V. — La
politique française à l'égard de l'Islam en Afrique Occidentale
De
nombreuses études 1 ont été consacrées à ce qu'on appelle communément la
politique musulmane de la France en Afrique noire. En vérité, la France n'avait
pas de politique musulmane clairement définie, même si ses objectifs étaient
restés les mêmes durant toute la colonisation, à savoir contenir l'Islam, soit
en l'étouffant, soit en l'apprivoisant selon les « exigences » de l'ordre
colonial. Cette politique était faite d'incohérences nées d'improvisations
commandées, semble-t-il, par un souci « d'efficacité » dans l'administration
des régions musulmanes. Elle variait au gré des convictions personnelles des
administrateurs ou en fonction des événements locaux ou extérieurs.
A des
époques différentes, elle avait été marquée par des orientations successives pour
faire face aux idéologies considérées comme subversives, tels le pan-islamisme,
le panarabisme et le bolchévisme entre autres. En vérité, le colonisateur
français s'était toujours méfié de l'Islam, même s'il avait involontairement
favorisé son expansion. En effet, en multipliant les infrastructures
nécessaires au transport des matières premières destinées à la métropole, le
colonisateur ouvrait malgré lui des voies de pénétration à la religion
musulmane. En affectant des fonctionnaires déjà islamisés (Sénégalais et
Soudanais) en Côte d'Ivoire par exemple, l'occupant participait sans le vouloir
et peut-être sans s'en apercevoir, au développement de l'Islam dans la forêt 2.
A ce sujet, le point de vue de J. Suret Canale semble très proche de la vérité
:
« On ne peut
dire, comme J. Richard-Molard, que l'administration coloniale française ait
systématiquement favorisé les musulmans ; s'inspirant de la pratique des «
bureaux arabes » en Algérie, elle chercha, il est vrai, à s'appuyer sur les
cadres féodaux qui, généralement, avaient été gagnés à l'Islam.
Mais l'Islam
lui-même fut toujours l'objet d'une méfiance maladive comme véhicule possible
de redoutables influences étrangères.
Dans
l'ensemble, de façon absolument involontaire, par les conditions économiques et
sociales objectives qu'elle a créées, la colonisation a favorisé le progrès de
l'Islam 3. »
Il convient
de faire remarquer qu'à la fin du siècle dernier, l'Islam était considéré par
certains responsables coloniaux comme une étape qui faciliterait l'insertion du
Noir au monde “civilisé” : “La propagande musulmane est un pas vers la
civilisation en Afrique occidentale 4.” Peu de temps après, à la veille de la
Première Guerre mondiale, l'Islam devint encore suspect 5.
Les
considérations relevant d'une part de la conjoncture politique internationale
et d'autre part de la laïcisation de l'Etat français par la loi du 9 décembre
1905, semblent avoir été les raisons essentielles de ce changement. En effet,
l'alliance éventuelle du pan-islamisme 6 et du pan-germanisme semble avoir été
l'obsession des tenants de l'empire colonial français. Faut-il rappeler le
voyage de Guillaume II à Constantinople, à Damas et à Jérusalem (1898) et la
construction de la voie ferrée Berlin-Byzance-Bagdad (1904) ? L'Allemagne, qui
voulait apparaître aux yeux du monde musulman comme une puissance protectrice
de l'Islam, ne s'était-elle pas engagée à défendre l'indépendance du Maroc en
1905 ? D'autre part, il est intéressant de noter que, presque au même moment,
le souverain ottoman Abdul Hamid II avait choisi comme objectif majeur de sa
politique étrangère « la reconstruction à son profit du khalifat universel ».
Tout cela
n'était pas fait pour rassurer les tenants de l'Empire français. Déjà en 1912,
la France semble adopter une politique anti-islamique. A ce sujet, les termes
de la circulaire du gouverneur William Ponty sont significatifs : « La
propagande maraboutique, façade hypocrite derrière laquelle s'abritent les
espoirs égoïstes des anciens groupements privilégiés, dernier obstacle au
triomphe complet de notre oeuvre civilisatrice … disparaîtra complètement le
jour où tous ses militants démasqués, étroitement surveillés, ne pourront plus
passer à travers les mailles du vaste réseau qui les environne sur toute
l'étendue de notre Ouest-africain 7. »
Plus tard,
après la première conflagration mondiale, le panarabisme d'abord et, après la
révolution d'octobre à Moscou, le bolchévisme ensuite, seront des sujets
largement traités dans les correspondances officielles concernant les affaires
musulmanes en Afrique occidentale française.
A ce propos,
les extraits suivants d'une circulaire confidentielle en date du 22 juillet
1931 du gouverneur général de l' A.O.F. semblent significatifs :
« Des
informations de sources diverses, transmises par le Département, concordent
pour signaler une recrudescence d'un panislamisme xénophobe : des attaches
communistes non douteuses ont été décelées, c'est ainsi que Cheikh Arslan se
serait employé à créer, à Berlin, une école de propagandistes musulmans qui
paraît être à la mode de Moscou 8. »
Faisons
remarquer que cette circulaire porte en première page la mention suivante: «
Islam et Communisme, 2e bureau». L'Islam fut donc très tôt surveillé, certains
journaux arabes étaient considérés comme suspects (Al-Haram du Caire) et
d'autres étaient purement et simplement interdits (Al-Bayân de New York) 9. Les
écoles coraniques furent étroitement surveillées et il fallait une permission
des autorités coloniales pour en créer 10. « Même en Mauritanie, l'intrusion coloniale
aboutit à la régression de la culture arabe, surtout au niveau de
l'enseignement supérieur 11. » La Mecque étant considérée comme le lieu de la
subversion par excellence, les autorisations de sortie pour le pèlerinage
étaient purement et simplement refusées pendant les périodes de crise. Même en
temps normal, les marabouts considérés comme suspects ne pouvaient obtenir de
visa de sortie pour se rendre en Arabie Saoudite 12.
Traitant de
la surveillance des marabouts sénégalais par le colonisateur français, C.
Coulon, qui a pu consulter des documents d'archives non encore classés, écrit
dans une récente thèse de science politique :
« Reste un
point sur lequel l'Administration exerça une vigilance extrêmement attentive.
Nous avons rendu compte plus haut des craintes que les contacts avec le monde
arabe suscitaient parmi les administrateurs. Ces craintes expliquent que les
Français se soient efforcés de contrôler et de surveiller rigoureusement le
pèlerinage. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le voyage à La Mecque fut
soumis à des conditions draconiennes. Une autorisation était nécessaire qui
n'était délivrée que très parcimonieusement, au regard de la fortune, mais
aussi de l'attitude envers la cause française, du postulant. Les personnages
jugés trop suspects, comme Ahmadou Bamba, étaient systématiquement écartés.
Cinq autorisations furent accordées en 1923, vingt l'année suivante, quatre en
1933, onze en 1936. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, le pèlerinage
fut organisé par l'Administration de l'A.O.F. elle-même, sous l'autorité d'un
commissaire du gouvernement pour le pèlerinage 13. »
Au Soudan
français et en Mauritanie, les marabouts hamallistes, par exemple, n'ont jamais
obtenu la permission de se rendre à La Mecque. D'ailleurs, la plupart d'entre
eux, imitant en cela Cheikh Hamahoullah, ne l'ont jamais demandée, estimant à
juste titre que cette autorisation était une faveur que l'administration
coloniale n'accordait qu'à ses proches.
Dans
l'ensemble, la France, si elle a privilégié certains marabouts pour les besoins
de sa politique d'exploitation, n'a jamais cessé selon la conjoncture d'être
ouvertement ou sournoisement hostile à l'Islam. En effet, les administrateurs
français les plus avisés avaient compris, non sans raison, que la philosophie
de l'Islam et sa référence constante à la communauté (l'umma), à la justice et
aux droits de l'individu, constituaient un obstacle à la poursuite de «
l'oeuvre » coloniale. Ils n'avaient peut-être pas tort de penser que l'Islam
était « subversif » et constituait par conséquent une menace pour la pérennité
du système inique qu'ils étaient chargés de défendre. Mais leur méfiance
s'était souvent muée en psychose. Même les représentants du Front populaire
(1935-1938) n'ont pas fait exception. Le gouverneur-général De Coppet 14
n'était ni plus ni moins favorable ou hostile aux musulmans que ses
prédécesseurs et successeurs, même s'il avait fait construire quelques mosquées
pour mieux apprivoiser l'Islam. Cette tradition d'opposition à l'Islam devait se
poursuivre durant toute la colonisation, avec des styles plus ou moins
différents. A ce sujet, moins de dix ans avant la fin de l'empire français
d'Afrique occidentale, A. Gouilly, qui connaît bien l'attitude de la France à
l'égard de l'Islam puisqu'il a été lui-même administrateur colonial, écrivait :
« Jusqu'à ce
jour, l'administration coloniale a toujours paru craindre, peut-être à bon
droit, que l'Islam local ne suive quelque idéologie venue de l'extérieur. Elle
s'est efforcée de diminuer les contacts de l'Islam noir avec l'Islam maghrébin,
réputé être travaillé de vagues aspirations panarabes ; elle a surveillé les
rapports de laMauritanie avec le Maroc, du Niger avec la Libye, du Tchad avec
le Soudan anglo-égyptien 15. »
A
l'intérieur des colonies ouest-africaines, après avoir cherché en vain à
freiner les progrès de l'Islam en lui opposant l'animisme 16 ou le
christianisme selon les régions, l'administration coloniale tenta avec quelque
succès de rallier les marabouts les plus influents afin de les utiliser comme
porte-paroles auprès des populations. Cette solution, qui semble avoir prévalu,
avait été suggérée dès la fin du siècle dernier, par des officiers chargés de
la surveillance de l'Islam en Algérie :
« Dans cet
ordre d'idée, nous avons à méditer et à suivre l'exemple de la Russie qui
obtient dans l'Asie centrale de réels résultats avec l'emploi des musulmans
ralliés … des Qhadrias par exemple nous ferions des agences de renseignements
ayant des correspondants dans les mille monastères disséminés de l'Afrique aux
Indes … Sous notre inspiration, nous verrions leurs Cheikhs et leurs Moqhadems
franchir les steppes sahariennes à la tête de caravanes inviolables, pour aller
au Soudan répandre le bon renom de la France. On pourrait adopter le même programme
dans un rayon plus restreint par nos Tidjanyas algériens que nous enverrions
dans les pays fétichistes combattre la propagande hostile de leurs « frères »
dissidents du Maroc et du Soudan occidental 17. »
Surtout à
partir des années trente, l'administration ne cessa d'attiser des conflits
parmi les confréries en vue de mieux exercer son contrôle sur celles-ci ; ainsi
le gouverneur de la Mauritanie écrivait dans la circulaire n° 575/AP du 17
novembre 1943 :
« Il serait
vain de combattre la doctrine hamalliste en vue de la détruire. Nos efforts
doivent tendre au contraire à la rendre inoffensive, au même titre que d'autres
confréries. Après avoir produit des adversaires plus au moins acharnés à notre
cause, le tijânisme omarien, les Qadiris de Cheikh Sidya el-Kébir et les Mal
Aïnin par exemple ne nous fournissent-ils pas aujourd'hui les chefs religieux
les plus loyalistes ? Il doit en être ainsi du hamallisme à une échéance plus
ou moins longue selon que notre politique saura mettre à profit les scissions
et les divergences inévitables parmi ses adeptes et canaliser à notre profit
l'activité de certains de ses dirigeants 18. »
Apprivoiser
l'Islam, le rendre « inoffensif », l'affaiblir en s'appuyant sur le double
principe du diviser pour régner et du contrôle et de l'utilisation des cadres
maraboutiques, telle était finalement la politique des doctrinaires de la
colonisation. En général, dans les ouvrages consacrés à l'étude de l'Islam en
Afrique, les auteurs ont souvent présenté de longs développements sur la
politique musulmane de la France. Mais ils ont rarement insisté sur ce que nous
appelerons « la politique française des marabouts ». Les grands marabouts
africains avaient chacun en ce qui le concerne une attitude voire une politique
à l'égard du pouvoir colonial.
On ne peut,
il est vrai, parler d'aucune manière d'une politique maraboutique d'ensemble à
l'égard de la France. Les chefs religieux, même au niveau des petites
localités, ne s'étaient jamais concertés en vue d'arrêter une attitude commune
vis-à-vis des autorités coloniales.
Leurs
intérêts étaient le plus souvent divergents. On peut répartir ces marabouts en
trois catégories :
les
marabouts proches du régime colonial
les
marabouts enseignants ou chefs de zâwiya
une minorité
de marabouts opposant une résistance morale, spirituelle voire culturelle, au
colonisateur (dans ce groupe, il convient de classer des marabouts dont les
rivaux se sont ralliés aux Français)
Les
premiers, ceux qui s'étaient mis au service du régime colonial, n'étaient pas
totalement étrangers à la politique musulmane de la France qu'ils orientaient
très souvent dans le sens de leurs intérêts personnels, familiaux, ethniques
ou, plus fréquemment, « confrériques ». Ils étaient capables de faire agir les
Français contre leurs rivaux pour régler des comptes personnels. En tant que «
conseillers » des administrateurs, ils étaient craints par les populations. Il
ne faut pas s'y tromper, ces marabouts n'étaient pas de vulgaires instruments
entre les mains des Français. Autant ces derniers les ont utilisés, autant
eux-mêmes ont profité de leur position dans les rouages du système colonial
pour se faire un renom et une crédibilité fondés essentiellement sur la
puissance de l'administration française. En vérité, comme l'a fait remarquer C.
Coulon 19, il s'agissait d'un « échange de services » entre pouvoir colonial et
marabouts, d'un véritable marché où chacun croyait trouver son compte.
Ces
marabouts ont été généralement couverts de décorations françaises telles que la
Légion d'Honneur. Ils étaient régulièrement reçus en audience par les
gouverneurs. Ils jouissaient de la protection du Pouvoir et de ses faveurs
matérielles 20. Ils n'avaient jamais connu la déportation et les camps
d'internement. Ils étaient invités en même temps que les personnalités
officielles aux méchouis ou dîners offerts lors des fêtes françaises par les
gouverneurs et les commandants de cercle. Ceux-ci leur rendaient également
visite lors de leurs tournées à l'intérieur du pays. Toutes ces rencontres
publiques étaient pour les marabouts l'occasion de proclamer leur loyalisme et
leur dévouement à la France et à la personne du gouverneur avant de louer les «
bienfaits » de la « paix » française et de la colonisation.
Curieusement,
les serments de fidélité à la France étaient presque les mêmes en Mauritanie,
au Soudan, en Guinée, au Sénégal ou en Algérie. On vantait la « paix française
», on « priait » pour le gouverneur général et la « grandeur » de la France, on
appelait les musulmans à se soumettre au pouvoir colonial. Pendant les grandes
guerres, ces marabouts participèrent au recrutement des tirailleurs au Soudan,
au Sénégal et en Guinée. Ils organisèrent des prières publiques pour la
victoire de la France sur l'Allemagne.
Quelques
marabouts noirs avaient été de véritables « chargés de mission » du
gouvernement général. Ils étaient envoyés en tournée dans les colonies pour
faire de la propagande en faveur de la France. A la fin de leur voyage, ils
collectionnaient des « attestations de satisfaction » des administrateurs. Les
thèmes généralement abordés au cours de ces déplacements avaient trait à «
l'impôt, l'hygiène, les cultures, les sociétés de prévoyance, les routes, le
recrutement, l'obéissance à l'administration » 21.
Parfois, les
gouverneurs généraux de l'A.O.F. faisaient également appel aux marabouts
maghrébins pour « porter la bonne parole chez les musulmans africains ». Nous
avons déjà vu que l'administration coloniale avait fait venir en 1914 un chef
religieux d'Aïn Madi dans le but de réconcilier Fah et Cheikh Hamahoullah.
Cette mission avait échoué. A l'époque, l'action de ce marabout maghrébin venu
dans les fourgons de l'administration avait en réalité vexé les deux cheikhs
maures.
En effet,
comme l'a remarqué Mme Désirée Vuillemin :
« la
Mauritanie a gardé une primauté spirituelle en Afrique occidentale … Les Maures
d'ailleurs sont très fiers de la pureté de leur foi, de leur culture et ils
estiment qu'ils n'ont, sur ce chapitre, de leçon à recevoir de personne. »
En 1948, le
marabout Si Ben Amor fit, à la demande du haut-commissaire en Afrique
française, une tournée au Sénégal, en Guinée et en A.E.F. A ce sujet, le
capitaine d' Arbaumont écrivait 22 :
« Les
marabouts algériens viennent prêcher la bonne parole, ils invitent les
musulmans à se méfier des Wahâbites et affirment que la France protège l'Islam
; si celle-ci voulait quitter l'Algérie, les Algériens lui demanderaient de
rester, a affirmé Si Ben Amor à Accra (Gold Coast). Il est certain que leur
action nous est favorable et leur passage a occasionné des mouvements de foule
considérables. »
Au vrai, les
cheikhs maghrébins n'avaient pas un grand succès en Afrique noire lorsqu'ils
effectuaient des tournées de propagande en faveur des autorités françaises. Les
marabouts maures ainsi que certains chefs de confréries noirs réputés pour leur
science et leur savoir ne se laissaient guère impressionner par ces
Nord-Africains dont la plupart auraient profité de leurs tournées africaines
pour s'enrichir. Le capitaine d'Arbaumont ajoute d'ailleurs que Si Ben Amor ne
suscita que peu d'enthousiasme chez certains marabouts :
« Ibrahima
Niass 23 fut très réservé. Par une coïncidence bizarre, Fanta Madi, marabout de
Kankan (…), se trouvait en voyage lors de la venue du Cheikh. Ces marabouts
locaux, qui ont tendance à se rendre autonomes, voient en effet d'un très
mauvais oeil ces Algériens qui viennent chasser jusque sur leurs terres. Ils
ont dû d'ailleurs donner des consignes à leurs ouailles … »
L'utilisation
des cheikhs maghrébins n'ayant pas été concluante, les autorités coloniales se
rabattirent de nouveau sur les quelques marabouts locaux qui leur étaient déjà
entièrement acquis. Ces chefs religieux furent chargés de tournées de
propagande au cours desquelles ils n'hésitaient pas à traiter d'hérétiques 24
leurs pairs hostiles au colonisateur.
Au cours
d'une tournée effectuée au Soudan français en septembre 1937 à la demande du
gouverneur général, un de ces marabouts déclarait à Bamako devant la foule
convoquée par le commandant de cercle :
« Je demande
à tous de ne pas écouter les sollicitations intéressées des marabouts envoyés
par Cheikh Hamallah qui essaye depuis quelque temps de jeter le trouble dans
l'esprit musulman. Quand vous verrez un musulman encore dédoubler les prières,
vous n'avez qu'à le conduire au cercle et il sera emprisonné 25. »
Dans un
rapport officiel, le chef de subdivision rend compte de la « conférence » tenue
par le même chef religieux :
« Le conférencier
a longuement parlé d'abord sur l'acte de trouble de Chérif Hamallah, son
ignorance de la doctrine musulmane et sa prétention de se faire passer pour un
grand saint, alors que toute sa popularité se localise dans la région de Nioro
26. »
A Kayes, le
même marabout déclarait :
— Aidez les
Blancs … et ne causez pas de trouble dans leur organisation … depuis 1 355 ans
l'Islam a existé et depuis 1 355 ans on n'a jamais vu les gens dédoubler 27 les
petites prières. Pas un Chérif, pas un grand marabout n'a amené une telle
réforme.
Mais à ces
mots, il y eut une vive réaction :
— El-Hadj
Mamoudou Thiam, le confident direct et le plus fanatique des talibés de Cheikh
Hamallah répliqua : Nous, les gens de la confrérie des « onze », nous
dédoublons les petites prières mais nous n'avons jamais apporté aucun obstacle
à l'organisation du pays. Pourquoi s'attaquer à nous et ne rien dire à ces
Messieurs les Blancs qui se moquent pas mal de Dieu, qui ne prient pas et
n'exécutent aucun ordre de Mohammed 28.
Si certains
marabouts faisaient des tournées officielles, et des déclarations publiques,
d'autres s'adonnaient à la délation pure et simple. Alphonse Gouilly révèle les
noms de marabouts venus dénoncer les hamallistes, même après la déportation du
Cheikh Hamahoullah en Algérie (1942) 29.
Les chefs
religieux qui ont collaboré ouvertement en effectuant des tournées pour le
compte de l'administration ont contribué peu ou prou, selon la période ou les
événements, à la définition ou tout au moins à l'application de la politique
musulmane de la France. Peu importait pour eux la nature du régime français que
représentaient les différents gouverneurs. Ils ont servi avec le même zèle les
fonctionnaires du Front populaire, de Vichy et des IVe et Ve Républiques. Les
considérations de politique intérieure française ne les intéressaient guère.
Même si les plus prestigieux d'entre eux prétendaient « atténuer les rigueurs
de l'arbitraire colonial, maintenir la culture islamique et apporter des
conseils aux musulmans pour éviter que l'Islam en tant que tel ne fût combattu
et affaibli », on ne peut reconnaître à ces marabouts une volonté de résistance
qu'ils n'avaient pas et qu'eux-mêmes n'avaient jamais revendiquée. Malgré toute
l'aide qu'ils apportaient à l'administration, ces marabouts étaient également
surveillés. Dans des lettres confidentielles parfois manuscrites, on tentait
d'évaluer leur « influence » auprès des foules, les avantages qu'ils tiraient
de leur position de « notables de l'Islam officiel ». On n'hésitait pas à s'intéresser
à leur vie privée et aux personnes qui leur rendaient visite au cours de leurs
tournées.
Il convient
cependant de préciser que la plus grande partie des marabouts cherchaient
surtout à mener une vie tranquille. Il ne s'agissait pas d'hommes très influents,
mais souvent de maîtres d'écoles coraniques regroupant au mieux quelques
centaines de fidèles.
Mentionnons
enfin une catégorie très minoritaire, celle des marabouts résistants. Ces
hommes étaient d'un prestige indiscutable. Ils cherchaient à préserver leur
indépendance vis-à-vis des autorités en se réfugiant dans la prière et le
recueillement. Coupables aux yeux des gouverneurs de leur indifférence à
l'égard du pouvoir et de leur refus de collaborer, ils étaient souvent
provoqués avant d'être persécutés.
Leur exemple
était selon la terminologie coloniale consacrée « dangereux et de nature à
semer le trouble dans l'esprit des indigènes ». Leur attitude réservée à
l'égard du colonisateur donnait mauvaise conscience aux marabouts « officiels »
qui n'hésitaient pas à les calomnier et à les « enfoncer » par toutes sortes de
manoeuvres. Ces marabouts, résistants, qui connurent souvent la déportation, la
diffamation, la haine et parfois la mort dans les geôles françaises, sont
devenus des héros et des martyrs pour les peuples africains. Dans cette
catégorie, on pourrait par exemple classer Cheikh Amadou Bamba (Sénégal) et
Cheikh Hamahoullah.
Ces chefs
religieux qui opposaient intelligemment une vive résistance spirituelle et
culturelle au colonisateur étaient étroitement surveillés, de jour comme de
nuit, par de nombreux agents de renseignement. Cheikh Hamahoullah qui aperçut
de nombreux espions sous la fenêtre de sa chambre à coucher ou dans sa zâwiya,
tard dans la nuit, ne pouvait naturellement échapper à la règle. Son attitude à
l'égard de la France et sa vie privée furent l'objet de nombreuses
correspondances officielles.
Notes
1. 1. a) A.
Quellien, La politique de la France dans l'Afrique occidentale française,
Larose, 1910.
b) R.
Arnaud, L'Islam et la politique musulmane française en Afrique occidentale
française, Bulletin du Comité de l'Afrique française, Paris, 1912.
c) A.
Gouilly, 1952.
2. 2. Voir,
à propos du rôle des fonctionnaires coloniaux d'origine sénégalaise ou
soudanaise dans le renforcement de l'islamisation en Côte d'Ivoire
(Grand-Lahou, Tiassalé, Ouossou, Toumodi, Bouaké), l'article de J.L. Triaud, «
La question musulmane en Côte d'Ivoire, 1893-1939 »,pp. 9-10-11.
3. J.
Suret-Canale, Afrique noire, Tome I, 3e édition, 1968, p. 144.
4. A.
Quellien, p. 100. Il convient de préciser que cette politique « pro-musulmane »
a été très tôt préconisée par Faidherbe au début de la seconde moitié du XIXe
siècle.
5. Voir à ce
sujet la circulaire du gouverneur Clozel (1911), in J. Brévié, 1923, p. 157.
6. Donald
Cruise O'Brien révèle en ces termes cette « hantise » du panislamisme à la
veille de la Première Guerre mondiale : « A traditional subject of French
administrative paranoïa. Enormous dossiers exist on this subject in the
national archives, containing remarkably little hard information ». D. C.
O'Brien, « Towards an “Islamic Policy” in French West Africa (1854-1914) »,
Journal of African History, VIII (2), 1967, p. 309.
7.
Circulaire n° 117C. A/S. Surveillance de l'Islam et création d'un répertoire du
prosélytisme musulman en A.O.F., 26 décembre 1912 (A.N.C.I., XIV-47-5/13). Le
point de vue de William Ponty semble très proche de celui de R. Arnaud, ancien
chef de section des Affaires musulmanes au Gouvernement général : « En sapant
le pouvoir des grands marabouts, nous dégagerons l'avenir de chaque peuplade ».
R. Arnaud, op. cit., p. 134.
8. S.E.
2/33. A.N.M. Lettre confidentielle intitulée : « Islam et Communisme », n° 254
AP/2.
A ce sujet,
il paraît intéressant de rappeler les propos tenus au IVe congrès de
l'Internationale communiste, en 1922, par le délégué des Indes néerlandaises
(Tan Malaka) : « Que signifie le panislamisme ? Le panislamisme avait autrefois
une signification historique, à savoir que l'Islam doit conquérir le monde
entier, l'épée à la main … Actuellement, le panislamisme a en fait une toute
autre signification. C'est la lutte de libération nationale… c'est actuellement
la fraternité de tous les peuples musulmans, la lutte de libération non
seulement du peuple arabe, mais des peuples hindous, javanais et de tous les
peuples musulmans opprimés ». (In Hélène Carrère d'Encausse et Stuart Schram.
Le Marxisme et l'Asie (1853-1964), Paris, Armand Colin, Collection U, 1965, p.
258.
9. Au sujet
des journaux suspects ou interdits, cf. séries 4E1, 4E4, 109, en particulier
4E3 (A.N.C.I.) ou série 19G (A.N.S.).
10. Voir 2
G-42-3. A.N.S. Rapport pol., 1942.
11. J.
Suret-Canale, Tome I, 3e édition, 1968, p. 460.
12. S.E.
2/33. A.N.M. et dossier « Questions musulmanes (1906-1918) », 19G-2 et 19G-23,
A.N.S.
13. C.
Coulon, 1981, p. 163.
14. Voir à
ce propos la longue circulaire (19 pages) (570 AP/ 2) du gouverneur général De
Coppet qui préconisait des mesures qui, selon son expression, « hâteraient sans
doute le discrédit de Chérif Hamallah , et ce, après avoir cité en référence
ses « circulaires générales » n°136 AP/2, 406 AP/2, 446 AP/2 des 27 février, 29
juin et 1er juillet 1937 et ses « directives d'ensemble n°106 et 190 AP/2 des 3
mars 1930 et 24 mai 1931 (qui) ont signalé à … l'attention vigilante (des
gouverneurs des colonies de l'A .O.F.) une recrudescence symptomatique de
l'action de propagande du tidjanisme à onze grains dont Chérif Hamallah est le directeur
spirituel » (17 G-60-17, A.N.S.).
15. A.
Gouilly, 1952, p. 261.
16. J.
Brévié, 1923, pp. 255-257. Cette politique « animiste » de la France fut
élaborée par le gouverneur Clozel à partir de 1911 (voir l'ouvrage de Brévié,
p. 157, ou celui de Gouilly, p. 251 , le citant).
17. O.
Depont et X. Coppolani, 1897, p. 288.
18. Voir
série E, dossier 13/2, A.N.M.
19. C.
Coulon, 1981, p. 174.
20. Certains
marabouts ainsi que toutes leurs familles étaient exemptés d'impôts. Pour la
Mauritanie par exemple, voir D. Vuillemin, 1962, p. 341, citant P. Dubié.
21. Voir à
ce sujet l'article de Jean-Louis Triaud, « La question musulmane en Côte
d'Ivoire, 1893-1939 », R.F.H.O.M., 1974. Il révèle les tournées d'un marabout
sénégalais en Côte d'Ivoire en 1932-1933.
22. Cap.
d'Arbaumont, doc. C.H.E.A.M., 1949.
23. El Hadj
Ibrahima Niass était reconnu comme un savant et un cheikh digne de respect et
de vénération. Son influence dépassait les limites du Sénégal et s'étendait
dans les pays anglophones tels que le Ghana et le Nigéria. Il entretenait des
rapports étroits avec les cheikhs Idaou Ali de Mauritanie. Il avait tendance à
s'éloigner des administrateurs coloniaux. Nous l'avons personnellement
rencontré à Dakar quelques mois avant sa mort. Après un long entretien sur la
doctrine tijâni, il nous a laissé l'impression d'être un des chefs de confrérie
les plus brillants d'Afrique occidentale.
Quant à
Cheikh Fanta Madi il jouissait d'un très grand prestige en Guinée et au Soudan
français. Il est cependant difficile de le considérer comme un résistant. Sur
la demande du gouverneur général il tint un meeting à Bamako en 1946 « pour
contrer l'action du R.D.A. » (Rassemblement démocratique africain).
[Note. —
Rappellons toutefois que le Premier ministre du Ghana, Kwame Nkrumah, chercha
la bénédiction et se plaça sous la protection spirituelle de ces deux cheikhs.
— Tierno S. Bah.]
24. Voir à
ce sujet la Note sur le hamallisme, rédigée à Dakar par A. Gouilly (45 pages) à
partir des documents confidentiels conservés à la Direction générale des
A.P.A.S . (Affaires Politiques et Administratives du Sénégal). Document non
encore classé aux Archives du Sénégal et daté du 15 août 1948.
25. Lettre
du commandant de cercle de Bamako, en date du 21 septembre 1937 (Archives
A.P.A.S. AP5, Dossier Hamallisme Soudan VII.6, non classé), citée par A.
Gouilly, op. cit., p . 42.
26. P.V. du
chef de la subdivision de Mourdiah en date du 31 août 1937, Archives A.P.A.S.
AP5 Soudan VII-G, non classé. On pourrait multiplier les citations à partir de cette
note confidentielle de Gouilly et des documents non classés dont nous disposons
personnellement sous forme de photocopies.
27. A ce
sujet, A. Gouilly commente : « Subsidiairement, il n'est pas sans intérêt de
relever ici l'expression “dédoubler les petites prières”, employée en parlant
des Hamallistes. C'est tout autre chose que d'“abréger” les prières canoniques,
il ne s'agit plus que de prières surérogatoires ».
28. A.
Gouilly, op. cit., p. 43. Citation tirée d'un P.V. du commandant de cercle de
Kayes en date du 8 septembre 1937, document non classé, A.P.A.S. APS, op. cit.
29. A.
Gouilly, op. cit.
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