La Grande Triade, René Guénon, éd. Gallimard, 1957
Chapitre XV
Entre l'équerre et le compas
Un point qui
donne lieu à un rapprochement particulièrement remarquable entre la tradition
extrême-orientale et les traditions initiatiques occidentales, c’est celui qui
concerne le symbolisme du compas et de l’équerre : ceux-ci, comme nous l’avons
déjà indiqué, correspondent manifestement au cercle et au carré1, c’est-à-dire
aux figures géométriques qui représentent respectivement le Ciel et la Terre2.
Dans le symbolisme maçonnique, conformément à cette correspondance, le compas
est normalement placé en haut et l’équerre en bas3 ; entre les deux est
généralement figurée l’Étoile flamboyante, qui est un symbole de l’Homme4, et
plus précisément de
[1] Nous ferons remarquer que, en anglais,
le même mot square désigne à la fois l’équerre et le carré ; en chinois
également, le mot fang a les deux significations.
[2] La façon dont le compas et l’équerre
sont disposés l’un par rapport à l’autre, dans les trois degrés de la Craft
Masonry, montre les influences célestes dominées d’abord par les influences
terrestres, puis s’en dégageant graduellement et finissant par les dominer à
leur tour.
[3] Lorsque cette position est inversée,
le symbole prend une signification particulière qui doit être rapprochée de
l’inversion du symbole alchimique du Soufre pour représenter l’accomplissement
du « Grand Œuvre », ainsi que du symbolisme de la 12e lame du Tarot.
[4] L’Étoile flamboyante est une étoile à
cinq branches, et 5 est le nombre du « microcosme » ; cette assimilation est
d’ailleurs expressément indiquée dans le cas où la figure même de l’homme est
représentée dans l’étoile (la tête, les bras et les jambes s’identifiant à ses
cinq branches), comme on le voit notamment dans le pentagramme d’Agrippa.
l’« homme régénéré »1, et qui complète ainsi la
représentation de la Grande Triade. De plus, il est dit qu’« un Maître Maçon se
retrouve toujours entre l’équerre et le compas », c’est-à-dire au « lieu » même
où s’inscrit l’Étoile flamboyante, et qui est proprement l’« Invariable Milieu2
» ; le Maître est donc assimilé par-là à l’« homme véritable », placé entre la
Terre et le Ciel et exerçant la fonction de « médiateur » ; et ceci est
d’autant plus exact que, symboliquement et « virtuellement » tout au moins,
sinon effectivement, la Maîtrise représente l’achèvement des « petits mystères
», dont l’état de l’« homme véritable » est le terme même3 ; on voit que nous
avons là un symbolisme rigoureusement équivalent à celui que nous avons
rencontré précédemment, sous plusieurs formes différentes, dans la tradition extrême-orientale.
[1] Suivant un ancien rituel, « l’Étoile
flamboyante est le symbole du Maçon (on pourrait dire plus généralement de
l’initié) resplendissant de lumière au milieu des ténèbres (du monde profane)
». – Il y a là une allusion évidente à ces paroles de l’Évangile de saint Jean
(1, 5) : « Et Lux in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehenderunt. »
[2] Ce n’est donc pas sans raison que la
Loge des Maîtres est appelée la « Chambre du Milieu ».
[3] En rapport avec la formule maçonnique
que nous venons de citer, on peut remarquer que l’expression chinoise « sous le
Ciel » (Tien-hia), que nous avons déjà mentionnée et qui désigne l’ensemble du
Cosmos, est susceptible de prendre, au point de vue proprement initiatique, un
sens particulier, correspondant au « Temple du Saint-Esprit, qui est partout »,
et où se réunissent les Rose-Croix, qui sont aussi les « hommes véritables »
(cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXVII et XXXVIII). – Nous rappellerons
aussi à ce propos que « le Ciel couvre », et que précisément les travaux
maçonniques doivent s’effectuer « à couvert », la Loge étant d’ailleurs une
image du Cosmos (cf. Le Roi du Monde, ch. VII).
À propos de ce que nous venons de dire du caractère de
la Maîtrise, nous ferons incidemment une remarque : ce caractère, appartenant
au dernier grade de la Maçonnerie proprement dite, s’accorde bien avec le fait
que, comme nous l’avons indiqué ailleurs1, les initiations de métier et celles
qui en sont dérivées se rapportent proprement aux « petits mystères ». Il faut
d’ailleurs ajouter que, dans ce qu’on appelle les « hauts grades », et qui est
formé d’éléments de provenances assez diverses, il y a certaines références aux
« grands mystères », parmi lesquelles il en est au moins une qui se rattache
directement à l’ancienne Maçonnerie opérative, ce qui indique que celle-ci
ouvrait tout au moins certaines perspectives sur ce qui est au-delà du terme
des « petits mystères » : nous voulons parler de la distinction qui est faite,
dans la Maçonnerie anglo-saxonne, entre la Square Masonry et l’Arch Masonry. En
effet, dans le passage « from square to arch », ou, comme on disait d’une façon
équivalente dans la Maçonnerie française du XVIIIe siècle, « du triangle au
cercle2 », on retrouve l’opposition entre les figures carrées (ou plus
généralement rectilignes) et les figures circulaires, en tant qu’elles
correspondent respectivement à la Terre et au Ciel ; il ne peut donc s’agir là
que d’un passage de l’état humain, représenté par la Terre, aux états
supra-humains, représentés par le Ciel (ou les Cieux3),
[1] Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXIX.
[2] Le triangle tient ici la place du
carré, étant comme lui une figure rectiligne, et cela ne change rien au
symbolisme dont il s’agit.
[3] En toute rigueur, il ne s’agit pas ici
des termes mêmes qui sont ainsi désignés dans la Grande Triade, mais de quelque
chose qui y correspond à un certain niveau et qui est compris à l’intérieur de
l’Univers manifesté, comme dans le cas du Tribhuvana, mais avec cette
différence que la Terre, en tant qu’elle représente l’état humain dans son
intégralité, doit être regardée comme comprenant à la fois la Terre et
l’Atmosphère ou « région intermédiaire » du Tribhuvana
c’est-à-dire d’un passage du domaine des « petits
mystères » à celui des « grands mystères1 ».
Pour revenir au rapprochement que nous signalions tout
d’abord, nous devons encore dire que, dans la tradition extrême-orientale, le
compas et l’équerre ne sont pas seulement supposés implicitement comme servant
à tracer le cercle et le carré, mais qu’ils y apparaissent eux-mêmes
expressément dans certains cas, et notamment comme attributs de Fo-hi et de
Niu-koua, ainsi que nous l’avons déjà signalé en une autre occasion2 ; mais
nous n’avons pas tenu compte alors d’une particularité qui, à première vue,
peut sembler une anomalie à cet égard, et qu’il nous reste à expliquer
maintenant. En effet, le compas, symbole « céleste », donc yang ou masculin,
appartient proprement à Fo-hi, et l’équerre, symbole « terrestre », donc yin ou
féminin, à Niu-koua ; mais, quand ils sont représentés ensemble et unis par
leurs queues de serpents (correspondant ainsi exactement aux deux serpents du
caducée), c’est au contraire Fo-hi qui porte l’équerre et Niu-koua le compas3.
[1] La voûte céleste est la véritable «
voûte de perfection » à laquelle il est fait allusion dans certains grades de
la Maçonnerie écossaise ; nous espérons d’ailleurs pouvoir développer dans une
autre étude les considérations de symbolisme architectural qui se rapportent à
cette question.
[2] Le Règne de la Quantité et les Signes
des Temps, ch. XX.
[3] Par contre, une telle interversion des
attributs n’existe pas dans la figuration du Rebis hermétique, où le compas est
tenu par la moitié masculine, associée au Soleil, et l’équerre par la moitié
féminine, associée à la Lune. – Au sujet des correspondances du Soleil et de la
Lune, on pourra se reporter ici à ce que nous avons dit dans une note
précédente à propos des nombres 10 et 12, et aussi, d’autre part, aux paroles
de la Table d’Émeraude : « Le Soleil est son père, la Lune est sa mère », qui
se rapportent précisément au Rebis ou à l’« Androgyne », celui-ci étant la «
chose unique » en laquelle sont rassemblées les « vertus du Ciel et de la Terre
» (unique en effet en son essence, bien que double, res bina, quant à ses
aspects extérieurs, comme la force cosmique dont nous avons parlé plus haut et
que rappellent symboliquement les queues de serpents dans la représentation de
Fo-hi et de Niu-koua).
Ceci s’explique en réalité par un échange comparable à
celui dont il a été question plus haut en ce qui concerne les nombres «
célestes » et « terrestres », échange que l’on peut, en pareil cas, qualifier
très proprement de « hiérogamique1 » ; on ne voit pas comment, sans un tel
échange, le compas pourrait appartenir à Niu-koua, d’autant plus que les
actions qui lui sont attribuées la représentent comme exerçant surtout la
fonction d’assurer la stabilité du monde2, fonction qui se rapporte bien au
côté « substantiel » de la manifestation, et que la stabilité est exprimée dans
le symbolisme géométrique par la forme cubique3. Par contre, en un certain
sens, l’équerre appartient bien à Fo-hi en tant que « Seigneur de la Terre »,
qu’elle lui sert à mesurer4, et, sous cet aspect, il correspond, dans le
symbolisme maçonnique, au « Vénérable Maître qui gouverne par l’équerre » (the
Worshipful Master who rules by the square5) ; mais, s’il en est ainsi, c’est
que, en lui-même et non plus dans sa relation avec Niu-koua, il est yin-yang
comme étant réintégré dans l’état et la nature de l’« homme primordial ».
[1] M. Granet reconnaît expressément cet
échange pour le compas et l’équerre (La Pensée chinoise, p. 363) aussi bien que
pour les nombres impairs et pairs ; cela aurait dû lui éviter la fâcheuse
erreur de qualifier le compas d’« emblème féminin » comme il le fait par
ailleurs (note de la p. 267).
[2] Voir Le Règne de la Quantité et les
Signes des Temps, ch. XXV.
[3] De l’interversion des attributs entre
Fo-hi et Niu-koua, on peut rapprocher le fait que, dans les 3e et 4e lames du
Tarot, un symbolisme céleste (étoiles) est attribué à l’Impératrice et un
symbolisme terrestre (pierre cubique) à l’Empereur ; en outre, numériquement et
par le rang de ces deux lames, l’Impératrice se trouve être en correspondance
avec 3, nombre impair, et l’Empereur avec 4, nombre pair, ce qui reproduit
encore la même interversion.
[4] Nous reviendrons un peu plus loin sur
cette mesure de la Terre, à propos de la disposition du Ming-tang.
[5] L’Empire organisé et régi par Fo-hi et
ses successeurs était constitué de façon à être, comme la Loge dans la
Maçonnerie, une image du Cosmos dans son ensemble.
Sous ce nouveau rapport, l’équerre elle-même prend une
autre signification, car, du fait qu’elle est formée de deux branches
rectangulaires, on peut alors la regarder comme la réunion de l’horizontale et
de la verticale, qui, dans un de leurs sens, correspondent respectivement,
ainsi que nous l’avons vu précédemment, à la Terre et au Ciel, aussi bien qu’au
yin et au yang dans toutes leurs applications ; et c’est d’ailleurs ainsi que,
dans le symbolisme maçonnique encore, l’équerre du Vénérable est considérée en
effet comme l’union ou la synthèse du niveau et de la perpendiculaire1.
Nous ajouterons une dernière remarque en ce qui
concerne la figuration de Fo-hi et de Niu-koua : le premier y est placé à
gauche et la seconde à droite2, ce qui correspond bien à la prééminence que la
tradition extrême-orientale attribue le plus habituellement à la gauche sur la
droite, et dont nous avons donné l’explication plus haut3.
[1] Le niveau et la perpendiculaire sont
les attributs respectifs des deux Surveillants (Wardens), et sont mis par là en
relation directe avec les deux termes du complémentarisme représenté par les
deux colonnes du Temple de Salomon. – Il convient de remarquer encore que,
tandis que l’équerre de Fo-hi semble être à branches égales, celle du Vénérable
doit au contraire régulièrement avoir des branches inégales ; cette différence
peut correspondre, d’une façon générale, à celle des formes du carré et d’un
rectangle plus ou moins allongé ; mais, en outre, l’inégalité des branches de
l’équerre se réfère plus précisément à un « secret » de Maçonnerie opérative
concernant la formation du triangle rectangle dont les côtés sont
respectivement proportionnels aux nombres 3, 4 et 5, triangle dont nous
retrouverons d’ailleurs le symbolisme dans la suite de cette étude.
[2] Dans ce cas, il s’agit naturellement
de la droite et de la gauche des personnages eux-mêmes, et non pas de celles du
spectateur.
[3] Dans la figure du Rebis, la moitié
masculine est au contraire à droite et la moitié féminine à gauche ; cette
figure n’a d’ailleurs que deux mains, dont la droite tient le compas et la
gauche l’équerre.
En même temps, Fo-hi tient l’équerre de la main gauche,
et Niu-koua tient le compas de la main droite ; ici, en raison de la
signification respective du compas et de l’équerre eux-mêmes, il faut se
souvenir de ces paroles que nous avons déjà rapportées : « La Voie du Ciel
préfère la droite, la Voie de la Terre préfère la gauche1 ». On voit donc très
nettement, dans un exemple comme celui-là, que le symbolisme traditionnel est
toujours parfaitement cohérent, mais aussi qu’il ne saurait se prêter à aucune
« systématisation » plus ou moins étroite, puisqu’il doit répondre à la multitude
des points de vue divers sous lesquels les choses peuvent être envisagées, et
que c’est par là qu’il ouvre des possibilités de conception réellement
illimitées.
[1] Tcheou-li.
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