vendredi 22 novembre 2013

Les "influences errantes" - René Guénon


 

 
 
 
 
Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013

 
 
 
VI « LES INFLUENCES ERRANTES »1
 
En traitant des éléments divers qui produisent les phénomènes que les spirites attribuent à ce qu’ils appellent des « esprits », nous avons fait allusion à ces forces subtiles que les taoïstes chinois appellent « influences errantes ». Nous allons donner là-dessus quelques explications complémentaires, pour écarter la confusion dans laquelle tombent trop facilement ceux – malheureusement nombreux à notre époque – qui connaissent les sciences modernes de l’Europe plus que les connaissances anciennes de l’Orient.
 
[1] Traduction en français, revue et corrigée par René Guénon, de son article original en arabe intitulé Al-Quwâ as Sâbihah, signé de son nom islamique Abdel-Wahed Yahya, et publié à l’origine dans la revue Al-Ma’rifah (La Connaissance), n° 7, nov. 1931. Cet article fut publié pour la première fois en français dans les Études Traditionnelles, nº de mars-avril 1962. Repris dans l’ouvrage Un soufi d’Occident, René Guénon (Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ), Abd-al-Halîm Mahmûd, GEBO / Albouraq, 2007, p. 107. [N.d.É.]
 

Nous avons fait remarquer que les influences dont il s’agit ici, étant de nature psychique, sont plus subtiles que les forces du monde sensible ou corporel. Il convient donc de ne pas les confondre avec celles-ci, même si certains de leurs effets sont similaires. Cette ressemblance pourrait surtout faire assimiler ces forces à celles de l’électricité ; elle s’explique simplement par l’analogie des lois qui régissent les divers états et les divers mondes, par la correspondance grâce à laquelle se réalisent l’ordre et l’harmonie de tous les degrés de l’Existence.
Ces « influences errantes » comprennent des variétés très distinctes les unes des autres. Certes, nous trouvons aussi dans le monde sensible des influences très variées ; mais dans le monde psychique les choses sont beaucoup plus complexes encore, par là même que le domaine psychique est beaucoup moins restreint que le domaine sensible.
Cette appellation générale d’« influences errantes » s’applique à toutes les énergies non individualisées, c’est-à-dire toutes celles qui agissent dans le milieu cosmique sans entrer dans la constitution d’un être défini quelconque. Dans certains cas, ces forces sont telles par leur nature même ; dans d’autres cas, elles dérivent d’éléments psychiques désintégrés, provenant d’anciens organismes vivants et particulièrement d’êtres humains, comme nous l’avons dit dans notre précédent article1.

En réalité, il s’agit là d’un certain ordre de forces naturelles qui ont leurs lois propres et qui ne peuvent pas plus échapper à ces lois que les autres forces naturelles. S’il semble le plus souvent que les effets de ces forces se manifestent d’une façon capricieuse et incohérente, cela n’est dû qu’à l’ignorance des lois qui les régissent. Il suffit, par exemple, d’envisager les effets de la foudre qui ne le cèdent pas en étrangeté à ceux des forces dont nous parlons, pour comprendre qu’il n’y a réellement là rien d’extraordinaire. Et ceux qui connaissent les lois de ces forces subtiles peuvent les capter et les utiliser comme les autres forces.
Ici il importe de distinguer deux cas à l’égard de la direction de ces forces et de leur utilisation. On peut arriver à ce résultat, soit à l’aide d’intermédiaires faisant partie du monde subtil, tels que les êtres connus sous le nom de djinns, soit à l’aide d’êtres humains vivants, qui naturellement possèdent aussi les états correspondant au monde subtil, ce qui leur permet d’y exercer également une action. Les êtres qui dirigent ainsi ces forces par leur volonté – qu’ils soient hommes ou djinns – leur donnent une sorte d’individualité factice et temporaire qui n’est que le reflet de leur individualité propre et comme une ombre de cette dernière. Mais il advient fréquemment aussi que ces mêmes forces soient attirées inconsciemment par des êtres qui en ignorent les lois, mais qui y sont prédisposés par des particularités naturelles, comme par exemple les personnes que l’on est convenu de nommer aujourd’hui « médiums ».

Ceux-ci prêtent aux forces avec lesquelles ils entrent ainsi en relation une apparence d’individualité, mais au détriment de l’intégrité de leurs propres états psychiques qui subissent de ce fait un déséquilibre pouvant aller jusqu’à une désintégration partielle de l’individualité.
Il y a une remarque très importante à faire sur ce genre de captation inconsciente ou involontaire, où l’être est à la merci des forces extérieures au lieu de les diriger.

[1] Il s’agit d’un article en arabe intitulé « le néo-spiritualisme et ses erreurs » (Ar-Rûhâniyyatu-l-hâdithah wa khat’u-hâ), signé Abdel-Wahed-Yahya, et paru dans la revue Al-Ma’rifah, n° 3, juil. 1931. On reconnaîtra là la transposition du titre français l’Erreur Spirite. [N.d.É.]

Une telle attraction peut être exercée sur ces forces, non seulement par des êtres humains ou médiums comme il vient d’être dit, mais aussi à travers d’autres êtres vivants et même des objets inanimés, ou parfois par des lieux déterminés où elles viennent se concentrer de façon à produire des phénomènes assez singuliers. Ces êtres ou ces objets jouent – s’il nous est permis d’employer un terme impropre mais justifié par l’analogie avec les lois des forces physiques – un rôle de « condensateurs ». Cette condensation peut s’effectuer spontanément ; mais, d’autre part, il est possible à ceux qui connaissent les lois de ces forces subtiles, de les fixer par certains procédés, en prenant pour support certaines substances ou certains objets dont la nature est déterminée par le résultat qu’on veut en obtenir. Inversement, il est possible aussi à ces personnages de dissoudre les agglomérations de force subtile, qu’elles aient été formées volontairement par eux ou par d’autres, ou qu’elles se soient constituées spontanément. À cet égard, le pouvoir des pointes métalliques a été connu de tout temps, et il y a là une analogie remarquable avec les phénomènes électriques. Il arrive même que, lorsqu’on frappe avec une pointe le point précis où se trouve ce que l’on pourrait appeler le « nœud » de la condensation, il en jaillit des étincelles. Si, ainsi qu’il arrive souvent, cette condensation avait été produite par un sorcier, celui-ci peut être blessé ou tué par la réaction de ce coup, à quelque distance qu’il se trouve. De tels phénomènes ont été observés en tous temps et en tous lieux.
On peut comprendre les deux opérations ci-dessus mentionnées de « condensation » et de « dissolution » par leur analogie avec certains cas où l’on met en œuvre des forces d’un ordre plus ou moins différent, comme en alchimie, car elles se rapportent en dernier ressort à des lois très générales, bien connues de la science antique, plus particulièrement en Orient, mais, à ce qu’il semble, totalement inconnues des modernes.

C’est dans l’intervalle compris entre ces deux phases extrêmes de « condensation » et de « dissolution », que celui qui a capté les forces subtiles peut leur prêter cette sorte de conscience qui leur donne une individualité apparente capable d’induire en erreur l’observateur jusqu’à lui persuader qu’il a affaire à des êtres véritables.
La possibilité de « condenser » les forces sur des supports de nature très diverse, et d’en obtenir des résultats d’apparence exceptionnelle et surprenante, montre l’erreur des modernes quand ils soutiennent que la présence d’un « médium » humain est indispensable.

Remarquons ici qu’avant le spiritisme, l’emploi d’un être humain comme « condensateur » était exclusivement le fait de sorciers de l’ordre le plus inférieur, en raison des graves dangers qu’il présente pour cet être.

 Nous ajouterons à ce qui précède que, outre le mode d’action dont nous venons de parler, il en existe un autre tout différent, reposant sur la condensation des forces subtiles, non plus sur des êtres ou des objets étrangers à l’individu qui accomplit ce travail, mais sur cet individu lui-même, de façon à lui permettre de les utiliser à volonté et à lui donner ainsi une possibilité permanente de produire certains phénomènes. L’usage de cette méthode est surtout répandu dans l’Inde, mais il convient de dire que ceux qui s’appliquent à produire des phénomènes extraordinaires par ce procédé aussi bien que par tout autre de ceux qui ont été énumérés ci-dessus, ne méritent point l’intérêt que certains leur accordent. En réalité, ce sont des gens dont le développement intérieur s’est arrêté à un certain stade pour une raison quelconque, au point qu’il ne leur est plus possible de le dépasser, ni, par conséquent, d’appliquer leur activité à des choses d’un ordre plus élevé.

À la vérité, la connaissance complète des lois qui permettent à l’être humain de diriger les forces subtiles a toujours été réservée à un nombre très restreint d’individus, par suite du danger qui résulterait de leur usage généralisé parmi des gens malintentionnés.

Il existe en Chine un traité très répandu sur les « influences errantes »1. Cependant, ce traité n’envisage qu’une application très spéciale de ces forces à l’origine des maladies et à leur traitement ; tout le reste n’a jamais fait l’objet que d’un enseignement oral.

D’ailleurs, ceux qui connaissent les lois de ces « influences errantes » de façon complète, se contentent habituellement de cette connaissance et se désintéressent complètement de l’application ou de l’utilisation pratique de ces forces subtiles. Ils se refusent à provoquer le moindre phénomène pour étonner les autres ou satisfaire leur curiosité. Et si d’aventure, ils se voient contraints à produire certains phénomènes – pour des motifs totalement différents de ceux dont il est parlé ci-dessus et dans des circonstances spéciales – ils le font à l’aide de méthodes entièrement différentes et en utilisant à ces fins des forces d’un autre ordre, même si les résultats paraissent extérieurement semblables.


[1] Il s’agit du Traité des Influences errantes de Quang-Dzu traduit par Matgioi et inclus dans la première édition de sa Voie Rationnelle, mais retiré de la deuxième édition. [N.d.É.]

En effet, s’il existe une analogie entre les forces sensibles telles que l’électricité et les forces psychiques ou subtiles, il en existe une également entre ces dernières et des forces spirituelles qui peuvent, par exemple, agir également en se concentrant sur certains objets ou en certains lieux déterminés. Il est possible aussi, d’autre part, que des forces si différentes dans leur nature produisent des effets en apparence similaires. Ces ressemblances toutes superficielles sont la source d’erreurs et de confusions fréquentes, que ne peuvent éviter ceux qui s’en tiennent à la constatation des phénomènes. C’est ainsi qu’il est possible à de vulgaires sorciers, au moins jusqu’à un certain point, d’imiter quelques faits miraculeux. En dépit d’une ressemblance purement apparente quant aux résultats, il n’existe évidemment rien de commun entre les causes qui, dans les deux cas, sont totalement différentes les unes des autres.
Il ne rentre pas dans le cadre de notre sujet de traiter de l’action des forces spirituelles. Néanmoins, de ce qui précède, nous pouvons tirer la conclusion suivante : les seuls phénomènes ne sauraient constituer un critère ou une preuve à l’appui de quoi que ce soit, ni en aucune façon établir la vérité d’une théorie quelconque. D’ailleurs, les mêmes phénomènes doivent souvent être expliqués de façons différentes suivant les cas et il est bien rare qu’il n’y ait, pour des phénomènes donnés, qu’une seule explication possible.

Pour finir, nous dirons qu’une science véritable ne peut être constituée qu’en partant d’en haut, c’est-à-dire de principes, pour les appliquer aux faits qui n’en sont que des conséquences plus ou moins éloignées. Cette attitude est aux antipodes de celle de la science occidentale moderne, qui veut partir des phénomènes sensibles pour en déduire des lois générales, comme si le « plus » pouvait sortir du « moins », comme si l’inférieur pouvait contenir le supérieur, comme si la matière pouvait mesurer et limiter l’esprit.

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