vendredi 7 mars 2014

René Guénon - L’Ésotérisme du Graal





Les Cahiers du Sud, novembre 1951, article signé René Guénon

Publication posthume dans Recueil

Quand nous parlons de l’ésotérisme du Graal, nous n’entendons pas seulement par là que, comme tout symbole véritablement traditionnel, il présente un côté ésotérique, c’est-à-dire qu’à son sens extérieur et généralement connu se superpose un autre sens d’un ordre plus profond, qui n’est accessible qu’à ceux qui sont parvenus à un certain degré de compréhension. En réalité, le symbole du Graal, avec tout ce qui s’y rapporte, est de ceux dont la nature même est essentiellement ésotérique et initiatique ; c’est là ce qui explique bien des particularités qui autrement apparaîtraient comme des énigmes insolubles, et la diffusion extérieure qu’a eue la légende du Graal, à une certaine époque et dans certaines circonstances, ne saurait rien changer à ce caractère. Ceci demande quelques explications ; mais, tout d’abord, nous devons faire remarquer que cette diffusion se situe tout entière dans une période très brève, qui ne dépasse sans doute guère un demi-siècle ; il semble donc qu’il se soit agi là d’une manifestation soudaine de quelque chose que nous ne chercherons pas à définir d’une façon précise, et qui serait ensuite rentré non moins subitement dans l’ombre ; quelles qu’aient pu en être les raisons, il y a là un problème historique dont nous nous étonnons qu’on paraisse n’avoir jamais songé à l’examiner avec l’attention qu’il mériterait.

Les conditions dans lesquelles cette manifestation s’est produite appellent quelques observations importantes ; en effet, les romans du Graal semblent, à première vue, contenir des éléments assez mêlés, et certains, sans aller pourtant jusqu’à nier l’existence d’une signification d’ordre spirituel, ont cru pouvoir parler à cet égard d’« inventions de poètes ». À vrai dire, ces inventions, quand elles se rencontrent dans des choses de cet ordre, loin de porter sur l’essentiel, ne font que le dissimuler, volontairement ou non, sous les apparences trompeuses d’une « fiction » quelconque ; et parfois elles ne le dissimulent même que trop bien, car, lorsqu’elles se font trop envahissantes, il finit par devenir presque impossible de découvrir le sens profond et originel.


[1] Les Cahiers du Sud, numéro spécial Lumière du Graal, 1951. [N.d.É.]


Ce danger est surtout à craindre lorsque le poète lui-même n’a pas conscience de la valeur réelle des symboles, car il est évident que ce cas peut se présenter ; l’apologue de « l’âne portant des reliques » s’applique ici comme en bien d’autres choses ; et le poète, alors, pourra transmettre à son insu des données initiatiques dont la véritable nature lui échappe. La question se pose ici tout particulièrement : les auteurs des romans du Graal furent-ils dans ce cas, ou, au contraire, furent-ils conscients, à un degré ou à un autre, du sens profond de ce qu’ils exprimaient ? Il n’est certes pas facile d’y répondre avec certitude, car les apparences peuvent faire illusion : en présence d’un mélange d’éléments insignifiants ou incohérents, on est tenté de penser que l’auteur ne savait pas de quoi il parlait ; pourtant, il n’en est pas forcément ainsi, car il est arrivé souvent que les obscurités et même les contradictions soient parfaitement voulues, et que les détails inutiles aient expressément pour but d’égarer l’attention des profanes, de la même façon qu’un symbole peut être dissimulé intentionnellement dans un motif d’ornementation plus ou moins compliqué ; au moyen âge surtout, les exemples de ce genre abondent, ne serait-ce que chez Dante et les « Fidèles d’Amour ». Le fait que le sens supérieur transparaît moins chez Chrétien de Troyes, par exemple, que chez Robert de Boron ne prouve donc pas nécessairement que le premier en ait été moins conscient que le second ; encore moins faudrait-il en conclure que ce sens soit absent de ses écrits, ce qui serait une erreur comparable à celle qui consiste à attribuer aux anciens alchimistes des préoccupations d’ordre uniquement matériel, pour la seule raison qu’ils n’ont pas jugé à propos d’écrire en toutes lettres que leur science était en réalité de nature spirituelle. Au surplus, la question de l’« initiation » des auteurs des romans a peut-être moins d’importance qu’on pourrait le croire au premier abord, puisque, de toute façon, elle ne change rien aux apparences sous lesquelles le sujet est présenté ; dès lors qu’il s’agit d’une « extériorisation » de données ésotériques, mais qui d’ailleurs ne saurait aucunement être une « vulgarisation », il est facile de comprendre qu’il doive en être ainsi. Nous irons plus loin : un profane peut même fort bien, pour une telle « extériorisation », avoir servi de porte-parole à une organisation initiatique, qui l’aura choisi à cet effet simplement pour ses qualités de poète ou d’écrivain, ou pour toute autre raison contingente. Dante écrivait en parfaite connaissance de cause ; Chrétien de Troyes, Robert de Boron même et bien d’autres furent probablement beaucoup moins conscients de ce qu’ils exprimaient et peut-être même certains d’entre eux ne le furent-ils pas du tout ; mais peu importe au fond, car, s’il y avait derrière eux une organisation initiatique, quelle qu’elle fût d’ailleurs, le danger d’une déformation due à leur incompréhension se trouvait par là même écarté, cette organisation pouvant les guider constamment sans même qu’ils s’en doutent, soit par certains de ses membres leur fournissant les éléments à mettre en œuvre, soit par des suggestions ou des influences d’un autre genre, plus subtiles et moins « tangibles », mais non moins réelles pour cela ni moins efficaces.
Ce n’est d’ailleurs là encore qu’un aspect de la question : du fait que la légende du Graal se présente sous une forme proprement chrétienne, et que cependant il s’y trouve des éléments d’une autre provenance et dont l’origine est manifestement antérieure au Christianisme, on a quelquefois voulu considérer ces éléments, comme « accidentels » en quelque sorte, comme étant venus s’ajouter à la légende « du dehors » et n’ayant qu’un caractère simplement « folklorique ». À cet égard, nous devons dire que la conception même du « folklore », telle qu’on l’entend le plus habituellement à notre époque, repose sur une idée radicalement fausse, l’idée qu’il y a des « créations populaires », produits spontanés de la masse du peuple ; il est évident que cette conception est étroitement liée à certains préjugés modernes, et nous ne reviendrons pas ici sur tout ce que nous en avons dit en d’autres occasions. En réalité, lorsqu’il s’agit, comme c’est presque toujours le cas, d’éléments traditionnels au vrai sens de ce mot, si déformés, amoindris ou fragmentaires qu’ils puissent être parfois, et de choses ayant une valeur symbolique réelle, bien que souvent déguisée sous une apparence plus ou moins « magique » ou « féerique », tout cela, bien loin d’être d’origine populaire, n’est même pas en définitive d’origine humaine, puisque la tradition se définit précisément, dans son essence même, par son caractère supra-humain. Ce qui peut être populaire, c’est uniquement le fait de la « survivance », quand ces éléments appartiennent à des formes traditionnelles disparues ; et, à cet égard, le terme de « folklore » prend un sens assez proche de celui de « paganisme », en ne tenant compte que de l’étymologie de ce dernier, et avec l’intention polémique et injurieuse en moins. Le peuple conserve ainsi, sans les comprendre, les débris de traditions anciennes, remontant même parfois à un passé si lointain qu’il serait impossible de le déterminer exactement, et qu’on se contente de rapporter, pour cette raison, au domaine obscur de la « préhistoire » ; il remplit en cela la fonction d’une sorte de mémoire collective plus ou moins « subconsciente », dont le contenu est manifestement venu d’ailleurs. Ce qui peut sembler le plus étonnant, c’est que, lorsqu’on va au fond des choses, on constate que ce qui est ainsi conservé contient surtout, sous une forme plus ou moins voilée, une somme considérable de données d’ordre proprement ésotérique, c’est-à-dire précisément ce qu’il y a de moins populaire par nature. Il n’y a à ce fait qu’une explication plausible : lorsqu’une forme traditionnelle est sur le point de s’éteindre, ses derniers représentants peuvent fort bien confier volontairement, à cette mémoire collective dont nous venons de parler, ce qui autrement se perdrait sans retour ; c’est, en somme, le seul moyen de sauver ce qui peut l’être dans une certaine mesure ; et, en même temps, l’incompréhension naturelle de la masse est une suffisante garantie que ce qui possédait un caractère ésotérique n’en sera pas dépouillé pour cela, mais demeurera seulement, comme une sorte de témoignage du passé, pour ceux qui, en d’autres temps, seront capables de le comprendre.

Cela dit, nous ne voyons pas pourquoi on attribuerait indistinctement au « folklore », sans plus ample examen, tous les éléments « préchrétiens », et plus particulièrement celtiques, qui se rencontrent dans la légende du Graal, car la distinction qu’il convient de faire à cet égard est celle des formes traditionnelles disparues et de celles qui sont actuellement vivantes, et, par conséquent, la question qui devrait se poser est celle de savoir si la tradition celtique avait réellement cessé de vivre lorsque se constitua la légende dont il s’agit. Cela est au moins contestable : d’une part, cette tradition peut s’être maintenue plus longtemps qu’on ne le croit d’ordinaire, avec une organisation plus ou moins cachée, et, d’autre part, cette légende elle-même, dans ses éléments essentiels, peut être beaucoup plus anciennes que ne le pensent les « critiques », non pas qu’il y ait eu forcément des textes aujourd’hui perdus, mais bien plutôt par une transmission orale qui peut avoir duré plusieurs siècles, ce qui est loin d’être un fait exceptionnel. Nous voyons là, pour notre part, la marque d’une « jonction » entre deux formes traditionnelles, l’une ancienne et l’autre nouvelle alors, la tradition celtique et la tradition chrétienne, jonction par laquelle ce qui devait être conservé de la première fut en quelque sorte incorporé à la seconde, en se modifiant sans doute jusqu’à un certain point, par adaptation et assimilation, mais non point en se transposant sur un autre plan comme le voudraient certains, car il y a des équivalences entre toutes les traditions régulières ; il y a donc là bien autre chose qu’une simple question de « sources », au sens où l’entendent les érudits. Il serait peut-être difficile de préciser exactement le lieu et la date où cette jonction s’est opérée, mais cela n’a qu’un intérêt secondaire et presque uniquement historique ; il est d’ailleurs facile de concevoir que ces choses sont de celles qui ne laissent pas de traces dans des « documents » écrits. Le point important pour nous, et qui ne nous paraît aucunement douteux, c’est que les origines de la légende du Graal doivent être rapportées à la transmission de certains éléments traditionnels, d’ordre plus proprement initiatique, du Druidisme au Christianisme ; cette transmission ayant été opérée régulièrement, et quelles qu’en aient été d’ailleurs les modalités, ces éléments firent dès lors partie intégrante de l’ésotérisme chrétien. L’existence de celui-ci au moyen âge est absolument certaine ; les preuves de tout genre en abondent pour qui sait les voir, et les dénégations dues à l’incompréhension moderne, qu’elles proviennent de partisans ou d’adversaires du Christianisme, ne prouvent rien contre ce fait. Il faut d’ailleurs bien remarquer que nous disons « ésotérisme chrétien », et non pas « Christianisme ésotérique » ; il ne s’agit point, en effet, d’une forme spéciale de Christianisme, il s’agit du côté « intérieur » de la tradition chrétienne, et il est facile de comprendre qu’il y a là plus qu’une simple nuance. En outre, lorsqu’il y a lieu de distinguer ainsi dans une forme traditionnelle deux faces, l’une exotérique et l’autre ésotérique, il doit être bien entendu qu’elles ne se rapportent pas au même domaine, si bien qu’il ne peut y avoir entre elles de conflit ou d’opposition d’aucune sorte ; en particulier, lorsque l’exotérisme revêt le caractère spécifiquement religieux, comme c’est ici le cas, l’ésotérisme correspondant, tout en y prenant nécessairement sa base et son support, n’a en lui-même rien à voir avec le domaine religieux et se situe dans un ordre totalement différent. Il résulte immédiatement de là que cet ésotérisme ne peut en aucun cas être représenté par des « Églises » ou des « sectes » quelconques, qui, par définition même, sont toujours religieuses, donc exotériques ; il est vrai que certaines « sectes » ont pu naître d’une confusion entre les deux domaines, et d’une « extériorisation » erronée de données ésotériques mal comprises et mal appliquées ; mais les organisations initiatiques véritables, se maintenant strictement sur leur terrain propre, demeurent forcément étrangères à de telles déviations, et leur « régularité » même les oblige à ne reconnaître que ce qui présente un caractère d’orthodoxie rigoureuse, fût-ce dans l’ordre exotérique. On est donc assuré par-là que ceux qui veulent rapporter à des « sectes » ce qui concerne l’ésotérisme ou l’initiation font fausse route et ne peuvent que s’égarer ; point n’est besoin d’examiner les choses de plus près pour écarter toute hypothèse de ce genre ; et, si l’on trouve dans quelques « sectes » des éléments qui paraissent être de nature ésotérique, il faut en conclure, non point qu’ils ont là leur origine, mais, tout au contraire, qu’ils y ont été détournés de leur véritable signification.
Dès lors qu’il en est ainsi, certaines difficultés apparentes auxquelles nous faisions allusion au début se trouvent aussitôt résolues, ou, pour mieux dire, on s’aperçoit qu’elles sont inexistantes : il n’y a point lieu, par exemple, de se demander quelle peut être la situation, par rapport à l’orthodoxie chrétienne entendue au sens ordinaire, d’une ligne de transmission en dehors de la « succession apostolique », comme celle dont il est question dans certaines versions de la légende du Graal ; s’il s’agit là d’une hiérarchie initiatique, la hiérarchie religieuse ou ecclésiastique ne saurait en aucune façon être affectée par son existence, qui ne la concerne pas, et que d’ailleurs elle n’a point à connaître « officiellement », si l’on peut dire, puisqu’elle-même n’a de compétence et n’exerce de juridiction légitime que dans le domaine exotérique. De même, lorsqu’il est question d’une formule secrète en relation avec certains rites, il y a une singulière naïveté à se demander si la perte ou l’omission de cette formule ne risque pas d’empêcher que la célébration de la messe puisse être regardée comme valable ; la messe, telle qu’elle est, est un rite religieux, et il s’agit là d’un rite initiatique, ce qu’indique suffisamment ce caractère secret ; chacun vaut dans son ordre, et, même si l’un et l’autre ont en commun un caractère « eucharistique », comme il en est aussi pour la cène rosicrucienne, cela ne change rien à cette distinction essentielle, pas plus que le fait qu’un même symbole peut être interprété à la fois aux deux points de vue exotérique et ésotérique n’empêche ceux-ci d’être profondément distincts et de se rapporter, comme nous l’avons déjà dit, à des domaines entièrement différents ; quelles que puissent être parfois les ressemblances extérieures, qui s’expliquent d’ailleurs par certaines correspondances réelles, la portée et le but des rites initiatiques sont tout autres que ceux des rites religieux.

Maintenant, que les écrits concernant la légende du Graal soient émanés, directement ou indirectement, d’une organisation initiatique, cela ne veut point dire qu’ils constituent un rituel d’initiation, comme quelques-uns l’ont supposé assez bizarrement ; et il est curieux de noter qu’on n’a jamais émis une semblable hypothèse, à notre connaissance du moins, pour des œuvres qui pourtant décrivent beaucoup plus manifestement un processus initiatique, comme la Divine Comédie ou le Roman de la Rose ; il est bien évident que tous les écrits qui présentent un caractère ésotérique ne sont pas pour cela des rituels. Dans le cas présent, cette supposition se heurte à un certain nombre d’invraisemblances : tel est, notamment, le fait que le prétendu récipiendaire aurait une question à poser, au lieu d’avoir au contraire à répondre aux questions de l’initiateur, ainsi qu’il en est généralement ; les divergences qui existent entre les différentes versions sont également incompatibles avec le caractère d’un rituel, qui a nécessairement une forme fixe et bien définie ; mais nous croyons peu utile d’insister davantage sur ce point. D’un autre côté, quand nous parlons d’organisations initiatiques, il doit être bien entendu qu’il ne faut aucunement, suivant une erreur très répandue et que nous avons eu souvent à relever, se les représenter comme étant plus ou moins ce qu’on appelle aujourd’hui des « sociétés », avec tout l’appareil de formalités extérieures que ce mot implique ; si quelques-unes d’entre elles, en Occident, en sont arrivées à prendre une telle forme, ce n’est là que l’effet d’une sorte de dégénérescence toute moderne. Là où nos contemporains ne trouvent rien qui ressemble à une « société », ils semblent trop souvent ne pas voir d’autre possibilité que celle d’une chose vague et indéterminée, n’ayant qu’une existence simplement « idéale », c’est-à-dire, en somme pour qui ne se paie pas de mots, purement imaginaire ; mais les réalités initiatiques n’ont rien de commun avec ces conceptions nébuleuses, et elles sont au contraire quelque chose de très « positif ». Ce qu’il importe de savoir avant tout, c’est qu’aucune initiation ne peut exister en dehors de toute organisation et de toute transmission régulière ; et précisément, si l’on veut savoir où se trouve véritablement ce qu’on a appelé parfois le « secret du Graal », il faut se reporter à la constitution des centres spirituels d’où émane toute initiation, car, sous le couvert des récits légendaires, c’est essentiellement de cela qu’il s’agit en réalité.
Nous avons exposé dans notre étude sur le Roi du Monde les considérations se rapportant à ce sujet, et nous ne pouvons guère faire ici plus que de les résumer ; mais il nous faut tout au moins indiquer ce qu’est le symbolisme du Graal en lui-même, en laissant de côté les détails secondaires de la légende, si significatifs qu’ils puissent être cependant. À cet égard, nous devons dire tout d’abord que, bien que nous n’ayons parlé jusqu’ici que de la tradition celtique et de la tradition chrétienne, parce que ce sont celles qui nous concernent directement quand il s’agit du Graal, le symbole de la coupe ou du vase est en réalité de ceux qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent dans toutes les traditions, et dont on peut dire qu’ils appartiennent véritablement au symbolisme universel. Il nous faut aussi préciser que, quoi que puissent en penser ceux qui s’en tiennent à un point de vue tout extérieur et exclusivement historique, cette communauté de symboles, entre les formes traditionnelles les plus diverses et les plus éloignées les unes des autres dans l’espace et le temps, n’est nullement due à des « emprunts » qui, dans bien des cas, seraient tout à fait impossibles ; la vérité est que ces symboles sont universels parce qu’ils appartiennent avant tout à la tradition primordiale dont toutes ces formes diverses sont dérivées directement ou indirectement. Les assimilations que certains « historiens des religions » ont envisagées au sujet du « vase sacré » sont donc tout à fait justifiées en elles-mêmes ; mais ce qui est à rejeter, ce sont, d’une part, leurs explications de la « migration des symboles » qui prétendent ne faire appel qu’à de simples contingences historiques, et aussi, d’autre part, les interprétations « naturalistes » qui ne sont dues qu’à l’incompréhension moderne du symbolisme et qui ne sauraient être valables pour aucune tradition sans exception. Il est particulièrement important ici d’appeler l’attention sur ce dernier point, parce que certains, acceptant sans discussion une telle interprétation pour le « vase d’abondance » des traditions antiques, celtique et autres, ont cru qu’il n’y avait là aucun rapport réel avec la signification « eucharistique » de la coupe dans le Christianisme, de sorte que le rapprochement établi entre l’un et l’autre dans la légende du Graal ne serait qu’un de ces éléments soi-disant « folkloriques » qu’ils considèrent comme surajoutés et dont ils méconnaissent entièrement le caractère et la portée ; au contraire, pour qui comprend bien le symbolisme, non seulement il n’y a là aucune différence radicale, mais même on peut dire que c’est exactement la même chose au fond. Dans tous les cas, ce dont il s’agit est toujours le récipient contenant la nourriture ou le breuvage d’immortalité, avec toutes les significations qui y sont impliquées, y compris celle qui l’assimile à la connaissance traditionnelle elle-même, en tant que celle-ci est le « pain descendu du Ciel », conformément à l’affirmation évangélique suivant laquelle « l’homme ne vit pas seulement de pain (terrestre), mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », c’est-à-dire, d’une façon générale, qui émane d’une origine supra-humaine, et qui, de quelque forme extérieure qu’elle se revête, est toujours en définitive une expression ou une manifestation du Verbe divin. C’est d’ailleurs pourquoi le Graal n’est pas seulement une coupe, mais apparaît aussi quelquefois comme un livre, qui est proprement le « Livre de Vie », ou le prototype céleste de toutes les Écritures sacrées ; les deux aspects peuvent même se trouver réunis, car, dans certaines versions, le livre est remplacé par une inscription tracée sur la coupe par un ange ou par le Christ lui-même. Nous rappellerons aussi à ce propos le lapsit exillis de Wolfram d’Eschenbach, la pierre tombée du Ciel et sur laquelle apparaissaient en certaines circonstances des inscriptions d’origine pareillement « non humaine » ; mais nous ne pouvons insister outre mesure sur ces aspects moins généralement connus que celui où le Graal est représenté sous la forme d’une coupe. Nous ferons seulement remarquer, pour montrer que, malgré les apparences, ces différents aspects ne sont point contradictoires entre eux, que même lorsqu’il est une coupe, le Graal est aussi en même temps une pierre, et même une pierre tombée du Ciel, puisque, suivant la légende, il aurait été taillé par les anges dans une émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute. Cette origine est particulièrement remarquable, car cette émeraude frontale s’identifie avec le « troisième œil » de la tradition hindoue, qui représente le « sens de l’éternité », ce qui nous ramène du reste à l’idée de la nourriture d’immortalité, car il est évident que l’immortalité véritable est essentiellement liée à la possession de ce « sens de l’éternité » ; et, comme celui-ci est donné par la connaissance effective de la vérité traditionnelle, on voit que tout ceci est parfaitement cohérent en réalité.

Il est dit aussi que le Graal fut confié à Adam dans le Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit à son tour, car il ne put l’emporter avec lui lorsqu’il fut chassé de l’Éden ; avec la signification que nous venons d’indiquer, cela se comprend immédiatement. En effet, l’homme, écarté de son centre originel, se trouvait dès lors enfermé dans la sphère temporelle ; il ne pouvait plus, par conséquent, rejoindre le point unique d’où toutes choses sont contemplées sous l’aspect de l’éternité. En d’autres termes, cette possession du « sens de l’éternité » dont nous venons de parler appartient proprement à ce que toutes les traditions nomment l’« état primordial », dont la restauration constitue le premier stade de la véritable initiation, étant la condition préalable de la conquête effective des états supra-humains, car la communication avec ceux-ci n’est possible qu’à partir du point central de l’état humain ; et il est bien entendu que ce que représente le Paradis terrestre n’est pas autre chose que le « Centre du Monde ». Ainsi, le Graal correspond en même temps à deux choses, une doctrine traditionnelle et un état spirituel, qui sont étroitement solidaires l’une de l’autre : celui qui possède intégralement la tradition primordiale, et qui est parvenu au degré de connaissance effective qu’implique essentiellement cette possession, est en effet, par là-même, réintégré dans la plénitude de l’« état primordial », ce qui revient à dire qu’il est désormais rétabli dans le « Centre du Monde ».
La coupe est d’ailleurs par elle-même un des symboles dont la signification est essentiellement « centrale », de même que la lance, qui accompagne le Graal et qui en est en quelque sorte complémentaire, est une des figurations traditionnelles de l’« Axe du Monde », qui, passant par le point central de chaque état, relie entre eux tous les états de l’être. Cette signification de la coupe résulte immédiatement de son assimilation symbolique avec le cœur ; il n’est pas sans intérêt de noter, à cet égard, que, dans les anciens hiéroglyphes égyptiens, le cœur lui-même était représenté par un vase ; d’autre part, le cœur et la coupe ont l’un et l’autre pour schéma géométrique le triangle dont la pointe est dirigée vers le bas, tel qu’il se rencontre notamment dans certains yantras de l’Inde. Pour ce qui est plus particulièrement du Graal, sous la forme spécifiquement chrétienne de la légende, sa connexion avec le cœur du Christ, dont il contient le sang, est trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’y insister davantage. Dans toutes les traditions, « Cœur du Monde » et « Centre du Monde » sont des expressions équivalentes ; il n’y a d’ailleurs là rien de contradictoire avec ce que nous avons dit plus haut au sujet du « troisième œil », car, en tant que le cœur est considéré comme le centre de l’être, c’est aussi en lui que réside réellement le « sens de l’éternité » ; mais nous ne pouvons naturellement songer à nous étendre ici sur la concordance de ces divers symboles, ni sur leur rapport avec certaines « localisations » correspondant à différents degrés ou états spirituels de l’être humain.
Il nous reste encore à parler quelque peu de la « queste du Graal », qui se rattache, elle aussi, à un symbolisme très général, car, dans presque toutes les traditions, il est fait allusion à quelque chose qui, à partir d’une certaine époque, aurait été perdu ou tout au moins caché, et que l’initiation doit faire retrouver ; ce « quelque chose » peut être représenté de façons très différentes suivant les cas, mais le sens en est toujours le même au fond. Lorsqu’il est dit que Seth obtint de rentrer dans le Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le précieux vase, puis que d’autres le possédèrent après lui, on doit comprendre qu’il s’agit de l’établissement d’un centre spirituel destiné à remplacer le Paradis perdu, et qui était comme une image de celui-ci ; et alors cette possession du Graal représente la conservation intégrale de la tradition primordiale dans un tel centre spirituel. La perte du Graal, ou de quelqu’un de ses équivalents symboliques, c’est en somme la perte de la tradition avec tout ce que celle-ci comporte ; à vrai dire, d’ailleurs, cette tradition est plutôt cachée que perdue, ou du moins elle ne peut jamais être perdue que pour certains centres secondaires, lorsque ceux-ci cessent d’être en relation directe avec le centre suprême. Quant à ce dernier, il garde toujours intact le dépôt de la tradition, et il n’est pas affecté par les changements qui surviennent dans le monde extérieur au cours du développement du cycle historique ; mais, de même que le Paradis terrestre est devenu inaccessible, le centre suprême, qui en somme en est l’équivalent, peut, au cours d’une certaine période, n’être pas manifesté extérieurement, et alors on peut dire que la tradition est perdue pour l’ensemble de l’humanité, car elle n’est conservée que dans certains centres rigoureusement fermés, et la masse des hommes, bien qu’en recevant encore certains reflets par l’intermédiaire des formes traditionnelles particulières qui en sont dérivées, n’y participe plus d’une façon consciente et effective, contrairement à ce qui avait lieu dans l’état originel. La perte de la tradition peut, soit être entendue dans ce sens général, soit être rapportée à l’obscuration du centre spirituel secondaire qui régissait plus ou moins invisiblement les destinées de tel peuple particulier ou de telle civilisation déterminée ; il faut donc, chaque fois qu’on rencontre un symbolisme qui s’y rapporte, examiner s’il doit être interprété dans l’un ou l’autre de ces deux sens. D’ailleurs, il faut remarquer que la constitution même des centres secondaires, correspondant aux formes traditionnelles particulières quelles qu’elles soient, marque déjà un premier degré d’obscuration vis-à-vis de la tradition primordiale, puisque le centre suprême, dès lors, n’est plus en contact direct avec l’extérieur, et que le lien n’est maintenu qu’à travers les centres secondaires qui restent seuls connus ; c’est pourquoi il est souvent question de certaines choses « substituées », qui peuvent être des paroles ou des objets symboliques. D’autre part, si un centre secondaire vient à disparaître, on peut dire qu’il est en quelque sorte résorbé dans le centre suprême, dont il n’était qu’une émanation ; ici comme dans le cas de l’obscuration générale qui se produit conformément aux lois cycliques, il y a du reste des degrés à observer : il peut se faire qu’un tel centre deviendra seulement plus caché et plus fermé, et ce fait peut être représenté par le même symbolisme que sa disparition complète, tout éloignement de l’extérieur étant en même temps, et dans une mesure équivalente, un retour vers le Principe. Nous voulons ici faire allusion plus particulièrement au symbolisme de la disparition finale du Graal : que celui-ci ait été enlevé au Ciel, suivant certaines versions, ou qu’il ait été transporté dans le « Royaume du Prêtre Jean », suivant certaines autres, cela signifie exactement la même chose, bien que les « critiques » qui voient partout des contradictions ne puissent assurément guère s’en douter. Il s’agit toujours là de ce même retrait de l’extérieur vers l’intérieur, en raison de l’état du monde à une certaine époque, ou, pour parler plus exactement, de cette portion du monde qui est en rapport avec la forme traditionnelle considérée ; ce retrait ne s’applique d’ailleurs ici qu’au côté ésotérique de la tradition, le côté exotérique étant, dans un cas comme celui du Christianisme, demeuré sans aucun changement apparent ; mais c’est précisément par le côté ésotérique que sont établis et maintenus les liens effectifs avec le centre suprême, par là même que ces liens impliquent nécessairement la conscience de l’unité essentielle de toutes les traditions, ce qui ne saurait être du ressort de l’exotérisme, dont l’horizon est toujours limité exclusivement à une forme particulière. Qu’un certain rapport avec le centre suprême subsiste cependant, mais en quelque sorte invisiblement et inconsciemment, tant que la forme traditionnelle considérée demeure vivante, cela doit être forcément malgré tout ; s’il en était autrement, en effet, cela reviendrait à dire que l’« esprit » s’en est entièrement retiré et qu’il ne reste véritablement plus qu’un corps mort. Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus ; certes, en principe tout au moins, il est toujours présent pour ceux qui sont « qualifiés » ; mais, en fait, ceux-là sont devenus toujours de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception ; et, depuis le temps où l’on dit que les véritables Rose-Croix se retirèrent en Asie, c’est-à-dire sans doute aussi, symboliquement, au « Royaume du Prêtre Jean », quelles possibilités de parvenir à l’initiation effective peuvent-ils encore trouver ouvertes devant eux dans le monde occidental ?


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