Mosquée et Mausolée de Sidi Ahmad al-Tijani, Fes, Morocco
Par Ruggero
Vimercati Sanseverino (PhD in Islamic Studies, vimsans@gmail.com) Published
as : « La visite des saints comme pratique initiatique selon la Salwat
al-anfâs d’al-Kattânî », Divus Thomas, BARZAGHI, Giuseppe (dir.),
Bologne : ESD, 2009 (sept.-déc.), n° 54, Anno 112.
Interdite
au début de la mission prophétique, la ziyārat al-qubūr est réhabilitée
plus tard lorsque la rupture avec les coutumes païennes fut assez consolidée.
Dès lors, le Prophète l’encourage même à titre d’acte de méditation et
d’exercice spirituel. Cette double attitude de précaution et d’encouragement se
retrouve dans les débats auxquels se livrent les oulémas sur cette pratique.
Bien entendu, aucun savant ne met en doute l’abrogation prophétique de
l’interdiction, mais les polémiques se multiplient à propos du comment et
surtout du pourquoi de la visite1.
Ce débat traverse l’histoire de Fès, ville qui se
caractérise par un nombre exceptionnel de tombeaux de saints2 et se reflète
dans l’introduction de la Salwa d’al-Kattānī (m. 1345/1926). L’auteur
s’applique à montrer, dans un premier temps, la licéité de cette pratique du
point de vue de la sharī‘a pour affirmer ensuite le caractère initiatique
de la ziyāra, visant ainsi à réfuter ceux qui la dénoncent comme une
pratique de la masse ignorante. Le traité d’al-Kattānī permet d’étudier la
signification que revêt à Fès la ziyāra en tant que pratique initiatique
et donc comme élément d’une tradition de spiritualité. Cet aspect est encore
peu étudié, du fait que la recherche a toujours tendance à mettre en avant la
dimension sociale et culturelle de la ziyāra3. Résumant assez bien la
position des savants fâsis appartenant au milieu soufi, le passage de la Salwa
représente un intérêt particulier pour plusieurs raisons. L’ouvrage
représente le chef-d’oeuvre de l’hagiographie marocaine, son auteur est un
spécialiste de tout ce qui concerne l’hagiologie et nous en offre un aperçu
assez complet en se référant aux jugements des plus hautes autorités
traditionnelles de l’islam. D’autre part, nous avons vu qu’al-Kattānī est
imprégné de l’enseignement d’Ibn al-‘Arabī (m. 638/1240), ce qui permet
d’étudier le sujet dans toute sa profondeur. Rédigée à l’aube du protectorat
français, la Salwa est également un ouvrage assez récent et peut être
considérée comme un dernier témoignage de la vie religieuse au Maroc avant
l’irruption de la modernité. En effet, elle représente l’aboutissement d’une
littérature hagiographique exceptionnellement abondante. Consacré à la
tradition spirituelle de l’une des capitales spirituelles du monde musulman,
l’ouvrage d’al-Kattānī est sans doute une référence majeure pour l’étude du
culte des saints dans le monde musulman4.
Le
saint et la mort
La
longue introduction de la Salwa dont nous nous proposons d’analyser la
partie concernant la visite des tombes des saints5 relève avant tout d’un
dessein didactique. La méticulosité avec laquelle al-Kattānī expose la notion
de sainteté et les caractéristiques de l’état post mortem témoigne de la
nécessité de justifier la vénération des saints. Si l’élément apologétique de
l’introduction est explicite, il est autant vrai qu’il s’agit également
d’exposer la doctrine soufie du rapport entre le mort, lorsqu’il s’agit d’un
saint6, et le monde des vivants, afin d’en souligner le fondement initiatique.
Des interrogations comme celle concernant la fonction du saint sont amplement
discutées : Est-elle limitée à la présence physique du saint ou bien le monde
des esprits peut-il agir sur les vivants ? Si le saint est vivant dans sa tombe
comme l’affirme al-Kattānī, la frontière entre les deux mondes se dissout sur
le plan de l’esprit. Loin d’être des spéculations théologiques, ces
considérations permettent de justifier la visite des tombes et d’en mettre en
évidence le bénéfice et la finalité. Il s’agit aussi de l’affirmer comme une
pratique concernant l’ensemble de la communauté et non seulement un cercle
restreint d'initiés.
Fiqh
al-ziyāra : la question du statut légal de la visite
De
manière générale, al-Kattānī expose le statut légal de la visite des tombes
selon les deux critères de la relation personnelle (al-nasab) et de la
sainteté (al-ṣalāḥ) du défunt. Il qualifie ainsi la visite de la
sépulture des parents et des tuteurs, des maîtres et des professeurs
d’obligation religieuse, alors que la visite des membres de la famille ou des
saints autres que ceux fréquentés est seulement recommandée ; la visite des
mécréants et des impies est respectivement interdite et déconseillée, alors que
celle des gens ordinaires est admise. Ces jugements légaux impliquent que la
visite d’un mort produit des effets sur celui qui la pratique. C’est cette idée
qu’al-Kattānī s’efforce de démontrer en citant les propos des savants musulmans
qui encouragent la visite des saints. Le passage d’Ibn al-Ḥājj (m. 727/1327),
un juriste et soufi estimé pour son manuel de jurisprudence consacré au
quotidien de la vie urbaine7, résume quelques aspects :
«
Il convient de ne pas délaisser l’habitude de la visite des saints, ceux par la
vision desquels Dieu vivifie les coeurs morts comme Il vivifie la terre morte
par les pluies abondantes et par lesquels Il épanouit les poitrines... [...],
car ceux-là se tiennent devant la porte du Généreux Donneur. Celui qui les
recherche ne saurait être privé et celui qui s’assied avec eux, fait leur
connaissance et les aime, ne saurait être déçu, car ils sont la porte ouverte
de Dieu pour Ses serviteurs. »8
Ce
passage et d’autres cités par al-Kattānī soulignent que la visite des saints
morts est au même titre méritoire et justifiée que la visite des saints
vivants, car ce qui se transmet dans leur rencontre n’est pas du domaine des corps.
A ce propos l’auteur cite Aḥmad Zarrūq :
« L’influence spirituelle (al-madad) du [saint] mort est
plus forte que celle du [saint] vivant, parce que le premier se trouve sur le
tapis de la proximité divine (bisāṭ al-ḥaqq) et parce que sa fréquentation
intime est exempte des ambitions et des difficultés habituelles liées à la
familiarité. Notre maître al-Ḥaḍramī (m. IXe/XVe siècle) disait : La générosité
divine envers les saints ne s’interrompt pas avec leur mort, au contraire, elle
peut augmenter comme cela est connu pour beaucoup d’entre eux. »9
Avec
sa mort, la mission physique du saint est achevée et, étant dégagé de la charge
que comporte la fréquentation des hommes et des affaires de ce monde, il se
trouve dans un état de contemplation essentielle. La visite d’un mort ne peut
procurer aucun avantage d’ordre mondain et elle est dépourvue des complications
qui accompagnent les relations humaines. Ceci dit, la visite des saints morts
ne saurait se substituer à la fréquentation d’un saint vivant, comme le précise
al-Kattānī :
«
Le compagnonnage et la visite du [saint] vivant est plus bénéfique par rapport
à l’imitation et à l’association [dans le cadre de l’éducation spirituelle], à
l’enseignement et au témoignage des oeuvres, des actes, des paroles et des
états [du maître]. La visite du [saint] mort est plus convenable (aslam)
pour celui qui vise la [simple] bénédiction, dès lors que le visiteur ne met en
oeuvre aucun moyen pour éprouver et pour tester [le saint]. »10
Dans
les passages cités, la notion d’accès est également fondamentale. Les saints, «
portes » que Dieu ouvre pour ses serviteurs, sont des intermédiaires permettant
d’entrer dans cette vie terrestre, dans un rapport direct avec Dieu et d’être
l’objet de Sa grâce. La tombe, gardienne des vestiges terrestres du saint et de
son souvenir, devient ainsi un passage du monde contingent vers le monde
spirituel de la proximité divine11. Tout comme les diverses techniques
initiatiques, la visite des vestiges du saint met l’âme en contact avec une
réalité spirituelle et illuminative. Al-Kattānī conclut ce chapitre en
remarquant :
« La visite [des saints] est
l’un des piliers [de la pratique] des initiés, ou plus encore, c’est leur
soutien et leur capital ; ils ne cessent de se la recommander et de s’y
consacrer. »12
Prise
de conscience, purification et illumination : les bénéfices de la visite
Une
fois établi, le statut légal et le mérite de la visite des saints, l'auteur se
propose d'exposer « les nombreux secrets et les importants bénéfices »13 de
cette pratique. En premier lieu, il évoque « l’exhortation et le rappel par la
vision des tombes et des sanctuaires »14, puisque c’est ainsi, par la
conscience de l’inéluctabilité de la mort, que « la dureté du coeur s’estompe,
que l'on réalise l’indifférence vis-à-vis de ce monde et que l'on se tourne
vers l’au-delà ; c’est pour cela que le Prophète dit :
"Je vous avais interdit de visiter les tombes, mais maintenant
visitez-les, car elles détachent de ce bas monde et rappellent l’au-delà"15
»16. Le
souvenir de la mort (dhikr al-mawt), constitue en effet l’un des plus
anciens exercices spirituels du soufisme. La visite des tombes est un moyen de
réaliser la contingence et la précarité de l’existence humaine et de se
disposer pour la rencontre avec Dieu. Dans cette optique, la ziyāra est
un support de méditation (al-tafakkur) et une technique pour confronter
l’âme à sa propre relativité.
Comme
deuxième secret, l’auteur de la Salwa indique le « fait
d’être irrigué (al-istimdād) par l’océan de leur [des saints] prodigalité
et de leur générosité, et de puiser au débordement de leurs faveurs et de leurs
dons »17.
Visiter la tombe d’un saint permet de participer aux grâces spirituelles de
celui-ci. Si le corps est mort et l’esprit vital s’en est séparé, l’entité
spirituelle (al-rūḥaniyya) et l’aura du saint, transcendée par
l’illumination mystique, est toujours subtilement présente. Le visiteur capable
de percevoir cette présence, en est imprégné et participe à sa lumière et à ses grâces. Cette conception de la présence
spirituelle des saints personnages ou des réalités transcendantes s’exprime par
le terme istimdād, « la recherche du madad », c’est à dire de
l’influence et du soutien spirituel qui, émanant d’un saint, d’un Prophète ou
directement de Dieu, produit les états ou l’illumination spirituels.
Visiter
les tombes des saints, poursuit al-Kattānī, permet de « s’exposer (al-ta‘arruḍ)
aux souffles de la miséricorde divine et de rechercher les connaissances
sublimes des connaissants [par Dieu], car ils sont les portes de Dieu et les
gardiens de Sa présence ; on trouve auprès de leurs sépultures des miséricordes
et des bénédictions qu’on ne trouve pas ailleurs »18. Ici l’auteur fait
allusion à un hadith souvent cité par les auteurs soufis :
« Votre Seigneur dispose
des souffles (nafaḥāt) parcourant votre temps ; exposez-vous-y, il se
peut qu’ils vous atteignent et que vous ne connaissiez plus jamais le malheur
après cela. »19
Dans
la perspective soufie, il s’agit des théophanies (tajalliyāt)
momentanées provoquant des touches mystiques chez celui qui en est réceptif20.
En vertu du lien privilégié entre le saint et Dieu, ces théophanies
particulières « qu’on ne trouve pas ailleurs » se produisent auprès des tombes
des saints qui sont alors des lieux de la manifestation divine (maẓhar)
comme le fut la montagne Ṭūr dans le Sinaï pour Moise21. Ainsi la visite est
aussi une pratique contemplative et source des connaissances métaphysiques.
Comme
quatrième et dernier point, al-Kattānī évoque le fait de « solliciter (al-tawassul)
Dieu à travers les saints et de rechercher leur intercession (istishfā‘),
car elle est acceptée par Dieu du fait que leur dignité (jāh) est
immense auprès de Dieu ; personne ne cherchera l’intercession au nom de leur
dignité sans être déçu »22. Cet aspect de la ziyāra est sans doute le
plus populaire et les excès auxquels il conduisit dans certains milieux ruraux
ont attiré des violentes critiques. Comme c’est souvent le cas en ce qui
concerne les phénomènes religieux, l’usage populaire ne fait que refléter une
dimension plus profonde et c’est à celle-ci qu’al-Kattānī fait allusion. Si le
commun cherche l’intercession des saints pour des affaires souvent mondaines
comme la maladie23 ou le mariage, les initiés, quant à eux, recherchent cette
intercession pour des affaires d’ordre spirituel. A Fès, les aspirants ont
l’habitude de demander l’intercession
d’un saint auprès de sa tombe pour que Dieu leur indique leur futur maître24,
alors que le sanctuaire d’Ibn Mashīsh (m. 622/1225), le saint patron du Maroc,
est fréquemment l’occasion d’investitures initiatiques25. D’autre part,
l’intercession est aussi la recherche de sacralisation, dans le sens que le
fait d’adresser à Dieu une demande au nom d’un de Ses élus revient à solliciter
l’intervention divine. La notion de recherche de bénédiction (tabarruk)
permet ainsi de concevoir une signification profonde de l’usage populaire de la
ziyāra.
«
En vérité, c’est le Prophète qu’on visite » : comment visiter la tombe d’un
saint
Le
chapitre consacré aux convenances de la visite des saints26 traduit sans doute
la volonté d’al-Kattānī de soumettre cette pratique à des règles précises et de
traiter la ziyāra comme un rite en soi.
« Les savants disent qu’il convient au visiteur de s’asseoir à la
hauteur de la tête et devant la face du personnage enterré de façon à tourner
le dos à la direction de la prière canonique et qu’il dise : "A Dieu les
salutations, toutes les choses pures et vers Lui les prières ; le salut soit
sur toi ô Prophète ainsi que la miséricorde et la bénédiction divine ; le salut
soit sur nous et sur les saints serviteurs de Dieu !"
Il
faut que son intention en cela soit d’adresser le salut [ou : « la paix »] à
tous les saints serviteurs célestes et terrestres de Dieu et qu’il dise :
"La paix soit sur toi ô untel !" […] et puis qu’il dise :
"J’atteste qu’il n’y a de divinité que Dieu seul sans associé et j’atteste
que notre seigneur Muḥammad est Son serviteur et Son envoyé, que les prières et
les saluts divins soient sur lui et sur les membres de sa famille !" Lorsque le visiteur
prononce l’attestation de la foi, le saint s’assied dans sa tombe, s’occupe de
l’affaire du visiteur et répond à tout ce qu’il demande jusqu’à ce qu’il le
quitte. »27
Ce passage montre l’importance de l’aspect rituel de la
visite, puisque c’est la prononciation de l’attestation de la foi qui rend
possible la « communication » avec la présence spirituelle du saint. L’ensemble
de la formule est identique avec celle que l’on prononce dans la position
assise de la prière canonique, c’est à dire le tashahhud, dont l’origine
remonte à l’ascension céleste du Prophète, ce qui suggère que cet « entretien »
entre visiteur et saint se réalise dans le monde céleste et spirituel.
« Puis le visiteur », poursuit al-Kattānī, « récite
du Coran ce qu’il lui est aisé d’en réciter ou s’applique à d’autres actes de
piété consistant en une récitation comme la répétition de lā ilāh illā Allāh
(« il n’y a de divinité que Dieu »), de subḥān Allāh (« gloire à
Dieu »), de la prière sur le Prophète ou autre. Il doit ensuite dédier la
récompense de ces récitations au saint. »28
L’auteur
précise que le fait de considérer cet acte de dédicace comme une ṣadaqa,
une aumône, relève d’un mauvais comportement (sū’ al-adab) et
contrevient aux convenances de la visite. Les dires des différents savants
qu’il cite visent tous à souligner que le visiteur doit être conscient du fait
que le profit de sa visite revient essentiellement à lui-même : S’il offre au
saint ses lectures coraniques ou d’autres actes pieux, ce n’est pas parce que
le saint en a besoin, mais parce que le visiteur lui-même a besoin de
l’intercession du saint. Dans cette perspective les offrandes ne sont que le
moyen permettant au visiteur de réaliser une « transaction » (mu‘āmala)29
spirituelle et un échange avec le saint. Afin de démontrer la justesse de ses
propos, al-Kattānī rapporte diverses paroles prophétiques comme celle-ci :
« Lorsque l’un d’entre vous meurt, ne l’enfermez pas, mais
empressez-vous de le conduire à sa tombe ; récitez auprès de sa tête la sourate
al-Fātiḥa et auprès de ses pieds la fin de la sourate al-Baqara30.
»31
Pour
al-Kattānī, les consignes du Prophète confirment la réalité de la dédicace au
mort et le bien-fondé des convenances, car chaque geste se répercute sur ce
dernier. Mais l’offrande (al-hadīyya) a en effet une raison profonde,
comme explique l’auteur de la Salwa :
« Les savants et les saints sont les successeurs (khulafā’)
du Prophète et ses représentants parmi nous. Celui qui leur offre la récompense
de ses oeuvres pieux (al-muhdī) par révérence (ta‘ẓīman) et pour
lui rendre hommage (ijlālan) parce qu’ils sont ses successeurs et ses
représentants [c.-à-d. du Prophète], ils les offrent en réalité au Prophète et
pas à eux. Il n’est pas difficile de concevoir que Dieu récompense [ce
visiteur] à cause de cette intention par quelque chose de plus précieux que la
récompense qu’il avait offerte. »32
Comme
dans les autres passages, il apparaît que l’importance de la visite des saints
comme pratique initiatique réside dans le fait que leur sainteté provient de
l’être spirituel du Prophète, celui-ci représentant la porte de Dieu (bāb
Allāh)33. On a déjà eu l’occasion de signaler l’influence d’Ibn al-‘Arabī
sur l’auteur de la Salwa. La notion de l’héritage prophétique (al-wirāthat
al-nabawiyya) comme source de toute sainteté en islam constitue, comme l’a
montré M. Chodkiewicz34, le thème central dans l’hagiologie du métaphysicien
andalou. C’est en se fondant sur cette notion qu’al-Kattānī construit
l’introduction de son guide topographique et biographique des saints de Fès.
Les
convenances énumérées ensuite par al-Kattānī visent à ritualiser la ziyāra afin
de la rendre spirituellement effective et de garantir sa dimension initiatique.
Dans une certaine mesure, ces règles sont établies par analogie à la prière
rituelle. L’aspect rituel et aussi la finalité contemplative de la ziyāra conduit
certains auteurs soufis à souligner la valeur de cette dernière en signalant,
tout en respectant les différences, les traits communs de deux pratiques.
Ainsi, il convient que le visiteur s’assoie auprès de la tombe du saint comme
il s’assied quand il accomplit la prière35.
D’autre
part, la ziyāra est une pratique particulière nécessitant ses propres
convenances. Porter une tenue indécente, marcher sur la tombe, être distrait,
parler à haute voix ou ne pas saluer le saint constituent des actes qui portent
atteinte à la disposition intérieure du visiteur, celle là-même exigée pour
réaliser le sens spirituel de la visite. Si le recueillement et la propreté
extérieure expriment et renforcent un état intérieur, comme c’est le cas pour
la prière, les convenances ne se limitent pas à une gestuelle. Comme dans tous
les actes d’adoration de l’islam, la visite doit être animée par une intention
vertueuse (niyyat ṣāliḥa) ayant comme but la contemplation de « la face
de Dieu l’Immense »36.
Le passage de la Salwa concernant les convenances
rappelle les manuels de fiqh qui traitent la visite de la tombe du
Prophète à Médine dans le cadre du pèlerinage. L’auteur renforce ce rapprochement
en affirmant qu’il convient au visiteur d’être persuadé que l’influence
spirituelle (al-madad) du saint vient de la présence du Prophète (min
ḥaḍrat al-Muṣṭafā), puisque les saints ne sont que les délégués et les
serviteurs de ce dernier. En visitant le saint, précise al-Kattānī, « en vérité, c’est le Prophète qu’on visite »37,
car c’est lui qui pourvoit les saints de l’influence spirituelle qu’ils
dispensent au visiteur38. Cette convenance « intérieure » forme sans doute
l’axe et la cime de ce guide pour la visite des saints. Sans vouloir développer
toutes les implications doctrinales, il faut signaler le changement de
perspective que cette affirmation d’al-Kāttanī révèle. La Salwa n’est
plus seulement un guide topographique pour la visite des saints locaux ; en
vérité, c’est le manuel d’une pratique initiatique, la ziyāra, qui
permet, dans un cadre géographique donné, l’accès à la présence de l’être
spirituel du Prophète. L’éloge que l’auteur fait de Fès au début du livre
montre la volonté de présenter cette ville des saints et des descendants du
Prophète comme un lieu privilégié pour la ziyāra. Ce « testament »
hagiographique est également une façon de revivifier la tradition spirituelle
de la ville qui, au début du XIVe/XXesiècle, commence à souffrir de l’emprise
culturelle européenne et du réformisme religieux. Si al-Kattānī se réfère
constamment à l’héritage spirituel de Fès, l’influence de la pensée akbarienne
est très visible, comme d’ailleurs dans tout l’ouvrage. Nous avons vu que les
Kattānī jouent un rôle de premier plan en ce qui concerne la réhabilitation de
l’hagiologie akbarienne dans les cercles soufis de la ville. La visite des
saints est donc également un moyen d’adopter cette doctrine sophistiquée à une
pratique concrète accessible au peuple de Fès.
1
Cf. OLESEN, Niels H., Culte des saints et pèlerinages chez Ibn Taymiyya
(661/1268–728/1328), Paris : Geuthner, 1991. Concernant l’aspect « matériel
» de la tombe cf. RAGHEB, Yusuf, « Structure de la tombe d’après le droit
Musulman », ARA, 1992, n° 39, p. 393–403.
2
Un adage populaire dit qu’on ne peut pas faire un pas à Fès sans marcher sur la
tombe d’un saint.
3
Cf. AMRI, Nelly, « Pour une histoire du sentiment religieux en Égypte :
l’expérience pérégrine », RHR, 2007, n° 4, p. 485-502.
4
Le culte des saints a été amplement étudié, cf. p. ex. DERMENGHEIM, Émile, Le culte des saints dans l’Islam maghrébin,
Paris : Gallimard, 1982 ; DE JONG, Frederic, « Cairene Ziyâra-Days: A Contribution to the Study of
Saint Veneration in Islam », WISL, 1976-77, vol. 17, n° 1/4, p. 26-43 ;
TAYLOR, Christopher S., In the Vicinity of the Righteous: Ziyara and the
Veneration of Muslim Saints in Late Medieval Egypt, Leyde : Brill, 1999. Pour un aperçu du
culte des saints dans les diverses régions du monde musulman cf. CHAMBERT-LOIR,
Henri, GUILLOT, Claude (dir.), Le culte des saints dans le monde musulman,
Paris : École française d’Extrême-Orient, 1995. On trouve une analyse
intéressante des notions et des concepts liés à la ziyāra dans MERI,
Josef W., The Cult of Saints among Muslims and Jews in Medieval Syria,
Oxford : University Press, 2002. Faouzi Skali étudie dans son travail les
convenances de la visite des saints et les implications anthropologiques de
cette pratique en se référant à la Salwa (cf. Topographie spirituelle
et sociale de la ville de Fès, thèse de doctorat, Paris VII, 1990, vol. II,
p. 571-576).
5
Vol. I, p. 16-70.
6 Cf. à ce propos GEOFFROY, Éric, « La mort du saint en
Islam », RHR, 1999, n° 215/1, p. 17-34.
7 IBN AL-ḤĀJJ, Muḥammad al-‘Abdarī, al-Madkhal, Le
Caire : al-Maktabat al-Tawfīqiyya, s.d., vol. I, p. 252.
8
Salwa, vol. I, p. 17.
9
Ibid., p. 29.
10 Ibid.
11
Pour la signification de la tombe du saint comme lieu sacré cf. MAYEUR-JAOUEN,
Catherine, « Tombeau, mosquée et zâwiya : la pluralité des lieux saints
musulmans », Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires, VAUCHEZ, André
(dir.), Rome : Collection de l’École française de Rome, 2000, p. 133-147.
12 Salwa, vol. I, p. 23.
13 Ibid. p. 24.
14 Ibid.
15 Cf. Kanz, n° 12728.
16 Salwa, vol. I, p. 24.
17 Ibid.
18
Ibid.
19
Cf. Kanz, n° 21341.
20
Al-‘Arabī al-Darqāwī dit à ce propos : « Celui qui désire s’exposer aux
souffles de Dieu, qu’il montre de la pudeur vis-à-vis de Dieu et qu’il ne
s’écarte pas de la Sunna de l’Envoyé » (op. cit., p. 404).
21 Cf. Coran, XX : 9-14.
22 Salwa, vol. I, p. 24.
23 Pour un aperçu sur l’aspect thérapeutique de la visite
des saints en islam cf. INHORN, Marcia C., « Healing and medicine : Popular
healing practices in Middle Eastern cultures », ER2, vol. VI, p.
3834-3836.
24
C’est le cas d’al-Darqāwī par exemple (cf. Majmū‘at al-rasā’il Mawlāy
al-‘Arabī al-Darqāwī al-Ḥasanī, op. cit., p. 40-41).
25
Maḥammad Ma‘an reçoit son investiture initiatique lors d’une visite du
sanctuaire du saint.
26 Cf. Salwa, vol. I, p. 32-70. Cf. aussi MERI,
Josef W., « The Etiquette of Devotion in the Islamic Cult of Saints », The
Cult of Saints in Late Antiquity and the Middle Ages: Essays on the
Contribution of Peter Brown, HOWARD-JOHNSTON, James, HAYWARD, Paul A.
(dir.), Oxford : University Press, 1999, p. 263–286.
27 Salwa, vol. I, p. 32.
28 Ibid., p. 32.
29 Salwa, vol. I, p. 36. Ce terme est cité par
al-Kattānī comme étant employé par un savant et soufi égyptien, Muḥammad ‘Abd
al-Ra’ūf al-Munāwī (m. 1031/1622).
30 Cf. Kanz, 42390.
31 Salwa, vol. I, p. 33-34.
32 Ibid., p. 35.
33
Ibid., p. 24.
34
Cf. CHODKIEWICZ, Michel, Le Sceau des saints – Prophétie et sainteté dans la
doctrine d’Ibn Arabî, Paris : Gallimard, 1986, p. 104 sq.
35 Cf. Salwa, vol. I, p. 40.
36 Ibid., p. 37.
37 « Huwa al-mazūr ‘ala al-ḥaqīqa » (cf. Salwa,
vol. I,
p. 43).
38 Cf. Ibid.
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