[René Guénon, Recueil posthume : Comptes rendus, Année 1938 ]
– Dans le Mercure de
France (n° du 15 mars), M. Ludovic de Gaigneron, dans un article intitulé
Ignorance et Sagesse, fait une excellente critique du prétendu « progrès » et
de l’existence tout artificielle à laquelle il aboutit ; il estime bien
préférable la soi-disant « ignorance » d’autrefois, laquelle, en réalité, était
seulement « l’ignorance des illusions particulières à une propagande
matérialiste qui exploite les exigences accrues d’une sensibilité de surface
pour masquer le déterminisme inflexible et barbare des forces aveugles qu’elle
multiplie ». Où il y aurait peut-être quelques réserves à faire, c’est
lorsqu’il considère l’Église catholique, non seulement comme victime, mais
aussi comme responsable en un certain sens de ce « progrès », c’est-à-dire en
somme de la déviation moderne ; nous comprenons bien que ce qu’il lui reproche
à cet égard, c’est d’avoir négligé les « sciences sacrées », à l’exception de
la seule théologie, mais la faute en est peut-être plutôt à l’esprit occidental
en général. Quoiqu’il en soit, il est malheureusement vrai que, dans le
Christianisme, les rapports entre les deux domaines exotérique et ésotérique
semblent n’avoir jamais été établis en fait d’une façon parfaitement normale
comme ils l’ont été dans d’autres traditions ; il faut reconnaître qu’il y a là
une sorte de « lacune » assez singulière, qui tient sans doute à des raisons
multiples et complexes (l’absence d’une langue sacrée propre à la tradition
chrétienne, par exemple, pourrait bien en être une), et dont l’explication
pourrait d’ailleurs mener assez loin, car, au fond, c’est là ce qui fait que, à
aucune époque, la « Chrétienté » n’a jamais pu se réaliser complètement.
[René Guénon, Recueil
posthume : Comptes rendus, Année 1938 ]
Ignorance
et Sagesse par
Ludovic
de Gaigneron
Mercure
de France N°954,
15 mars 1938
Tourment
préjugé fructueux, puisqu'il suffit, pour embrayer la machine du progrès, d'inculquer
la notion de malaise par rapport à l'image d'une existence plus douce, de reléguer
l'actuel à l'ombre d'éventualité préférables, de découvrir, en somme, ce dont l'ignorance
nous épargnait le souci.
Lorsque
l'homme pensait obéir à la loi naturelle en besognant selon le rythme des jours
et des saisons, en couchant sur la paille, en foulant la terre battue, en circulant
à pied, à cheval ou en litière, lorsqu'il luttait peu ou mal contre une mortalité
qui paraît aux famines, son privilège était d'ignorer surtout l'inquiétude où
se démènent nos désirs et nos fièvres modernes. L'avenir était bloqué par le
présent : mais voilà qui nous irrite ! Et nous plaignons moins nos ancêtres de
ces disgrâces que du fait qu'ils n'en savaient souffrir ni récriminer outre
mesure. Nous en avons à leur « ignorance » bien plus qu'à leur souffrance, à quoi,
du reste, nous compatissons gratuitement.
Or,
notre part actuelle d'obscurité reproduit point par point cette période «
d'obscurantisme » révolue : à cette différence près qu'ayant goûté du meilleur
ou censé tel, l'avenir ne se bloque plus, pour nous, par le présent, mais par
le passé. Le spectacle
euphorique de nos conquêtes ne ressort, lumineux, que sur les « ténèbres » médiévales.
Le futur s'abstient de modérer nos enthousiasmes. Il n'accable point nos facilités
présentes de tout le surcroît qu'il nous tient en réserve. Notre ignorance relative
de ce que nous pourrions se concentre sur un partage plus ou moins équitable du
peu que nous avons. Les délassantes perspectives d'un machinisme intégral n'aggravent
guère nos lassitudes. Et c'est même avec quelque méfiance que s'imagine la
simple manette libérant à la fois l'atome de ses énergies omniprésentes et le prolétaire
de son labeur ! Satisfaits d'une literie plus compliquée, nous n'aspirons point
à des reposoirs aériens et somnifères taillés dans des blocs de nuages artificiels.
Nos
tapis ne sont point offusqués par les délices de socques ambulatoires, chaudes l'hiver,
fraîches l'été, nous conduisant à des baies ouvertes sur un espace sillonné de volatiles
humains, ou d'appareils capables d'un tour de Terre en fin de semaine, d'un tour
de Lune pour les vacances. Et nul ne se pose en victime de graves impérities chirurgicales
sous prétexte que ses petits-neveux auraient des coeurs, des reins, des poumons
de rechange, et atteindraient, sans douleur, le terme de quelque bienveillante
euthanasie, par simple tristesse de vivre trop longtemps... Bref, nous plaignons
et vengeons le passé sans calculer que l'avenir nous devra plaindre et venger,
à son tour, de prétendues misères par omission, qui nous échappent !
A
supposer que le Progrès ne nous déboute point de ses propres largesses, cette ignorance
de l'avenir possible constitue encore le plus clair de notre satisfaction négative.
Pour rendre ce bonheur positif, on cherche à le stabiliser. Mais c'est vouloir immobiliser
le Progrès à l'encontre même de sa propre nature. Et le cercle se referme, vicieux,
à moins de le rompre en rompant avec ce savoir pour tous qui infirme à la fois
les rythmes naturels et les valeurs surnaturelles. Il ne s'agit donc pas de
s'en prendre
aux effets, mais à la cause. Il demeure vain de prétendre empêcher « que le travail
dans ce qu'il a de plus inhumain et de plus automatique retombe sur les épaules
d'une seule fraction de l'humanité (1) ». La « justice absolue » en ces matières
est un mot vide de sens. Inamovible et interchangeable, cette « fraction » fait
corps avec notre régime industriel, et elle relève de dispositions natives ou
de régression sociales inévitables. Mais à vrai dire, ni ces dispositions, ni
ces régressions ne peuvent amorcer une voie de salut vers la stabilité et la
sérénité. C'est notre régime même qu'il faut atteindre en son foyer de frénésie
psychique !
Faut-il
donc retourner à l'ignorance ? – Ignorance de quoi ? Des illusions particulières
à une propagande matérialiste qui exploite les exigences accrues d'une
sensibilité de surface pour masquer le déterminisme inflexible et barbare des
forces aveugles qu'elle multiplie ? Mais alors, bienheureuse est l'ignorance
d'un progrès où fleurit cet agglomérat confus d'informations que constitue la
provende commune des peuples dits civilisés !
Tout
n'est qu'artifice, en effet, fragilité, incertitude mouvante au sein de cette boursouflure
mentale close sur les seuls points de vue pratiques des conventions citadines.
Sous des dehors légaux et policés, une fièvre se propage d'espaces à dévorer,
de bénéfices à multiplier, d'entreprises à grands spectacles avec façades budgétaires
montées sur porte-à-faux. Sous une frange d'altruisme béat s'affaire l'âpre rigueur
des convoitises. On spécule d'un bien-être superflu sur la foi d'échéances payables
en espèce illusoires. Le verbiage du profiteur couvre la tirade sentimentale de
l'idéologue pour irriter les appétits de façon à laisser tout le monde sur sa
faim.
L'écart
demeure ainsi constant entre le « bien » acquis et le « mieux » revendiqué. «
Labeur et repos, constate Daniel-Rops, tout se dissout dans une rêverie où personne
n'appartient plus à son destin. »
Car,
jamais ne fut méconnu davantage ce destin que prescrit à tout mortel une individualité
spécifique. Le lettré incomplet découvre en sa tâche d'illettré une injustice
du sort, un mauvais pas à franchir, un prétexte à mettre en oeuvre cette somme
toujours accrue de connaissances superficielles qui excite chaque être à dépasser
les autres, alors qu'en sa fonction propre il trouverait le pouvoir transcendant
de se surpasser lui-même. Aussi bien le bagage de « ce qu'il faut savoir »
renferme-t-il les recettes d'un bonheur en attente, riche de tout ce qu'on doit
désirer, envier, subtiliser ou démolir à défaut d'atteindre. Sous ses dehors
trompeurs d'émancipation collective, l'école unique et obligatoire des doctrinaires
livre l'assaut suprême aux libres dispositions de l'être. Il ne suffit pas de
capter le torrent humain à sa source infantile, de fondre la teneur, la
pesanteur des aptitudes naturelles en un monde uniforme, mais il faut encore livrer
à la machine sociale une pâte amorphe de fonctionnaires, pourvus du dernier
confort mental et ouverts aux extravagantes prodigalités
d'un étatisme qui pèse de tout son poids sur les destins de l'économie en déroute.
La science du bonheur est servie : mais c'est, cuisiné par l'impatience démocratique,
l'invariable brouet universitaire et bourgeois qui alimente un même dynamisme
de tous et mobilise la masse entière contre les organismes déterminés par la
nature. Chacun ne vise qu'à franchir le mur d'absolutisme légal qui sépare le dirigeant
du dirigé.
Fort
d'un prétendu savoir qu'il partage théoriquement avec les têtes
de file, l'individu guette sa chance d'échapper au troupeau en prenant la
houlette, à moins qu'il ne la brise.
C'est
ainsi qu'une fausse discipline, toute d'idéal terrestre, centrée sur la production
industrielle, inflige au divers types humains la même camisole de force. Le désir,
l'action et le bonheur, soumis à la pression toujours croissante d'intérêts anonymes,
doivent jaillir en une même coulée d'accomplissements massifs, hors de toute proportion
avec l'équilibre normal des perspectives corporelles. Et, comme l'usure, en toute
chose, cerne la démesure, comme la Loi excédée se venge, par à-coups et contre-coups,
des étreintes qui la violent, l'évidence s'impose que l'enflure progressive coopère
directement à l'oeuvre de dissolution cyclique. Le funeste bagage qui encombre
les cerveaux de tout ce qu'il leur eût été préférable d'ignorer, accélère de tout
son poids la vitesse jusqu'à son point de rupture centrifuge. Sous ses dehors généreux,
il répond à la seule ruse mercantile de créer le besoin par le savoir, de l'entretenir
par l'espoir, d'engourdir par l'anesthésique du jeu sous toutes ses formes les
puissances désaxées, les convoitises exaspérées, de soumettre en vrac les âmes
à la seule frénésie de bâtir pour démolir et rebâtir en plus énorme.
Il
serait faux, toutefois, de prétendre que cette fringale collective de béatitude
à court terme ne répond à rien. Par contre, il serait vain d'imaginer un de ces
essors périodique – le nôtre par exemple – capable d'assurer quelque triomphe
humanitaire sur
le principe destructeur ou plutôt transformateur de l'Univers. La conquête matérielle
correspond à une réalité en ce sens qu'elle développe certains possibles manifestables,
demeurés jusqu'ici en attente. Elle marque un excès de la transformation
extérieure, un sacrifice du pôle central au pôle périphérique et tout ce que
celui-ci l'emporte sur celui-là pour satisfaire au Juste et Invariable Milieu.
Les
philosophies scientifiques d'évolution se bornent à n'envisager là qu'un
triomphe de collectivité vitale. Elles voient l'asservissement industrieux de
la matière par l'esprit humain, en révolte contre l'ordre Divin, dans ce qui
n'est qu'un détour libérateur,
l'issue normale d'une longue période de tension individuelle. Et ce qui leur semble
augurer une totale hégémonie de la technique n'est qu'épisode, oeuvre de vitesse
et de nombre, rupture d'un équilibre devenu précaire à mesure qu'il se développe.
Ce « progrès », de plus en plus urgent, a beau paraître s'insurger contre les moyennes
imprescriptibles de l'espèce, il ne fait que hâter une plénitude d'expansion qui
ramène l'ensemble du système à la parfaite homogénéité de son « point » de départ.
Il
semble que l'Eglise Catholique puisse être tenue pour victime et responsable
d'un « progrès » où se voile l'alternative universelle. Ce que nous nommons, en
effet, déterminisme et libre arbitre dépend moins de l'option morale qu'elle
nous propose que
d'un choix de direction cosmique. L'influence de l'être pur qui équivaut à
liberté, se heurte à l'influence du milieu qui nous impose sa contrainte expansive.
En nous annexant davantage à cette force des choses, le « progrès » nous détermine
à l'ordre du
monde par la voie légale des renaissances ; mais le libre effort intérieur
coupe au plus court dans le sens de l'unité : nous libérant, dès cette vie
même, de l'illusion individuelle. Préposé, par le haut, à ce salut des âmes que
symbolise la rédemption, l'Eglise
se trouve impliquée, par le bas, dans les méthodes centrifuges des civilisations
modernes. Sa position s'aggrave d'autant plus qu'une certaine ignorance de la
foule peut seule freiner les excès du désir. C'est avec grave peine qu'elle maintient
aujourd'hui l'intransigeance du principe réacteur qu'elle défendait au cours des
siècles en s'élevant contre les « forces du Progrès ». Le Thomisme l'incline au
moindre mal du « préjugé classique » qui nous déclare héritiers de la seule sagesse
grecque, d'où nous tenons notre soucis de la réalité tangible, du mouvement, de
ce multiple qui exerce avec une scandaleuse énergie l'acte d'être » (2). Malgré
de constantes réserves théoriques, il y a connivence pratique entre les buts de
ce savoir livresque par quoi l'on s'efforce d'inculquer aux masses un sens
totalitaire du savoir profane, techniquement conçu, qui coïncide avec la marche
même du Progrès !
L'ordre
chrétien, dont le rôle, la tradition est de ramener ses brebis au bercail spirituel,
de leur frayer la voie de recueillement central, paraît tendre, de nos jours, à
revendiquer une suprématie inverse, puisque le progrès se meut à l'encontre de
l'unité, de la stabilité. Or, l'antithèse ne demeure résoluble que par un
exercice tempéré de l'acte humain, tenant compte des différences entre
les êtres, des fonctions respectives, des notions spéciales que comporte pour
chacun une hiérarchie d'ensemble.
Suffit-il
que l'Eglise obtienne une subordination fidéiste à la Théologie, qu'elle dirige
le progrès, qu'elle « impose aux phénomènes économiques et aux forces
telluriques le contrôle de l'Esprit » ? Doit-elle « pour sauver l'être de
l'homme... rationaliser l'avoir »(3) ?
Palliatif
inefficace que d'arrimer une cargaison trop lourde, de répartir plus judicieusement
cet appareil industriel qui nous accable et obstrue de matière toutes les voies
de l'Esprit. L'effort entier de « l'être » s'épuise à véhiculer cet « avoir » monstrueux.
Le milieu surchargé doit sombrer dans une catastrophe, ou s'en délester.
On
objectera que le pouvoir religieux se voit contrains d'exploiter à son profit
les éléments de cohésion et d'unicité qu'offre l'universalisme scientifique, de
sublimer notre propagande d'un même bonheur pour tous. N'y aurait-il point là
matière à rallier en
bloc le désordre actuel à un ordre transcendant adapté au progrès ? – Mais
adopte-t- on le supérieur à l'inférieur ? Cette apparente cohésion n'est-elle
pas diffusion ?
Cette
fausse unicité ne tend-elle point au nivellement anarchique de la multiplicité.
L'Eglise
n'en arrive-t-elle point à couvrir de son investiture spirituelle l'enchevêtrement,
la vélocité toujours accrus des conditions vitales. Mais c'est là procéder en
raison directe d'un idéal matérialiste unanime, et en raison inverse de ce salut
individuel des âmes que la religion se propose. Et quand bien même la doctrine catholique
– faisant la part du feu, désespérant d'intervertir le cours inexorable qui nous
réintègre par le détermnisme cosmique – songerait à une spiritualisation de cette
voie du nombre, n'en ferait-elle pas que sanctionner les conséquences fatales, dont
elle semble avoir favorisé les causes, à l'encontre même de ses principes directeurs
?
Ne
pouvant se mettre à la remorque du progrès, Rome doit l'exclure de façon radicale.
En prendre la tête serait procéder à l'inverse de sa nature et des préceptes qu'elle
ne cesse d'affirmer contre le modernisme. On ne voit guère, par ailleurs, un état
de grâce fleurir sur les ruines d'une hiérarchie sacrée reliant le temporel à l'éternel,
désignant à l'individu son rôle exact, avec le type et le degré d'information nécessaires,
permettant ainsi à chaque être de se mettre en prise directe avec la possibilité
surnaturelle qui l'ordonne.
Dilemme,
à première vue inextricable : La stabilité nécessaire à une doctrine infaillible
s'oppose à l'incessante mutation des contraintes progressistes. Par contre, le préjugé
sentimental moderne donne pour le pire des maux l'ignorance toute relative des
masses rurales, plus ou moins illettrées et rebelles au progrès. Or précisément,
il y a là une forme de réaction passive, une atmosphère de légende, un ritualisme
terrien qui gardent des traces de spiritualité. Cette fraction demeurée saine
et perméable aux normes de la nature, l'Eglise devrait en soutenir la défense,
la guider et l'éclairer dans son attitude conservatrice des lois invariables du
milieu. Mais voilà qui heurte de front l'aile marchante prolétarienne dont la «
mystique » ne voit qu'ignorance, superstition et lèse-dignité humaine dans tout
ce qui ne contraint pas l'énergie individuelle à poursuivre un bien-être fondé
sur l'universalisme technicien.
Et c'est bien moins une lutte de prépondérance
entre deux classes qui oppose le paysan à l'ouvrier que celle de deux
civilisations dont l'ancienne répartissait une même atmosphère sacrée visant au
terme surhumain, alors que la nouvelle n'envisage qu'une masse
toujours croissante d'accomplissements collectifs qui exige une culture
infrahumaine des réflexes nerveux. Entre ce nivelage des goûts et des besoins
et les diverses voie de salut judicieusement réparties entre les ordres d'une
société traditionnelle
s'affirme l'antinomie de deux finalités contraires.
L'autorité
ecclésiastique, soucieuse avant tout d'une primauté de la théologie et d'un retour
global aux sacrements, semble avoir négligé les symbolismes répartiteurs qui présidaient
aux techniques transformantes de chaque catégorie humaine.
Théoriquement
tracés quant à leur but, mais pratiquement délimités quant à leurs privilèges
respectifs, les cadres sociaux du moyen âge furent surtout envisagés par l'Eglise
comme véhicules de son autorité spirituelle.
Absorbé
par les controverses métaphysiques, juge et partie des querelles d'investiture,
soucieux des empiètements de l'Empire, puis, plus tard, penché sur les débats universitaires
des Canonistes et des Légistes, le Saint-Siège se bornait à régir les relations
des deux castes supérieures. Il lui fallait surtout défendre ses prérogatives vis-à-vis
des pouvoirs royaux. Par ailleurs, la tenue éminemment théologique de sa doctrine
prêtait mal à poursuivre en détail la direction organique des arts et métiers (4).
Les classes constituées une fois pour toutes et hiérarchiquement inféodées
l'une à l'autre, la Discipline s'abstenait d'en dégager ou exalter les mécanismes
essentiels, de préciser, pour chacune, sa voie particulière de rédemption. Soit
par ignorance métaphysique,
soit par vigilance abusive, la religion s'efforçait de « relier » les hommes
entre eux, de les soumettre indistinctement à la pratique sacramentelle plutôt que
de maintenir les pouvoirs intérieurs des castes qui exigeaient des relations directes
et sacrées entre les diverses industries et leur rythmes surhumains. La Foi devait
suffire à vivifier la Connaissance.
Aux
particularités rédemptrices de chaque état se substituaient des méthodes
uniformes d'édification. Les différents degrés de l'échelle
sociale durent renoncer aux secrets qui leur procuraient l'excellence d'une généalogie
divine. Redoutant de s'annexer les reliquats d'une sagesse préchrétienne, la
Théologie s'appliquait à les « profaner » en quelque sorte. Il lui répugnait de
seconder des organismes traditionnels dont elle ne détenait plus, directement,
les leviers de commande.
Le
Dogme, la Morale et le Culte, étayés de mobiles sentimentaux, se flattaient
d'offrir des garanties d'autorité suffisantes pour maintenir en leurs sphères
respectives des ouailles dûment pénétrées de l'universalisme et de l'exclusivisme
chrétien.
Un
processus de nivellement spirituel préludait à l'égalitarisme temporel.
L'influence théologique se condensait en un corps de définitions dirimantes
appliqués à bannir tout écart de point de vue, à uniformiser dans la Foi les
catégories de l'effort. Elle mettait
un obstacle implicite à cette diversité de moyens, de formules, de symboles qui
reflétait les différences naturelles de l'être et spécifiait le rôle de chaque
caste, avec ses connaissances, ses ignorances particulières, qui fortifiait
l'armature interne de la féodalité. Toute à sa lutte contre l'hétérodoxie et
les empiètements séculiers, l'Eglise, pour assurer l'oeucuménisme et la
primauté de la sagesse, rejetait dans la sphère profane des sciences sacrées
que cette exclusion allait livrer aux dogmes scientistes.
Elle perdait ainsi contact avec les cycles chevaleresques, les secrets monastiques
et artistiques, avec les fondements rituels des corporations : tout ce qui prolongeait,
en somme, les rites et valeurs rédemptrices d'une Connaissance soustraite
aux vicissitudes des âges et qui, par-delà les civilisations et les cultes, reliait
encore la tradition occidentale aux centres surhumains de l'Esprit. Sans doute l'autorité
ecclésiastique tolérait-elle tacitement l'influence de ces lointains surnaturels,
mais elle tenait, de plus en plus, à s'affirmer l'unique canal du Verbe sur la
terre. Il ne lui suffisait plus de représenter symboliquement le centre invisible
de notre monde, de n'en traduire réellement qu'un des innombrables aspects : il
lui fallait s'assurer le privilège exclusif de promulguer parmi tous les
peuples la Loi Universelle.
L'Eglise
refusa donc ses fortitudes conservatrices à des infiltrations sacrées extérieures
à son dogme mais capable de sustenter l'organisme et le sens profond des castes
qu'elle affirmait en principe nécessaire. Il résulta une scission toujours plus marquée
du Spirituel et du Temporel, une opposition de l'Esprit et de la Matière qui faisaient
de l'état chrétien un monde et en quelque sorte une caste à part. Le Ciel ne rayonnait
plus qu'indirectement sur les gestes profanes ; une chaleureuse familiarité de
l'invisible n'expliquait plus les marches quotidiennes du penseur, du nobles et
de l'artisan. L'universalisme antique s'effaçait du détail de la vie, ne gardait
plus sur l'ensemble qu'une valeur de prépondérance abstraite. Et ce relâchement
du lien sacré, cette désaffectation des plus humbles correspondances métaphysiques,
livraient une culture sacrée, désormais définie profane, aux sollicitations irrésistibles
de l'humanisme et du progrès. Le lit était fait d'une Réforme égocentrique ouverte
à la conception moderne du salut matériel, au nivellement général du savoir
sous le signe du bien-être.
Si
les ordres féodaux faillirent à leur tâche et empiétèrent sur leur domaines respectifs,
ce fut moins par désaffection religieuse que par le fait de tomber à court de leur
dignité universelle. Ils renoncèrent à leurs sources vigilantes de plénitude
avec l'usage de rites manuels et sociaux, de sciences sacrées qui
n'étaient point du ressort religieux. L'Eglise du moyen âge voulut ignorer cet
hermétisme chrétien, mystérieusement agrégé aux forces intimes de la hiérarchie
féodale. Elle fit silence autour
de ce qui la servait en silence. Elle redoutait et respectait à la fois les prolongements suprasensibles des diverses fonctions sociales qui, par-delà sa juridiction,
recouraient à des influences métaphysiques reflétées dans l'espace et le temps
par de lointaines traditions initiatiques. Mais seuls les plus profonds esprits
d'alors devinaient que leur époque pourraient se réadapter, par ces bases surhumaines,
aux lois imprescriptibles de l'univers...
Aussi
bien la Papauté trempa-t-elle à contre-coeur dans la disgrâce des Templiers,
qui personnifiaient la technique surnaturelle de la Chevalerie. La chute de
l'Ordre donnait libre cours aux rapacités profanes et portait son coup de grâce
à l'universalisme ésotérique de la Chrétienté, à cette synthèse des capacités
distinctives de l'homme, qui reliait essentiellement les cultes et les
civilisations autonomes. La connaissance symbolique de ce que chaque geste
humain recélait de divin, l'intuition de ce qui faisait
la gloire commune du conquérant et de l'artisan fit place au savoir à tout
faire.
L'Eglise
se confinait dans une tour d'ivoire théologique, les castes dans une atmosphère
de suspicion mutuelle, la hiérarchie sociale dépouillait son armature chaleureuse,
parce qu'une concordance éternelle ne rythmait plus l'ordre paisible des travaux
et des jours.
L'avènement
de la démocratie devait succéder au déclin de cette alchimie sociale qui divinisait
et répartissait les qualifications séculières. Toute distinction opératoire se trouvant
éliminée entre les êtres, il devenait légitime que le nombre fît la loi.
Les
classes supérieures, en troquant leurs fonctions spirituelles contre un
surcroît d'avantages matériels, ne faisaient qu'usurper ce qui était normalement
dévolu aux classes inférieures. Et l'on ne pouvait frustrer impunément celle-ci
de ce qui leur appartenait
en propre. Dans une période de production intensive le sceptre devait échoir à
la masse industrieuse. L'idéal interverti déifiait le volant de la machine. Le suprême
rendez-vous de l'ordre naturel, le moyeu rédempteur de tous les rayons humains
ne réagissait plus contre l'élan à la fois périphérique et chimérique, contre
le vertige d'un bien-être qui dépérit à mesure qu'il grandit. L'égalité rompait
si bien avec toute
originalité qu'on stigmatisa d'ignorance le légitime dégoût du progrès qui caractérise
les ruraux. On oubliait que nos civilisations totalitaires doivent entretenir, à
l'inverse, une ignorance métaphysique de leurs fidèles, sous peine de les voir regimber
contre le rude automatisme qui leur pèse aux épaules. Il se trouve d'ailleurs toujours
une fausse élite parmi eux pour se libérer du fardeau. La plus arbitraire inégalité
s'insinue, malgré tout, entre ceux qui « forgent » « à la chaîne » le cadre démesuré
de l'industrialisme et ceux qui s'y insèrent gratuitement. Le bonheur différé des
uns sustente le bien-être usurpé aux autres. La disproportion des sorts s'accuse
davantage à ne point traduire une inégalité de conscience nécessaire, une
répartition normale
des valeurs naturelles.
Mais
il suffit de prononcer les mots d'inégalité, de répartition, pour que s'agitent
aussitôt les fantômes révolus d'élite, de caste, de classe, envisagés comme
autant d'obstacles à s'élever les uns au-dessus des autres, puisqu'ils ne représentent
plus le moyen de se surpasser soi-même. Là encore nos critiques bourgeoises,
universitaires et même religieuses s'avèrent impuissantes à restaurer la valeur
efficiente de ces termes. Le zèle de nos récents retours à l'Esprit demeure théorique.
Il se confine dans des zones de sensibilité morale ou d'intelligence abstraite,
de plus en plus étrangère à la compénétration universelle de toute réalité. Oh
! sans doute l'idéal chrétien se réclame-t-il d'une étroite collaboration de la
chair au Grand'OEuvre du Christ. Et, toujours théoriquement, Daniel-Rops
incline à faire sien l'aphorisme de Proudhon : « Le moindre métier renferme
toute la métaphysique. » Il s'agit bien d'un retour « à des bases éternelles »
: famille, métier, patrie, propriété privée. Mais tous ces éléments n'en
demeurent pas moins en chantier, au seuil du problème à résoudre.
L'auteur
devra conclure que « La croyance en la technique rédemptrice n'est plus qu'un
thème de propagande ou une philosophie à l'usage des journaux à grand tirage (5)
». Car il ne s'agit plus là que d'une science appliquée, laïcisée, de cette technique
profane consécutive de la réserve religieuse vis-à-vis des méthodes rituelles particulières
à chaque ordre social, à chaque corporation, à chaque phase, en un mot, de
l'activité humaine.
Engagée
sur la pente savonneuse du progrès, l'Eglise oublie, comme nous, les correspondances
sacrées qu'elle tolérait, sans plus, au moyen âge. Il s'agit bien moins pour
elle de renouer les liens suprasensibles des arts et des métiers que de surveiller l'orthodoxie
des penseurs, appliqués à rejoindre les normes éternelles. Retour d'autant plus
délicat que le monde renversé où nous vivons grouille de vestiges symboliques atrophiés
ou travestis. L'apologiste chrétien les redresse à sa façon, les accorde sur des
principes polyvalents de moralité, de sensibilité, s'efforce « d'informer » le
travail d'un sens de sacrifice et de prière. Mais il manque à tout cela le
rouage secret qui déclenche automatiquement, pour ainsi dire, les énergies symboliques
de chaque état, de chaque organe de la cité humaine pour les réintégrer au «
lieu métaphysique » qu'ils occupent dans la hiérarchie divine. C'est tout le
rythme sacré d'une civilisation traditionnelle
qui demeure en suspens. Des écarts se creusent entre les hommes, d'autant plus
pénibles qu'ils sont artificiels et ne reflètent que les applications d'un même
savoir, le jeu des mêmes appétits matériels qu'on facilite aux uns et qu'on refuse
aux autres parce qu'il y a trop de monde à table. Les brevets de dignité, de supériorité
que se confèrent les sciences pures et les arts académiques ne sont que des privilèges
usurpés sur les attributions d'un prolétariat frustré, en pratique, de tout ce qui
devrait concourir à lui rendre son égalité d'âme. Les différences entre les natures
n'étant plus respectées, l'ordre des réalisations surnaturelles propres à
chaque catégorie fait place à une disproportion devenue flagrante depuis qu'il
s'agit du partage équitable entre tous d'un même travail et de mêmes loisirs dépouillés
de toute information divine, de toute joie intérieure, de toute fin surhumaine
!
Ce
fut à la séparation du spirituel et du temporel, à leur état de tension
chronique qu'il faut sans doute attribuer la tendance de l'Eglise à laïciser
l'état social, à livrer ses démarches à l'élan dispersif des énergies
terrestres. La discipline du bord lui importait davantage que de parer aux
fissures de la barque. C'était pourtant la cale qu'il fallait visiter aux lumières,
les détails de l'infrastructure. Pour maintenir une atmosphère surnaturelle,
l'influence sacrée détenue par le christianisme devait déborder techniquement
sur
les rouages sociaux, les lubrifier, orienter leurs rythmes profonds dans le
sens de leur cause transcendante. C'était aux activités humaines que l'autorité
ecclésiastique devait adapter les plus vulgaires similitudes du symbolisme
plutôt que d'y chercher des thèmes d'édification et de sensibilité. Le travail
devenait alors rédemption effective : il cessait d'être punition ou injustice.
Le travailleur transformait en rite sacré la moindre retouche portée au monde
matériel, si bien que le domaine de l'Esprit n'avait plus à réagir comme une
sphère péremptoire exigeant de tous une obéissance et une foi identiques. Grâce
au symbolisme de la Croix, l'Eglise pouvait populariser et spécifier les
concordances professionnelles et éternelles,
les proportionner aux moyens et aux fins des castes, faire de chaque fonction
des degrés supérieurs. Les classes devenaient satellite de l'Unité, au lieu de jouer
les annexes, plus ou moins honorifiques, de la société. Une sainte et bienheureuse
ignorance permettait aux capacités humaine de n'ambitionner que leur mesure
essentielle. On supprimait les divergences, les impatiences en accusant les différences
au lieu de les aplanir : de sorte que les voies spirituelles, mises à portée de
chacun, se conciliaient normalement, malgré les antithèses d'un milieu divisé
contre lui-même.
Tout
ceci supposait une adaptation des modalités transitoires à l'immuable, un
recours directs des effets sensibles à leur causes suprasensibles. Loin de syncrétiser
les aptitudes héréditaires, il fallait les synthétiser sur leur plan
d'origine pour reconnaître leur
bien-fondé surhumain, l'unité qu'elles reflètent dans la pluralité.
Requérir
de tous les hommes leur soumission à une seule autorité visible les réduisait,
par force, à son point de vue particulier. C'était mettre obstacles aux aspects
innombrables de la Doctrine et restreindre d'autant cette universalité qui
seule harmonisait les différences des individus, des fonctions et des races.
Le
point de vue particulier de l'Eglise semble se borner à un art hiératique ou
sacerdotal développé par une Théologie toute d'apostolat et d'autorité.
C'est ce qui affirma, au cours des siècles, sa tendance à convertir en oecuménisme
doctrinal la suprématie
de ses origines surnaturelles. Son « moteur immobile » devenait, par ses soins,
visible et agissant. Par définition, le catholicisme s'arrogeait le pouvoir d'annexer
tous les peuples de la Terre, de même qu'il devait absorber, en Occident, toutes
les branches du domaine sacré. Le virtuel se faisait actuel, car au cours des luttes
contre l'Empire s'accentuait la périlleuse scission du profane. L'Art Royal,
privilège de la caste conquérante, tombait d'autorité dans la sphère temporelle
pour autant qu'il n'incombait pas à l'Art Sacerdotal. Il en fut de même pour
les « arts libéraux », comme la musique ou la mathématique, ou d'exécution
manuelle, comme la peinture et la sculpture, avec la série artisanale toute
entière. Dans une société traditionnellement conçue, celle-ci devait comprendre
toutes les modalités de l'effort humain, dont la distinction porte « sur la
forme et sa richesse et non sur le contenu et le style. » L'atmosphère sacrée
devait se maintenir dans tout l'organisme des peuples sous couvert de sciences
initiatiques propageant les notions de nombre et de rythme divins
compatibles avec chaque degré d'intelligence, avec chaque fonction opératoire dont
les adeptes se transmettaient oralement les valeurs spirituelles, les rites qui véhiculent
les influences efficaces...
La
néo-scolastique semble s'être avisée, trop tard, de propager ces notions que négligea,
plus ou moins volontairement le moyen âge. Rompue depuis des siècles, la transmission
rituelle des arts ne saurait revivre dans un ordre social « profané ».
Nos
efforts de spiritualisation demeurent donc théoriques sur le plan artisanal,
plus encore que sur le plans sacerdotal où le rite se perpétue avec la prêtrise...
A
l'heure de son apogée spirituelle, l'Eglise d'Occident s'abstint de coopérer à
ces lueurs d'au-delà qui vivifiaient directement la chevalerie et les métiers,
grâce aux cycles légendaires préchrétiens, aux influences recueillies en Terre
Sainte, à d'occultes transferts individuels de l'Est à l'Ouest. La Théologie
était tenue de suspecter des initiations régulières, des rites d'autant plus
difficiles à subalterner qu'ils se révélaient extra-religieux, s'appuyaient sur
des connaissances immémoriales, imposaient aux castes des empreintes sacrées
autres que les sacrements et prêtaient à confusion avec les tentatives cathares
où l'Eglise ne voulait voir que de vulgaires hérésies.
L'Islam
fit une part plus large à l'universalisme traditionnel. Il sut tolérer, avec
les ordres initiatiques du soufisme, cet élément de surhumaine transmission qui
reliait directement et hiérarchiquement le visible et l'invisible. Mais l'élan
parallèle d'ésotérisme amorcé par saint Bernard au sein des grands monastère
contemplatifs et que Maître Eckhart songeait à développer, fut vite réprimé par
Rome. Depuis lors, le centre métaphysique se voilà pour la chrétienté.
Il
semble aussi que l'Eglise Orthodoxe, voisine de l'Orient, ait conservé plus vivante
cette passion rédemptrice de l'être qui garde au tréfonds de la mémoire
populaire les traces d'une sagesse disparue. Bienheureux les simples de coeur !
Il faut rejoindre, par-delà les orgueils de nos aristocraties littéraires, l'ambiance
paisible de la grande égalité spirituelle, pour saisir l'éminente dignité
divine et humaine de l'insulaire Grec capable de préluder encore à son travail
par l'invocation suivante :
Au
nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je sème ces champs pour que mangent tous
les étrangers, les passants et les oiseaux du Ciel et que je reçoive moi aussi
le fruit de ma peine.
NOTES
(1)
Daniel Rops : Ce qui meurt et ce qui naît, p. 169.
(2)
J. Maritain : Science et Sagesse, p. 29.
(3)
Daniel Rops : Ce qui meurt et ce qui naît, p.147
(4)
L'art stratégique, par exemple, fut délaissé par la tradition chrétienne dès le
haut
moyen
âge.
(5) Ce qui meurt et ce qui naît, p. 165.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire