Introduction:
La
première lecture ou la lecture par les sens.
la
seconde lecture ou l'acquisition du savoir.
Lis
au nom de ton Seigneur ou la troisième lecture.
Notes
Introduction:
Vouloir parler de la transmission, c'est en somme passer
en revue l'histoire de l'homme à travers ses différentes évolutions. Les
civilisations, les cultures, les usages, les coutumes sont le fruit de
transmissions successives qui se sont effectuées dans et à travers le temps.
Peut-on dire que la création dans sa diversité, dans ses transformations
visibles ou invisibles est le résultat d'un phénomène de transmission...voulue
et élaborée dans quel but?
Pour répondre à ces questions il faut apprendre à lire,
savoir décoder, en allant de l'explication la plus simple, qui est à la portée
du commun, en passant par celle du savant basée sur le savoir et l'observation,
à la lecture la plus subtile qui elle, relève du spirituel.
Ce sont là les différents niveaux de cette lecture
inscrits dans les premiers versets du Coran révélés au Prophète Mohammed (SSLP)
pour lui annoncer le Message et Sa mission de transmetteur de l'initiation
spirituelle. Cette initiation s'est transmise de génération en génération.
Comment s'est effectuée cette expérience par le vécu du fondateur de cette
chaîne initiatique? C'est par le désir intense de connaître la vérité dans
l'isolement, le recueillement et la méditation que Mohammed a reçu ce premier
message, d'où découle tout l'enseignement sur lequel repose la voie soufie.
" LIS ! "
Cet enseignement débute par l'impératif: " Lis
!":
Lis, au Nom (ou par le Nom) de ton seigneur qui a créé
Il a créé l'homme d'un caillot de sang
Lis !
Car ton Seigneur est très Généreux
Qui a instruit l'homme au moyen du Calame1
(Coran, sourate 96, verset 1 à 4)
L'homme Mohammed étant "illettré" répond "
Je ne sais pas lire" à l'Esprit Saint qui lui fit cette injonction.
Une seconde fois celle-ci est répétée avec plus
d'insistance et d'autorité. Ce n'est qu'à la troisième, "Lis au nom (ou
par le Nom )2 de ton seigneur qui a créé" que lecture se fait.
Pourquoi cet ordre est-il réitéré trois fois?
L'Ange Gabriel s'adresse à Mohammed qui va devenir le
Messager et lui ordonne de lire. Il répond naturellement: "Je ne sais pas
lire". Il s'adresse en fait à un analphabète ou à un esprit vièrge3 qui
affirme son incapacité à lire par lui-même et encore moins à saisir la réalité
complexe de la création dans son unité. L'Esprit Saint l'invite une seconde
fois, il répond encore: " Je ne sais pas lire". Ce n'est donc qu'à la
troisième injonction que le message va lui être transmis : "lis par ton
seigneur". La lecture va se faire non point par l'effet de l'apprentissage
ou du savoir mais par un mode de lecture totalement inspiré par le Divin.
"Il a enseigné à l'homme ce qu'il ignorait"
(Coran, sourate 96,verset 5).
Si la lecture lui est impossible à la première demande,
c'est parce que l'héritage culturelle ne permet pas d'appréhender les réalités
subtiles. Ce conditionnement mental façonné depuis la première enfance a limité
notre relation à la réalité contingente. C'est en fait une invitation à
l'effort pour dépasser ce niveau primaire, ou le premier degré de la lecture de
l'univers, de la nature, de notre environnement et de nos propres sentiments.
L'homme à ce niveau est encore dans l'ignorance de cette
connaissance qui lui permet de décoder ce qui est derrière la réalité ambiante.
En un mot, il n'a pas encore la maturité spirituelle pour accéder à la lecture
par le Divin, du Divin inné en lui.
En fait il s'agit de transcender l'acquis pour aller à la
redécouverte de l'inné. C'est là qu'intervient la troisième lecture, ou le
troisième niveau de la lecture grâce au rôle du maître spirituel, qui par sa
pédagogie4 , permet à l'être de renaître. C'est dans ce sens que l'expression
soufie: " Le disciple est entre les mains de son maître dans l'état d'un
cadavre face à celui qui lui fait sa toilette" trouve toute sa
signification et sa résonance.
Pour accéder donc à ce troisième niveau de la lecture, le
disciple accepte une mort-résurrection: le Prophète a dit: "Mourez avant
de mourir"5 . En d'autres termes, il s'agit de faire abstraction de
l'acquis pour accéder à l'inné, de transcender ou de dépasser les apparences
pour connaître les réalités subtiles. On passe du domaine du savoir à celui de
la Connaissance. C'est ce qu'explique ce hadith: "Les êtres dorment, une
fois morts ils s'éveillent"6 .
Comment s'opère cette transmutation?
La
première lecture ou la lecture par les sens:
Tout être humain possède cette lecture: " tout
nouveau-né vient au monde dans une nature originelle". " C'est le
milieu qui le façonne en lui donnant sa première vision de la vie". Par
cette paraphrase d'un hadith du Prophète, situons son champ d'application.
Le premier centre d'apprentissage de la culture est la
famille, c'est là que l'enfant découvre la vie, apprends à distinguer les êtres
et les choses. C'est le premier lieu de découverte mais il ne s'explique pas
encore la logique qui relie ces êtres et ces choses. Cette phrase est
primordiale, essentielle pour le développement futur de la personnalité.
Entouré d'affection et d'amour l'enfant acquiert de l'assurance, s'épanouit, va
à la rencontre de la vie et la société. Il apprend à s'intégrer à un
environnement riche et varié. A ce stade l'acquisition est-elle dépourvue
d'aspect subtil? Certes non, puisque déjà nourrisson, il saisit les couleurs,
les odeurs, les bruits et les sons. Il est sensible à la musique. Il est
rassuré par la seule odeur de sa mère. Cette forme d'éducation se fait
naturellement. Quant aux premiers rudiments de l'initiation, ils s'effectuent
par l'acquisition d'un certain nombre de valeurs, de notions ou tout simplement
de réflexes. L'éducation civique et l'initiation spirituelle se font au fur et
à mesure que l'enfant grandit, évolue. Dans le milieu traditionnel musulman, à
la naissance, on transmet au nouveau-né la formule de l'Unité en susurrant à
son oreille la profession de foi. Dernière formule qu'il prononcera ou que l'on
prononcera pour lui dans ses derniers moments. Cette formule prononcée dans
l'oreille du nouveau-né consiste donc à semer la graine de l'Unité dans la
conscience de l'individu7 . En transmettant à l'être dès son premier contact
avec la vie la formule de l'unité, on rappelle celle-ci à ses sens, en leur
qualité de premières clés de contact avec le monde et l'environnement. Cette
mise en éveil du nouveau-né à l'unité l'accompagne à travers son éducation qui,
dans son aspect doctrinal, s'appuie sur le premier pilier de la religion:
l'Islam8 .
Cet éveil à l'unité commence par celui des sens qui selon
la tradition islamique ne sont pas cinq mais sept. Aux cinq sens classiques
connus s'ajoutent l'estomac et le sexe. Ce que l'oeil voit, l'oreille entend,
la main saisit ou touche, la langue dit ou goûte, le nez sent, visent par-delà
la perception et l'interprétation du monde sensible, à structurer l'être pour
qu'il puisse s'éveiller à l'unité. Ainsi la petite ablution9 tend à les
purifier et à les pacifier à travers sa symbolique et son rituel. On prend
l'eau dans la main, on rince la bouche, on l'aspire par le nez, on nettoie les
yeux en lavant le visage, on nettoie les oreilles. L'interdit de manger ou de
boire tel aliment ou telle boisson vise à purifier l'estomac et à sacraliser la
nourriture. Le sexe en sa qualité d'organe de reproduction de l'espèce ou de
transmission de la vie doit lui aussi être purifié par la grande ablution10 lui
ôtant ainsi son caractère agressif et bestial et donnant à la vie sa dimension
sacrée11. Il s'avère donc que l'éducation religieuse, musulmane ne réprime pas
les sens, elle les valorise, les humanise, les pacifie. Au lieu de vivre par
les pulsions de l'instinct, l'éducation spirituelle fait des sens, des
instruments à conscientiser dans le cheminement vers le Divin. N'est-ce pas par
les organes que nous sommes informés sur l'état de notre environnement? L'oeil
ou organe de la vue, saisit les images qu'il transmet au cerveau, qui, lui
discerne les formes, les couleurs, le beau, le laid. A travers cette diversité
l'être est invité à ne voir que la manifestation de Dieu. Ainsi, lorsque
l'assoiffé dans le désert croit voir de l'eau dans un mirage, il s'y dirige
pour étancher sa soif: " Mais quand il l'atteint, il n'y trouve rien
sinon, Dieu"( Coran, sourate 24, verset 39). Cette métaphore et le verset
qui l'explique donnent la signification de la fonction des sens dans
l'éducation spirituelle. Dans le même ordre d'idées et à ce niveau de lecture,
on développe certains réflexes, comme entrer avec le pied droit dans une demeure
ou un lieu, en partant du principe que le côté droit représente la droiture, la
rectitude, le côté positif. Réciter au début de chaque acte de la vie la
Bismalah (Au nom de Dieu le Clément le Tout Miséricordieux) tend à maintenir la
vigilance.
Être vigilant c'est être présent à soi-même. C'est être
en éveil.
A ce stade, cet enseignement structure la personnalité,
en sachant que l'être demeure encore dans la dualité. Le premier niveau de
cette lecture à travers la lettre procède de la loi avec ses notions de
récompense, de punition, de paradis, d'enfer... Elle est commune à toutes les
religions et enseignée par les juristes et les théologiens. Cette conception
génère une lecture "bipolaire" des textes sacrés et de la vie. Elle
peut développer, quand elle est sectaire, une culture de conflits,
d'antagonismes, de rejets. Cette situation engendre des drames tant au niveau
de l'individu que de la société. Elle se caractérise chez certains,
malheureusement, par un intégrisme et un fanatisme suicidaires. Réfractaires
aux évolutions de leur époque, ils ne peuvent ou, ils ne veulent accomplir les
mutations nécessaires à leur épanouissement spirituel.
La
seconde lecture ou l'acquisition du savoir:
La seconde lecture invite à la réflexion en s'adressant à
l'intelligence comme le souligne le Coran (sourate 3, verset 190-191)
"Certes, dans la création des cieux et de la terre et dans l'alternance de
la nuit et du jour, il y a des signes pour les doués d'intelligence qui debout,
assis, couchés sur les flancs se re-souviennent de Dieu et méditent sur la
création des cieux et de la terre, Seigneur Tu n'as pas créé cela en vain.
Louange à Toi, préserve-nous du châtiment du feu" et le hadith du Messager
"Recherchez le savoir du berceau au tombeau". Au sens de ce hadith,
la vie dans sa durée et ses différentes étapes doit être une école, un lieu
d'études et d'accumulation de connaissances. Celles-ci consistent à enrichir
nos acquis de la première lecture; à les améliorer pour donner la possibilité à
notre intelligence d'expliquer, de répondre aux interrogations qu'inspirent la
nature, nos sensations, nos relations avec les êtres et les choses. Ainsi,
après l'éveil des sens, la connaissance spéculative est toujours sollicitée
pour progresser dans le savoir et la maîtrise des phénomènes sensibles par
l'enrichissement des connaissances intellectuelles et l'élargissement du champ
des découvertes, et des réalisations de la science et des techniques. Il s'agit
donc de faire reculer l'ignorance et libérer l'homme de son état de dépendance
par rapport aux éléments et aux forces de la nature quand il ne les comprend
pas ou ne saisit pas leur cause.
Faut-il rappeler que cette accumulation, cet
enrichissement de l'acquis s'inscrivent dans le sens de la deuxième injonction
de l'impératif: "Lis "; en d'autres termes: passer de l'éveil des
sens, à la mise en oeuvre de la pensée spéculative; en un mot de la raison,
capable de mener autant vers la vérité que vers l'erreur.
En sa qualité de siège de l'intelligence, de la mémoire,
de la réflexion et de rationalisation du savoir, elle conduit à faire évoluer
les richesses de l'acquis...vers la redécouverte de l'inné si elle n'oublie pas
son origine ou à l'inverse à l'occultation de celui-ci si elle s'arrête à la
simple observation des apparences. En clair atteindre un niveau de réflexion
qui conduit à l'affirmation ou à la négation du Divin. Ainsi, pour ceux qui
l'affirment, la création devient le miroir, le support de la raison pour
concevoir le Divin.
" Regarde! Ma beauté se manifeste en tout être.
Telle la sève pénétrant branches et racines.
Irriguées d'une seule eau mais aux fleurs diverses"
dit un poète soufi.
De progression en progression la raison devient l'aliment
qui nourrit la conscience, en se rendant à cette grande évidence que tout
savoir conduit au concept de l'Unicité. Cette prise de conscience de l'Un
implique que tout savoir conduit à Dieu même si certains refusent de
l'admettre.
Cette deuxième lecture repose sur la foi, second pilier
de la religion (Iman) qui rattache la conscience à l'unité transcendantale.
Elle est une force, une énergie qui pousse l'homme vers la certitude, la
réalisation de son être d'étape en étape, de l'extérieur vers l'intérieur et de
l'intérieur vers l'extérieur. Créant ainsi un double mouvement qui relie le
relatif à l'Absolu, l'individualité de l'être au Principe Éternel et Essence
Première de toute manifestation "Il est le Premier et le Dernier,
l'Apparent et le Caché, Il connaît parfaitement toute chose"12 (sourate
57, verset3)
Et c'est cela précisément qui donne à la formule de
l'unité (Tawhid) la profession de foi musulmane "Pas de divinité autre que
Dieu et Mohammed est le messager de Dieu" sa véritable dimension.
A-t-on pour autant dépassé l'état de dualité? A-t-on
accédé à la non dualité comme étape vers l'Unité? A-t-on atteint la certitude:
"lorsqu'on voit on n'a plus besoin de croire!" C'est-à-dire l'état
de" vision directe qui dépasse la croyance, qui s'élève au-dessus de la
foi pour accéder à la réalisation de l'Unicité dans l'Unité, là, où à la fois
tout subsiste et se fond dans le Tout. La réponse à ces questions procède du
troisième niveau de lecture ou de la troisième lecture.
Lis
au nom de ton Seigneur ou la troisième lecture:
C'est là qu'intervient, comme nous l'avons déjà indiqué,
le rôle d'initiateur du Maître spirituel qui conduit le cheminant dans cette
voie; aller du savoir par la raison à la connaissance par le Divin: "Lis
par le nom de ton Seigneur!"
Est-ce à dire que le Maître était absent lors des
première et deuxième lectures? Certes non! Il était et est toujours là,
l'éducateur, l'éveilleur, le compagnon caché qui se manifeste sous les
multiples visages rencontrés dans notre vie.
Historiquement cette initiation s'est produite dans la
caverne du mont Hîra (colline dominant la Mecque), où Mohammed avait l'habitude
d'effectuer des retraites.
La notion de caverne prend ici une dimension autre que
celle qu'elle a habituellement. Il s'agit du centre où se transmet
l'initiation. La caverne est au coeur de la montagne comme l'Inné est au coeur
de l'Être. Elle est le lieu où traditionnellement le cheminant s'extrait et
s'isole du monde pour revenir à lui-même, transcendant ainsi l'espace et le
temps, occupé uniquement par la quête du Divin. A ce moment, la grotte devient
la tombe de l'ego et la matrice de la renaissance de l'être. " Comment
pouvez-vous êtres ingrats envers Dieu alors qu'Il vous a donné la vie, à vous
qui étiez morts? Puis Il vous donne la mort; puis Il vous donne la vie; puis
vous serez ramenés vers Lui". (Coran: Sourate 2, verset 28).
C'est dans cette intimité, dans cette obscurité que
jaillit la lumière fulgurante et foudroyante de l'Esprit, inondant l'être et
embrasant l'espace. Elle est à la fois, manifestation (Duhur) et intériorité
(Butun) non manifestée. Son Duhur est dans son Butun, son commencement est dans
sa fin. Il n'y a pas d'affirmation ni de négation, Il est. Il est "Lumière
sur Lumière"13 (sourate 24, verset 35). Ainsi de la mort de l'ego de
Mohammed naît l'Etre Mohammadien, l'Homme Universel ou l'Homme Parfait (El
Insan el-Kamil). Cet état confirme ces hadiths: "Celui qui me voit, voit
la vérité (le Vrai)", et :" J'étais alors qu'Adam était entre eau et
glaise".
C'est dans cet esprit, à travers ces vers sublimes que le
Cheikh Al-'Alawî14 , dans son traité "le Prototype Unique" décrit
cette alchimie.
En vérité, les lettres sont des symboles de l'encre,
puisqu'il n'y a pas de lettres en dehors de l'encre même.
Leur non-manifestation est dans le mystère de l'encre,
ainsi que leur manifestation n'est,
qu'en tant qu'elles sont déterminées par l'encre.
Elles sont ses déterminations et ses états d'actualité,
et il n'y a là rien d'autre que l'encre,-comprends ce
symbole!
Et pourtant les lettres sont autres que l'encre, ne dis
pas
qu'elles sont identiques à l'encre,
sous peine d'erreur, ni que l'encre est identique aux
lettres, ce qui serait absurde
car l'encre était avant que ne fussent les lettres,
et elle sera encore quand aucune lettre ne sera plus.
Toute lettre est périssante15 ,
résorbée dans les déterminations essentielles,
sauf le visage de l'encre qui signifie la Quiddité.
Les lettres se révèlent donc et sont pourtant cachées,
et c'est en cela que consiste la révélation même de
l'Encre Sublime.
La lettre n'ajoute rien à l'encre
et n'en retranche rien, mais elle manifeste l'intégral en
mode distinctif.
L'encre ne s'altère pas du fait que la lettre existe.
Est-ce que les lettres sont indispensables pour que
l'encre soit?
Réalise donc qu'il n'y a pas d'existence,
en dehors de l'existence de l'encre, pour celui qui
connaît.
Partout où il y a une lettre, son encre n'en est pas
séparée,
comprends ces paraboles!
Le Cheikh Al-Alawi continue sa démonstration en indiquant
que la manifestation de la multiplicité des lettres a pour origine l'unité du
point.
Il dit:
"... Or, si tu comprends ce que nous t'avons dit de
l'extinction de la totalité des lettres dans l'identité du Point, tu
comprendras nécessairement ce que nous dirons de l'intégration de la totalité
des Livres dans l'identité de la phrase, de l'intégration de la phrase dans
l'identité du mot et de l'intégration de celui-ci dans l'identité de la lettre.
En ce sens, l'existence du mot est entièrement dépendante de celle de la
lettre, celle de la phrase de l'existence du mot et l'existence du livre de
celle de la phrase...".
En d'autres termes, c'est de l'Essence Primordiale,
(l'Encre) que jaillit la Substance (le point) et de la Substance, l'Être (les
lettres).
Dans ce contexte, la pensée rationnelle et spéculative
s'avère inopérante. Nous sommes dans le domaine du Subtil, du Caché, de
l'Inconnu. Un monde auquel ne peut accéder la raison raisonnante car son champ
d'intervention est circonscrit au sensible, au matériel.
Pour ouvrir la porte du Subtil il faut utiliser la clé
adéquate. En la matière, on fait appel à l'éveil de l'intuition par
l'enseignement du Maître. Il s'agit donc de l'intuition spirituelle dans son
acception la plus stricte, la plus totale. Car si la raison sait, c'est
l'intuition éveillée et guidée et qui connaît. Le Maître conduit le disciple
d'étape en étape, de dévoilement en dévoilement, de découverte en découverte
l'amenant ainsi à revivre ce premier contact de l'Esprit Saint avec l'homme
Mohammed. Il ne s'agit plus d'acquisition, c'est l'inné qui se révèle à lui.
Une fois les voiles du savoir dissipés, on quitte donc le domaine de la
formation par le sensible pour entrer dans celui de l'initiation par le Subtil.
En conséquence, cette initiation relève du seul pouvoir
du Divin. Si elle procédait du pouvoir de l'homme, la raison la réaliserait et
la quête de la Vérité s'accomplirait d'une manière rationnelle. Ainsi pour
l'homme Mohammed, tant qu'il restait dans les limitations du domaine rationnel,
il ne pouvait pas lire, sa raison était incapable de saisir cette lecture. La
communication ne pouvait s'opérer. Mohammed était encore dans le contingent
alors que l'Ange Gabriel se trouvait dans l'absolu. Ce sont deux plans
différents. Dès lors par l'injonction "Lis par ton Seigneur", l'homme
limité disparaît, le Prophète initié apparaît, la lecture se fait. Le Verbe
s'imprime dans l'être du Messager. C'est le Vivant qui transmet au vivant! En
effet, dès lors que Mohammed accepte de lire par son Seigneur, il s'éteint pour
renaître en Lui. Désormais vivant dans la plénitude, le Message se révèle.
C'est la communion des consciences. C'est l'Esprit qui transmet à l'esprit.
L'être égotique s'efface et l'être spirituel s'impose. C'est un nouveau monde
qui s'ouvre. Le temps et l'espace conventionnels mutent. Une nouvelle dimension
"espace-temps" surgit. On pourrait la représenter par le présent dans
le temps et le centre dans l'espace symbole de l'unité retrouvée.
Comment s'opère cette alchimie? Quelle est sa dynamique?
Tant que l'homme est encore prisonnier de la norme, il ne
peut atteindre ce stade. Pour ce faire, il lui faut une soif inextinguible de
Vérité, un désir ardent de Le connaître, un véritable choc émotionnel ( contact
de Mohammed avec l'Esprit). C'est là, la voie traditionnelle de la sagesse où
cette initiation se transmet et se perpétue à travers une chaîne ininterrompue
qui débouche indubitablement sur la Réalité.
Celui qui vit une telle expérience avec ses
bouleversements et ses métamorphoses, revient-il vers le monde sensible ou
est-il brûlé d'Amour à l'image du phalène qui danse autour de la lumière au
point d'être calciné? calciné! Comme Rûmi16 après sa rencontre avec Shams de
Tabriz17. Il y a ceux qui y restent, ravi à jamais par Dieu, dans une ivresse
sans fin. Il y a ceux qui retournent dans le monde sensible comme les
prophètes, les saints et les sages. Ceux qui reviennent pour témoigner,
initier, assurer ainsi la jonction entre le Sensible et le Subtil. Assumer la
Transmission.
Ce qu'atteste cette citation du Cheikh Al-Alawî18 :
"...Lorsqu'ils ont contemplé le monde de la Pureté,
ils n'éprouvent pas le besoin de rejeter l'existence de la contingence, puisque
celle-ci est constamment changeante alors que le Principe est pureté dénudé de
toute tare".
Ibn Al-Farid19 a dit:
"C'est une limpidité et ce n'est pas de l'eau,
C'est une fluidité et ce n'est pas de l'air,
C'est une lumière sans feu et un esprit sans corps".
Ce niveau de lecture qui est en fait une non lecture
procède de "el-Ihsan" (excellence ou perfection).
"Si, la loi (première lecture) est le cadre
extérieur dans lequel se situe le message mohammédien, la foi (la seconde
lecture) une lumière qui vient nous éclairer intérieurement sur les signes qui
témoignent de cette réalité divine dans la création, alors l'excellence ou
perfection est ce qui nous invite à vivre, et à réaliser la plénitude du message.
C'est l'expérience intime, profonde et réelle qui fait de nous des témoins
vivants et privilégiés. Cette réalisation devient effective en nous, par la
vision, la contemplation et la certitude où nul doute n'est permis. Cette
expérience transforme radicalement l'être dans sa façon de voir, d'entendre, de
parler, de penser, et d'agir. Elle le rattache à l'essentiel du message, au
tawhid, principe de l'unité divine, le point de départ de toute expérience, la
continuité de son évolution et sa finalité. L'homme découvre la vérité subtile
inscrite dans la création par une approche positive d'éveil à travers ses
propres sens. Un hadith le définit comme suit: "Adore Dieu comme si tu Le
voyais, car sache que si tu ne Le vois pas, Lui te voit." Tout regard vers
le beau me révèle la beauté du divin. Et derrière chaque apparence se cache une
subtilité. Tout ce qui m'entoure m'invite à vivre et à approfondir cet état
"Il est le Premier et le Dernier, Celui qui est l'apparent et Celui qui
est le caché. Il connaît parfaitement toute chose" (Coran, sourate 57, verset
3). De ce fait l'expérience au quotidien devient une relation permanente
imprégnée de la présence du divin20."
A ce stade il n'y a plus de questionnement, plus de mots.
Dans cet état d'extrême limite, l'être est parvenu à l'épanouissement total,
au-delà de l'idée même du bonheur, par-delà la non dualité, immergé dans la
parfaite harmonie, comme le décrit ces magnifiques versets du Coran:
"Par l'étoile quand elle décline
Votre compagnon ne s'égare ni n'est un fol
Ni ne tient un langage inspiré par la passion.
Ceci n'est que Révélation à lui révélée
Dont l'instruit un pouvoir puissant. Atteignant la
rectitude,
Il est à l'horizon suprême
Puis s'approche et se suspend.
Alors, il se tient à une distance de deux tensions d'arc,
Peut-être moins
Il révèle à son serviteur ce qu'il lui révèle."
Sourate 53, versets (1-10).
C'est dans cet état de proximité que l'union s'accomplit
et qu'enfin l'âme apaisée est accueillie.
" O âme apaisée, retourne vers ton Seigneur,
agréante et agréée pénètre dans Mes serviteurs,
Et entre dans Mon paradis"(Coran, sourate 89, verset
27-30).
Elle retrouve ainsi son Origine et renoue avec le pacte
primordial par lequel toutes les âmes de la future humanité ont reconnu leur
Seigneur:
"Ne suis-Je pas votre Seigneur?
Oui, nous en témoignons" (Coran, sourate 7: verset
172).
Et c'est par la confirmation de ce pacte (mithaq), lien
indéfectible entre Dieu et l'homme, que celui-ci devient le dépositaire et le
messager de cette vérité. Ainsi pour le soufisme, l'humanité depuis Adam
jusqu'à nos jours n'a de sens que dans la reconnaissance et le renouvellement
de ce pacte scellé dans la pré-éternité entre l'homme et Dieu. Il serait vain
de rechercher dans l'expérience de la vie ici- bas une finalité autre que celle
de redécouvrir ce trésor caché en nous.
Mais cela implique cette extinction à soi, pour revivre
en Dieu et ainsi réaliser qu'il n'y a rien d'autre que Lui.
Cet état est décrit par le Cheikh Al-Alawî en ces
termes21 :
"...L'extinction (al-fana) est aussi un de tes
attributs. Avant de t'anéantir et de disparaître, mon frère, tu es déjà éteint,
anéanti et effacé. Tu es illusion dans une illusion, néant dans un néant.
Depuis quand donc existes-tu pour pouvoir t'éteindre? Tu n'es semblable qu'à un
"mirage dans une plaine désertique que l'assoiffé prend pour de l'eau, de
sorte que lorsqu'il y arrive il n'y trouve rien mais trouve Dieu". Si tu
fouillais ton âme, tu n'y trouverais rien si ce n'est Dieu. Autrement dit, au
lieu de trouver ton âme, tu Le trouve, Lui. Ainsi il ne reste de toi qu'un nom
sans forme, car l'existence appartient à Dieu non à toi.
Si tu arrives donc à réaliser cela et à reconnaître ce
qui est à Dieu, c'est-à-dire à dépouiller ton âme de ce qui n'est pas elle, tu
remarqueras qu'elle est semblable à un oignon fait entièrement de pelures.
Voulant peler complètement cet oignon, tu commenceras par ôter la première peau
puis la seconde puis la troisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste
rien de cet oignon. Tel est le serviteur par rapport à Dieu".
Pour conclure, l'Imam Al-Chafi'i22 nous met en garde
quand il dit:
"...Les ignorants ont une immense excuse
S'ils voyaient la Réalisation, ils ne pourraient la
reconnaître".
Notes:
1.Roseau taillé utilisé pour écrire.
2.Nous préférons la traduction "par le Nom de ton
Seigneur", aussi juste que "au Nom de ton Seigneur" qui, elle,
fait allusion à la mission du Messager. La première introduit déjà la notion de
l'esprit de la transmission initiatique.
3.Nous nous trouvons exactement dans la même situation
vécue par la vierge Marie lorsqu'elle reçut l'Esprit Saint qui lui annonça
qu'elle allait porter "Jésus" le messager et le "Verbe de Dieu
". Elle aussi répondit: "Comment vais-je enfanter alors qu'aucun
humain ne m'a touché...". Coran, sourate 19, Verset 20.
4.Cette pédagogie qui permet à l'être de se redécouvrir à
lui-même a été utilisée depuis fort longtemps par tous les maîtres et tous les
sages pour faire progresser les mentalités. Socrate l'appela la maïeutique ou
l'art de faire accoucher les esprits.
Le philosophe danois Kierkegaard a défini de façon très
nette la manière dont procèdera le maître habile: " Être maître",
dit-il, " ce n'est pas trancher à coups d'affirmations, ni donner des
leçons à apprendre, etc..., être maître, c'est vraiment être disciple! L'enseignement
commence quand toi, le maître, tu apprends à ton disciple, quand tu t'installes
dans ce qu'il a compris, dans la manière dont il l'a compris; quand tu feins de
te prêter à l'examen, laissant ton interlocuteur se convaincre que tu sais ta
leçon: telle est l'introduction, et l'on peut alors aborder un autre
sujet" (Point de vue explicatif de mon oeuvre, trad. Tisseau, p 27).
Un passage du célèbre Mathnawî de Djalal-ud-Din Rûmî
décrit avec précision cette méthode, ou maïeutique socratique
(tad-jâjul-ul-'ârif) qui vise à faire définir au disciple, par un jeu habile de
questions et de réponses des réalités qu'il croyait lui-même ignorer:
"Moïse ayant demandé à Dieu comment il se fait qu'après avoir créé la
forme il la détruit", Dieu répond: "Je sais que ta question ne provient
pas de l'ignorance...".
5.Hadith: dires ou paroles du Prophète.
6.Cf: note 5
7.Formule de l'Unité (Tawhid), la profession de foi
musulmane (pas de Divinité autre que Dieu et Mohammed est le messager de Dieu).
8.Selon le Prophète, l'Islam, le premier pilier de la
religion, est "la soumission à Dieu dans ce qu'Il a ordonné, interdit et
voulu ". Le second pilier (Iman) la foi, consiste à la reconnaissance de
l'unité par le coeur et à son attestation par la langue. Le troisième et
dernier, l'Ihsan " excellence ou la perfection" c'est " adore
Dieu comme si tu le voyais car si tu ne Le vois pas, sache que Lui te
voit".
9.Petite ablution: Lorsqu'on veut célébrer un office de
prière, on doit d'abord purifier son corps. On distingue trois types
d'ablutions selon le cas: la grande (ghusl) et la petite (wudu) qui sont
pratiquées avec de l'eau, et l'ablution sèche (tayammum) qui est pratiqué avec
une pierre.
10.Grande ablution: voir note 9.
11.Hadith: "Quand le serviteur de Dieu regarde son
épouse et qu'elle le regarde, Allah pose sur eux un regard de miséricorde.
Quand l'époux prend la main de l'épouse et qu'elle lui prend la main, leurs
péchés s'en vont par l'interstice de leurs doigts. Quand il cohabite avec elle,
les anges les entourent de la Terre au Zénith. La volupté et le désir ont la
beauté des montagnes. Quand l'épouse est enceinte, sa rétribution est celle du
jeûne, de la prière, de la guerre sainte, mais quand elle enfante, l'Âme ne
peut concevoir quelle fraîcheur des yeux (quelle joie) leur sera dérobée."
in "le livre des bons usages en matière de mariage" de Abû Hamîd
Muhammed al-Ghazâlî (1058-1111).
12.Cf Cheikh Bentounès, Albin Michel-1998 "l'homme
intérieur à la Lumière du Coran" p 40 et 42 à 44.
13.Cf: Cheikh Bentounès, Albin Michel-1998 "l'homme
intérieur a la Lumière du Coran" (pp 15-17)
14.Cheikh Al 'Alawî (1869-1934) : Le grand maître soufi
de Mostaganem (Algérie). Fondateur de la tariqua Alawiya. Auteur de nombreux
ouvrages de qualité (traité de métaphysique, poèmes, etc...) il est considéré
comme l'un des grands saint du XXe siècle.
15.Cela fait allusion au verset coranique "toute
chose est périssable, seul perdure la Face de ton Seigneur, remplie de majesté
et de munificence" Coran, sourate 55, verset 26 et 27.
16.Rûmî: Djalâl-ud-Dîn Rûmî (1207-1273), maître
spirituel, poète et conteur, il est l'auteur d'un imposant et célèbre ouvrage,
"le mathnawî", et le fondateur à Konya (Turquie) de la confrérie
soufie Malawiyya (derviches tourneurs).
17.Shams de Tabriz: maître spirituel de Djalâl-ud-Dîn
Rûmî.
18.Citation tirée du livre du Cheikh Al-'Alawî :"Les
très Saintes Inspirations ou l'Éveil de la Conscience (al-Minah
al-Quddûsiyya".
19.Umar Ibn al-Fârid (1181-1285): Soufi égyptien, grand
poète, surnommé "le sultan des Amoureux).
20.Cf: Cheikh Bentounès, Albin Michel "question
de" -2001, "pour un islam de paix".
21.Citation tirée du livre du Cheikh al-'Alawî: "
Les très Saintes Inspirations ou l'Éveil de la Conscience (al-Minah
al-Quddûsiyya".
22.Imam al-Chafi'i : Abou Abdallah Mohammed Ibn Idriss
al-Chafi'i, (767-820), fondateur d'une des quatres écoles juridiques "ou
rites" Musulmane sunnite. Répandu en Égypte, en Syrie mais surtout en
Indonésie, en Malaisie, en Thaïlande, en Philippine et au Vietnam.
Khaled Bentounès
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