vendredi 1 novembre 2013

Le rituel de la Shâdhiliyya à Tunis - Ismail Warscheid


 

                 Vue sur le lac de Tunis à partir de la zaouïa de Sidi Belhassen Chedly - 1846
 
 
Journées Doctorales des étudiants du Centre d’Histoire Sociale de l’Islam Méditerranéen (CHSIM), Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)

Jeudi 07 Juin 2007, 96 Bd Raspail, 75006 Paris, Salle Maurice et Denys Lombard

Les confréries soufies au XXIème siècle. Du Maghreb à l’Extrême Orient

Les confréries soufies à travers le rituel : permanences, transformations, réaffirmation des pratiques et des discours

Le rituel de la Shâdhiliyya à Tunis

Ismail Warscheid

Nombreuses sont les confréries soufies dans le monde arabo-musulman, et particulièrement au Maghreb, qui se réclament de l’enseignement du grand saint d’origine marocaine, Abu’l-Hassan al-Shadhili (m. 656/1258). On pourrait presque dire que toutes les grandes turuq au Maghreb, d’une manière ou d’une autre, retracent leur généalogie spirituelle (silsila al-baraka) à ce saint médiéval du XIIIe siècle.1 La Tunisie n’y fait pas exception. Sa capitale présente toutefois le cas particulier d’une branche shadhilite qui, contrairement aux autres branches comme la Derqawiyya-Shadhiliyya ou la Jazouliyya Shadhiliyya, se réclame directement du saint fondateur sans aucun saint intermédiaire.

Les dignitaires de la Shadhiliyya tunisoise sont souvent issus des élites traditionnelles de la société citadine. À Tunis, les maîtres de la Shadhiliyya au XIXe siècle, l’époque sur laquelle je travaille essentiellement, ont tous fait leurs études à la Zitouna et occupent des postes supérieurs dans l’establishment religieux de la ville. Le cheikh Abu Hafs al-Haj ‘Omar ben Mouaddib (m. 1293/1829), fondateur de la maison des Belhassan qui détient la mashā’ikha de la Shadhiliyya tunisoise jusqu’à aujourd’hui, est nommé par exemple deuxième Imam de la Zitouna en 1819 sur l’ordre de Mahmud Bey (1814-1824).2 Comme nous allons voir, un tel profil de confrérie de lettrés citadins a un impact considérable sur la nature du rituel de la confrérie. Je tiens pourtant à préciser que ce profil est valable pour le cas de la Shadhiliyya tunisoise et ne s’applique pas forcement à toutes les confréries maghrébines se réclamant d’al-Shadhili. Leur association collective à l’image d’une confrérie de lettrés constitue, à mon avis, un cliché de l’époque coloniale.

De mi-juin à début septembre, le sanctuaire principal de la Shadhiliyya au cimetière Jellaz de Tunis devient pendant quatorze jeudis le centre de la vie religieuse traditionnelle.

Dès l’après-midi, la partie du sanctuaire qui se situe sur la colline du cimetière, le Maqam, est investi par des centaines de visiteurs qui participent, à des degrés divers, aux cérémonies shadilites durant jusqu’à l’aube. Ces cérémonies, appelées dans le parler tunisois jama’a (les semaines) ou ‘arba’tash (les quatorze), constituent sans doute l’aspect le plus visible et le plus connu de la tariqa dans le paysage religieux de la capitale.

Elles s’insèrent dans un calendrier liturgique couvrant actuellement, selon mes informations, la période de février jusqu’au début de l’automne. En printemps, la cérémonie du jeudi se déroule dans le sanctuaire de Sidi ‘Ali Hattab à l’extérieur de la ville qui, selon la tradition a été le premier disciple d’al-Shadhili à Tunis. Bien que la liturgie récitée diverge au niveau du texte et du mode musical dans certaines parties de celle utilisée à Sidi bel Hassan, la réunion se déroule toutefois dans le cadre organisationnel de la Shadhiliyya tunisoise. Le public est aussi plus ou moins le même. Une ou deux fois pendant cette période, le grand cheikh de la Shadhiliyya, fait une visite officielle à Sidi Hattab et participe à la cérémonie montrant ainsi symboliquement le lien étroit entre les deux sanctuaires. C’est d’ailleurs également lui qui nomme formellement le cheikh du sanctuaire.3

À la fin du mois de mai, une grande procession rituelle, kharja’a, clôt la période de Sidi ‘Ali Hattab et inaugure celle de Sidi bel Hassan au cimetière. Du cadre rural où vécut le disciple, le sacré semble être transporté symboliquement vers la ville, siège du maître. Mi-septembre, les cérémonies shadhilites du jeudi se terminent par une grande kharja’a à Sidi Bou Said pour ne reprendre que l’année prochaine. Après la campagne et la ville, le rituel atteint la mer, regroupant ainsi les trois aspects principaux de la géographie tunisoise. Dans une communication personnelle en août 2005, le cheikh de Sidi ‘Ali Hattab, M. Z. Jied, m’a précisé que dans le passé, les cérémonies de Sidi ‘Ali Hattab ont recommencé directement après la fin de la kharja’a de Sidi Bou Sa’id. Il existait donc une complémentarité rituelle directe entre le cimetière et la campagne qui est aujourd’hui quelque peu cassée par les contraintes de la vie moderne.

La grande cérémonie estivale du jeudi au Maqam d’al-Shadhili existe au moins depuis la fin du XIXe siècle puisque Muhammad Al-Hasha’ishi, un magistrat tunisien de la deuxième moitié du XXe siècle, nous rapporte qu’à son époque elle était déjà très fréquentée par les tunisois.4 À mon avis, c’est au cours du XIXe siècle que la cérémonie prend la forme qu’elle a gardé jusqu’à aujourd’hui. À cette époque s’effectue également une vaste rénovation du sanctuaire sur l’ordre du ministre Mustafa Khaznadar. Lors de mes visites sur le terrain entre 2004 et 2006, le rituel du jeudi était encore très présent dans la vie religieuse de la capitale, animé notamment par les membres des grandes familles bourgeoises traditionnelles (baldi).5 Notamment à la fin d’après-midi, le sanctuaire et ses abords sont investis par des centaines de visiteurs, qu’ils soient shadhilites ou non. À l’extérieur du sanctuaire, l’ambiance est plutôt festive. Profitant de la fraîcheur du soir, on s’assoit au café, juste à côté de l’entrée du Maqam, pour discuter et admirer la belle vue sur le lac de Tunis.

À l’intérieur du sanctuaire, la cérémonie débute à partir de la prière d’après-midi. Dans un premier temps, les membres d’une des confréries traditionnelles de Tunis, comme la Sulamiyya ou la ‘Aisawiyya, invités par les Shadhilites, récitent les textes liturgiques (awrād sg. wird) de leur tariqa. Cela indique d’une part un sentiment de solidarité entre les différentes confréries étant donné que leurs membres sont souvent issus du même milieu social; d’autre part, le fait que les autres confréries viennent présenter leurs hommages à al-Shadhili, démontre la place particulière de la tariqa dans le paysage religieux tunisois.

Juste avant la prière du coucher de soleil, les Shadhilites commencent à se réunir. On accomplit la prière dans la cour du Maqam et récite quelques invocations. Après ceci, un certain nombre d’adeptes se retire dans la salle de prière afin de dîner. Un quart d’heure avant la dernière prière canonique, les munshidin, les chanteurs réciteurs de la confrérie, entonnent une série de chants panégyriques en honneur du prophète. Le maître actuel de la tariqa, M. Hassan Belhassan, m’a d’ailleurs affirmé que la forme musicale de ces chants est propre à la Shadhiliyya tunisoise.

Le véritable rituel shadhilite débute à partir du salāt al-‘ishā, la prière de nuit, et se termine vers l’aube. Il se laisse diviser en trois parties principales : d’abord on récite sept parties du Quran (ahzāb sg. hizb), puis on continue par l’intonation des ahzāb d’al-Shadhili et on termine par une séance de dhikr collectif. Les deux première parties se déroulent dans la cour du Maqam tandis que la dernière, le dhikr, a lieu dans une petite salle, à côté de la salle de prière. Ces trois parties paraissent moins comme l’enchainement des différentes étapes consécutives d’un rituel, que comme trois modules liturgiques complémentaires mais au fond indépendants. Cet aspect est souligné par le fait que chaque partie est dirigé par un autre dignitaire de la confrérie : un shaykh al-qura’ préside la récitation du Coran et le dhikr collectif est dirigé par un shaykh al-dhikr. La récitation des ahzāb est animée par le grand cheikh lui-même qui s’assoit devant le Mihrab, entouré par les membres les plus anciens de la tariqa. Cette récitation des ahzāb constitue l’essentiel du rituel shadhilite, rassemblant le plus grand nombre de fidèles dans la cour du Maqam. Les différentes prières du maître al-Shadhili sont également étroitement associées au caractère cyclique des quatorze jeudis. Chaque jeudi on récite un autre hizb selon un ordre fixe. Il est frappant de voir que la plupart des participants connaissent ces textes, pourtant très longs, parfaitement par coeur. Certains sont totalement submergés par la récitation et portés par leurs émotions bien que la cérémonie se déroule dans une grande sobriété qui ne tolère aucun débordement extatique.

Après la fin de la récitation des ahzāb, qui dure environ une heure et demi, le cheikh se rend dans la chambre où se déroulera le dhikr. Les participants lui suivent afin de le saluer et de recevoir sa bénédiction. Puis, la grande majorité des participants, y compris le cheikh lui-même, rentre chez soi. Il reste environ une quarantaine de personnes pour exécuter le rituel du dhikr. Après une pause d’un quart d’heure, les dhākirūn, vêtus dans les habits traditionnels de la tariqa, entrent dans la chambre. On éteint la lumière et le rituel d’invocation débute. Formant deux colonnes, les participants invoquent d’une manière très rythmique le nom de Dieu, Allah, puis celui de son essence, selon la tradition soufie classique, huwa, lui.6 Le rituel consiste en plusieurs cycles d’invocation qui durent jusqu’à la prière de l’aube. Comme c’est le cas dans la plupart des rituels du dhikr dans le monde arabo-musulman, on trouve au centre de chaque cycle un processus de crescendo dans l’invocation du nom divin, qui est censé induire le ravissement mystique, le hāl. On débute par une invocation très lente qui s’accélère pour devenir frénétique. Ensuite, le cheikh du dhikr restaure le calme et laisse débuter un nouveau cycle d’invocation. La cérémonie se clôt par un repas rituel en commun qui consiste d’olives noires, du pain et de l’eau, consacrés par des prières. Ces aliments ont constitué, selon la tradition, la nourriture d’al-Shadhili et de ses quarante compagnons à Tunis.

Le rituel du jeudi se démarque par son caractère tripartite. Même si les trois parties sont complémentaires et conformes aux caractéristiques des rituels soufis dans le monde arabe (récitation du Quran, récitation des litanies de l’ordre, dhikr collectif), elles constituent néanmoins des modules indépendants qui sont fréquentés d’une manière très inégale. Durant la récitation des ahzāb, des centaines de fidèles se pressent dans la petite cour du Maqam tandis que la séance du dhikr est seulement animée par un groupe relativement restreint. Cette division du rituel est d’une certaine manière voulue par les dignitaires de la confrérie. Ainsi mon informant principal, le cheikh de Sidi ‘Ali Hattab, m’a indiqué que le néophyte, quand il entre dans la tariqa, choisit dans laquelle des trois parties il veut s’engager.7

Le rituel shadhilite à Tunis reflète une piété savante qui se méfie des débordements extatiques, qui met en avant l’idéal d’une moralité exemplaire et qui tire ses références des sources scripturaires de l’islam. Il n’est pas un hasard que la lecture des ahzāb, composés des versets coraniques et des prières issues de la tradition du ‘ilm islamique, constitue l’essence du rituel shadhilite à Tunis.

Pourtant, les réunions officielles de la tariqa ne sont pas réservées à des initiés shadhilites versés dans les sciences islamiques traditionnelles, bien au contraire elles sont fréquentées par toutes les couches sociales de la ville. En dehors des cérémonies collectives, les sanctuaires shadhilites font en plus objet d’une dévotion populaire qui cherche plutôt le miraculeux. Cette dévotion populaire insère les sanctuaires shadhilites dans tout en ensemble de légendes et de croyances, mais je n’ai malheureusement pas le temps d’en parler. À mon avis, on pourrait voir le rituel shadhilite comme un point de rencontre entre deux styles religieux différents qui sont habituellement présentés comme s’opposant mutuellement, la piété des lettrés traditionnels et la dévotion populaire. Il faut toutefois préciser que, à ma connaissance, le noyau dur des shadhilites autour du cheikh est néanmoins composé des personnes issues des familles baldis. Une des hypothèses de mon projet de recherche sur la Shadhiliyya tunisoise est précisément que cet enracinement de la tariqa dans la vie religieuse publique de la ville ne date pas du Moyen Age tardif lorsqu’al-Shadhili a séjourné dans la ville, mais a lieu au cours du XIXe siècle, s’insérant dans un vaste processus d’institutionnalisation du soufisme tunisien. Il me paraît qu’à cette époque les adeptes de la Shadhiliyya, dont une grande partie est issue des milieux zitouniens, procèdent à une ouverture de leurs rituels au grand public. À mon avis, les quatorze jeudis de l’été sont l’exemple principal de cette ouverture qui rapproche une culture soufie savante aux formes d’une religiosité populaire. Ce sont évidemment des hypothèses que j’espère expliciter et affiner au cours de ma recherche.

Pour conclure, on peut dire que le rituel shadhilite fournit donc un cadre rituel, temporel et spatial dans lequel se déploient à la fois les formes d’une religiosité populaire et savante. Comme souvent au Maghreb, la distinction entre cérémonie soufie à proprement parler et dévotions islamiques ordinaires, n’est pas nette et dépend largement de l’attitude individuelle du visiteur. La grande fréquentation des sanctuaires shadhilites par presque toutes les couches sociales montre que pour une grande partie de la population tunisoise, les formes de religiosité et de sociabilité rendues possibles dans le cadre confrérique demeurent encore largement pertinentes et sont même, à un certain degré, soutenues par l’Etat.

 
 
 

1 Sur la Shadhiliyya voir GEOFFROY, Eric (dir.), Une voie soufie dans le monde: la Shadhiliyya, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005.

2 SANUSI, Muhammad ben Othman, Musāmarāt al- tharīf bi husn al-ta’rīf, Beyrouth, Dar al-Gharb al-Islami, 1994, (1880), tome 2, p. 206.

3 Information orale en août 2005 de M. Zouhair Jied, cheikh de Sidi Ali Hattab depuis 2005.

4 AL-HASHA’ISHI, op. cit., p. 58.

5 Nous aimerions ajouter que le cinéaste tunisien Mahmoud ben Mahmoud, issue lui-même d’une famille de Shadhilites, montre dans son film Les mille et une voix : terres et voix de l’Islam (2001) le rituel de la Shadhiliyya à Tunis.

6 Cf. Ibn ‘Ata illah

7 Information orale en avril 2006.

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