samedi 24 novembre 2012

La transmission initiatique - Cheikh Khaled Bentounès.


 
 
 
Cheikh Khaled Bentounès
 

Introduction:

La première lecture ou la lecture par les sens.

la seconde lecture ou l'acquisition du savoir.

Lis au nom de ton Seigneur ou la troisième lecture.

Notes

Introduction:

Vouloir parler de la transmission, c'est en somme passer en revue l'histoire de l'homme à travers ses différentes évolutions. Les civilisations, les cultures, les usages, les coutumes sont le fruit de transmissions successives qui se sont effectuées dans et à travers le temps. Peut-on dire que la création dans sa diversité, dans ses transformations visibles ou invisibles est le résultat d'un phénomène de transmission...voulue et élaborée dans quel but?

Pour répondre à ces questions il faut apprendre à lire, savoir décoder, en allant de l'explication la plus simple, qui est à la portée du commun, en passant par celle du savant basée sur le savoir et l'observation, à la lecture la plus subtile qui elle, relève du spirituel.

Ce sont là les différents niveaux de cette lecture inscrits dans les premiers versets du Coran révélés au Prophète Mohammed (SSLP) pour lui annoncer le Message et Sa mission de transmetteur de l'initiation spirituelle. Cette initiation s'est transmise de génération en génération. Comment s'est effectuée cette expérience par le vécu du fondateur de cette chaîne initiatique? C'est par le désir intense de connaître la vérité dans l'isolement, le recueillement et la méditation que Mohammed a reçu ce premier message, d'où découle tout l'enseignement sur lequel repose la voie soufie.

" LIS ! "

Cet enseignement débute par l'impératif: " Lis !":

Lis, au Nom (ou par le Nom) de ton seigneur qui a créé

Il a créé l'homme d'un caillot de sang

Lis !

Car ton Seigneur est très Généreux

Qui a instruit l'homme au moyen du Calame1

(Coran, sourate 96, verset 1 à 4)

L'homme Mohammed étant "illettré" répond " Je ne sais pas lire" à l'Esprit Saint qui lui fit cette injonction.

Une seconde fois celle-ci est répétée avec plus d'insistance et d'autorité. Ce n'est qu'à la troisième, "Lis au nom (ou par le Nom )2 de ton seigneur qui a créé" que lecture se fait.

Pourquoi cet ordre est-il réitéré trois fois?

L'Ange Gabriel s'adresse à Mohammed qui va devenir le Messager et lui ordonne de lire. Il répond naturellement: "Je ne sais pas lire". Il s'adresse en fait à un analphabète ou à un esprit vièrge3 qui affirme son incapacité à lire par lui-même et encore moins à saisir la réalité complexe de la création dans son unité. L'Esprit Saint l'invite une seconde fois, il répond encore: " Je ne sais pas lire". Ce n'est donc qu'à la troisième injonction que le message va lui être transmis : "lis par ton seigneur". La lecture va se faire non point par l'effet de l'apprentissage ou du savoir mais par un mode de lecture totalement inspiré par le Divin.

"Il a enseigné à l'homme ce qu'il ignorait" (Coran, sourate 96,verset 5).

Si la lecture lui est impossible à la première demande, c'est parce que l'héritage culturelle ne permet pas d'appréhender les réalités subtiles. Ce conditionnement mental façonné depuis la première enfance a limité notre relation à la réalité contingente. C'est en fait une invitation à l'effort pour dépasser ce niveau primaire, ou le premier degré de la lecture de l'univers, de la nature, de notre environnement et de nos propres sentiments.

L'homme à ce niveau est encore dans l'ignorance de cette connaissance qui lui permet de décoder ce qui est derrière la réalité ambiante. En un mot, il n'a pas encore la maturité spirituelle pour accéder à la lecture par le Divin, du Divin inné en lui.

En fait il s'agit de transcender l'acquis pour aller à la redécouverte de l'inné. C'est là qu'intervient la troisième lecture, ou le troisième niveau de la lecture grâce au rôle du maître spirituel, qui par sa pédagogie4 , permet à l'être de renaître. C'est dans ce sens que l'expression soufie: " Le disciple est entre les mains de son maître dans l'état d'un cadavre face à celui qui lui fait sa toilette" trouve toute sa signification et sa résonance.

Pour accéder donc à ce troisième niveau de la lecture, le disciple accepte une mort-résurrection: le Prophète a dit: "Mourez avant de mourir"5 . En d'autres termes, il s'agit de faire abstraction de l'acquis pour accéder à l'inné, de transcender ou de dépasser les apparences pour connaître les réalités subtiles. On passe du domaine du savoir à celui de la Connaissance. C'est ce qu'explique ce hadith: "Les êtres dorment, une fois morts ils s'éveillent"6 .

Comment s'opère cette transmutation?

La première lecture ou la lecture par les sens:

Tout être humain possède cette lecture: " tout nouveau-né vient au monde dans une nature originelle". " C'est le milieu qui le façonne en lui donnant sa première vision de la vie". Par cette paraphrase d'un hadith du Prophète, situons son champ d'application.

Le premier centre d'apprentissage de la culture est la famille, c'est là que l'enfant découvre la vie, apprends à distinguer les êtres et les choses. C'est le premier lieu de découverte mais il ne s'explique pas encore la logique qui relie ces êtres et ces choses. Cette phrase est primordiale, essentielle pour le développement futur de la personnalité. Entouré d'affection et d'amour l'enfant acquiert de l'assurance, s'épanouit, va à la rencontre de la vie et la société. Il apprend à s'intégrer à un environnement riche et varié. A ce stade l'acquisition est-elle dépourvue d'aspect subtil? Certes non, puisque déjà nourrisson, il saisit les couleurs, les odeurs, les bruits et les sons. Il est sensible à la musique. Il est rassuré par la seule odeur de sa mère. Cette forme d'éducation se fait naturellement. Quant aux premiers rudiments de l'initiation, ils s'effectuent par l'acquisition d'un certain nombre de valeurs, de notions ou tout simplement de réflexes. L'éducation civique et l'initiation spirituelle se font au fur et à mesure que l'enfant grandit, évolue. Dans le milieu traditionnel musulman, à la naissance, on transmet au nouveau-né la formule de l'Unité en susurrant à son oreille la profession de foi. Dernière formule qu'il prononcera ou que l'on prononcera pour lui dans ses derniers moments. Cette formule prononcée dans l'oreille du nouveau-né consiste donc à semer la graine de l'Unité dans la conscience de l'individu7 . En transmettant à l'être dès son premier contact avec la vie la formule de l'unité, on rappelle celle-ci à ses sens, en leur qualité de premières clés de contact avec le monde et l'environnement. Cette mise en éveil du nouveau-né à l'unité l'accompagne à travers son éducation qui, dans son aspect doctrinal, s'appuie sur le premier pilier de la religion: l'Islam8 .

Cet éveil à l'unité commence par celui des sens qui selon la tradition islamique ne sont pas cinq mais sept. Aux cinq sens classiques connus s'ajoutent l'estomac et le sexe. Ce que l'oeil voit, l'oreille entend, la main saisit ou touche, la langue dit ou goûte, le nez sent, visent par-delà la perception et l'interprétation du monde sensible, à structurer l'être pour qu'il puisse s'éveiller à l'unité. Ainsi la petite ablution9 tend à les purifier et à les pacifier à travers sa symbolique et son rituel. On prend l'eau dans la main, on rince la bouche, on l'aspire par le nez, on nettoie les yeux en lavant le visage, on nettoie les oreilles. L'interdit de manger ou de boire tel aliment ou telle boisson vise à purifier l'estomac et à sacraliser la nourriture. Le sexe en sa qualité d'organe de reproduction de l'espèce ou de transmission de la vie doit lui aussi être purifié par la grande ablution10 lui ôtant ainsi son caractère agressif et bestial et donnant à la vie sa dimension sacrée11. Il s'avère donc que l'éducation religieuse, musulmane ne réprime pas les sens, elle les valorise, les humanise, les pacifie. Au lieu de vivre par les pulsions de l'instinct, l'éducation spirituelle fait des sens, des instruments à conscientiser dans le cheminement vers le Divin. N'est-ce pas par les organes que nous sommes informés sur l'état de notre environnement? L'oeil ou organe de la vue, saisit les images qu'il transmet au cerveau, qui, lui discerne les formes, les couleurs, le beau, le laid. A travers cette diversité l'être est invité à ne voir que la manifestation de Dieu. Ainsi, lorsque l'assoiffé dans le désert croit voir de l'eau dans un mirage, il s'y dirige pour étancher sa soif: " Mais quand il l'atteint, il n'y trouve rien sinon, Dieu"( Coran, sourate 24, verset 39). Cette métaphore et le verset qui l'explique donnent la signification de la fonction des sens dans l'éducation spirituelle. Dans le même ordre d'idées et à ce niveau de lecture, on développe certains réflexes, comme entrer avec le pied droit dans une demeure ou un lieu, en partant du principe que le côté droit représente la droiture, la rectitude, le côté positif. Réciter au début de chaque acte de la vie la Bismalah (Au nom de Dieu le Clément le Tout Miséricordieux) tend à maintenir la vigilance.

Être vigilant c'est être présent à soi-même. C'est être en éveil.

A ce stade, cet enseignement structure la personnalité, en sachant que l'être demeure encore dans la dualité. Le premier niveau de cette lecture à travers la lettre procède de la loi avec ses notions de récompense, de punition, de paradis, d'enfer... Elle est commune à toutes les religions et enseignée par les juristes et les théologiens. Cette conception génère une lecture "bipolaire" des textes sacrés et de la vie. Elle peut développer, quand elle est sectaire, une culture de conflits, d'antagonismes, de rejets. Cette situation engendre des drames tant au niveau de l'individu que de la société. Elle se caractérise chez certains, malheureusement, par un intégrisme et un fanatisme suicidaires. Réfractaires aux évolutions de leur époque, ils ne peuvent ou, ils ne veulent accomplir les mutations nécessaires à leur épanouissement spirituel.

La seconde lecture ou l'acquisition du savoir:

La seconde lecture invite à la réflexion en s'adressant à l'intelligence comme le souligne le Coran (sourate 3, verset 190-191) "Certes, dans la création des cieux et de la terre et dans l'alternance de la nuit et du jour, il y a des signes pour les doués d'intelligence qui debout, assis, couchés sur les flancs se re-souviennent de Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre, Seigneur Tu n'as pas créé cela en vain. Louange à Toi, préserve-nous du châtiment du feu" et le hadith du Messager "Recherchez le savoir du berceau au tombeau". Au sens de ce hadith, la vie dans sa durée et ses différentes étapes doit être une école, un lieu d'études et d'accumulation de connaissances. Celles-ci consistent à enrichir nos acquis de la première lecture; à les améliorer pour donner la possibilité à notre intelligence d'expliquer, de répondre aux interrogations qu'inspirent la nature, nos sensations, nos relations avec les êtres et les choses. Ainsi, après l'éveil des sens, la connaissance spéculative est toujours sollicitée pour progresser dans le savoir et la maîtrise des phénomènes sensibles par l'enrichissement des connaissances intellectuelles et l'élargissement du champ des découvertes, et des réalisations de la science et des techniques. Il s'agit donc de faire reculer l'ignorance et libérer l'homme de son état de dépendance par rapport aux éléments et aux forces de la nature quand il ne les comprend pas ou ne saisit pas leur cause.

Faut-il rappeler que cette accumulation, cet enrichissement de l'acquis s'inscrivent dans le sens de la deuxième injonction de l'impératif: "Lis "; en d'autres termes: passer de l'éveil des sens, à la mise en oeuvre de la pensée spéculative; en un mot de la raison, capable de mener autant vers la vérité que vers l'erreur.

En sa qualité de siège de l'intelligence, de la mémoire, de la réflexion et de rationalisation du savoir, elle conduit à faire évoluer les richesses de l'acquis...vers la redécouverte de l'inné si elle n'oublie pas son origine ou à l'inverse à l'occultation de celui-ci si elle s'arrête à la simple observation des apparences. En clair atteindre un niveau de réflexion qui conduit à l'affirmation ou à la négation du Divin. Ainsi, pour ceux qui l'affirment, la création devient le miroir, le support de la raison pour concevoir le Divin.

" Regarde! Ma beauté se manifeste en tout être.

Telle la sève pénétrant branches et racines.

Irriguées d'une seule eau mais aux fleurs diverses"

dit un poète soufi.

De progression en progression la raison devient l'aliment qui nourrit la conscience, en se rendant à cette grande évidence que tout savoir conduit au concept de l'Unicité. Cette prise de conscience de l'Un implique que tout savoir conduit à Dieu même si certains refusent de l'admettre.

Cette deuxième lecture repose sur la foi, second pilier de la religion (Iman) qui rattache la conscience à l'unité transcendantale. Elle est une force, une énergie qui pousse l'homme vers la certitude, la réalisation de son être d'étape en étape, de l'extérieur vers l'intérieur et de l'intérieur vers l'extérieur. Créant ainsi un double mouvement qui relie le relatif à l'Absolu, l'individualité de l'être au Principe Éternel et Essence Première de toute manifestation "Il est le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché, Il connaît parfaitement toute chose"12 (sourate 57, verset3)

Et c'est cela précisément qui donne à la formule de l'unité (Tawhid) la profession de foi musulmane "Pas de divinité autre que Dieu et Mohammed est le messager de Dieu" sa véritable dimension.

A-t-on pour autant dépassé l'état de dualité? A-t-on accédé à la non dualité comme étape vers l'Unité? A-t-on atteint la certitude: "lorsqu'on voit on n'a plus besoin de croire!" C'est-à-dire l'état de" vision directe qui dépasse la croyance, qui s'élève au-dessus de la foi pour accéder à la réalisation de l'Unicité dans l'Unité, là, où à la fois tout subsiste et se fond dans le Tout. La réponse à ces questions procède du troisième niveau de lecture ou de la troisième lecture.

Lis au nom de ton Seigneur ou la troisième lecture:

C'est là qu'intervient, comme nous l'avons déjà indiqué, le rôle d'initiateur du Maître spirituel qui conduit le cheminant dans cette voie; aller du savoir par la raison à la connaissance par le Divin: "Lis par le nom de ton Seigneur!"

Est-ce à dire que le Maître était absent lors des première et deuxième lectures? Certes non! Il était et est toujours là, l'éducateur, l'éveilleur, le compagnon caché qui se manifeste sous les multiples visages rencontrés dans notre vie.

Historiquement cette initiation s'est produite dans la caverne du mont Hîra (colline dominant la Mecque), où Mohammed avait l'habitude d'effectuer des retraites.

La notion de caverne prend ici une dimension autre que celle qu'elle a habituellement. Il s'agit du centre où se transmet l'initiation. La caverne est au coeur de la montagne comme l'Inné est au coeur de l'Être. Elle est le lieu où traditionnellement le cheminant s'extrait et s'isole du monde pour revenir à lui-même, transcendant ainsi l'espace et le temps, occupé uniquement par la quête du Divin. A ce moment, la grotte devient la tombe de l'ego et la matrice de la renaissance de l'être. " Comment pouvez-vous êtres ingrats envers Dieu alors qu'Il vous a donné la vie, à vous qui étiez morts? Puis Il vous donne la mort; puis Il vous donne la vie; puis vous serez ramenés vers Lui". (Coran: Sourate 2, verset 28).

C'est dans cette intimité, dans cette obscurité que jaillit la lumière fulgurante et foudroyante de l'Esprit, inondant l'être et embrasant l'espace. Elle est à la fois, manifestation (Duhur) et intériorité (Butun) non manifestée. Son Duhur est dans son Butun, son commencement est dans sa fin. Il n'y a pas d'affirmation ni de négation, Il est. Il est "Lumière sur Lumière"13 (sourate 24, verset 35). Ainsi de la mort de l'ego de Mohammed naît l'Etre Mohammadien, l'Homme Universel ou l'Homme Parfait (El Insan el-Kamil). Cet état confirme ces hadiths: "Celui qui me voit, voit la vérité (le Vrai)", et :" J'étais alors qu'Adam était entre eau et glaise".

C'est dans cet esprit, à travers ces vers sublimes que le Cheikh Al-'Alawî14 , dans son traité "le Prototype Unique" décrit cette alchimie.

En vérité, les lettres sont des symboles de l'encre,

puisqu'il n'y a pas de lettres en dehors de l'encre même.

Leur non-manifestation est dans le mystère de l'encre,

ainsi que leur manifestation n'est,

qu'en tant qu'elles sont déterminées par l'encre.

Elles sont ses déterminations et ses états d'actualité,

et il n'y a là rien d'autre que l'encre,-comprends ce symbole!

Et pourtant les lettres sont autres que l'encre, ne dis pas

qu'elles sont identiques à l'encre,

sous peine d'erreur, ni que l'encre est identique aux lettres, ce qui serait absurde

car l'encre était avant que ne fussent les lettres,

et elle sera encore quand aucune lettre ne sera plus.

Toute lettre est périssante15 ,

résorbée dans les déterminations essentielles,

sauf le visage de l'encre qui signifie la Quiddité.

Les lettres se révèlent donc et sont pourtant cachées,

et c'est en cela que consiste la révélation même de l'Encre Sublime.

La lettre n'ajoute rien à l'encre

et n'en retranche rien, mais elle manifeste l'intégral en mode distinctif.

L'encre ne s'altère pas du fait que la lettre existe.

Est-ce que les lettres sont indispensables pour que l'encre soit?

Réalise donc qu'il n'y a pas d'existence,

en dehors de l'existence de l'encre, pour celui qui connaît.

Partout où il y a une lettre, son encre n'en est pas séparée,

comprends ces paraboles!

Le Cheikh Al-Alawi continue sa démonstration en indiquant que la manifestation de la multiplicité des lettres a pour origine l'unité du point.

Il dit:

"... Or, si tu comprends ce que nous t'avons dit de l'extinction de la totalité des lettres dans l'identité du Point, tu comprendras nécessairement ce que nous dirons de l'intégration de la totalité des Livres dans l'identité de la phrase, de l'intégration de la phrase dans l'identité du mot et de l'intégration de celui-ci dans l'identité de la lettre. En ce sens, l'existence du mot est entièrement dépendante de celle de la lettre, celle de la phrase de l'existence du mot et l'existence du livre de celle de la phrase...".

En d'autres termes, c'est de l'Essence Primordiale, (l'Encre) que jaillit la Substance (le point) et de la Substance, l'Être (les lettres).

Dans ce contexte, la pensée rationnelle et spéculative s'avère inopérante. Nous sommes dans le domaine du Subtil, du Caché, de l'Inconnu. Un monde auquel ne peut accéder la raison raisonnante car son champ d'intervention est circonscrit au sensible, au matériel.

Pour ouvrir la porte du Subtil il faut utiliser la clé adéquate. En la matière, on fait appel à l'éveil de l'intuition par l'enseignement du Maître. Il s'agit donc de l'intuition spirituelle dans son acception la plus stricte, la plus totale. Car si la raison sait, c'est l'intuition éveillée et guidée et qui connaît. Le Maître conduit le disciple d'étape en étape, de dévoilement en dévoilement, de découverte en découverte l'amenant ainsi à revivre ce premier contact de l'Esprit Saint avec l'homme Mohammed. Il ne s'agit plus d'acquisition, c'est l'inné qui se révèle à lui. Une fois les voiles du savoir dissipés, on quitte donc le domaine de la formation par le sensible pour entrer dans celui de l'initiation par le Subtil.

En conséquence, cette initiation relève du seul pouvoir du Divin. Si elle procédait du pouvoir de l'homme, la raison la réaliserait et la quête de la Vérité s'accomplirait d'une manière rationnelle. Ainsi pour l'homme Mohammed, tant qu'il restait dans les limitations du domaine rationnel, il ne pouvait pas lire, sa raison était incapable de saisir cette lecture. La communication ne pouvait s'opérer. Mohammed était encore dans le contingent alors que l'Ange Gabriel se trouvait dans l'absolu. Ce sont deux plans différents. Dès lors par l'injonction "Lis par ton Seigneur", l'homme limité disparaît, le Prophète initié apparaît, la lecture se fait. Le Verbe s'imprime dans l'être du Messager. C'est le Vivant qui transmet au vivant! En effet, dès lors que Mohammed accepte de lire par son Seigneur, il s'éteint pour renaître en Lui. Désormais vivant dans la plénitude, le Message se révèle. C'est la communion des consciences. C'est l'Esprit qui transmet à l'esprit. L'être égotique s'efface et l'être spirituel s'impose. C'est un nouveau monde qui s'ouvre. Le temps et l'espace conventionnels mutent. Une nouvelle dimension "espace-temps" surgit. On pourrait la représenter par le présent dans le temps et le centre dans l'espace symbole de l'unité retrouvée.

Comment s'opère cette alchimie? Quelle est sa dynamique?

Tant que l'homme est encore prisonnier de la norme, il ne peut atteindre ce stade. Pour ce faire, il lui faut une soif inextinguible de Vérité, un désir ardent de Le connaître, un véritable choc émotionnel ( contact de Mohammed avec l'Esprit). C'est là, la voie traditionnelle de la sagesse où cette initiation se transmet et se perpétue à travers une chaîne ininterrompue qui débouche indubitablement sur la Réalité.

Celui qui vit une telle expérience avec ses bouleversements et ses métamorphoses, revient-il vers le monde sensible ou est-il brûlé d'Amour à l'image du phalène qui danse autour de la lumière au point d'être calciné? calciné! Comme Rûmi16 après sa rencontre avec Shams de Tabriz17. Il y a ceux qui y restent, ravi à jamais par Dieu, dans une ivresse sans fin. Il y a ceux qui retournent dans le monde sensible comme les prophètes, les saints et les sages. Ceux qui reviennent pour témoigner, initier, assurer ainsi la jonction entre le Sensible et le Subtil. Assumer la Transmission.

Ce qu'atteste cette citation du Cheikh Al-Alawî18 :

"...Lorsqu'ils ont contemplé le monde de la Pureté, ils n'éprouvent pas le besoin de rejeter l'existence de la contingence, puisque celle-ci est constamment changeante alors que le Principe est pureté dénudé de toute tare".

Ibn Al-Farid19 a dit:

"C'est une limpidité et ce n'est pas de l'eau,

C'est une fluidité et ce n'est pas de l'air,

C'est une lumière sans feu et un esprit sans corps".

Ce niveau de lecture qui est en fait une non lecture procède de "el-Ihsan" (excellence ou perfection).

"Si, la loi (première lecture) est le cadre extérieur dans lequel se situe le message mohammédien, la foi (la seconde lecture) une lumière qui vient nous éclairer intérieurement sur les signes qui témoignent de cette réalité divine dans la création, alors l'excellence ou perfection est ce qui nous invite à vivre, et à réaliser la plénitude du message. C'est l'expérience intime, profonde et réelle qui fait de nous des témoins vivants et privilégiés. Cette réalisation devient effective en nous, par la vision, la contemplation et la certitude où nul doute n'est permis. Cette expérience transforme radicalement l'être dans sa façon de voir, d'entendre, de parler, de penser, et d'agir. Elle le rattache à l'essentiel du message, au tawhid, principe de l'unité divine, le point de départ de toute expérience, la continuité de son évolution et sa finalité. L'homme découvre la vérité subtile inscrite dans la création par une approche positive d'éveil à travers ses propres sens. Un hadith le définit comme suit: "Adore Dieu comme si tu Le voyais, car sache que si tu ne Le vois pas, Lui te voit." Tout regard vers le beau me révèle la beauté du divin. Et derrière chaque apparence se cache une subtilité. Tout ce qui m'entoure m'invite à vivre et à approfondir cet état "Il est le Premier et le Dernier, Celui qui est l'apparent et Celui qui est le caché. Il connaît parfaitement toute chose" (Coran, sourate 57, verset 3). De ce fait l'expérience au quotidien devient une relation permanente imprégnée de la présence du divin20."

A ce stade il n'y a plus de questionnement, plus de mots. Dans cet état d'extrême limite, l'être est parvenu à l'épanouissement total, au-delà de l'idée même du bonheur, par-delà la non dualité, immergé dans la parfaite harmonie, comme le décrit ces magnifiques versets du Coran:

"Par l'étoile quand elle décline

Votre compagnon ne s'égare ni n'est un fol

Ni ne tient un langage inspiré par la passion.

Ceci n'est que Révélation à lui révélée

Dont l'instruit un pouvoir puissant. Atteignant la rectitude,

Il est à l'horizon suprême

Puis s'approche et se suspend.

Alors, il se tient à une distance de deux tensions d'arc,

Peut-être moins

Il révèle à son serviteur ce qu'il lui révèle."

Sourate 53, versets (1-10).

C'est dans cet état de proximité que l'union s'accomplit et qu'enfin l'âme apaisée est accueillie.

" O âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, agréante et agréée pénètre dans Mes serviteurs,

Et entre dans Mon paradis"(Coran, sourate 89, verset 27-30).

Elle retrouve ainsi son Origine et renoue avec le pacte primordial par lequel toutes les âmes de la future humanité ont reconnu leur Seigneur:

"Ne suis-Je pas votre Seigneur?

Oui, nous en témoignons" (Coran, sourate 7: verset 172).

Et c'est par la confirmation de ce pacte (mithaq), lien indéfectible entre Dieu et l'homme, que celui-ci devient le dépositaire et le messager de cette vérité. Ainsi pour le soufisme, l'humanité depuis Adam jusqu'à nos jours n'a de sens que dans la reconnaissance et le renouvellement de ce pacte scellé dans la pré-éternité entre l'homme et Dieu. Il serait vain de rechercher dans l'expérience de la vie ici- bas une finalité autre que celle de redécouvrir ce trésor caché en nous.

Mais cela implique cette extinction à soi, pour revivre en Dieu et ainsi réaliser qu'il n'y a rien d'autre que Lui.

Cet état est décrit par le Cheikh Al-Alawî en ces termes21 :

"...L'extinction (al-fana) est aussi un de tes attributs. Avant de t'anéantir et de disparaître, mon frère, tu es déjà éteint, anéanti et effacé. Tu es illusion dans une illusion, néant dans un néant. Depuis quand donc existes-tu pour pouvoir t'éteindre? Tu n'es semblable qu'à un "mirage dans une plaine désertique que l'assoiffé prend pour de l'eau, de sorte que lorsqu'il y arrive il n'y trouve rien mais trouve Dieu". Si tu fouillais ton âme, tu n'y trouverais rien si ce n'est Dieu. Autrement dit, au lieu de trouver ton âme, tu Le trouve, Lui. Ainsi il ne reste de toi qu'un nom sans forme, car l'existence appartient à Dieu non à toi.

Si tu arrives donc à réaliser cela et à reconnaître ce qui est à Dieu, c'est-à-dire à dépouiller ton âme de ce qui n'est pas elle, tu remarqueras qu'elle est semblable à un oignon fait entièrement de pelures. Voulant peler complètement cet oignon, tu commenceras par ôter la première peau puis la seconde puis la troisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste rien de cet oignon. Tel est le serviteur par rapport à Dieu".

Pour conclure, l'Imam Al-Chafi'i22 nous met en garde quand il dit:

"...Les ignorants ont une immense excuse

S'ils voyaient la Réalisation, ils ne pourraient la reconnaître".

 

Notes:

1.Roseau taillé utilisé pour écrire.

2.Nous préférons la traduction "par le Nom de ton Seigneur", aussi juste que "au Nom de ton Seigneur" qui, elle, fait allusion à la mission du Messager. La première introduit déjà la notion de l'esprit de la transmission initiatique.

3.Nous nous trouvons exactement dans la même situation vécue par la vierge Marie lorsqu'elle reçut l'Esprit Saint qui lui annonça qu'elle allait porter "Jésus" le messager et le "Verbe de Dieu ". Elle aussi répondit: "Comment vais-je enfanter alors qu'aucun humain ne m'a touché...". Coran, sourate 19, Verset 20.

4.Cette pédagogie qui permet à l'être de se redécouvrir à lui-même a été utilisée depuis fort longtemps par tous les maîtres et tous les sages pour faire progresser les mentalités. Socrate l'appela la maïeutique ou l'art de faire accoucher les esprits.

Le philosophe danois Kierkegaard a défini de façon très nette la manière dont procèdera le maître habile: " Être maître", dit-il, " ce n'est pas trancher à coups d'affirmations, ni donner des leçons à apprendre, etc..., être maître, c'est vraiment être disciple! L'enseignement commence quand toi, le maître, tu apprends à ton disciple, quand tu t'installes dans ce qu'il a compris, dans la manière dont il l'a compris; quand tu feins de te prêter à l'examen, laissant ton interlocuteur se convaincre que tu sais ta leçon: telle est l'introduction, et l'on peut alors aborder un autre sujet" (Point de vue explicatif de mon oeuvre, trad. Tisseau, p 27).

Un passage du célèbre Mathnawî de Djalal-ud-Din Rûmî décrit avec précision cette méthode, ou maïeutique socratique (tad-jâjul-ul-'ârif) qui vise à faire définir au disciple, par un jeu habile de questions et de réponses des réalités qu'il croyait lui-même ignorer: "Moïse ayant demandé à Dieu comment il se fait qu'après avoir créé la forme il la détruit", Dieu répond: "Je sais que ta question ne provient pas de l'ignorance...".

5.Hadith: dires ou paroles du Prophète.

6.Cf: note 5

7.Formule de l'Unité (Tawhid), la profession de foi musulmane (pas de Divinité autre que Dieu et Mohammed est le messager de Dieu).

8.Selon le Prophète, l'Islam, le premier pilier de la religion, est "la soumission à Dieu dans ce qu'Il a ordonné, interdit et voulu ". Le second pilier (Iman) la foi, consiste à la reconnaissance de l'unité par le coeur et à son attestation par la langue. Le troisième et dernier, l'Ihsan " excellence ou la perfection" c'est " adore Dieu comme si tu le voyais car si tu ne Le vois pas, sache que Lui te voit".

9.Petite ablution: Lorsqu'on veut célébrer un office de prière, on doit d'abord purifier son corps. On distingue trois types d'ablutions selon le cas: la grande (ghusl) et la petite (wudu) qui sont pratiquées avec de l'eau, et l'ablution sèche (tayammum) qui est pratiqué avec une pierre.

10.Grande ablution: voir note 9.

11.Hadith: "Quand le serviteur de Dieu regarde son épouse et qu'elle le regarde, Allah pose sur eux un regard de miséricorde. Quand l'époux prend la main de l'épouse et qu'elle lui prend la main, leurs péchés s'en vont par l'interstice de leurs doigts. Quand il cohabite avec elle, les anges les entourent de la Terre au Zénith. La volupté et le désir ont la beauté des montagnes. Quand l'épouse est enceinte, sa rétribution est celle du jeûne, de la prière, de la guerre sainte, mais quand elle enfante, l'Âme ne peut concevoir quelle fraîcheur des yeux (quelle joie) leur sera dérobée." in "le livre des bons usages en matière de mariage" de Abû Hamîd Muhammed al-Ghazâlî (1058-1111).

12.Cf Cheikh Bentounès, Albin Michel-1998 "l'homme intérieur à la Lumière du Coran" p 40 et 42 à 44.

13.Cf: Cheikh Bentounès, Albin Michel-1998 "l'homme intérieur a la Lumière du Coran" (pp 15-17)

14.Cheikh Al 'Alawî (1869-1934) : Le grand maître soufi de Mostaganem (Algérie). Fondateur de la tariqua Alawiya. Auteur de nombreux ouvrages de qualité (traité de métaphysique, poèmes, etc...) il est considéré comme l'un des grands saint du XXe siècle.

15.Cela fait allusion au verset coranique "toute chose est périssable, seul perdure la Face de ton Seigneur, remplie de majesté et de munificence" Coran, sourate 55, verset 26 et 27.

16.Rûmî: Djalâl-ud-Dîn Rûmî (1207-1273), maître spirituel, poète et conteur, il est l'auteur d'un imposant et célèbre ouvrage, "le mathnawî", et le fondateur à Konya (Turquie) de la confrérie soufie Malawiyya (derviches tourneurs).

17.Shams de Tabriz: maître spirituel de Djalâl-ud-Dîn Rûmî.

18.Citation tirée du livre du Cheikh Al-'Alawî :"Les très Saintes Inspirations ou l'Éveil de la Conscience (al-Minah al-Quddûsiyya".

19.Umar Ibn al-Fârid (1181-1285): Soufi égyptien, grand poète, surnommé "le sultan des Amoureux).

20.Cf: Cheikh Bentounès, Albin Michel "question de" -2001, "pour un islam de paix".

21.Citation tirée du livre du Cheikh al-'Alawî: " Les très Saintes Inspirations ou l'Éveil de la Conscience (al-Minah al-Quddûsiyya".

22.Imam al-Chafi'i : Abou Abdallah Mohammed Ibn Idriss al-Chafi'i, (767-820), fondateur d'une des quatres écoles juridiques "ou rites" Musulmane sunnite. Répandu en Égypte, en Syrie mais surtout en Indonésie, en Malaisie, en Thaïlande, en Philippine et au Vietnam.

Khaled Bentounès

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