samedi 16 novembre 2013

Les conditions de l’existence corporelle - René Guénon




 

 

 

Mélanges, René Guénon, éd. Gallimard, 1976
Chapitre IV - 
Les conditions de l’existence corporelle 

[*] Publié dans la revue La Gnose, n° de janvier 1912

D’après le Sânkhya de Kapila, il existe cinq tanmâtras ou essences élémentaires, perceptibles (ou plutôt « conceptibles ») idéalement, mais incompréhensibles et insaisissables sous un mode quelconque de la manifestation universelle, parce que non manifestées elles-mêmes ; pour cette même raison, il est impossible de leur attribuer des dénominations particulières, car elles ne peuvent être définies par aucune représentation formelle1. Cestanmâtras sont les principes potentiels, ou, pour employer une expression qui rappelle la doctrine de Platon, les « idées-archétypes » des cinq éléments du monde matériel physique, ainsi, bien entendu, que d’une indéfinité d’autres modalités de l’existence manifestée, correspondant analogiquement à ces éléments dans les degrés multiples de cette existence ; et, selon la même correspondance, ces idées principielles impliquent aussi en puissance, respectivement, les cinq conditions dont les combinaisons constituent les délimitations de cette possibilité particulière de manifestation que nous appelons l’existence corporelle. Ainsi, les cinq tanmâtras ou idées principielles sont les éléments « essentiels », causes primordiales des cinq éléments « substantiels » de la manifestation physique, qui n’en sont que des déterminations particulières, des modifications extérieures. Sous cette modalité physique, ils s’expriment dans les cinq conditions selon lesquelles se formulent les lois de l’existence corporelle2 ; la loi, intermédiaire entre le principe et la conséquence, traduit la relation de la cause à l’effet (relation dans laquelle on peut regarder la cause comme active et l’effet comme passif), ou de l’essence à la substance, considérées comme l’א et le ח, les deux points extrêmes de la modalité de manifestation que l’on envisage (et qui, dans l’universalité de leur extension, le sont de même pour chaque modalité). Mais ni l’essence ni la substance n’appartiennent en elles-mêmes au domaine de cette manifestation, pas plus que les deux extrémités de l’Yn-yang ne sont contenues dans le plan de la courbe cyclique ; elles sont de part et d’autre de ce plan, et c’est pourquoi, en réalité, la courbe de l’existence n’est jamais fermée.

     Les cinq éléments du monde physique3 sont, comme on le sait, l’Éther (Âkâsha), l’Air (Vâyu), le Feu (Téjas), l’Eau (Apa), et la Terre (Prithvî) ; l’ordre dans lequel ils sont énumérés est celui de leur développement, conformément à l’enseignement du Véda4. On a souvent voulu assimiler les éléments aux différents états ou degrés de condensation de la matière physique, se produisant à partir de l’Éther primordial homogène, qui remplit toute l’étendue, unissant ainsi entre elles toutes les parties du monde corporel ; à ce point de vue, on fait correspondre, en allant du plus dense au plus subtil, c’est-à-dire dans l’ordre inverse de celui de leur différenciation, la Terre à l’état solide, l’Eau à l’état liquide, l’Air à l’état gazeux, et le Feu à un état encore plus raréfié, assez semblable à l’« état radiant » récemment découvert par les physiciens et actuellement étudié par eux, à l’aide de leurs méthodes spéciales d’observation et d’expérimentation. Ce point de vue renferme assurément une part de vérité, mais il est trop systématique, c’est-à-dire trop étroitement particularisé, et l’ordre qu’il établit dans les éléments diffère du précédent sur un point, car il place le Feu avant l’Air et immédiatement après l’Éther, comme s’il était le premier élément se différenciant au sein de ce milieu cosmique originel. Au contraire, d’après l’enseignement conforme à la doctrine orthodoxe, c’est l’Air qui est ce premier élément et cet Air, élément neutre (ne contenant qu’en puissance la dualité active-passive), produit en lui-même, en se différenciant par polarisation (faisant passer cette dualité de la puissance à l’acte), le Feu, élément actif, et l’Eau, élément passif (on pourrait dire « réactif », c’est-à-dire agissant en mode réfléchi, corrélativement à l’action en mode spontané de l’élément complémentaire), dont l’action et réaction réciproque donne naissance (par une sorte de cristallisation ou de précipitation résiduelle) à la Terre, « élément terminant et final » de la manifestation corporelle. Nous pourrions considérer plus justement les éléments comme différentes modalités vibratoires de la matière physique, modalités sous lesquelles elle se rend perceptible successivement (en succession purement logique, bien entendu5) à chacun des sens de notre individualité corporelle ; d’ailleurs, tout ceci sera suffisamment expliqué et justifié par les considérations que nous allons avoir à exposer dans la suite de cette étude.

     Nous devons, avant tout, établir que l’Éther et l’Air sont des éléments distincts, contrairement à ce que soutiennent quelques écoles hétérodoxes6 ; mais, pour rendre plus compréhensible ce que nous dirons sur cette question, nous rappellerons d’abord que les cinq conditions à l’ensemble desquelles est soumise l’existence corporelle sont l’espace, le temps, la matière, la forme et la vie. Par suite, on peut, pour réunir en une seule définition l’énoncé de ces cinq conditions, dire qu’un corps est « une forme matérielle vivant dans le temps et dans l’espace » ; d’autre part, lorsque nous employons l’expression « monde physique », c’est toujours comme synonyme de « domaine de la manifestation corporelle7 ». Ce n’est que provisoirement que nous avons énuméré ces conditions dans l’ordre précédent, sans préjuger de rien à l’égard des relations qui existent entre elles, jusqu’à ce que nous ayons, au cours de notre exposé, déterminé leurs correspondances respectives avec les cinq sens et avec les cinq éléments, qui, d’ailleurs, sont tous semblablement soumis à l’ensemble de ces cinq conditions.

     1° Âkâsha, l’Éther, qui est considéré comme l’élément le plus subtil et celui dont procèdent tous les autres (formant, par rapport à son unité primordiale, un quaternaire de manifestation), occupe tout l’espace physique, ainsi que nous l’avons dit8 ; pourtant, ce n’est pas immédiatement par lui que cet espace est perçu, et sa qualité particulière n’est pas l’étendue, mais le son ; ceci nécessite quelque explication. En effet, l’Éther, envisagé en lui-même, est primitivement homogène ; sa différenciation, qui engendre les autres éléments (en commençant par l’Air) a pour origine un mouvement élémentaire se produisant, à partir d’un point initial quelconque, dans ce milieu cosmique indéfini. Ce mouvement élémentaire est le prototype du mouvement vibratoire de la matière physique ; au point de vue spatial, il se propage autour de son point de départ en mode isotrope, c’est-à-dire par des ondes concentriques, en vortex hélicoïdal suivant toutes les directions de l’espace, ce qui constitue la figure d’une sphère indéfinie ne se fermant jamais. Pour marquer déjà les rapports qui relient entre elles les différentes conditions de l’existence corporelle, telles que nous les avons précédemment énumérées, nous ajouterons que cette forme sphérique est le prototype de toutes les formes : elle les contient toutes en puissance, et sa première différenciation en mode polarisé peut être représentée par la figuration de l’Yn-yang, ainsi qu’il est facile de s’en rendre compte en se reportant, par exemple, à la conception symbolique de l’Androgyne de Platon9.

     Le mouvement, même élémentaire, suppose nécessairement l’espace, ainsi que le temps, et l’on peut même dire qu’il est en quelque sorte la résultante de ces deux conditions, puisqu’il en dépend nécessairement, comme l’effet dépend de la cause (dans laquelle il est impliqué en puissance10) ; mais ce n’est pas le mouvement élémentaire, par lui-même, qui nous donne immédiatement la perception de l’espace (ou plus exactement de l’étendue). En effet, il importe de bien remarquer que, quand nous parlons du mouvement qui se produit dans l’Éther à l’origine de toute différenciation, il ne s’agit exclusivement que du mouvement élémentaire, que nous pouvons appeler mouvement ondulatoire ou vibratoire simple (de longueur d’onde et de période infinitésimales), pour indiquer son mode de propagation (qui est uniforme dans l’espace et dans le temps), ou plutôt la représentation géométrique de celui-ci ; c’est seulement en considérant les autres éléments que nous pourrons envisager des modifications complexes de ce mouvement vibratoire, modifications qui correspondent pour nous à divers ordres de sensations. Ceci est d’autant plus important que c’est précisément sur ce point que repose toute la distinction fondamentale entre les qualités propres de l’Éther et celles de l’Air.

     Nous devons nous demander maintenant quelle est, parmi les sensations corporelles, celle qui nous présente le type sensible du mouvement vibratoire, qui nous le fait percevoir en mode direct, sans passer par l’une ou l’autre des diverses modifications dont il est susceptible. Or la physique élémentaire elle-même nous enseigne que ces conditions sont remplies par la vibration sonore, dont la longueur d’onde est comprise, de même que la vitesse de propagation11, dans les limites appréciables à notre perception sensible ; on peut donc dire, par suite, que c’est le sens de l’ouïe qui perçoit directement le mouvement vibratoire. Ici, on objectera sans doute que ce n’est pas la vibration éthérique qui est ainsi perçue en mode sonore, mais bien la vibration d’un milieu gazeux, liquide ou solide ; il n’en est pas moins vrai que c’est l’Éther qui constitue le milieu originel de propagation du mouvement vibratoire, lequel, pour entrer dans les limites de perceptibilité qui correspondent à l’étendue de notre faculté auditive, doit seulement être amplifié par sa propagation à travers un milieu plus dense (matière pondérable), sans perdre pour cela son caractère de mouvement vibratoire simple (mais sa longueur d’onde et sa période n’étant plus alors infinitésimales). Pour manifester ainsi la qualité sonore, il faut que ce mouvement la possède déjà en puissance (directement)12 dans son milieu originel, l’Éther, dont, par conséquent, cette qualité, à l’état potentiel (d’indifférenciation primordiale), constitue bien la nature caractéristique par rapport à notre sensibilité corporelle13.

     D’autre part, si l’on recherche quel est celui des cinq sens par lequel le temps nous est plus particulièrement manifesté, il est facile de se rendre compte que c’est le sens de l’ouïe ; c’est d’ailleurs là un fait qui peut être vérifié expérimentalement par tous ceux qui sont habitués à contrôler l’origine respective de leurs diverses perceptions. La raison pour laquelle il en est ainsi est la suivante : pour que le temps puisse être perçu matériellement (c’est-à-dire entrer en relation avec la matière, en ce qui concerne spécialement notre organisme corporel), il faut qu’il devienne susceptible de mesure, car c’est là, dans le monde physique, un caractère général de toute qualité sensible (lorsqu’on la considère en tant que telle)14 ; or, il ne l’est pas directement pour nous, parce qu’il n’est pas divisible en lui-même, et que nous ne concevons la mesure que par la division, du moins d’une façon usuelle et sensible (car on peut cependant concevoir de tout autres modes de mesure, par exemple l’intégration). Le temps ne sera donc rendu mesurable qu’autant qu’il s’exprimera en fonction d’une variable divisible, et, comme nous le verrons un peu plus loin, cette variable ne peut être que l’espace, la divisibilité étant une qualité essentiellement inhérente à celui-ci. Par suite, pour mesurer le temps, il faudra l’envisager en tant qu’il entre en relation avec l’espace, qu’il s’y combine en quelque sorte, et le résultat de cette combinaison est le mouvement, dans lequel l’espace parcouru, étant la somme d’une série de déplacements élémentaires envisagés en mode successif (c’est-à-dire précisément sous la condition temporelle), est fonction15 du temps employé pour le parcourir ; la relation qui existe entre cet espace et ce temps exprime la loi du mouvement considéré16. Inversement, le temps pourra alors s’exprimer de même en fonction de l’espace, en renversant le rapport considéré précédemment comme existant entre ces deux conditions dans un mouvement déterminé ; ceci revient à considérer ce mouvement comme une représentation spatiale du temps. La représentation la plus naturelle sera celle qui se traduira numériquement par la fonction la plus simple ; ce sera donc un mouvement oscillatoire (rectiligne ou circulaire) uniforme (c’est-à-dire de vitesse ou de période oscillatoire constante), qui peut être regardé comme n’étant qu’une sorte d’amplification (impliquant d’ailleurs une différenciation par rapport aux directions de l’espace), du mouvement vibratoire élémentaire ; puisque tel est aussi le caractère de la vibration sonore, on comprend immédiatement par-là que ce soit l’ouïe qui, parmi les sens, nous donne spécialement la perception du temps.

     Une remarque qu’il nous faut ajouter dès maintenant, c’est que, si l’espace et le temps sont les conditions nécessaires du mouvement, ils n’en sont point les causes premières ; ils sont eux-mêmes des effets, au moyen desquels est manifesté le mouvement, autre effet (secondaire par rapport aux précédents, qui peuvent être regardés en ce sens comme ses causes immédiates, puisqu’il est conditionné par eux) des mêmes causes essentielles, qui contiennent potentiellement l’intégralité de tous leurs effets, et qui se synthétisent dans la Cause totale et suprême, conçue comme la Puissance Universelle, illimitée et inconditionnée17. D’autre part, pour que le mouvement puisse se réaliser en acte, il faut quelque chose qui soit mû, autrement dit une substance (au sens étymologique du mot)18 sur laquelle il s’exerce ; ce qui est mû, c’est la matière, qui n’intervient ainsi dans la production du mouvement que comme condition purement passive. Les réactions de la matière soumise au mouvement (puisque la passivité implique toujours une réaction) développent en elle les différentes qualités sensibles, qui, comme nous l’avons déjà dit, correspondent aux éléments dont les combinaisons constituent cette modalité de la matière que nous connaissons (en tant qu’objet, non de perception, mais de pure conception)19 comme le « substratum » de la manifestation physique. Dans ce domaine, l’activité n’est donc pas inhérente à la matière et spontanée en elle, mais elle lui appartient, d’une façon réflexe, en tant que cette matière coexiste avec l’espace et le temps, et c’est cette activité de la matière en mouvement qui constitue, non pas la vie en elle-même, mais la manifestation de la vie dans le domaine que nous considérons. Le premier effet de cette activité est de donner à cette matière la forme, car elle est nécessairement informe tant qu’elle est à l’état homogène et indifférencié, qui est celui de l’Éther primordial ; elle est seulement susceptible de prendre toutes les formes qui sont potentiellement contenues dans l’extension intégrale de sa possibilité particulière20. On peut donc dire que c’est aussi le mouvement qui détermine la manifestation de la forme en mode physique ou corporel ; et, de même que toute forme procède, par différenciation, de la forme sphérique primordiale, tout mouvement peut se réduire à un ensemble d’éléments dont chacun est un mouvement vibratoire hélicoïdal, qui ne se différenciera du vortex sphérique élémentaire qu’autant que l’espace ne sera plus envisagé comme isotrope.

     Nous avons déjà eu ici à considérer l’ensemble des cinq conditions de l’existence corporelle, et nous aurons à y revenir, à des points de vue différents, à propos de chacun des quatre éléments dont il nous reste à étudier les caractères respectifs.

     2° Vâyu est l’Air, et plus particulièrement l’Air en mouvement (ou considéré comme principe du mouvement différencié)21, car ce mot, dans sa signification primitive, désigne proprement le souffle ou le vent22 ; la mobilité est donc considérée comme la nature caractéristique de cet élément, qui est le premier différencié à partir de l’Éther primordial (et qui est encore neutre comme celui-ci, la polarisation extérieure ne devant apparaître que dans la dualité en mode complémentaire du Feu et de l’Eau). En effet, cette première différenciation nécessite un mouvement complexe, constitué par un ensemble (combinaison ou coordination) de mouvements vibratoires élémentaires, et déterminant une rupture de l’homogénéité du milieu cosmique, en se propageant suivant certaines directions particulières et déterminées à partir de son point d’origine. Dès que cette différenciation a lieu, l’espace ne doit donc plus être regardé comme isotrope ; il peut, au contraire, être rapporté alors à un ensemble de plusieurs directions définies, prises comme axes de coordonnées, et qui, servant à le mesurer dans une portion quelconque de son étendue, et même, théoriquement, dans la totalité de celle-ci, sont ce qu’on appelle les dimensions de l’espace. Ces axes de coordonnées seront (du moins dans la notion ordinaire de l’espace dit « euclidien », qui correspond directement à la perception sensible de l’étendue corporelle) trois diamètres orthogonaux du sphéroïde indéfini qui comprend toute l’étendue de son déploiement, et leur centre pourra être un point quelconque de cette étendue, laquelle sera alors considérée comme le produit du développement de toutes les virtualités spatiales contenues dans ce point (principiellement indéterminé). Il importe de remarquer que le point, en lui-même, n’est nullement contenu dans l’espace et ne peut en aucune façon être conditionné par celui-ci, puisque c’est au contraire lui qui crée de son « ipséité » dédoublée ou polarisée en essence et substance23, ce qui revient à dire qu’il le contient en puissance ; c’est l’espace qui procède du point, et non le point qui est déterminé par l’espace ; mais, secondairement (toute manifestation ou modification extérieure n’étant que contingente et accidentelle par rapport à sa « nature intime »), le point se détermine lui-même dans l’espace pour réaliser l’extension actuelle de ses potentialités d’indéfinie multiplication (de lui-même par lui-même). On peut encore dire que ce point primordial et principiel remplit tout l’espace par le déploiement de ses possibilités (envisagées en mode actif dans le point lui-même « effectuant » dynamiquement l’étendue, et en mode passif dans cette même étendue réalisée statiquement) ; il se situe seulement dans cet espace lorsqu’il est considéré dans chaque position particulière qu’il est susceptible d’occuper, c’est-à-dire dans celle de ses modifications qui correspond précisément à chacune de ses possibilités spéciales. Ainsi, l’étendue existe déjà à l’état potentiel dans le point lui-même ; elle commence d’exister à l’état actuel seulement dès que ce point, dans sa manifestation première, s’est en quelque sorte dédoublé pour se placer en face de lui-même, car on peut alors parler de la distance élémentaire entre deux points (bien que ceux-ci ne soient en principe et en essence qu’un seul et même point), tandis que, lorsqu’on ne considérait qu’un point unique (ou plutôt lorsqu’on ne considérait le point que sous l’aspect de l’unité principielle), il ne pouvait évidemment pas être question de distance. Cependant, il faut bien remarquer que la distance élémentaire n’est que ce qui correspond à ce dédoublement dans le domaine de la représentation spatiale ou géométrique (qui n’a pour nous que le caractère d’un symbole) ; métaphysiquement, si l’on regarde le point comme représentant l’Être dans son unité et son identité principielles, c’est-à-dire Âtmâ en dehors de toute condition spéciale (ou détermination) et de toute différenciation, ce point lui-même, son extériorisation (qui peut être considérée comme son image, dans laquelle il se réfléchit), et la distance qui les joint (en même temps qu’elle les sépare), et qui marque la relation existant entre l’un et l’autre (relation qui implique un rapport de causalité, indiqué géométriquement par le sens de la distance, envisagée comme segment « dirigé », et allant du point-cause vers le point-effet), correspondent respectivement aux trois termes du ternaire que nous avons eu à distinguer dans l’Être considéré comme se connaissant lui-même (c’est-à-dire en Buddhi), termes qui, en dehors de ce point de vue, sont parfaitement identiques entre eux, et qui sont désignés commeSatChit et Ananda.

     Nous disons que le point est le symbole de l’Être dans son Unité ; ceci peut, en effet, se concevoir de la façon suivante : si l’étendue à une dimension, ou la ligne, est mesurée quantitativement par un nombre a, la mesure quantitative de l’étendue à deux dimensions, ou de la surface, sera de la forme a2, et celle de l’étendue à trois dimensions, ou du volume, sera de la forme a3. Ainsi, ajouter une dimension à l’étendue équivaut à augmenter d’une unité l’exposant de la quantité correspondante (qui est la mesure de cette étendue), et, inversement, enlever une dimension à l’étendue équivaut à diminuer ce même exposant d’une unité ; si l’on supprime la dernière dimension, celle de la ligne (et, par suite, la dernière unité de l’exposant), géométriquement, il reste le point, et, numériquement, il reste a0, c’est-à-dire, au point de vue algébrique, l’unité elle-même, ce qui identifie bien quantitativement le point de cette unité. C’est donc une erreur de croire, comme le font certains, que le point ne peut correspondre numériquement qu’à zéro, car il est déjà une affirmation, celle de l’Être pur et simple (dans toute son universalité) ; sans doute, il n’a aucune dimension, parce que, en lui-même, il n’est point situé dans l’espace, qui, comme nous l’avons dit, contient seulement l’indéfinité de ses manifestations (ou de ses déterminations particulières) ; n’ayant aucune dimension, il n’a évidemment, par là même, aucune forme non plus ; mais dire qu’il est informel ne revient nullement à dire qu’il n’est rien (car c’est ainsi que le zéro est considéré par ceux qui lui assimilent le point), et d’ailleurs, quoique sans forme, il contient en puissance l’espace, qui, réalisé en acte, sera à son tour le contenant de toutes les formes (dans le monde physique tout au moins)24.

Nous avons dit que l’étendue existe en acte dès que le point s’est manifesté en s’extériorisant, puisqu’il l’a réalisé par là même ; mais il ne faudrait pas croire que ceci assigne à l’étendue un commencement temporel, car il ne s’agit que d’un point de départ purement logique, d’un principe idéal de l’étendue comprise dans l’intégralité de son extension (et non limitée à la seule étendue corporelle)25. Le temps intervient seulement lorsqu’on envisage les deux positions du point comme successives, alors que, d’autre part, la relation de causalité qui existe entre elles implique leur simultanéité ; c’est aussi en tant que l’on envisage cette première différenciation sous l’aspect de la succession, c’est-à-dire en mode temporel, que la distance qui en résulte (comme intermédiaire entre le point principiel et sa réflexion extérieure, le premier étant supposé s’être immédiatement situé par rapport à la seconde)26 peut être regardée comme mesurant l’amplitude du mouvement vibratoire élémentaire dont nous avons parlé précédemment.

     Cependant, sans la coexistence de la simultanéité avec la succession, le mouvement lui-même ne serait pas possible, car, alors, ou le point mobile (ou du moins considéré comme tel au cours de son processus de modification) serait là où il n’est pas, ce qui est absurde, ou il ne serait nulle part, ce qui revient à dire qu’il n’y aurait actuellement aucun espace où le mouvement puisse se produire en fait27. C’est à cela que se réduisent en somme tous les arguments qui ont été émis contre la possibilité du mouvement, notamment par certains philosophes grecs ; cette question est d’ailleurs de celles qui embarrassent le plus les savants et les philosophes modernes. Sa solution est pourtant fort simple, et elle réside précisément, comme nous l’avons déjà indiqué ailleurs, dans la coexistence de la succession et de la simultanéité : succession dans les modalités de la manifestation, à l’état actuel, mais simultanéité en principe, à l’état potentiel, rendant possible l’enchaînement logique des causes et des effets (tout effet étant impliqué et contenu en puissance dans sa cause, qui n’est en rien affectée ou modifiée par l’actualisation de cet effet)28. Au point de vue physique, la notion de succession est attachée à la condition temporelle, et celle de simultanéité à la condition spatiale29 ; c’est le mouvement, résultant, quant à son passage de la puissance à l’acte, de l’union ou de la combinaison de ces deux conditions, qui concilie (ou équilibre) les deux notions correspondantes, en faisant coexister, en mode simultané au point de vue purement spatial (qui est essentiellement statique), un corps avec lui-même (l’identité étant ainsi conservée à travers toutes les modifications, contrairement à la théorie bouddhiste de la « dissolubilité totale ») en une série indéfinie de positions (qui sont autant de modifications de ce même corps, accidentelles et contingentes par rapport à ce qui constitue sa réalité intime, tant en substance qu’en essence), positions qui sont d’ailleurs successives au point de vue temporel (cinétique dans sa relation avec le point de vue spatial)30.

     D’autre part, puisque le mouvement actuel suppose le temps et sa coexistence avec l’espace, nous sommes amené à formuler la remarque suivante : un corps peut se mouvoir suivant l’une ou l’autre des trois dimensions de l’espace physique, ou suivant une direction qui est combinaison de ces trois dimensions, car, quelle que soit en effet la direction (fixe ou variable) de son mouvement, elle peut toujours se ramener à un ensemble plus ou moins complexe de composantes dirigées suivant les trois axes de coordonnées auxquels est rapporté l’espace considéré ; mais en outre, dans tous les cas, ce corps se meut toujours et nécessairement dans le temps. Par suite, celui-ci deviendra une autre dimension de l’espace si l’on change la succession en simultanéité ; en d’autres termes, supprimer la condition temporelle revient à ajouter une dimension supplémentaire à l’espace physique, dont le nouvel espace ainsi obtenu constitue un prolongement ou une extension. Cette quatrième dimension correspond donc à l’« omniprésence » dans le domaine considéré, et c’est par cette transposition dans le « non-temps » que l’on peut concevoir la « permanente actualité » de l’Univers manifesté ; c’est aussi par-là que s’expliquent (en remarquant d’ailleurs que toute modification n’est pas assimilable au mouvement, qui n’est qu’une modification extérieure d’un ordre spécial) tous les phénomènes que l’on regarde vulgairement miraculeux ou surnaturels31, bien à tort, puisqu’ils appartiennent encore au domaine de notre individualité actuelle (dans l’une ou l’autre de ses modalités multiples, car l’individualité corporelle n’en constitue qu’une très faible partie), domaine dont la conception du « temps immobile » nous permet d’embrasser intégralement toute l’indéfinité32.

     Revenons à notre conception du point remplissant toute l’étendue par l’indéfinité de ses manifestations, c’est-à-dire de ses modifications multiples et contingentes ; au point de vue dynamique33, celles-ci doivent être considérées, dans l’étendue (dont elles sont tous les points), comme autant de centres de force (dont chacun est potentiellement le centre même de l’étendue), et la force n’est pas autre chose que l’affirmation (en mode manifesté) de la volonté de l’Être, symbolisé par le point, cette volonté étant, au sens universel, sa puissance active ou son « énergie productrice » (Shakti)34, indissolublement unie à lui-même, et s’exerçant sur le domaine d’activité de l’Être, c’est-à-dire, avec le même symbolisme, sur l’étendue elle-même envisagée passivement, ou au point de vue statique (comme le champ d’action de l’un quelconque de ces centres de force)35. Ainsi, dans toutes ses manifestations et dans chacune d’elles, le point peut être regardé (par rapport à ces manifestations) comme se polarisant en mode actif et passif, ou, si l’on préfère, direct et réfléchi36 ; le point de vue dynamique, actif ou direct, correspond à l’essence, et le point de vue statique, passif ou réfléchi, correspond à la substance37 ; mais, bien entendu, la considération de ces deux points de vue (complémentaires l’un de l’autre) dans toute modalité de la manifestation n’altère en rien l’unité du point principiel (non plus que de l’Être dont il est le symbole), et ceci permet de concevoir nettement l’identité fondamentale de l’essence et de la substance, qui sont, comme nous l’avons dit au début de cette étude, les deux pôles de la manifestation universelle.

     L’étendue, considérée sous le point de vue substantiel, n’est point distincte, quant à notre monde physique, de l’Éther primordial (Akâsha), tant qu’il ne s’y produit pas un mouvement complexe déterminant une différenciation formelle ; mais l’indéfinité des combinaisons possibles de mouvements donne ensuite naissance, dans cette étendue, à l’indéfinité des formes, se différenciant toutes, ainsi que nous l’avons indiqué, à partir de la forme sphérique originelle. C’est le mouvement qui, au point de vue physique, est le facteur nécessaire de toute différenciation, donc la condition de toutes les manifestations formelles, et aussi, simultanément, de toutes les manifestations vitales, les unes et les autres, dans le domaine considéré, étant pareillement soumises au temps et à l’espace, et supposant, d’autre part, un « substratum » matériel, sur lequel s’exerce cette activité qui se traduit physiquement par le mouvement. Il importe de remarquer que toute forme corporelle est nécessairement vivante, puisque la vie est, aussi bien que la forme, une condition de toute existence physique38 ; cette vie physique comporte d’ailleurs une indéfinité de degrés, ses divisions les plus générales, à notre point de vue terrestre du moins, correspondant aux trois règnes minéral, végétal et animal (mais sans que les distinctions entre ceux-ci puissent avoir plus qu’une valeur toute relative)39. Il résulte de là que, dans ce domaine, une forme quelconque est toujours dans un état de mouvement ou d’activité, qui manifeste sa vie propre, et que c’est seulement par une abstraction conceptuelle qu’elle peut être envisagée statiquement, c’est-à-dire en repos40.

     C’est par la mobilité que la forme se manifeste physiquement et nous est rendue sensible, et, de même que la mobilité est la nature caractéristique de l’Air (Vâyu), le toucher est le sens qui lui correspond en propre, car c’est par le toucher que nous percevons la forme d’une façon générale41. Cependant, ce sens, en raison de son mode limité de perception, qui s’opère exclusivement par contact, ne peut pas nous donner encore directement et immédiatement la notion intégrale de l’étendue corporelle (à trois dimensions)42, ce qui appartiendra seulement au sens de la vue ; mais l’existence actuelle de cette étendue est déjà supposée ici par celle de la forme, puisqu’elle conditionne la manifestation de cette dernière, du moins dans le monde physique43.

     D’autre part, en tant que l’Air procède de l’Éther, le son est aussi sensible en lui ; comme le mouvement différencié implique, ainsi que nous l’avons établi plus haut, la distinction des directions de l’espace, le rôle de l’Air dans la perception du son, à part sa qualité de milieu dans lequel s’amplifient les vibrations éthériques, consistera principalement à nous faire reconnaître la direction suivant laquelle ce son est produit par rapport à la situation actuelle de notre corps. Dans les organes physiologiques de l’ouïe, la partie qui correspond à cette perception de la direction (perception qui, d’ailleurs, ne devient effectivement complète qu’avec et par la notion de l’étendue à trois dimensions) constitue ce qu’on appelle les « canaux semi-circulaires », lesquels sont précisément orientés suivant les trois dimensions de l’espace physique44.

     Enfin, à un point de vue autre que celui des qualités sensibles, l’Air est le milieu substantiel dont procède le souffle vital (prâna) ; c’est pourquoi les cinq phases de la respiration et de l’assimilation, qui sont des modalités ou des aspects de celui-ci, sont, dans leur ensemble, identifiées à Vâyu. C’est là le rôle particulier de l’Air en ce qui concerne la vie ; nous voyons donc que, pour cet élément comme pour le précédent, nous avons bien eu à considérer, ainsi que nous l’avions prévu, la totalité des cinq conditions de l’existence corporelle et leurs relations ; il en sera encore de même pour chacun des trois autres éléments, qui procèdent des deux premiers, et dont nous allons parler maintenant*.






 


[1] On ne peut que les désigner par analogie avec les différents ordres de qualités sensibles, car c’est par là seulement que nous pouvons les connaître (indirectement, dans quelques-uns de leurs effets particuliers) en tant que nous appartenons, comme êtres individuels et relatifs, au monde de la manifestation.

[2] Les cinq tanmâtras ne peuvent cependant pas être considérés comme étant manifestés par ces conditions, non plus que par les éléments et par les qualités sensibles qui correspondent à ceux-ci ; mais c’est au contraire par les cinq tanmâtras (en tant que principe, support et fin) que toutes ces choses sont manifestées, et ensuite tout ce qui résulte de leurs combinaisons indéfinies. 

[3] Chacun de ces éléments primitifs est appelé bhûta, de bhû, « être », plus particulièrement au sens de « subsister » ; ce terme bhûta implique donc une détermination substantielle, ce qui correspond bien, en effet, à la notion d’élément corporel. 

[4] L’origine de l’Éther et de l’Air, non mentionnée dans le texte du Véda où la genèse des trois autres éléments est décrite (Chhândogya Upanishad), et indiquée dans un autre passage (Taittiriyaka Upanishad)

[5] Nous ne pouvons, en effet, songer en aucune façon à réaliser une conception dans le genre de celle de la statue idéale qu’a imaginée Condillac dans son Traité des Sensations.

[6] Notamment les Jainas, les Bauddhas et les Chârvâkas, avec lesquels la plupart des philosophes atomistes grecs sont d’accord sur ce point ; il faut cependant faire une exception pour Empédocle, qui admet les cinq éléments, mais en les supposant développés dans l’ordre suivant : l’Éther, le Feu, la Terre, l’Eau et l’Air ; nous n’y insisterons pas davantage, car nous ne nous proposons pas d’examiner ici les opinions des différentes écoles grecques de « philosophie physique ». 


[7] Le manque d’expressions adéquates, dans les langues occidentales, est souvent une grande difficulté pour l’exposition des idées métaphysiques, comme nous l’avons déjà fait remarquer à diverses reprises. 


[8] « L’Éther, qui est répandu partout, pénètre en même temps l’extérieur et l’intérieur des choses » (citation de Shankarâchârya, dans Le Démiurge, chap. I, 1re partie du présent livre, p. 9)

[9] Ceci pourrait encore être appuyé par diverses considérations d’ordre embryologique, mais qui s’écarteraient trop de notre sujet pour que nous puissions faire plus que de noter simplement ce point en passant
[10] Cependant, il est bien entendu que le mouvement ne peut commencer, dans les conditions spatiale et temporelle qui rendent sa production possible, que sous l’action (activité extériorisée, en mode réfléchi) d’une cause principielle qui est indépendante de ces conditions (voir plus loin)

[11] La vitesse, dans un mouvement quelconque, est le rapport, à chaque instant, de l’espace parcouru au temps employé pour le parcourir ; et, dans sa formule générale, ce rapport (constant ou variable suivant que le mouvement est uniforme ou non) exprime la loi déterminante du mouvement considéré (voir un peu plus loin)

[12] Il possède bien aussi en puissance les autres qualités sensibles, mais indirectement, puisqu’il ne peut les manifester, c’est-à-dire les produire en acte, que par différentes modifications complexes (l’amplification ne constituant au contraire qu’une modification simple, la première de toutes). 


[13] D’ailleurs, cette même qualité sonore appartient également aux quatre autres éléments, non plus comme qualité propre ou caractéristique, mais en tant qu’ils procèdent tous de l’Éther ; chaque élément, procédant immédiatement de celui qui le précède dans la série indiquant l’ordre de leur développement successif, est perceptible aux mêmes sens que celui-ci, et, en plus, à un autre sens qui correspond à sa propre nature particulière. 


[14] Ce caractère est impliqué par la présence de la matière parmi les conditions de l’existence physique ; mais, pour réaliser la mesure, c’est à l’espace que nous devons rapporter toutes les autres conditions, comme nous le voyons ici pour le temps ; nous mesurons la matière elle-même par division, et elle n’est divisible qu’autant qu’elle est étendue, c’est-à-dire située dans l’espace (voir plus loin pour la démonstration de l’absurdité de la théorie atomiste)

15] Au sens mathématique de quantité variable qui dépend d’une autre. 


[16] C’est la formule de la vitesse, dont nous avons parlé précédemment, et qui, considérée pour chaque instant (c’est-à-dire pour des variations infinitésimales du temps et de l’espace), représente la dérivée de l’espace par rapport au temps

[17] Ceci est très clairement exprimé dans le symbolisme biblique : en ce qui concerne l’application cosmogonique spéciale au monde physique, Qaïn (« le fort et puissant transformateur, celui qui centralise, saisit et assimile à soi ») correspond au temps, Habel (« le doux et pacifique libérateur, celui qui dégage et détend, qui évapore, qui fuit le centre ») à l’espace, et Sheth (« la base et le fond des choses ») au mouvement (voir les travaux de Fabre d’Olivet). La naissance de Qaïn précède celle d’Habel, c’est-à-dire que la manifestation perceptible du temps précède (logiquement) celle de l’espace, de même que le son est la qualité sensible qui se développe la première ; le meurtre d’Habel par Qaïn représente alors la destruction apparente, dans l’extériorité des choses, de la simultanéité par la succession ; la naissance de Sheth est consécutive à ce meurtre, comme conditionnée par ce qu’il représente, et cependant Sheth, ou le mouvement, ne procède point en lui-même deQaïn et d’Habel, ou du temps et de l’espace, bien que sa manifestation soit une conséquence de l’action de l’un sur l’autre (en regardant alors l’espace comme passif par rapport au temps) ; mais, comme eux, il naît d’Adam lui-même, c’est-à-dire qu’il procède aussi directement qu’eux de l’extériorisation des puissances de l’Homme Universel, qui l’a, comme le dit Fabre d’Olivet, « généré, au moyen de sa faculté assimilatrice, en son ombre réfléchie ».
     Le temps, sous ses trois aspects de passé, de présent et du futur, unit entre elles toutes les modifications, considérées comme successives, de chacun des êtres qu’il conduit, à travers le Courant des Formes, vers la Transformation finale ; ainsi, Shiva, sous l’aspect de Mahâdêva, ayant les trois yeux et tenant le trishûla(trident), se tient au centre de la Roue des Choses. L’espace, produit par l’expansion des potentialités d’un point principiel et central, fait coexister dans son unité la multiplicité des choses, qui, considérées (extérieurement et analytiquement) comme simultanées, sont toutes contenues en lui et pénétrées par l’Éther qui le remplit entièrement ; de même, Vishnu, sous l’aspect de Vâsudêva, manifeste les choses, les pénétrant dans leur essence intime, par de multiples modifications, réparties sur la circonférence de la Roue des Choses, sans que l’unité de son Essence suprême en soit altérée (cf. Bhagavad-Gita, X). Enfin, le mouvement, ou mieux la « mutation » est la loi de toute modification ou diversification dans le manifesté, loi cyclique et évolutive, qui manifeste Prajâpati, ou Brahmâ considéré comme « le Seigneur des Créatures », en même temps qu’il en est « le Substanteur et le Sustenteur organique »

[18] Mais non au sens où l’entend Spinoza


[19] Cf. le dogme de l’« Immaculée Conception » (voir « Pages dédiées à Sahaïf Ataridiyah », par Abdûl-Hâdi, in La Gnose, janvier 1911, p. 35. 


[20] Voir Le Démiurge, ici même chap. I, 1re partie (citation du Véda)

[21] Cette différenciation implique avant tout l’idée d’une ou plusieurs directions spécialisées dans l’espace, comme nous allons le voir. 


[22] Le mot Vâyu dérive de la racine verbale , aller, se mouvoir (qui s’est conservée jusqu’en français : il va, tandis que les racines i et , qui se rapportent à la même idée, se retrouvent respectivement dans le latin ire et dans l’anglais to go). Analogiquement, l’air atmosphérique, en tant que milieu entourant notre corps et impressionnant notre organisme, nous est rendu sensible par son déplacement (état cinétique et hétérogène) avant que nous ne percevions sa pression (état statique et homogène). Rappelons que Aer (de la racine אד, qui se rapporte plus particulièrement au mouvement rectiligne) signifie, suivant Fabre d’Olivet, « ce qui donne à tout le principe du mouvement »

[23] Dans le champ de manifestation considéré, l’essence est représentée comme le centre (point initial), et la substance comme la circonférence (surface indéfinie d’expansion terminale de ce point) ; cf. la signification hiéroglyphique de la particule hébraïque אח, formée des deux lettres extrêmes de l’alphabet

[24] On peut même se rendre compte d’une façon tout élémentaire du développement des potentialités spatiales contenues dans le point, en remarquant que le déplacement du point engendre la ligne, que celui de la ligne engendre de même la surface, et que celui de la surface engendre à son tour le volume. Seulement, ce point de vue présuppose la réalisation de l’étendue, et même de l’étendue à trois dimensions, car chacun des éléments que l’on y considère successivement ne peut évidemment produire le suivant qu’en se mouvant dans une dimension qui lui est actuellement extérieure (et par rapport à laquelle il était déjà situé) ; au contraire, tous ces éléments sont réalisés simultanément (le temps n’intervenant plus alors) dans et par le déploiement originel du sphéroïde indéfini et non fermé que nous avons considéré, déploiement qui s’effectue d’ailleurs, non dans un espace actuel (quel qu’il soit), mais dans un pur vide dépourvu de toute attribution positive, et qui n’est aucunement productif par lui-même, mais qui, en puissance passive, est plein de tout ce que le point contient en puissance active (étant ainsi, en quelque sorte, l’aspect négatif de ce dont le point est l’aspect positif). Ce vide, ainsi rempli d’une façon originellement homogène et isotrope par les virtualités du point principiel, sera le milieu (ou, si l’on veut le « lieu géométrique ») de toutes les modifications et différenciations ultérieures de celui-ci, étant ainsi, par rapport, à la manifestation universelle, ce que l’Éther est spécialement pour notre monde physique. Envisagé de cette façon, et dans cette plénitude qu’il tient intégralement de l’expansion (en mode d’extériorité) des puissances actives du point (qui sont elles-mêmes tous les éléments de cette plénitude), il est (sans lequel il ne serait pas, puisque le vide ne peut être conçu que comme « non entité »), et, par-là, il se différencie entièrement du « vide universel » (sarwa-shûnya) dont parlent les Bouddhistes, qui, prétendant d’ailleurs l’identifier à l’Éther, regardent celui-ci comme « non substantiel », et, par suite, ne le comptent pas comme un des éléments corporels. D’ailleurs, le véritable « vide universel » ne serait pas ce vide que nous venons d’envisager, et qui est susceptible de contenir toutes les possibilités de l’Être (symbolisé spatialement par les virtualités du point), mais, bien au contraire, tout ce qui est en dehors de celui-ci, et où il ne peut plus, en aucune façon être question d’« essence » ni de « substance ». Ce serait alors le Non-Être (ou le zéro métaphysique), ou plus exactement un aspect de celui-ci, qui, d’ailleurs, est plein de tout ce qui, dans la Possibilité totale, n’est susceptible d’aucun développement en mode extérieur ou manifesté, et qui par cela même, est absolument inexprimable.

[25] Cette étendue corporelle est la seule que connaissent les astronomes, et encore ne peuvent-ils, par leurs méthodes d’observation, en étudier qu’une certaine portion ; c’est d’ailleurs ce qui produit chez eux l’illusion de la prétendue « infinité de l’espace », car ils sont portés, par l’effet d’une véritable myopie intellectuelle qui paraît inhérente à toute science analytique, à considérer comme « à l’infini » (sic) tout ce qui dépasse la portée de leur expérience sensible, et qui n’est pourtant en réalité, par rapport à eux et au domaine qu’ils étudient, que du simple indéfini .

[26] Cette localisation implique déjà, d’ailleurs, une première réflexion (précédant celle que nous considérons ici), mais avec laquelle le point principal s’identifie lui-même (en se déterminant) pour en faire le centre effectif de l’étendue en voie de réalisation, et de laquelle il se réfléchit, par suite, dans tous les autres points (purement virtuels par rapport à lui) de cette étendue qui est son champ de manifestation. 


[27] Effectivement, le point est « quelque part » dès qu’il s’est situé ou déterminé dans l’espace (sa potentialité en mode passif) pour le réaliser c’est-à-dire le faire passer de puissance en acte, et dans cette réalisation même, que tout mouvement, même élémentaire, présuppose nécessairement.

[28] Leibniz semble avoir au moins entrevu cette solution, lorsqu’il formula sa théorie de l’« harmonie préétablie », qui a été généralement fort mal comprise par ceux qui ont voulu en donner des interprétations. 


[29] C’est aussi par ces deux notions (tout idéales lorsqu’on les envisage en dehors de ce point de vue spécialisé, sous lequel seul elles nous sont rendues sensibles) que Leibniz définit respectivement le temps et l’espace. 


[30] Il est bien évident, en effet, que toutes ces positions coexistent simultanément en tant que lieux situés dans une même étendue, dont elles ne sont que des portions différentes (et d’ailleurs quantitativement équivalentes), toutes également susceptibles d’être occupées par un même corps, qui doit être envisagé statiquement dans chacune de ces positions lorsqu’on la considère isolément par rapport aux autres, d’une part, et aussi, d’autre part, lorsqu’on les considère toutes, dans leur ensemble, en dehors du point de vue temporel .

[31] Il y a des faits qui ne paraissent inexplicables que parce qu’on ne sort pas, pour en chercher l’explication, des conditions ordinaires du temps physique ; ainsi, la reconstitution subite des tissus organiques lésés, que l’on constate dans certains cas regardés comme « miraculeux », ne peut pas être naturelle, dit-on, parce qu’elle est contraire aux lois physiologiques de la régénération de ces tissus, laquelle s’opère par des générations (ou bipartitions) multiples et successives de cellules, ce qui exige nécessairement la collaboration du temps. D’abord, il n’est pas prouvé qu’une reconstitution de ce genre, si subite soit-elle, soit réellement instantanée, c’est-à-dire, ne demande effectivement aucun temps pour se produire, et il est possible que, dans certaines circonstances, la multiplication des cellules soit simplement rendue beaucoup plus rapide qu’elle ne l’est dans les cas normaux, au point de ne plus exiger qu’une durée moindre que toute mesure appréciable à notre perception sensible. Ensuite, en admettant même qu’il s’agisse bien d’un phénomène véritablement instantané, il est encore possible que, dans certaines conditions particulières, différentes des conditions ordinaires, mais néanmoins tout aussi naturelles, ce phénomène s’accomplisse en effet hors du temps (ce qu’implique l’« instantanéité » en question, qui, dans les cas considérés, équivaut à la simultanéité des bipartitions cellulaires multiples, ou du moins se traduit ainsi dans sa correspondance corporelle ou physiologique), ou, si l’on préfère, qu’il s’accomplisse dans le « non-temps », alors que, dans les conditions ordinaires, il s’accomplit dans le temps. Il n’y aurait plus aucun miracle pour celui qui pourrait comprendre dans son vrai sens et résoudre cette question, beaucoup plus paradoxale en apparence qu’en réalité : « Comment, tout en vivant dans le présent, peut-on faire en sorte qu’un événement quelconque qui s’est produit dans le passé n’ait pas eu lieu ? » Et il est essentiel de remarquer que ceci (qui n’est pas plus impossible a priori que d’empêcher présentement la réalisation d’un événement dans le futur, puisque le rapport de succession n’est pas un rapport causal) ne suppose aucunement un retour dans le passé en tant que tel (retour qui serait une impossibilité manifeste, comme le serait également un transport dans le futur en tant que tel), puisqu’il n’y a évidemment ni passé, ni futur par rapport à l’« éternel présent ».

[32] Nous pouvons, à ce propos, ajouter ici une remarque sur la représentation numérique de cette indéfinité (en continuant à l’envisager sous son symbole spatial) : la ligne est mesurée, c’est-à-dire, représentée quantitativement par un nombre a à la première puissance ; comme sa mesure s’effectue d’ailleurs suivant la division décimale prise comme base, on peut poser a = 10 n. Alors, on aura pour la surface : a2 = 100 n2, et pour le volume : a3 = 1000 n3 ; pour l’étendue à quatre dimensions, il faudra ajouter encore un facteur a, ce qui donnera : a4 = 10000 n4. D’ailleurs, on peut dire que toutes les puissances de 10 sont contenues virtuellement dans sa quatrième puissance, de même que le Dénaire, manifestation complète de l’Unité, est contenu dans le Quaternaire. 


[33] Il importe de remarquer que « dynamique » n’est nullement synonyme de « cinétique » ; le mouvement peut être considéré comme la conséquence d’une certaine action de la force (rendant ainsi cette action mesurable, par une traduction spatiale, en permettant de définir son « intensité »), mais il ne peut s’identifier à cette force même ; d’ailleurs, sous d’autres modalités et dans d’autres conditions, la force (ou la volonté) en action produit évidemment tout autre chose que le mouvement, puisque, comme nous l’avons fait remarquer un peu plus haut, celui-ci ne constitue qu’un cas particulier parmi les indéfinités de modifications possibles qui sont comprises dans le monde extérieur, c’est-à-dire dans l’ensemble de la manifestation universelle.

[34] Cette puissance active peut d’ailleurs être envisagée sous différents aspects : comme pouvoir créateur, elle est plus particulièrement appelée Kriyâ-Shakti, tandis que Jnâna-Shakti est le pouvoir de connaissance, Ichchhâ-Shakti le pouvoir de désir, et ainsi de suite, en considérant l’indéfinie multiplicité des attributs manifestés par l’Être dans le monde extérieur, mais sans fractionner aucunement pour cela, dans la pluralité de ces aspects, l’unité de la Puissance Universelle en soi, qui est nécessairement corrélative de l’unité essentielle de l’Être, et impliquée par cette unité même. – Dans l’ordre psychologique, cette puissance active est représentée par אשח, « faculté volitive » de איש , l’« homme intellectuel » (voir Fabre d’Olivet, La Langue hébraïque restituée). Voir ici


[35] La Possibilité Universelle, regardée, dans son unité intégrale (mais, bien entendu, quant aux possibilités de manifestation seulement), comme le côté féminin de l’Être (dont le côté masculin est Purusha, qui est l’Être lui-même dans son identité suprême et « non agissante » en soi), se polarise donc ici en puissance active (Shakti) et puissance passive (Prakriti). 


[36] Mais cette polarisation reste potentielle (donc tout idéale, et non sensible) tant que nous n’avons pas à envisager le complémentarisme actuel du Feu et de l’Eau (chacun de ceux-ci restant d’ailleurs de même polarisé en puissance) ; jusque-là, les deux aspects actif et passif ne peuvent être dissociés que conceptionnellement, puisque l’air est encore un élément neutre. 


[37] Pour tout point de l’étendue, l’aspect statique est réfléchi par rapport à l’aspect dynamique, qui est direct en tant qu’il participe immédiatement de l’essence du point principiel (ce qui implique une identification), mais qui, cependant, est lui-même réfléchi par rapport à ce point considéré en soi, dans son indivisible unité ; il ne faut jamais perdre de vue que la considération de l’activité et de la passivité n’implique qu’une relation ou un rapport entre deux termes envisagés comme réciproquement complémentaires.

[38] Il est bien entendu par là même que, réciproquement, la vie, dans le monde physique, ne peut se manifester autrement que dans des formes ; mais ceci ne prouve rien contre l’existence possible d’une vie informelle en dehors de ce monde physique, sans cependant qu’il soit légitime de considérer la vie même dans toute l’indéfinité de son extension, comme étant plus qu’une possibilité contingente comparable à toutes les autres, et intervenant, au même titre que ces autres, dans la détermination de certains états individuels des êtres manifestés, états qui procèdent de certains aspects spécialisés et réfractés de l’Être Universel .

[39] Il est impossible de déterminer des caractères permettant d’établir des distinctions certaines et précises entre ces trois règnes, qui semblent se rejoindre surtout par leurs formes les plus élémentaires, embryonnaires en quelque sorte. 


[40] On voit suffisamment par là ce qu’il faut penser, au point de vue physique, du prétendu « principe de l’inertie de la matière » : la matière véritablement inerte, c’est-à-dire dénuée de toute attribution ou propriété actuelle, donc indistincte et indifférenciée, pure puissance passive et réceptive sur laquelle s’exerce une activité dont elle n’est point cause, n’est, nous le répétons, que conceptible en tant qu’on l’envisage séparément de cette activité dont elle n’est que le « substratum » et de laquelle elle tient toute réalité actuelle ; et c’est cette activité (à laquelle elle ne s’oppose, pour lui fournir un support, que par l’effet d’une réflexion contingente qui ne lui donne aucune réalité indépendante) qui, par réaction (en raison de cette réflexion même), en fait, dans les conditions spéciales de l’existence physique, le lieu de tous les phénomènes sensibles (ainsi d’ailleurs que d’autres phénomènes qui ne rentrent pas dans les limites de perception de nos sens), le milieu substantiel et plastique de toutes les modifications corporelles. 


[41] Il est bon de remarquer à ce propos que les organes du toucher sont répartis sur toute la superficie (extérieure et intérieure) de notre organisme qui se trouve en contact avec le milieu atmosphérique. 


[42] Le contact ne pouvant s’opérer qu’entre des surfaces (en raison de l’impénétrabilité de la matière physique, propriété sur laquelle nous aurons à revenir par la suite) la perception qui en résulte ne peut donc donner d’une façon immédiate que la notion de surface, dans laquelle interviennent seulement deux dimensions de l’étendue.

[43] Nous ajoutons toujours cette restriction pour ne limiter en rien les possibilités indéfinies de combinaisons des diverses conditions contingentes d’existence, et en particulier de celles de l’existence corporelle, qui ne se trouvent réunies d’une façon nécessairement constante que dans le domaine de cette modalité spéciale. 


[44] Ceci explique pourquoi il est dit que les directions de l’espace sont les oreilles de Vaishwânara.
[*] Le texte rédigé s’arrête ici

 

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