mardi 19 novembre 2013

La prière du Coeur - René Guénon


 


Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013

 

 

IX        LA « PRIÈRE DU CŒUR »1

[1] Lettre à Vasile Lovinescu, Le Caire, 29 septembre 1935

 

Cher Monsieur,

Je viens de recevoir votre lettre du 20 septembre, et je vous remercie des précisions que vous me donnez. Je comprends d’ailleurs très bien que, dans un si court séjour, il ne vous était pas possible de tout voir et de vous rendre compte exactement de tout. Quoi qu’il en soit, s’il y a là un véritable groupe initiatique, il doit être très restreint, et il semble que le fait d’entrer dans un monastère ne donne que bien peu de chances d’y avoir jamais accès, surtout si le nombre de ses membres est rigoureusement déterminé… D’autre part, l’état d’esprit des moines en général, avec cette importance attribuée aux phénomènes, ne semble pas constituer un milieu très favorable ; cela peut certainement justifier des précautions telles que la recommandation de l’humilité ; mais il est tout de même étonnant qu’on ne réagisse pas autrement contre cette mentalité, en faisant comprendre que les phénomènes n’ont aucune valeur en eux-mêmes, et en coupant court à toutes les assertions du genre de celles que vous citez à ce propos, car c’est là, si l’on peut dire, une simple question d’éducation. Bien entendu, on pourrait répondre que cela même sert à dissimuler autre chose ; mais, s’il en était ainsi, cela confirmerait encore que les moines ordinaires sont considérés comme destinés à demeurer toujours des profanes, incapables de dépasser ce niveau inférieur où les résultats obtenus sont uniquement d’ordre psychique ; et il est bien évident que ce n’est pas là ce qui peut vous intéresser…

Quant à la « prière du cœur », sa double utilisation n’est certainement pas non plus une chose impossible ; les remarques que vous me signalez paraissent confirmer son caractère original de mantra ; toute la question serait de savoir si certains, si peu nombreux qu’ils soient, l’utilisent encore consciemment à ce titre. Il y a d’autres exemples de pratiques dont l’origine est incontestablement initiatique, mais qui sont maintenant tombées entièrement dans le domaine religieux et exotérique ; le cas du chapelet ou du rosaire en est un des plus nets.

À ce propos, il est admissible que, dans le Christianisme, certaines formules en grec aient eu la valeur de véritable mantras ; en latin, je ne le pense pas, car le latin n’a jamais eu aucun des caractères d’une langue sacrée ; pour le grec, par contre, le fait même que les lettres ont des valeurs numériques, comme en hébreu et en arabe, pourrait être l’indication de quelque chose en ce sens. Mais ce qui est tout à fait singulier, c’est que, en somme, les Livres sacrés du Christianisme n’existent pas dans leur langue originelle ; il y a là quelque chose qui paraît anormal et qui ne se rencontre dans aucune autre forme traditionnelle, et cela est certainement un obstacle à l’emploi de certaines méthodes initiatiques…

Pour en revenir à la « prière du cœur », je vois que le rôle du Maître est tout de même plus important qu’il ne m’avait semblé d’après votre précédente lettre ; cela laisse en tout cas ouverte la possibilité d’une véritable transmission spirituelle. D’autre part, le point concernant la purification par les éléments, que vous me rappelez, me paraît en effet réellement important, car je ne vois pas du tout en quoi une telle chose pourrait intervenir à un point de vue mystique ou plus généralement religieux ; cela est encore certainement initiatique à son origine, et il est seulement à craindre que ce ne soit demeuré qu’à l’état de vestige incompris… J’en dirais autant du passage de « L’Invisible Guerre » que vous citez : tout cela peut se comprendre en un sens purement intellectuel et spirituel, mais aussi s’appliquer dans un domaine inférieur à celui-là ; c’est exactement comme pour la compréhension du symbolisme iconographique.

Sur ce dernier sujet, j’ai repensé encore, depuis que je vous ai écrit, à une chose assez curieuse : il y a une figuration symbolique de la Trinité qui est en usage dans l’initiation compagnonnique, et que vous trouverez reproduite dans le n° spécial du « Voile d’Isis » consacré au Compagnonnage ; or j’ai vu autrefois une icône exactement semblable (sauf que les inscriptions y étaient naturellement en grec) qu’on m’a dit provenir du Mont Athos, et on m’a assuré que les moines s’en servaient spécialement comme d’un support de méditation ; avez-vous vu quelque chose de ce genre ?

Tout cela étant dit, ma conclusion précédente n’est pas changée : c’est qu’en somme il convient d’attendre que les choses se précisent par les circonstances même, à moins que d’ici là quelque autre solution préférable ne se présente à vous. Il semble qu’une initiation basée sur les formes chrétiennes, même aux époques où elle existait très certainement, ait toujours été quelque chose de beaucoup plus dissimulé et plus difficile à atteindre que les initiations orientales ; et tout ce qu’on peut connaître en fait d’ésotérisme occidental est toujours singulièrement obscur, sans doute parce que le milieu était tel que les plus grandes précautions s’imposaient…

Je ne pense pas qu’on puisse trouver dans le Christianisme l’idée de manifestations avatâriques mineures ; certains ont peut-être voulu attribuer un caractère de ce genre à St François d’Assise, mais ils sont sortis de l’orthodoxie. Je ne parle pas des différentes formes du Gnosticisme, où cela se trouverait peut-être (pour Simon le Mage, Dosithée, etc.) ; ce qu’on en sait est tellement incomplet et déformé qu’il est bien difficile d’en rien dire d’une façon certaine.

Les initiations par des voies en quelque sorte anormales, tout en étant toujours possibles, surtout quand les conditions sont elles-mêmes anormales comme c’est le cas pour l’Occident actuel, sont cependant quelque chose de trop incertain pour qu’on puisse jamais y compter ; et, de plus, il est douteux qu’elles puissent constituer l’équivalent complet d’une initiation régulière.

Le rituel religieux sert de point d’appui à ceux qui sont rattachés à une organisation initiatique relevant de la même forme traditionnelle à laquelle ce rituel appartient (dans l’Islam par exemple) ; mais je ne vois pas très bien l’importance qu’il peut avoir en dehors de cela, c’est-à-dire comme simple moyen préparatoire, surtout s’il n’est pas sûr qu’on obtienne le rattachement initiatique dans la même Tradition, car alors on ne fait plutôt que renforcer un lieu qui peut ensuite constituer un obstacle dans l’ordre psychique pour se rattacher à autre chose. Il est certain, en effet, que le mélange d’éléments appartenant à des formes traditionnelles différentes peut provoquer, surtout au début, des réactions psychiques désagréables et parfois même dangereuses.

En vue d’une initiation hindoue ou islamique, il est évident qu’une certaine connaissance du sanscrit ou de l’arabe est nécessaire ; il ne s’agit pas d’une connaissance spécialement « linguistique » et grammaticale, car ce n’est pas là ce qui importe au fond, mais d’une connaissance donnant la possibilité de comprendre, d’abord parce que la langue propre à une tradition est réellement une base dont la forme même de cette tradition est inséparable, et aussi parce que, dans tous les pays orientaux, les gens qui possèdent de véritable connaissances traditionnelles ignorent généralement les langues occidentales. – Je dois dire qu’une initiation islamique est, d’une façon générale, plus facile à obtenir qu’une initiation hindoue ; il n’est même pas impossible que cela se fasse sans quitter l’Europe…

 Puisque vous parlez d’Aurobindo Ghose, il faut que je vous dise qu’il y a, dans son entourage, des personnes qui ne m’inspirent pas entièrement confiance ; il est même à craindre qu’elles ne fassent plus ou moins pour son enseignement ce que d’autres ont fait pour celui de Râma-Krishna…

Pour ce dont je vous ai parlé au sujet de B.Y.R.1, il s’agit bien d’une organisation initiatique dégénérée ou déviée, surtout par la prédominance d’un certain côté « magique » ; mais, en pareil cas, il est bien rare que des éléments appartenant à la « contre-initiation » n’en profitent pas pour s’introduire et exercer leur influence (comme ils le font du reste aussi parfois même dans le cas de simples organisations « pseudo-initiatiques » qui sont alors utilisées à des fins dont leurs dirigeants même sont bien loin de se douter).

Je pense recevoir bientôt, comme vous me l’annoncez, la suite de votre article ; je vois qu’en effet vous continuez à trouver des choses vraiment intéressantes à ce sujet, et j’espère qu’il vous sera possible de coordonner tout cela. Ce sujet est certainement tout à fait inconnu des lecteurs du « Voile d’Isis » ; la publication de votre travail (qui, me dit-on, pourra peut-être commencer dans le nº de décembre) n’en aura donc que plus d’intérêt.

Je n’ai pas reçu d’autres nouvelles de M. Avramescu ; je me demande si le nouveau nº de « Memra » aura pu paraître avant la fin de ce mois-ci comme il l’espérait…2

Je me demande si, après votre travail sur les traditions roumaines, il ne vous serait pas possible de faire quelque chose sur le symbolisme des icônes, en en faisant naturellement ressortir en particulier la signification hermétique ; voudriez-vous réfléchir à cela ?

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon



[1] Bô Yin Râ. [N.d.É.]

[2] La revue roumaine Memra, dirigée par Mihail (Marcel) Avramescu, cessa sa publication après deux numéros en 1935. L’article que René Guénon avait rédigé pour cette revue (Y-a-t’il encore des possibilités initiatiques dans les formes traditionnelles occidentales ?) n’y fut ainsi jamais publié, jusqu’à ce que les Études Traditionnelles le reprennent en 1973. Marcel Avramescu, le directeur de la revue roumaine Memra, a écrit dans le second numéro (1re année, nos 2-5, janv.-avr. 1935) : « Approuvant entièrement l’esprit, les tendances et le programme de travail de notre revue, maître René Guénon nous a fait l’honneur d’accepter la proposition que nous lui avions soumise d’y collaborer, ce dont nous tenons à le remercier ; ses articles, rédigés spécialement pour la revue Memra, seront publiés à partir du prochain numéro.

Prenant en compte l’importance extraordinaire de l’œuvre de René Guénon envers la spiritualité contemporaine, et parce que, parmi tous ceux qui s’adressent à l’Occident au nom de la Tradition, il est le seul qui soit en effet qualifié pour cette fonction, nous pensons que la présence de sa signature dans les pages de cette revue sera grandement appréciée et nous voulons voir dans ce fait la garantie de la parfaite orthodoxie de tout ce qui est contenu dans ces pages.

Nous tenons à citer un texte très important, extrait de l’article Retour aux origines, publié sous la signature de M. Luc Benoist, dans le numéro du 15 juin 1934, de la revue La Cité Universitaire (revue internationale pour les étudiants de la Cité Universitaire de Paris) : “Cependant, et quoi qu’il arrive, ou bien la pensée européenne ou universelle a encore un futur, ou bien elle est menacée dans ses fondements ; l’œuvre de René Guénon est, dans cette perspective, le phénomène le plus important qui soit arrivé depuis le 16e siècle. Cette œuvre rétablit l’universalité de la connaissance. Elle efface trois siècles de séparatisme. Elle offre aux jeunes, dégoutés par la philosophie officielle, abrutis par une analyse sans objectif et sans mesure, l’opportunité d’une compréhension véritable, et d’une libération finale. Même si cette œuvre ne devait servir qu’un seul esprit prédestiné, son existence providentielle se trouverait alors justifiée” » [Passage traduit du roumain par l’éditeur]. [N.d.É.]

 

 

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