vendredi 15 novembre 2013

L’homme religieux dans la société - ‘Abd-Allâh Yahyâ Darolles


 


 
 

‘Abd-Allâh Yahyâ Darolles
 
 

Nul n'est véritablement croyant, dans la tradition islamique, s'il n'a reconnu, en lui-même, la fitrah, sa nature divine unique et primordiale et, dans les autres l'identité essentielle de tous les hommes créés avec Dieu l’Unique, à travers la figure de l'Homme Universel, al insân al kâmil, réalité métaphysique préexistante à la manifestation, dont il en est aussi l’archétype permanent. « Dieu a créé Adam selon Sa Forme »1 et Il annonce à ses Anges : « En vérité, Je vais établir un Représentant sur la Terre ».2 C’est donc parce que l’homme a été créé selon Sa Forme que l’Homme Universel est Son Représentant sur Terre et qu’il a, ainsi, le statut le plus élevé de l’Existence, dont il a aussi la fonction centrale.

« Dieu », nous dit Ibn Arabî, « a accordé un privilège à l’homme par rapport à l’univers, par le don de la raison qui lui permet de gouverner et d’ordonner les choses, car il a été créé selon la Forme divine qui implique notamment qu’ “Il dirige toute chose avec attention ; Il explique les signes (Cor. 13:2)” ».3 L’homme, « représentant — ou calife — de Dieu sur terre », Khalîfat Allâh fî-l’-ard, est donc le dépositaire spirituel, le tenant du dépôt spirituel, al-amânah, confié à l’homme lors de la création du monde, dépôt dont les cieux, la terre et les montagnes ont, selon le Coran, refusé de se charger,4 tant il est porteur de responsabilité.

Or, nous dit le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yâhya,5 « Il y a analogie mais non pas similitude, entre l’homme individuel, être relatif et incomplet, qui est pris ici comme type d’un certain mode d’existence, ou même toute existence conditionnée, et l’être total, inconditionné et transcendant par rapport à tous les modes particuliers et déterminés d’existence, et même par rapport à l’Existence pure et simple, être total que nous désignons symboliquement comme l’Homme Universel ».6

En effet, si l’Homme Universel, l’Adam originel et androgyne, procède de l’Unité, selon Sa Forme, l’Adam, premier homme a connu la dualité, dans sa chute, et ses descendants, hommes et femmes, se sont multipliés dans le temps et dans l’espace, en succession et en simultanéité.

Mais dualité et multiplicité ne sont que des voiles de l’Unique et quelles que puissent être les différences, la multiplicité des formes et des caractères, elles ne sont que la manifestation des noms et attributs du Dieu Unique, car il n’y a de réalité que la Réalité, de vérité que la Vérité, de dieu que Dieu.

Il appartient, en effet, à l’homme de redécouvrir, en s’élevant au-dessus de la multiplicité et de la dualité, que c’est d’une même âme unique et universelle que Dieu créa Adam, premier homme, premier prophète et archétype de l’humanité toute entière, suivant la Parole coranique : « Ô vous les hommes ! Craignez votre Seigneur qui vous a créés d'un seul être puis de celui-ci, Il a créé son épouse et Il a fait naître de ce couple une multitude d'hommes et femmes ».7

La voie spirituelle vers Dieu consiste essentiellement à reconnaître dans toutes les modalités de l'existence qu'il n'y a de dieu que Dieu, que nous venons de Lui et que nous retournerons à Lui.8 Du reste, « religion » et « vie traditionnelle » ne sont exprimés, en islam, que par un terme unique, « ad-dîn ». La religion est donc ce chemin tracé dans l’existence vers Dieu l'Unique. L'homme déchu, descendu du Paradis où il contemplait sans voile Dieu, dans Son Unité, et dans Sa Proximité immédiate et naturelle, est oublieux et a besoin de redécouvrir le lien qui l'unit de toute éternité à son Seigneur qui, de par sa Miséricorde, a adressé à tous les peuples de la Terre, à travers tous les âges, un messager porteur d'une direction et d'un enseignement.

L'homme religieux est donc celui qui reconnaît la Vérité du dogme, s'y soumet, accepte la pratique des rites et des vertus comme moyens nécessaires à sa réalité essentielle à sa conformité à l’ordre divin.

Mais la religion, entendue dans la plénitude de son sens, comprend à la fois cet aspect extérieur, fondé sur la foi, et un aspect intérieur, d’ordre intellectuel, fondé sur la connaissance métaphysique. Toutes les religions orthodoxes comprennent, à l’origine de leur révélation, ces deux aspects. C’est d’ailleurs dans ce sens, que Saint-Augustin disait : « Connais afin de croire, crois afin de connaître ». La foi doit accepter la Vérité de la Révélation, pour pénétrer l’intelligence de ce que la Révélation enseigne et la foi devient parfaite par la connaissance de sorte que foi et connaissance sont indissolublement liées.

Cette connaissance métaphysique qui n’est autre, dans son aboutissement, que celle de Dieu, Unique Pôle Métaphysique, et ce vers quoi doit tendre l'homme religieux, est une connaissance qui est étrangère au savoir discursif et analytique. C’est le « savoir »9 utile dont la «recherche» est une obligation pour tout musulman et toute musulmane10 et qui relève de la connaissance intuitive et immédiate, au-delà de la distinction du sujet et de l'objet, car connaître, c'est être.

Cette connaissance constitue véritablement la réalisation spirituelle de l’homme à laquelle doivent participer les trois composantes de l'homme : l'esprit, l'âme et le corps. Car, pour qu’elle puisse être efficiente et réelle, la Connaissance, dont dérive la compréhension des choses, ne peut se contenter d’être théorique.

La vie religieuse n'est pas une sorte de « mentalisme passif », non plus qu'un vague fatalisme ou volontarisme sentimental, et la réalisation spirituelle n’est pas une spéculation nourrie de la lecture de shaykhs ayant atteint la Vérité, mais l’une et l’autre sont au contraire contemplation dans l'action et connaissance de la Réalité, présentes hic et nunc, ici et maintenant comme seule et unique raison de l'existence de toute chose.

Ainsi, la religion relie (religare) Dieu à l’homme et elle réunifie (relegare) ce qui, en celui-ci, apparaît duel, multiple, en opposition.

Mais si la religion relie, au premier chef, l'homme à Dieu dans Sa transcendance, elle le relie aussi, dans Son immanence, aux autres hommes, à une communauté religieuse d’abord, aux autres communautés religieuses orthodoxes ensuite, et au-delà, à la Société des hommes en général, tous créatures de Dieu, même si certains ne Le reconnaissent pas. Ce lien est rendu symboliquement manifeste lorsque les hommes et les femmes prient «en rang serrés», orientés vers la Ka’ba, symbole du centre, et qu’ils saluent, à la fin de la prière, toute la création, à leur droite, puis à leur gauche. Et il leur appartient, hors même les lieux et les moments rituels, de conserver à chaque instant et en tout lieu, dans chaque action, à la fois la juste orientation vers le Dieu transcendant, et leur salutation à toutes les créatures, dans ce symbolisme d’une croix spatio-temporelle à partir du centre de laquelle, seul, ils peuvent s’élever.

La situation de l’homme dans la société de ses semblables ne se détermine donc pas suivant un ensemble de règles ou de conventions sociales, mais trouve sa légitimité et son aspiration dans un mouvement du coeur, al qalb, réceptacle et lieu de la manifestation divine. L'organisation des hommes en société est une nécessité en vue de l'intérêt commun, intérêt qui peut être défini, dans son acception la plus haute, comme le rappel de l'Unité et l'éveil à la connaissance de cette Unité.

Les hommes doivent s'encourager et se rappeler mutuellement que le but de la vie humaine est la sainteté, qui n’est autre que la Connaissance de Dieu, suivant la parole Coranique : « Je n'ai créé les hommes et les djinns que pour qu'Ils M’adorent » et « Par l'instant ! Oui l'homme est en perdition, à l'exception de ceux qui accomplissent des oeuvres bonnes ; de ceux qui s'encouragent mutuellement à la Vérité ; de ceux qui s'encouragent mutuellement à la piété ».11 Si Dieu a réuni les hommes en communautés et qu'Il leur a donné une voie, tarîqah, et une loi, sharî‘ah, c’est pour qu’ils se connaissent entre eux,12 et qu’'ils se réveillent les uns les autres, car, selon une tradition prophétique, « aucun de vous n’est croyant tant qu’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même ».

Mais il semble que, pour la plupart des hommes de notre temps, vivre religieusement en société se heurte à un obstacle psychologique, à un noeud psychique dont l’illusion s’avère particulièrement grave et dangereuse. Il s’agit des façons erronées d’envisager les rapports entre les domaines spirituel et temporel et, a fortiori, entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel.

Cette incompréhension et cette méconnaissance suscitent des attitudes apparemment opposées mais tout aussi fausses les unes que les autres.

« On ne se contente plus aujourd’hui, disait Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yâhya, de distinguer le spirituel et le temporel comme il est légitime et même nécessaire de la faire, mais on a la prétention de les séparer radicalement » alors qu’ « à l’origine les deux pouvoirs dont il s’agit n’ont pas dû exister à l’état de fonctions séparées exercées par des individualités différentes ; ils devaient, au contraire, être contenus alors l’un et l’autre dans le Principe commun dont ils représentaient seulement deux aspects indivisibles, indissolublement liés dans l’unité d’une synthèse à la fois supérieure et antérieure à leur distinction ».13

D’une part, les tenants de l’athéisme et du matérialisme veulent cantonner le spirituel et la religion dans un espace privé et subjectif de plus en plus réduit, chose d’ailleurs de plus en plus acceptée, par une majorité de personnes qui, tout en se déclarant croyantes, se contentent d’une participation épisodique et lointaine aux rites et sombrent dans une dimension sociale et sentimentale aux antipodes de la véritable charité. D’autre part, certains, ayant des prétentions religieuses plus affirmées, prétendent changer la société, non conforme à leur vision toute mentale de la religion et de la spiritualité au besoin par la violence, on se détournent de la société et de ses contraintes, réputées incompatibles avec un cheminement spirituel, en s’isolant. Nous nous attacherons ici à ces deux dernières conceptions erronées car ce sont celles qui nous apparaissent comme les plus dangereuses, en raison de leurs prétentions religieuses et spirituelles.

Certains, en effet, pour justifier leurs prétentions à rétablir un prétendu « califat » politique et anachronique, si l’on se réfère à la providentielle temporalité, préfèrent ignorer, dans une grossière confusion, la nécessaire distinction entre spirituel et temporel, entre l’autorité spirituelle et les modalités du pouvoir temporel, en prétendant qu’en islam, il n’y a pas de distinction entre ces deux ordres, alors que, s’il n’y a pas séparation, il y a bien distinction, conformément à la tradition prophétique : « [...] donnez-leur (aux gouvernants) ce qui leur revient de droit et demandez à Dieu ce qui vous revient à vous-même. Dieu leur demandera compte des intérêts de leurs sujets ».14

Il s’agit là de la dérive que l’on appelle communément intégrisme, conception attachée à la lettre qui tue l’Esprit et qui entend rétablir la forme tout extérieure d’un prétendu « califat », niant toute validité aux autres religions, alors que seul Sayyidunâ ‘Isâ, notre seigneur dont nous tous attendons la seconde venue, viendra à la fin des temps, en jugeant comme un arbitre équitable (hakam ’adl), manifester la réunion de l’autorité spirituelle (hukm) et du pouvoir temporel en leur principe commun. Cette perspective formaliste et interventionniste consiste à vouloir changer le monde au lieu de se changer soi-même, en n’acceptant pas la société dans

laquelle Dieu nous a placés, en révolte avec Sa volonté et dans l’ignorance du Hadîth qudsî : « Le fils d'Adam insulte le temps, or je suis le Temps » or « Dieu ne modifie rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui », tandis que « soumission et obéissance sont dues par tout homme musulman quant à ce qu'il approuve ou quant à ce qu'il blâme dans la mesure où on ne lui ordonne pas une rébellion contre Dieu » et que c’est seulement « si on lui ordonne une rébellion, (qu’) il ne devra ni se soumettre ni obéir ».

D’autres, apparemment à l’opposé, croient pouvoir se détourner du monde et de la société des hommes et de ses contraintes, qu’ils considèrent comme des obstacles à la spiritualité, pour se consacrer, en solitaire, à des études qui restent toutes théoriques, même si elles ont d’autres prétentions.

Cette dernière tentation semble encore plus dangereuse car plus subtile et moins caricaturale en apparence que la première.

En effet, ces solitaires qui finissent, assez souvent, par se prendre pour des « afrâd », « solitaires métaphysiques », sont, en général, coupés de leur communauté et de la société des hommes. Sans contrôle et vérification d’un maître et d’une communauté, ils passent leurs temps à des études de plus en plus « spécialisée » sur les écrits de maîtres d’autres époques (quant à eux spirituellement réalisés) soumis à toutes les suggestions possibles qu’ils finissent par prendre pour des inspirations divines, dans leur solitude toute psychique.

Il se pourrait d’ailleurs que la prétention de ces derniers à rassembler, autour d’eux, des forces prétendument traditionnelles, aboutisse à rassembler notamment les tenants de la première erreur dont, à défaut d’être l’autorité spirituelle, ils seront les théoriciens manipulés.

Aux antipodes de ces attitudes, doit être celle, en société, de l’homme véritablement religieux, se souvenant de l’Unité, Unité de Dieu mais aussi Unité de l’Existence Universelle, Unité des domaines spirituel et temporel, en ces temps où, selon le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yâhya, l’illusion de l’Antéchrist, le Dajjâl, l’imposteur borgne, et de ceux qui favorisent sa venue, a sa racine dans l’erreur dualiste ; « et le dualisme, sous une forme ou sous une autre, est le fait de tous ceux dont l’horizon s’arrêtent à certaines limites, fût-ce celles du monde manifesté tout entier, et qui, ne pouvant ainsi résoudre, en la ramenant à un principe supérieur, la dualité qu’ils constatent en toutes choses à l’intérieur de ces limites, la croient vraiment irréductible et sont amenés par là-même à la négation de l’Unité Suprême, qui en effet est pour eux comme si elle n’était pas ».15

L’homme religieux, quant à lui, se réfère à l’exemple du Prophète lui-même, selon l’invitation coranique « En vérité vous avez dans l’Envoyé de Dieu un excellent modèle (uswah hasanah) »,16 le Prophète Muhammad, dont le Coran rappelle qu’il n’était « qu’un avertisseur » et a été seulement « envoyé comme une Miséricorde pour les mondes ».

Pour cela, il s’agit de retrouver « la pureté, l’innocence et la sainteté des hunafâ, les purs compagnons du Prophète, dans la nature spirituelle primordiale, la fitrah ».17

L’actualisation réelle de l’exemple prophétique est permise par la transmission de l’influence spirituelle, barakah et sa vivification dans le dhikr-Allâh, conformément à sa Sunna. Cette vivification se poursuit, au-delà des rites, dans tous les souffles et les battements de paupière de chacun des jours, dans chaque situation et moment ainsi unifié, sous le contrôle et la guidance d’un Shaykh vivant dont l’investiture et la transmission ont été régulières, sous le contrôle et la vérification permanents de la communauté car le « croyant est le miroir du croyant ».

Celui qui est spirituellement conforme au modèle du Prophète agit aussi, par voie de conséquence, conformément à lui, dans l’ordre temporel et cela même si cette conformité n’est que « selon ses moyens », dans les limites miséricordieuses accordées par Dieu et rappelées par le Prophète, lors du pacte d’allégeance que lui font les croyants. Le musulman agit ainsi, avec les autres hommes de son temps et de son lieu, même si ceux-ci ne sont pas des musulmans ni même des croyants. C’est ainsi que, pour le musulman, l’exemple de la société traditionnelle n’est pas un quelconque «califat» entendu dans une vision toute psychologique et romantique, mais bien la Cité de Médine, la cité du Prophète, manifestation spirituelle dans l’ordre temporel. Car l’extérieur est contenu dans l’intérieur, dans l’Unité de Dieu et non l’inverse.

En conséquence, l’exemple vivant de Médine est contenu dans le coeur de Muhammad et chaque musulman peut en reconnaître la lumière prophétique en lui-même à tout moment, où qu’il se trouve, et en faire rayonner le modèle dans la société où Dieu l’a providentiellement placé. En effet, c’est seulement la présence prophétique qui donna, à l’ancienne Yathrib, le caractère d’une véritable Entente et non d’une fusion ou d’une confusion, à travers la société de Médine constituée par l’union de plusieurs communautés religieuses, de plusieurs peuples, de nombreuses familles. Cela fut rendu possible parce que le Prophète n’a cessé de donner à ses compagnons l’exemple éminent de la sainteté en manifestant dans ce monde, par sa coutume ou Sunna, la réalité spirituelle de l’Homme parfait, al-Insân al-Kâmil, dans son extérieur et son intérieur. Reconnu, non seulement par la communauté musulmane naissante, mais aussi par les non-musulmans, comme le meilleur des hommes, il devint naturellement le juste arbitre (hakam ‘adl) de cette cité.

Nous ajouterons que, par la pure Volonté divine, il put ainsi apporter une aide non seulement aux musulmans mais à tous les hommes de la cité, par sa présence vivante, son témoignage, et son appel à tous les croyants, à s’élever « jusqu’à une Parole Unique, valable pour nous et pour vous »,18 conformément à l’invitation coranique, dans le respect et la distinction des
révélations de chacun, sans exclusive.

Et si les premiers compagnons furent aussi des califes bien-dirigés, ar-râshidûn, ce n’est point parce qu’ils avaient recherché l’obtention de la fonction califale pour eux-mêmes, mais parce qu’ils furent reconnus comme tels, suivant des modalités diverses, en vertu de leur qualité et de leur maîtrise spirituelle qui englobaient, bien évidemment, les qualités nécessaires au gouvernement temporel, car le supérieur comprend nécessairement l’inférieur, mais non l’inverse, quelles que puissent être les prétentions de ce dernier.

Il ne nous est pas demandé de modifier la création suivant l'idée toute mentale, individuelle ou collective que nous nous faisons de ce que devrait être le monde, mais, à l’image du Prophète, d'avoir une juste perspective dans ce monde, perspective qui ne saurait être autre que celle de la Connaissance, condition de la Justice, elle-même condition de la Paix.

Il s’agit, tout au contraire, de dévoiler la Réalité Unique, à partir de notre situation spatio-temporelle, au-delà de l’apparence profane.

Celle-ci n’est qu’un point de vue psychique qui voudrait faire croire que les situations sociales, professionnelles ou politiques dans lesquelles l’homme se trouve pourtant providentiellement placé, obéissent fondamentalement à des règles profanes irréductiblement opposées à la spiritualité, parce que les hommes que nous côtoyons sont des incroyants irréductibles, que les métiers que nous exerçons sont profanes et n’obéissent pas aux règles de corporations disparues ou encore que le pouvoir politique est aux mains de personnes spirituellement non qualifiées et tournées vers le monde.

C’est ignorer que l’autorité appartient à Dieu seul et que celui qui est véritablement serviteur de Dieu y participe. Peu importe que cette celle-ci ne lui soit pas reconnue extérieurement et encore moins personnellement ou individuellement, car elle n’a rien de personnel et lui-même n’a aucune prétention personnelle.

La réalisation de l’esprit, impersonnelle par nature, passe, en réalité, par la transformation véritable de tout notre être, et pas seulement de sa dimension mentale ou affective à laquelle nous nous identifions abusivement. Cette transformation ne pourra s’effectuer qu’à travers « l’expérience horizontale dans notre monde terrestre, qui peut nous faire réaliser la dimension verticale de la vraie spiritualité présente dans la Croix spatio-temporelle de notre situation ontologique »,19 c’est-à-dire à travers le dépôt de la responsabilité dont Dieu nous charge dans notre situation communautaire, confraternelle, familiale,20 professionnelle, sociale ou publique. Seuls ces supports nous permettent d’« élever notre esprit au-dessus de nous », selon les paroles du Shaykh al- ‘Alawî.

De cet homme religieux, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ nous dit qu’à condition qu’il ait déjà « pénétré le domaine des principes, suffisamment tout au moins pour avoir reçu la direction intérieur et dont il n’est plus possible de s’écarter jamais », « son rôle social ne peut être qu’indirect, mais il n’en est que plus efficace, car pour diriger vraiment ce qui se meut, il ne faut pas être entraîné soi-même dans le mouvement ».21 Il est dit, aussi, dans la tradition taoïste que « les anciens souverains, s’abstenant de toute action propre, laissaient le ciel gouverner pour eux » et que « pour celui qui s’unit à l’Unité, tout prospère ; à celui qui n’a aucun intérêt propre, même les génies sont soumis ».22

L’homme religieux n’a aucune prétention à gouverner le monde mais seulement celle d’assumer les responsabilités du dépôt que Dieu lui a confié. C’est ainsi que le Prophète nous interpelle: «N’êtes-vous pas tous des bergers et tous responsables de votre troupeau. L’imam qui est à la tête des hommes est berger et il est responsable ; l’homme est le berger des gens de sa maison et il est responsable ; la femme est la bergère de la maisonnée et de ses enfants et elle est responsable [...]» Il appartient à l’homme religieux d’assumer cette charge dans la vie en société : pour cet homme, toute action quelle qu’elle soit a un caractère purement rituel, car l’action rituelle est celle qui est accomplie conformément à l’ordre divin et ce n’est que dans la mesure où nous sommes encore contaminés par un point de vue profane, donc illusoire, que nous imaginons séparativement « vie religieuse » et « vie sociale », spirituel et temporel.

La vie sociale à travers ses deux aspects, professionnel et public, doivent être les supports de la réalisation spirituelle. Le rôle du travail, comme support d’une vie spirituelle est tel dans l’islam que le terme qui s’y rapporte, ‘amal, est employé pour tout ce qui est acte ou action de façon générale. Mais ainsi entendu, le travail ne se réduit pas à la dimension économique et sociale qui est seulement celle du point de vue profane. Il s’agit là, tout au contraire, de la contemplation dans l’action, de sorte que le travail est considéré comme une « oeuvre ».

De fait, ce travail, cette oeuvre, relève des engagements, ‘uqûd, que l’homme doit tenir, car ils dérivent du dépôt dont il a accepté la chargé : « Ô vous qui croyez ! Respectez vos engagements ».23

Ces engagements recouvrent l’ensemble des relations de l'homme envers Dieu, avec sa propre âme, et avec les autres hommes. C’est ainsi que l’homme doit accomplir son travail, avec concentration, le mieux possible, en essayant de révéler les lois métaphysiques qui régissent, par analogie, les rapports entre le Créateur et le créé ; que les salariés et patrons doivent être mutuellement équitables, conformément à la balance divine. La création artistique ou artisanale était accomplie dans le cadre des corporations sous la conduite de maîtres artisans qui étaient aussi des maîtres spirituels.

Ces corporations étaient liées, au Moyen Age, aux ordres de chevalerie, (futuwwât). Mais « les institutions traditionnelles telles que les corporations ont périclité ou cessé d’exister et l’exemple humain, important entre tous, du maître artisan qui était aussi un guide spirituel est devenu rare, et dans certaines formes étrangères de l’industrie, inexistant ».24

Si les temps ne prêtent plus à l’exercice de métiers d’art comme support d’une réalisation spirituelle et s’il serait illusoire de vouloir reconstituer anachroniquement ces corporations et ces règles, là où il n’y a plus ni métier, ni corporation, ni maîtrise, les hommes de foi et de connaissance savent qu’en conformant l’exercice de leur profession, quelle qu’elle soit, à l’ordre et aux normes divins, leur travail sera l’un des supports privilégiés de la réalisation spirituelle, car, selon la tradition prophétique : « Etranges sont les chemins d’un croyant, car il y a du bon dans chacune de ses entreprises ».

En effet, ce ne sont pas les matériaux l’objet ou le sujet du travail, ni les règles techniques employées qui comptent, car tout cela a un caractère éphémère, mais bien l’Esprit, la Connaissance des principes et lois métaphysiques éternels qui peuvent trouver leur application à tout travail et à toute action, pour autant que l’on ait l’attitude contemplative nécessaire.

C’est ainsi d’ailleurs que la participation à la vie sociale ne saurait se limiter à la dimension professionnelle. Tout au contraire, l’homme religieux a des liens avec sa famille, sa ville, sa nation, ses affaires, ses relations, liens qu’il ne considère pas de façon profane, en juxtaposition avec la religion, mais qu’il vit dans une perspective unitive. Et s’il ne réclame aucun pouvoir, aucune autorité, pour lui-même, de même qu’il n’a aucune prétention à un quelconque rétablissement d’un chimérique « califat », il participe à la vie publique, par sa présence contemplative et active dans l’esprit de l’Entente de Médine, faite de concertation et de conseils, conformément à la recommandation coranique : « Pardonne-leur ! Demande pardon pour eux ; consulte-les sur leurs affaires — ou : à propos du commandement — ; mais lorsque tu as pris une décision, place ta confiance en Dieu. Dieu aime ceux qui ont confiance en Lui » et « Leur affaire est l’objet de concertation entre eux ».25

Il n’appartient d’ailleurs pas à un homme religieux de refuser les responsabilités publiques, de même qu’il n’a pas à les rechercher, car, selon la tradition prophétique : « le commandement est un dépôt dans ce monde qui sera un malheur et un remords au jour de la Résurrection » alors qu’à celui à qui cette charge a échu providentiellement « Dieu envoie un ange qui l’assiste » et « Dieu protégera de son ombre celui qui a dirigé avec justice, au jour où il n’y aura nulle ombre que la Sienne ». Du reste, cette attitude contemplative dans l’action n’est pas exlusive des musulmans qui, n’ayant pas de monachisme, doivent accomplir leur effort spirituel dans le monde.

Le Prophète Muhammad a dit : « Que Dieu bénisse celui qui aura bien connu son époque mais dont la conduite sera restée sur le chemin droit ».

 

Les relations que l’homme religieux entretient avec le monde sont axées sur sa responsabilité devant Dieu l’Unique, la contemplation dans l’action au nom de Dieu, conformément à l’injonction divine contenue dans un

hadîth qudsî : « Je t’ai créé pour Moi et J’ai créé les choses pour toi. Ne corrompts donc pas ce que J’ai créé pour Moi par ce que J’ai créé pour toi ».





1 Hadîth.

2 Cor. 2:30.

3 Ibn Arabî, Futûhât, chap. 339.

4 Coran 23:72.

5 Plus connu, en Occident, sous le nom de René Guénon.

6 René Guénon, Le symbolisme de la Croix, Chapitre II.

7 Cor. 4:1.

8 Cor. 2:156.

9 Cor. 2:102 et 96:1-5.

10 Hadîth rapporté par Muslim, Ibn Arabî, Ibn Hanbal.

11 Cor. 103.

12 Cor. 49:13, « Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous ».

13 René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Chap. 1er, « Autorité et hiérarchie », p. 16.

14 Hadîth mutawâtir.

15 René Guénon, id., p. 270.

16 Cor. 33:21.

17 Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Pallavicini, L’Islam Intérieur, Ed. Bartillat, mars 1995, p. 260.

18 Cor. 3:82.

 19 Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Pallavicini, « Dix ans après », VLT, Actes de
colloque, op. cit., p. 157.

20 Cf. « L’enseignement spirituel dans la vie familiale », Cahiers de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques, n° 5-6.

21 René Guénon, Orient et Occident, p. 168, 175-176.

22 Tchoang-tseu, chapitre XII.

23 Cor. 5:1.

24 Seyyed Hossein Nasr, L’Islam traditionnel face au monde moderne, chapitre II, L’éthique du travail.

25 Cor. 3:159 et 42:38.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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