons considérer celle-ci comme étant en principe « enfilée », pour autant que la corde de l’arc passe par son encoche (qui correspond au chas de l’aiguille) ; et nous pouvons considérer aussi la flèche comme représentant la Puissance de Dieu en acte, à savoir comme l’Esprit, lequel, cependant, comme la flèche, ne laisse de son passage aucune trace visible (11). Néanmoins, une flèche à laquelle est attaché un fil léger peut être tirée par dessus un gouffre autrement infranchissable ; grâce à ce fil, une corde plus solide est passée d’un bord à l’autre et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un câble soit finalement tendu au-dessus de l’abîme ; de cette manière le symbolisme de l’arc et des flèches peut être relié à celui du pont. Le même procédé se retrouve dans un moyen de sauvetage moderne, dans lequel une corde est lancée, cette fois par un canon, du rivage vers un bateau en détresse, après quoi, par le moyen de cette même corde, une « ligne de vie » plus forte est tirée et tendue du rivage au bateau. Les Chinois, d’ailleurs, emploient effectivement, pour la chasse aux oiseaux, des flèches auxquelles un fil est attaché. Un bronze incrusté de la dynastie Tcheou montre un chasseur prenant ainsi un oiseau (12). Des procédés semblables se rencontrent dans le cas du filet qui est lancé et auquel une corde est attachée et aussi dans le cas du lasso ; dans la pêche à la ligne, la canne correspond à l’arc, et l’hameçon, muni d’un chas, à l’aiguille ou à la flèche. Dans tous ces cas, le chasseur, qui tient la place de la divinité, attache la proie à lui-même par le moyen d’un fil, qu’il tire ensuite. Dans ce sens Shams-i-Tabrîz écrit :

« Il me donna le bout d’un fil — un fil plein d’artifice et de malice — :

« Tire, dit-il. afin que je puisse tirer, et ne le casse pas en tirant ! » (13).



(11) Dans l’application du symbolisme du tir à l’arc au langage — cf. les « paroles ailées » qui « vont droit au cœur » —, « la corde de l’arc est la langue » (Atharva-vêda V, 18,8), c’est-à dire la puissance de l’intellect exprimée en acte, et « terrible est la flèche de Brahma, avec laquelle il transperce (vidhyati) ceux quil’outragent » (ibid., 15). L’ « anathème » est l’arme propre au Sacerdoce et l’arme matérielle est propre à la Royauté.
(12) Ce bronze fait partie de la Walters Art Gallery, de Baltimore.
(13) R. A. Nicholson, Dîwân-i-Shams-i-Tabrîz, 1898, ode 28.


III. La « pénétration » par la connaissance.

Le symbolisme du tir à l’arc atteint son point culminant dans l’idée de la pénétration d’une cible éloignée, telle que cette idée est impliquée dans les épithètes « celui qui vole au loin » (dûrê-pâti), « tireur infaillible » (akkhana-vêdî) appliquées au Bodhisatta Sans-pareil dans Jâtaka, II, 91. Cette idée trouve son expression la plus claire dans la Mundaka-Upanishad (II, 2, 1-4). Les deux premières stances décrivent le Brahma impérissable comme l’unité des contraires, le summum bonum, la base de l’univers, la Vérité, ce qui est immortel : « Il est ce qui doit être pénétré ; pénètre-le, mon ami ! (tad vêdhavyam, soma viddhi) ». La troisième et la quatrième stances continuent ainsi :

3.« Prenant comme arc l’arme puissante (Om) de l'Upanishad,
Place sur elle une flèche aiguisée par la contemplation,
Bande-la avec une intention conformée à Son essence (tadbhâva-gatêna)
Cet Impérissable est le but (lakshyam) : pénètre-le, mon ami ! [chêtasâ].
4. Om est l’arc, la flèche est l’esprit (âtmâ) (1), Brahma la cible,
L’homme sage est celui qui peut le pénétrer. Deviens d’une seule nature   avec Lui, comme la flèche (qui s’unit à la cible) ! (2) ».

Il faut donc que l’on puisse dire, avec Shams-i-Tabrîz : « Tu as volé comme une flèche de cet arc vers cette cible », passage où néanmoins l’ « arc » représente le corps, à partir duquel l’esprit est lancé comme une flèche. Au sujet d’Om, on peut citer Chhândogya Upanishad, VIII, 6, 5 : « Avec Om il s’élève et, rapide comme la pensée, il atteint le Soleil... une entrée pour ceux qui savent; un obstacle pour les autres ». Si l’on demande : « Comment peut-elle percer le Ciel, cette petite prière d’une syllabe ? » (Cloud of Unknowing, ch. 38), le même auteur répond : « Même lancé à l’aveuglette, le trait acéré de l’amour passionné ne manque jamais son but, lequel est Dieu » (Epistle of Discrétion) (3).

(1) Cf. Udâna, 9: « Le (sage-) silencieux (muni, comme dans Brihadâranyaka Upanishad, 111, 5 et Bhagavad- Gitâ, II, 69), le brahma (ici comme souvent, le brahma-vid, le « connaisseur de Brahma ») est libéré de la joie et du souci, de la forme et de l’informel, lorsque, par son silence (mona, correspondant au sanscrit mauna, au sens où il est pris dans Bhagavad-Gîtâ, X, 38. et où, dans Chhândogya Upanishad, VIII, 5, 2, il est identifié à brahmacharya), il a pénétré (vêdi, expliqué dans le commentaire par aññati, pativijjhi, « connu ou pénétré ») avec l'esprit (attanâ) », c’est-à-dire lorsqu’il a fait de l’esprit sa flèche et a, par lui, pénétré la cible.
(2) C’est-à-dire réalise : « Cela est la Vérité, c'est l’Esprit, tu es Cela » (Chhândogya Upanishad, VI, 9, 4).
(3) Un tir « à l’aveuglette » est celui qui est dirigé vers un but invisible, mais il n’est pas nécessaire que le but soit silencieux ou qu’on ne puisse l'entendre. Parmi les archers habiles mentionnés dans le Sarabhanga Jâtaka, on cite « ceux qui tirent d’après le son » (sadda-vêdhi-sara vêdhino). Dans le cas présent, c’est le Soleil intelligible qui, bien qu’invisible, « résonne » (swara êti : Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 33, 1 ; om iti hy êsha swarann êti : Chhândogya Upanishad, I, 5, 1).

Considérons de plus près, cependant, l’idée de « pénétration » ; et rappelons tout d’abord que les qualificatifs d’« aigu » et de « pénétrant » sont appliqués à toute sagesse supérieure, à toute « vue » qui atteint, derrière un objet, le principe qui l’explique. De la même façon, le verbe sanscrit vyadh, « percer » ou « pénétrer » (racine de l’adjectif sanscrit et pâli vêdhî, « qui frappe le but ») n’est pas employé seulement dans son sens propre, qui se réfère au tir à l’arc, mais aussi pour désigner la « percée » « vers les régions intérieures du Royaume céleste » (ad regni superni penetrabilia) (4), comme dans le passage cité plus haut de la Mundaka Upanishad, où vêdhavyam est « pénétrable » et viddhi « pénètre ! » (à l’impératif) et comme dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, IV, 18, 6 : « Connais (ou pénètre) seulement Cela, qui est Brahma (tad êva brahma twam viddhi), non ce qu’ici les hommes vénèrent ».

(4) Penetrabilia est ici synonyme de penetralia, qui est défini comme suit par Isidore de Séville Diff., 1, 435 (Migne, vol. 83, col. 54) : penetralia autem sunt domorun sécréta, et dicta ab eo quod est penitus ( « les penetralia sont les parties réservées des maisons, et elles sont ainsi appelées parce qu’il s’agit de ce qui est penitus », c'est-à-dire « à l’intérieur ». Pour une plus ample information sur ces termes, voir R. J. Getty, « Penetralia and penetrabilia in Post-Classical Latin » dans L'Amer. Journ. Philology, LV1II, 1936, 233-244.
Notons que la syllabe pe dans penitus correspond au sanscrit pâ, « protéger », « garder » que l’on trouve par exemple dans go-pâ, « pâtre », l’équivalent hindou du « pasteur » chrétien.

L’expression citée dans le texte ad regni superni penetrabilia est de Mellifluus (vers 540 ap. J.-C.), la phrase continuant ainsi : non pervenit quisquam nisi egerit paenitentiam et l’ensemble signifiant: « Personne ne peut pénétrer dans les places secrètes du Royaume d’En-haut. à moins qu’il n’ait fait pénitence » ; pœnitentia peut être considéré comme un équivalent du sanscrit vairagya, « détachement », « absence de désirs ».

Mais le double sens, littéral et dérivé, du mot français pénétrer est représenté en sanscrit et en pâli par une ambiguité plus radicale, la forme impérative viddhi, en particulier, appartenant également à deux verbes sanscrits : le verbe vid, « savoir » (d’où vêda, « connaissance », scientia) et le verbe vyadh (ou vidh), « pénétrer » ; de même en pâli le terme vêdi, qui se rencontre dans le passage d’Udâna cité plus haut (p. 12, note I), est interprété comme signifiant, soit aññâti, « il connaît », soit pativijjhi, « il pénètre ». Dans Samyutta-Nikâya, I, 4, dhammâ patividitâ (variante : patividhitâ) est interprété par ñânêna patividdhâ, « ceux qui ont pénétré les premiers principes » : or il est difficile de voir là, comme le fait Mme Rhys Davids, un « jeu de mots d’exégète », car nous trouvons souvent pativijjhi associé à ñânam, « connaissance » ou à des termes similaires : par exemple, dans Jâtaka, 340-341 : « Il pénétra la gnose d’un Pratyêka-Bouddha (pachchêka-bodhi-ñânam pativijjhi) ». Dans Samyutta-Nikâya, 455-456, de jeunes Lichchhavis sont en train de tirer à l’arc, visant un « trou de serrure » (tâla-chhiggala) (5) éloigné ; le Bouddha suggère un plus grand fait d’armes, une façon plus difficile de « fendre des cheveux », à savoir l’exploit accompli par ceux « qui pénètrent (le sens) des paroles : « Ceci est mal » (reconnaissant le mal) tel qu’il est produit » (yê « idam dukkham » ti yathâbhûtam pativijjhanti) : chose beaucoup plus difficile à percer qu’un cheveu (6). L’Anguttara-Nikâya (II, 167) définit quatre niveaux de conscience (saññâ = samjñâ) : le premier est caractérisé par la renonciation (hâna) ; dans le second, on acquiert une position ferme (thiti) ; le troisième est au delà de la dialec­tique (vitakka), pendant que le quatrième est associé à l’indifférence et au détachement (nibbida, virâga) et est de la nature de la pénétration (nibbêdha = nirvêdha). Ailleurs dans le même recueil (II, 171 ; cf. aussi II, 202), les moines bouddhistes sont comparés aux soldats d’un roi ; le moine, grâce à sa vertu, est « un homme qui a la position (du corps d’un tireur) exercé » (thâna-kusalo) (7) ; il est un archer « qui tire loin » (dûrê-pâtî), pour autant que, quel que soit le phé­nomène qu’il perçoit, subjectif ou éloigné, il reconnaît : « Cela n’est pas à moi, cela n’est pas moi, cela n’est pas mon essence » ; il est un homme « qui atteint le but » (akkhana-vêdhî), pour autant qu’il comprend l’origine du mal (dukkham ti yathâbhûtam pajânâti) ; et il est le « fendeur d’une grande masse » (mahato kâyassa padâlêtâ), pour autant qu’il perce le « tronc de l’ignorance » (avijjâ-khandam). Le Boud­dha lui-même est doué du « plus haut degré de pénétration » (ativijjha : Samyatta Nikâya, I, 193 et V, 226), grâce à sa prescience (paññaya). Dans tous ces cas, comme dans le passage de la Mundaka Upanishad, c’est l’homme lui-même qui « pénètre » ; il est la flèche. Considérant l’emploi cons­tant du verbe vyadh, « pénétrer », et celui de mots signifiant « connaissance » pour désigner les moyens de la « pénétration » et considérant, d’autre part, les formes verbales notées plus haut, communes à vid, « connaître », et à vyadh ou vidh, « pénétrer », nous nous hasarderons à suggérer que la traduction habituelle du terme vêdhas, courant dans le Rig-Vêda (et supposé provenir de vid, « savoir » ou de vidh, « adorer »), que la traduction, disons-nous, de ce terme par « sage » est trop faible et que « pénétrant » serait préférable. Cette dernière traduction serait particulièrement appro­priée dans la phrase de Rig-Vêda, X, 177, I : marîcînâm padam ichchhanti vêdhasah, « ceux qui sont vêdhas cherchent la trace des rayons», c'est-à-dire la trace de la Lumière cachée. Les vêdhasah sont ici des «chasseurs», qui suivent une «voie» (mârga, de mrig, « chasser en suivant à la trace », « traquer ») marquée d’empreintes de pas (les vesti­gia pedis), « comme de quelque animal perdu » (Rig-Vêda, X, 46, 2), juste comme le Chrétien qui « suit la trace de sa proie, le Christ » (Eckhart) ; en tant que chasseurs, on doit les concevoir comme armés d’arcs et de flèches, qui leur permettent de transpercer, de « pénétrer » leur proie lors­qu’ils l’ont trouvée. Il semblerait donc qu’ici vêdhasah soit l’équivalent de vêdhinah, «archers», « tireurs », « ceux qui pénètrent » et qu’ailleurs aussi, peut-être, vêdhas doive être rendu par « pénétrant » plutôt que par « sage ».

(5) Je soupçonne que ce terme peut avoir désigné le centre d’une cible, indiqué, non par un cercle peint, mais par un trou par lequel les flèches pouvaient passer. Chhiggala signifie toute espèce de trou et est synonyme de -chchhidda (en sanscrit chhidra, qui sert parfois à désigner la Porte du Soleil). Si le centre d’une cible circulaire a été effectivement comme un « trou de serrure », cette appellation était en parfait accord avec la signification solaire du centre en question comme « porte étroite » ; et, à cet égard, nous pouvons remarquer que, dans l’art traditionnel, le trou d’une serrure est souvent orné de telle ou telle forme de l' « Oiseau solaire » et qu’il représente, pour ainsi dire, la voie d’accès dans cet « Oiseau ».

(6) Ici, comme dans l’expression « fendeur d’une grande masse » citée plus loin, ce qui est important est la pénétration de l’obstacle, plutôt que celle du but lui-même. Ceci correspond aux exploits d’archers, où le succès est mesuré par l’épaisseur des planches que la flèche arrive à percer. La pénétration de la cible est également bien marquée dans Maitri Upanishad, VI, 24 : « Le corps est Tare, la flèche est Om, l’intellect est sa pointe, l’obscurité est le but (tamo lakshanam). Perçant l'obscurité (bhitwâ tamas, cf. ibid., VI, 30 : sauram dwâram Chitwâ, « forçant la Porte du Soleil »), elle atteint ce où aucune obscurité ne réside... le Brahma qui est de la couleur du Soleil étincelant comme une roue de feu, au delà de l'obscurité (la Lumière des lumières) qui resplendit dans ce Soleil là-bas, comme dans la Lune, le Feu et l’Eclair » ; elle atteint, en d’autres termes, une « obscurité » différente et divine, celle dont Denys dit qu’elle « éblouit par excès de lumière ».

Tout ce qui ne peut transpercer son but risque de venir s’y écraser, comme dans le cas des Asuras (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 60, 9 et II, 3, 13) qui se précipitent contre le Souffle (prâna, c’est-à-dire le Soleil, Brahma, le « Souffl » de Mundaka Upanishad, II, 2, 1-4) et se brisent contre lui comme « une motte de terre contre un rocher (ashman, qui contient ici une allusion à la « pierre céleste qui tourne » — le Soleil — de Rig-Vêda, V, 30, 8 et V, 56, 4).


(7) Et non, comme le traduit Woodward, un tireur « habile à choisir la meilleure place » (skilled in points of vantage). Tout le passage est conçu en termes du tir à l’arc et, dans ce dernier, la « position » (du corps) n’est pas moins importante qu’elle ne l’est, par exemple, dans le golf. Les mots qui désignent cette position (thiti, thânam, de la racine sanscrite sthâ, que l’on retrouve dans le latin stare et le français station) impliquent que l’archer prend une position « droite » avant de tirer et il est de la plus haute importance, du point de vue éthique comme du point de vue métaphysique, que cette position soit « correcte ». Cf. la règle des archers japonais : « Par dôzokurî, on entend le fait de placer le corps bien d’aplomb sur le support fourni par les jambes. L’archer doit penser qu'il est semblable au Bouddha Vairochana (c’est-à-dire au Soleil), calme et sans peur, et avoir l’impression que, comme lui, il se tient debout au centre de l’univers » (Nasu et Aka (William Acker), Tôyô kyûdô Kikan, 1937, p. 26).


IV

Pour terminer, nous dirons quelques mots du tir à l’arc, tel qu’il est aujourd’hui pratiqué au Japon à titre de « sport ». Nous utiliserons pour cela un ouvrage composé par M. William Acker (1), élève d’un certain M. Toshishuke Nasu, dont le propre maître, Ichikawa Kojurô Kiyomitsu, « avait encore vu l’arc effectivement employé comme arme de guerre et mourut lui-même dans la maison des archers, en train de tirer de l’arc, à l’âge de quatre-vingts ans ».

L'ouvrage est une traduction et un commentaire du texte des instructions de M. Toshishuke Nasu. Nous en donnerons quelques extraits, qui feront ressortir combien ce soi-disant « sport » était loin d’être le « simple divertissement » qui répond à l’idée de sport dans une société profane. Par exemple :

« Dans le tir à l’arc la position (du corps et particulièrement des pieds) est la base de tout le reste. Quand vous prenez place sur la butte pour tirer, il faut que vous chassiez de votre esprit toute pensée des autres personnes (présentes) et ayez le sentiment que l’affaire du tir ne concerne que vous seul... Quand ensuite vous tournez le visage vers le but, vous ne vous bornez pas à regarder, mais vous vous concentrez sur lui... et non pas seulement avec vos yeux et pour ainsi dire mécaniquement — vous devez apprendre à faire tout cela à partir de votre ventre ». Lorsque l’archer se prépare à tirer, on lui conseille comme la chose la plus importante de détendre ses muscles et de rester calme, ce à quoi il arrivera en respirant régulièrement, exactement comme le font les contemplatifs, qui se préparent du reste à une « libération » semblable au « lâcher » de la flèche. Lors­qu’il vise (mikomo, de miru, « voir », et komu, « presser »), l’archer ne regarde pas seulement la cible, mais il « presse » ou « force » en elle sa vision, anticipant ainsi, en quelque sorte, le résultat final qui doit être obtenu par la flèche elle- même (2). La respiration de l’archer doit être réglée, afin qu’il puisse « concentrer sa force dans le creux de l’abdomen — alors on peut dire qu’on a réellement compris l'art de l’archer ». Dans le rôle attribué à la respiration, on recon­naît un trait provenant de l’école bouddhiste zen, de même que l’importance qui, sous le même rapport, est attachée à l’ « esprit » (kî, en chinois k’ï) décèle une influence taoïste.

(1) Nasu et Aka (Acker), Tôyô kyûdô Kikan, imprimé à titre privé à Tôkyô, 1937.
(2) Ceci correspond exactement à l’expression, citée plus haut, de la Mundaka Upanishad : “ avec une intention conformée à son essence „ (tadbhâva-gâtêna chêtasâ).

 M. Acker observe que tous les arts et exercices des Japonais sont désignés comme des « voies » (mîchî, en chinois tao), c’est-à-dire comme des disciplines spirituelles, « et l’on peut même dire qu’il en est particulièrement ainsi dans le tir à l’arc et dans l’escrime, car certains ateliers vous diront que le fait de toucher ou non la cible n’a pas en lui-même la moindre importance la véritable question étant de savoir quel profit spirituel on tire de cet exercice ».

« L’exécution du tir est dans l’acte qui fait partir la flèche..., la position (du corps et des pieds), la préparation (psychique et respiratoire), l’acte de dresser l’arc, de le bander, de tenir exactement la flèche, toutes ces activités ne sont que préparations. Tout dépend de l’acte non intentionnel et non (consciemment) volontaire par lequel la flèche est lâchée, acte que l’archer accomplit lorsqu’il a ramené à l’unité toute son attitude... l’état dans lequel la flèche part pour ainsi dire d’elle-même, lorsque la respiration de l’archer semble avoir la puissance mystique de la syllabe Om... A ce moment la position de l'archer est tout à fait correcte — comme s’il était inconscient du départ de la flèche... un tel tir est dit laisser derrière lui une résonance qui se prolonge — la flèche volant avec la tranquillité d’un souffle et semblant, à vrai dire, être presque un être vivant... Jusqu’au dernier moment ni le corps ni l’âme de l’archer ne doivent accuser le moindre fléchissement... (Ainsi) le tir à l’arc est au Japon bien plus qu’un « sport » au sens occidental du mot : il fait partie du Bushido, de la Voie du Guerrier. Du reste, les Sept Voies reposent sur des principes spontanés, et non sur de simples raisonnements :

Ayant suffisamment tendu (l’arc),
Ne « tire » plus (sur lui), mais lâche (la flèche),
Sans néanmoins « tenir » l’arc (serré).
L’arc ne doit jamais savoir Quand la flèche va partir ».

Nous voyons ainsi clairement qu’un « sport » peut être aussi une « voie » et nous comprenons combien il est vrai que, dans une société traditionnelle, il n’est rien de profane — état de choses qui contraste avec celui d’une société profane, dans laquelle il n’est rien de sacré. De ce qui précède, il ressort que le tir à l’arc est au Japon essentiellement une forme de yoga ; l’on observe aussi comment les vies active et contemplative, comment l’homme intérieur et l’homme extérieur peuvent être unis dans un seul acte, où chacun des deux « soi » prête à l’autre son concours. Nous voyons enfin avec quel respect les « moyens » employés sont considérés : ce qui a le plus d’importance pour l’archer n’est pas le « résultat », mais l’ « opération » elle-même, ce qui est conforme à Bhagavad-Gîtâ, II, 47. Comme la « libération » du contemplatif, qui passe tout d’un coup, mais presque inconsciemment, du dhyâna au samâdhi, la « libération » de la flèche est « spontanée » et en apparence « non causée » ; elle a lieu d’elle-même lorsque la préparation nécessaire est achevée. Lorsque cette préparation est correcte et complète, la flèche part vers son but et l’atteint. De même, l’homme qui, en quittant ce monde, est « tout en acte » et a « fait tout ce qu'il avait à faire » (kritakritya) n’a pas besoin de se demander ce qu’il adviendra de lui ni où il va arriver.


Ananda K. Coomaraswamy.





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