mardi 21 juin 2011

Mudhakara de l'Imam Al Ghazali

                                      Ruines du monastère du Cheikh Al Ghazali dans le désert de Bayuda, au Soudan.




traduit par Murilo Cardoso deCastro
Vanité de ce bas monde.


" Sache que la première sorcellerie de ce bas monde consiste en ceci : il se montre à toi de manière que tu t’imagines qu’il te demeure et qu’il est stable ; or il n’en est pas ainsi car il te fuit sans cesse, mais en se mouvant par degrés et imperceptiblement. Il ressemble à l’ombre qui paraît immobile alors que tu la regardes, bien qu’elle soit en mouvement continuel. De même, il est bien connu que ta vie passe sans cesse et diminue graduellement à tout instant : c’est ce bas monde qui te fuit et te dit adieu sans que tu t’en .rendes compte.
Autre sorcellerie : ce bas monde se montre ton ami afin que tu t’éprennes de lui. Il te fait croire qu’il se met d’accord avec toi et avec nul autre ; et, tout à coup, il te quitte en faveur de ton ennemi. Il ressemble à une femme malfaisante et troublante qui séduit les hommes pour les rendre amoureux d’elle, les amène chez elle et les met à mort. Au cours de ses révélations, Jésus (as) vit ce monde sous la forme d’une vieille femme ; il lui demanda combien d’époux elle avait eus ; elle répondit qu’ils étaient innombrables. « Sont-ils morts ou te répudièrent-ils ? — Je les ai tués tous. — Il est surprenant que ces sots, ayant vu ce que tu as fait aux autres, te désirent et n’aient pas compris ! »
Autre sorcellerie. Ce monde se pare extérieurement, tenant caché tout ce qui est malheur ou épreuve, afin que l’ignorant contemple son apparence et soit séduit. Il ressemble à une vieille femme qui voile sa face, revêt de beaux habits et se couvre de parures. Tous ceux qui la voient de loin s’en éprennent ; mais quand elle se dévoile, ils se repentent en constatant son ignominie. Dans les traditions religieuses on trouve ceci : au jour du Jugement dernier, ce bas monde sera présenté sous la forme d’une vieille femme laide, les yeux pers, les dents déchaussées ; quand les créatures la regarderont, elles diront : « Que Dieu nous préserve ! Qu’est-ce que cela, dans cette ignominie et cette laideur ? » et on leur répondra : « C’est ce bas monde à cause duquel vous vous êtes livrés les uns contre les autres à la haine et aux hostilités, versant le sang et violant les droits de la parenté, parce qu’il vous a séduits. » Alors elle sera précipitée dans l’enfer et s’écriera : « Dieu tout puissant ! où sont mes amis ? » Et Dieu donnera l’ordre de les jeter en enfer avec elle.
Si quelqu’un veut calculer combien de temps s’est écoulé avant qu’il soit au monde depuis l’éternité sans commencement, et combien de temps s’écoulera dans l’éternité sans fin quand il sera mort, s’il considère ce que représentent ses quelques jours d’existence entre ces deux éternités, il reconnaîtra que ce bas monde est comme l’itinéraire d’un voyageur qui commence par le berceau pour finir à la tombe, avec quelques relais comptés dans l’intervalle ; chaque année est comparable à un relais ; chaque mois, à une lieue ; chaque jour, à un mille ; chaque souffle, à un pas ; et le voyageur chemine sans cesse ; à l’un ne reste qu’une lieue de route ; à un autre, moins ; à un autre, davantage ; pourtant chacun s’assoit paisiblement de sorte qu’on dirait qu’il demeurera toujours là ; il prend ses dispositions pour des affaires de manière à se trouver tranquille durant dix années, alors que dans dix jours il sera sous terre.
Sache que quand les gens prennent un plaisir en ce monde, malgré le déshonneur et la douleur qu’ils subiront ensuite, cela ressemble à un homme qui mange trop d’un mets agréable, gras et savoureux, au point de ruiner son estomac ; alors mauvaise odeur et incongruité viennent de son estomac, de son haleine et de son excrément ; il s’en trouve confus et repentant, car le plaisir a passé mais la honte demeure. Plus la nourriture est savoureuse, plus son excrément devient puant et dégoûtant ; de même, plus le plaisir de ce monde est intense, plus il est finalement honteux ; et ceci même se manifeste au moment où l’âme nous quitte ; en effet, celui qui possède des biens en abondance — jardin, verger, servantes, esclaves, or ou argent — souffre plus que celui qui possède peu, au moment de l’agonie, puisqu’il doit se séparer de ces biens ; de plus, cette douleur et cette punition ne cessent pas après la mort, tout au contraire ! elles s’accroissent car cet amour des richesses est un attribut du cœur ; or le cœur subsiste et ne meurt pas.
Une affaire qui se présente ici-bas semble peu importante et l’homme s’imagine qu’elle ne lui prendra pas beaucoup de temps ; mais il se peut que de cette unique affaire il en résulte cent et que l’existence y soit absorbée jusqu’au bout. Celui qui s’attache à ce monde, dit Jésus, ressemble à celui qui boit l’eau de la mer : plus il boit, plus il a soif, et cela jusqu’à ce qu’il meure sans être jamais désaltéré. De même qu’on ne peut entrer dans l’eau sans se mouiller, dit Mohammed (saws), de même on ne peut se mêler aux affaires de ce monde sans se souiller.
Celui qui vient en ce monde ressemble à l’invité d’un amphytrion qui, d’habitude, tient toujours sa maison préparée pour les hôtes qu’il appelle par troupes : devant lui l’on met une assiette d’or, une cassolette d’argent garnie de bois d’aloès et d’encens pour le parfumer ; il doit laisser assiette et cassolette pour ceux qui viendront ensuite. Or, celui qui a de l’esprit et connaît les usages fait brûler aloès et encens pour répandre leur parfum ; puis, de bon cœur, il laisse assiette et cassolette, remercie et s’en va. Mais celui qui est sot s’imagine qu’on lui fait cadeau de tout cela pour qu’il l’emporte ; au moment du départ, quand on le lui reprend, il se fâche, se chagrine et pousse des cris. Ce monde ressemble encore à une hôtellerie située sur le chemin des voyageurs pour qu’ils y prennent leur viatique sans toutefois convoiter tout ce qui s’y trouve.
Les humains, absorbés par les affaires de ce monde et oublieux de l’au-delà, ressemblent à des gens qui, se trouvant en bateau arrivèrent à une île et descendirent à terre pour faire leurs besoins et se purifier ensuite ; le capitaine fit proclamer que nul ne devait passer trop de temps à terre et qu’on vaquerait seulement aux ablutions car le vaisseau repartirait sans tarder ; or ces gens se dispersèrent dans l’île ; mais quelques-uns d’entre eux, plus sensés, procédèrent vite à leurs ablutions, revinrent, trouvèrent le vaisseau vide et prirent les places les plus agréables et les plus commodes ; d’autres, restés bouche bée devant les curiosités de l’île, s’attardèrent à les examiner, contemplant les belles fleurs, les oiseaux chanteurs, les cailloux bigarrés et multicolores ; revenus au navire, ils n’y trouvèrent plus de place et s’accroupirent dans un recoin étroit et obscur qui leur fut pénible ; d’autres encore, ne se bornant pas à regarder, ramassèrent de ces beaux et étranges cailloux qu’ils prirent avec eux ; ne trouvant plus de place dans le navire, ils s’assirent dans un étroit recoin, mettant ces cailloux sur leurs épaules ; un ou deux jours après, leurs belles couleurs se ternirent et ils dégagèrent mauvaise odeur ; ne sachant où les jeter, leurs porteurs se repentirent mais durent supporter le poids de ce fardeau ; d’autres encore, saisis par les merveilles de cette île, les contemplèrent si bien qu’ils se trouvaient loin du vaisseau quand il partit et qu’ils n’entendirent pas l’appel du capitaine ; ils restèrent donc en cette île, de sorte que les uns moururent de faim, les autres furent dévorés par les fauves. De ces groupes de voyageurs, le premier représente les musulmans abstinents, le dernier des impies qui oublièrent eux-mêmes, Dieu et l’au-delà, s’adonnant totalement à ce monde, et qui préférèrent la vie de ce monde à la vie future. Le groupe intermédiaire est représenté par les désobéissants qui, conservant le principe de la foi, ne renoncèrent néanmoins pas à ce monde. Donc un groupe s’est complu dans sa pauvreté ; un groupe a joui d’amasser tant de richesses qu’il s’en trouva surchargé.
De tout ce blâme dont ce monde fut l’objet, ne conclus pas que tout en est méprisable. En effet, il s’y trouve des choses qui ne sont pas de lui : ainsi la science religieuse et sa pratique qui interviennent en ce monde, mais sans en faire partie, car elles accompagnent l’homme dans la vie future. Cette science, telle qu’elle est, demeure avec l’homme. Quant à la pratique, elle subsiste non pas telle qu’elle est, mais par ses effets qui sont de deux sortes : la pureté du cœur qui s’obtient en renonçant au péché, la familiarité avec Dieu qui résulte d’une dévotion persévérante, puis l’ensemble des choses durables — les bonnes œuvres — celles qu’Allah déclare : « les meilleures aux yeux du Seigneur » (Coran XVIII, 44). Les jouissances causées par la science, les prières, la familiarité avec Dieu qu’on acquiert en l’invoquant sont supérieures à toute autre ; or elles existent en ce monde, sans toutefois en faire partie. Donc toutes les jouissances sans exception ne sont pas blâmables. Même celles qui passent et ne demeurent point ne sont pas toutes blâmables non plus. C’est le cas des choses qui, tout en étant de ce monde, et ne nous restant pas après la mort, contribuent cependant à l’œuvre de la vie future, à la science, aux pratiques pieuses et à la multiplication des croyants : par exemple le mariage, la nourriture, le vêtement, le logement — dans la mesure de nos besoins — car ils conditionnent la voie de l’au-delà. De ce monde, celui qui se contente de cette mesure et qui, se montrant modéré, recherche la tranquillité pour se consacrer aux œuvres de la religion, celui-là n’est pas du nombre des mondains. Par conséquent, ce qui est blâmable de ce bas monde, c’est d’en rechercher les biens non pas en vue de l’œuvre religieuse, mais simplement pour en tirer insouciance, gaîté et y attacher son cœur en se détournant de l’autre monde . "

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