samedi 8 mars 2014

René Guénon - La Prière et l’Incantation





La Gnose, janvier 1911, article signé Palingenius
Publication posthume dans Recueil



Dans une précédente étude2, nous avons dit que les religions ne sont que des déviations de la Religion primordiale, des déformations de la Doctrine traditionnelle, et que, par le mélange à celle-ci de considérations d’ordre moral et social, elles ont établi une déplorable confusion entre le domaine métaphysique et le domaine sentimental, et finalement donné à celui-ci la prépondérance, tout en conservant des prétentions doctrinales que rien ne justifie plus. Comme le sentiment est chose essentiellement relative et individuelle3, il en résulte que les religions sont des particularisations de la Doctrine, par rapport à laquelle elles constituent des hérésies à divers degrés, puisqu’elles s’écartent toutes plus ou moins de l’Universalisme (on pourrait dire du Catholicisme, si ce mot avait conservé son sens étymologique, au lieu de prendre, lui aussi, la signification spéciale qu’on lui connaît).

 Nous disons des hérésies à divers degrés, car on peut être hérétique de bien des façons et pour des raisons multiples ; mais, toujours, les opinions hétérodoxes procèdent d’une tendance de plus en plus accentuée au particularisme, à l’individualisme4, substituant la diversité des croyances illusoires à l’unité de la certitude fondée sur la Connaissance métaphysique, seule admise par l’orthodoxie.


[1] La Gnose, janv. 1911, signé Tau Palingénius. Un article au titre identique mais avec un contenu différent fut publié dans Études Traditionnelles, nº de janv. 1936, puis repris dans Aperçus sur l’Initiation, ch. XXIV. [N.d.É.]

[2] La Religion et les religions, in La Gnose, 1re année, n° 10 [ainsi que dans ce Recueil].

[3] Voir L’erreur métaphysique des religions à forme sentimentale, par Matgioi, in La Gnose, 1re année, n° 9.

[4] Il est bien entendu qu’il ne s’agit ici de l’individualisme qu’au point de vue doctrinal, et nullement au point de vue social ; les deux domaines doivent, comme toujours, rester profondément séparés.


Pour cette dernière, l’infaillibilité n’appartient qu’à la seule Doctrine, universelle et impersonnelle, qui ne s’incarne jamais dans un homme, et n’est représentée que par de purs symboles ; elle ne peut à aucun titre être attribuée à des individus, et les hommes n’y participent qu’en tant qu’ils parlent au nom de la Doctrine ; mais les religions, méconnaissant celle-ci, ont prétendu revêtir une individualité du caractère infaillible, puis, après avoir confondu l’Autorité spirituelle avec le Pouvoir matériel, elles ont été jusqu’à accorder la première à tous les hommes indistinctement et au même degré1. En même temps, les Livres sacrés ont été traduits dans les langues vulgaires, et ces traductions, devenant d’autant plus fausses qu’elles s’éloignent davantage du texte primitif, aboutissent, par l’anthropomorphisme (conception tout individualiste), au matérialisme et à la négation de l’ésotérisme, c’est-à-dire de la vraie Religion.

Mais le caractère le plus important peut-être, celui que l’on découvre à l’origine et au fond de toutes les religions, c’est le sentimentalisme, dont l’exagération constitue ce qu’on appelle habituellement le mysticisme ; c’est pourquoi on ne saurait trop protester contre cette tendance, aussi dangereuse, quoique d’une autre façon, que la mentalité des critiques et des exégètes modernes (laquelle résulte de la défiguration profane des Écritures traditionnelles, dont on n’a plus laissé subsister que la lettre matérielle et grossière). C’est le sentimentalisme que nous trouvons, en particulier, joint d’ailleurs à l’anthropomorphisme dont il ne se sépare guère, comme point de départ de la prière telle qu’elle est comprise dans les religions exotériques : sans doute, il est tout naturel que les hommes cherchent à obtenir, s’il est possible, certaines faveurs individuelles, tant matérielles que morales ; mais ce qui l’est beaucoup moins, c’est que, au lieu de s’adresser pour cela à des institutions sociales, ils aillent demander ces faveurs à des entités extra-terrestres.

Ceci nécessite quelques explications, et nous devons surtout, sur ce point, établir une distinction très nette entre la prière et ce que nous appellerons l’incantation, employant ce terme à défaut d’un autre plus précis, et nous réservant de le définir exactement plus loin. Nous devons exposer d’abord de quelle façon il nous est possible de comprendre la prière, et dans quelles conditions elle peut être admise par l’orthodoxie.


[1] Ainsi, l’anarchie, alors même qu’elle se présente comme une réaction contre l’absolutisme, n’est pourtant, au point de vue intellectuel, qu’un produit des mêmes erreurs poussées jusqu’à leurs conséquences extrêmes ; on pourrait en dire autant du matérialisme envisagé par rapport au mysticisme, auquel il prétend s’opposer, tandis qu’en réalité il n’en est souvent qu’une simple transposition.


Considérons une collectivité quelconque, soit religieuse, soit simplement sociale : chaque membre de cette collectivité lui est lié dans une certaine mesure, déterminée par l’étendue de la sphère d’action de la collectivité, et, dans cette même mesure, il doit logiquement participer en retour à certains avantages, entièrement matériels dans quelques cas (tels que celui des nations actuelles, et des associations basées sur la solidarité pure et simple), mais qui peuvent aussi, dans d’autres cas, se rapporter à des modalités non matérielles de l’individu (consolations ou autres faveurs d’ordre sentimental, et même quelquefois d’un ordre plus élevé, comme nous le verrons par la suite), ou, tout en étant matériels, s’obtenir par des moyens en apparence immatériels (l’obtention d’une guérison par la prière est un exemple de ce dernier cas). Nous parlons des modalités de l’individu seulement, car ces avantages ne peuvent jamais dépasser le domaine individuel, le seul qu’atteignent les collectivités, quel que soit leur caractère, qui ne se consacrent pas exclusivement à l’enseignement de la Doctrine pure, et qui se préoccupent des contingences et des applications spéciales présentant un intérêt pratique à un point de vue quelconque.

On peut donc regarder chaque collectivité comme disposant, en outre des moyens d’action purement matériels au sens ordinaire du mot, d’une force constituée par les apports de tous ses membres passés et présents, et qui, par conséquent, est d’autant plus considérable que la collectivité est plus ancienne et se compose d’un plus grand nombre de membres. Chacun de ceux-ci pourra, lorsqu’il en aura besoin, utiliser à son profit une partie de cette force, et il lui suffira pour cela de mettre son individualité en harmonie avec l’ensemble de la collectivité dont il fait partie, résultat qu’il obtiendra en observant les rites, c’est-à-dire les règles établies par celle-ci et appropriées aux diverses circonstances qui peuvent se présenter. Donc, si l’individu formule alors une demande, il l’adressera à l’esprit de la collectivité, qu’on peut appeler, si l’on veut, son dieu ou son entité suprême, mais à la condition de ne pas regarder ces mots comme désignant un être qui existerait indépendamment et en dehors de la collectivité elle-même.

Parfois, la force dont nous venons de parler peut se concentrer en un lieu et sur un symbole déterminés, et y produire des manifestations sensibles, comme celles que rapporte la Bible hébraïque au sujet du Temple de Jérusalem et de l’Arche d’Alliance, qui jouèrent ce rôle pour le peuple d’Israël. C’est aussi cette force qui, à des époques plus récentes, et de nos jours encore, est la cause des prétendus miracles des religions, car ce sont là des faits qu’il est ridicule de chercher à nier contre toute évidence, comme beaucoup le font, alors qu’il est facile de les expliquer d’une façon toute naturelle, par l’action de cette force collective1. Ajoutons que l’on peut créer des circonstances particulièrement favorables à cette action, que provoqueront, pour ainsi dire à leur gré, ceux qui sont les dispensateurs de cette force, s’ils en connaissent les lois et s’ils savent la manier, de la même façon que le physicien ou le chimiste manient d’autres forces, en se conformant aux lois respectives de chacune d’elles. Il importe de remarquer qu’il ne s’agit ici que de phénomènes purement physiques, perceptibles par un ou plusieurs des cinq sens ordinaires ; de tels phénomènes sont d’ailleurs les seuls qui puissent être constatés par la masse du peuple ou des croyants, dont la compréhension ne s’étend pas au-delà des limites de l’individualité corporelle.

Les avantages obtenus par la prière et la pratique des rites d’une collectivité sociale ou religieuse (rites n’ayant aucun caractère initiatique) sont essentiellement relatifs, mais ne sont nullement négligeables pour l’individu ; celui-ci aurait donc tort de s’en priver volontairement, s’il appartient à quelque groupement capable de les lui procurer. Ainsi, il n’est nullement blâmable, même pour celui qui est autre chose qu’un simple croyant, de se conformer, dans un but intéressé (puisque individuel), et en dehors de toute considération doctrinale, aux prescriptions d’une religion quelconque, pourvu qu’il ne leur attribue que leur juste importance. Dans ces conditions, la prière, adressée à l’entité collective, est parfaitement licite, même au regard de la plus rigoureuse orthodoxie ; mais elle ne l’est plus lorsque, comme c’est le cas le plus fréquent, celui qui prie croit s’adresser à un être extérieur et possédant une existence indépendante, car la prière devient alors un acte de superstition.

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Les indications qui précèdent feront mieux comprendre ce que nous dirons maintenant au sujet de l’incantation ; mais, tout d’abord, nous devons faire remarquer que ce que nous appelons ainsi n’a rien de commun avec les pratiques magiques auxquelles on donne parfois le même nom, car ce qui constitue en réalité un acte magique, c’est, dans les conditions que nous avons dites, la prière ou l’accomplissement d’autres rites équivalents.


[1] Il est bien entendu que les faits dits miraculeux ne peuvent en aucune façon être contraires aux lois naturelles ; la définition ordinaire du miracle, impliquant cette contradiction, est une absurdité.


L’incantation dont nous parlons, au contraire, n’est point une demande, et ne suppose l’existence d’aucune chose extérieure, parce que l’extériorité ne peut se comprendre que par rapport à l’individu ; elle est une aspiration de l’être vers l’Universel, dans le but d’obtenir ce que nous pourrions appeler, dans un langage quelque peu théologique, une grâce spirituelle, c’est-à-dire une illumination intérieure, qui sera plus ou moins complète suivant les cas. Si nous employons ce terme d’incantation, c’est parce qu’il est celui qui traduit le moins improprement l’idée exprimée par le mot sanscrit mantra, qui n’a pas d’équivalent exact dans les langues occidentales. Par contre, il n’y a en sanscrit, non plus que dans la plupart des autres langues orientales, aucun mot répondant à l’idée de prière, et cela est facile à comprendre, puisque, là où les religions n’existent pas, l’obtention des avantages individuels, même à l’aide de certains rites appropriés, ne relève que des institutions sociales.

L’incantation, que nous avons définie comme tout intérieure en principe, peut cependant, dans un grand nombre de cas, être exprimée extérieurement par des paroles ou des gestes, constituant certains rites initiatiques, et que l’on doit considérer comme déterminant des vibrations qui ont une répercussion à travers un domaine plus ou moins étendu dans la série indéfinie des états de l’être. Le résultat obtenu peut, comme nous l’avons déjà dit, être plus ou moins complet ; mais le but final à atteindre est la réalisation en soi de l’Homme Universel, par la communion parfaite de la totalité des états de l’être, harmoniquement et conformément hiérarchisés, en épanouissement intégral dans les deux sens de l’ampleur et de l’exaltation1.


[1] Cette phrase contient l’expression de la signification ésotérique du signe de la croix, symbole de ce double épanouissement de l’être, horizontalement, dans l’ampleur ou l’extension de l’individualité intégrale (développement indéfini d’une possibilité particulière, qui n’est pas limitée à la partie corporelle de l’individualité), et verticalement, dans la hiérarchie indéfinie des états multiples (correspondant à l’indéfinité des possibilités particulières comprises dans l’Homme Universel). – Ceci montre en même temps comment doit être comprise dans son principe la Communion, qui est un rite éminemment initiatique, et dont la figuration symbolique elle-même n’a pu perdre ce caractère que par suite d’une regrettable confusion qu’ont commise les religions exotériques, et qui constitue à proprement parler une profanation.


Ceci nous amène à établir une autre distinction, en considérant les divers degrés auxquels on peut parvenir suivant l’étendue du résultat obtenu en tendant vers ce but, et que l’on pourrait considérer en quelque sorte comme autant de degrés initiatiques. Et tout d’abord, au bas et en dehors de cette hiérarchie, il faut mettre la foule des profanes, c’est-à-dire de tous ceux qui, comme les simples croyants des religions, ne peuvent obtenir de résultats que par rapport à leur individualité corporelle, et dans ces limites de cette portion d’individualité, puisque leur conscience ne va ni plus loin ni plus haut que le domaine renfermé dans des limites restreintes. Pourtant, parmi les croyants, il en est, en petit nombre d’ailleurs, qui acquièrent quelque chose de plus (et c’est là le cas de quelques mystiques, que l’on pourrait considérer comme plus intellectuels que les autres) : sans sortir de leur individualité corporelle, ils perçoivent indirectement certaines réalités d’ordre supérieur, non pas telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais traduites symboliquement et sous forme sensible. Ce sont encore là des phénomènes (c’est-à-dire des apparences, relatives et illusoires en tant que formelles), mais des phénomènes hyperphysiques, qui ne sont pas constatables pour tous, et qui entraînent parfois chez ceux qui les perçoivent quelques certitudes, toujours incomplètes, mais pourtant supérieures à la croyance pure et simple à laquelle elles se substituent. Ce résultat, que l’on peut appeler une initiation symbolique au sens propre du terme (pour la distinguer de l’initiation réelle et effective dont nous allons parler), s’obtient passivement, c’est-à-dire sans intervention de la volonté, et par les moyens ordinaires qu’indiquent les religions, en particulier par la prière et l’accomplissement des œuvres prescrites1.

À un degré plus élevé se placent ceux qui, ayant étendu leur conscience jusqu’aux limites extrêmes de l’individualité intégrale, arrivent à percevoir directement les états supérieurs de leur être, mais sans y participer effectivement ; c’est là une initiation réelle, mais encore toute théorique, puisqu’elle n’aboutit pas à la possession de ces états supérieurs. Elle produit des certitudes plus complètes et plus développées que la précédente, car elle n’appartient plus au domaine phénoménique ; mais, ici encore, ces certitudes ne sont reçues qu’au gré des circonstances, et non par un effet de la volonté consciente de celui qui les acquiert .


[1] En sanscrit, on donne le nom de Bhakti-Yoga à une forme inférieure et incomplète de Yoga, qui se réalise, soit par les œuvres (karma), soit par tout autre moyen d’acquérir des mérites, c’est-à-dire de réaliser un développement individuel. Bien que ne pouvant dépasser le domaine de l’individualité, cette réalisation est quelque chose de plus que celle dont nous venons de parler, car elle s’étend à l’individualité intégrale, et non plus seulement à l’individualité corporelle ; mais elle ne peut jamais être équivalente à la communion totale dans l’Universel, qui est la Râdja-Yoga.


Celui-ci peut donc être comparé à un homme qui ne connaît la lumière que par les rayons qui parviennent jusqu’à lui (dans le cas précédent, il ne la connaissait que par des reflets, ou des ombres projetées dans le champ de sa conscience individuelle restreinte, comme les prisonniers de la caverne symbolique de Platon), tandis que, pour connaître parfaitement la lumière dans sa « réalité intime », il faut remonter jusqu’à sa source, et s’identifier avec cette source même.

Ce dernier cas est celui qui correspond à la plénitude de l’initiation réelle et effective, c’est-à-dire à la prise de possession consciente et volontaire de la totalité des états de l’être, selon les deux sens que nous avons indiqués. C’est là le résultat complet et final de l’incantation, bien différent, comme l’on voit, de tous ceux que les mystiques peuvent atteindre par la prière, car il n’est pas autre chose que la compréhension et la certitude parfaites, impliquant la connaissance métaphysique intégrale. Le Yogi véritable est celui qui est parvenu à ce degré suprême, et qui a ainsi réalisé dans son être la totale possibilité de l’Homme Universel.



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