vendredi 13 mars 2015

Alioune Traoré - Islam et colonisation en Afrique - Cheikh Hamahoullah, homme de foi et résistant - VI. — L'attitude de Cheikh Hamahoullah à l'égard des autorités françaises



« La première fiche de renseignements au nom du Cheikh date de 1912, elle constate qu'Hamallah n'était encore qu'un marabout sans influence 1. »

Dans un rapport en date du 3 décembre 1917, M. Brévié, l'inspecteur des affaires administratives, écrivait :

« J'ai vu Chérif Hamallah, il m'a paru très concentré, peu désireux d'être connu de nous. Il parle très peu, bien qu'il écoute avec une grande attention ce qu'on lui dit. A l'inverse de ses collègues, il n'est pas prodigue de déclarations de loyalisme. Je lui ai parlé de la France, puissance musulmane protectrice de l'Islam, sans réussir à le faire sortir de son mutisme. Une allusion au grand Chérif de La Mecque, allié de la France dans la Grande Guerre, m'a paru lui être plutôt désagréable. Au total, l'impression n'est pas favorable. Personnage fermé, sur la réserve, qui paraît être en contemplation intérieure ou sous l'emprise d'une idée fixe. On croirait qu'il est au stade pathologique qui précède ou accompagne le mysticisme. A surveiller de très près quoique avec discrétion 2. »

Les renseignements fournis par Brévié semblent plausibles, sauf quand il écrit que le Chérif était au « stade pathologique qui précède ou accompagne le mysticisme ». Parlant du marabout, l'administrateur de Méderdra écrivait en 1926 dans un rapport adressé au gouverneur de la Mauritanie : « Je l'ai trouvé très lucide 3. » En 1918, P. Marty présentait ainsi le Chérif de Nioro 4 :

« Chérif Hamallah est la figure la plus curieuse de Nioro et le personnage islamique de premier plan des conflits sahélo-maures. Il n'est encore qu'une source bouillonnante, mais une source qui, on peut le prévoir par la force naissante de son courant, la vertu qui de toutes parts s'attache à ses eaux et la convergence des ruisseaux voisins, va devenir un grand fleuve. »

Deux ans plus tard, le même auteur ajoutait :

« Vis-à-vis de nous, son attitude est correcte mais réservée. Il ne vient au bureau du cercle que sur un appel formel. Il semble qu'avec un peu d'habileté on l'apprivoiserait très vite. »

Dans un rapport de mission en date du 10 août 1923 5, le capitaine André, chargé du Service des Affaires musulmanes, écrivait à son tour à la page 46 :

«Chérif Hamallah est en liaison avec Sokoto et Hodeïja, lesquels sont en relations suivies avec les Madhistes et les Jeunes Egyptiens, lesquels à leur tour reçoivent de plus loin encore une aide manifeste. Il est certain que les Anglais ont déjà pris les mesures nécessaires et que cette trame n'est guère dangereuse pour nous. »

Plus loin, à la page 51, l'officier poursuit :

« Ce marabout apparaît comme l'homme-chef peut-être incapable d'action dangereuse, mais susceptible de recevoir les inspirations xénophobes d'origine étrangère ; c'est à ce titre qu'il doit être surveillé. »

Dans la conclusion de son rapport, l'officier français exagère les menaces que le hamallisme fait peser sur le système colonial et propose la création d'une organisation spéciale pour surveiller Cheikh Hamahoullah.

Dans une lettre confidentielle du 20 avril 1925, l'administrateur de Nioro, M. Némos, déclarait :

« Chérif Hamallah, ce n'est plus la source bouillonnante dont parle Marty ; cette source, d'abord souterraine et paraissant inoffensive, s'étale actuellement insolemment en un pùissant fleuve … Chérif Hamallah répond immédiatement à une convocation, mais sans convocation je n'aurais jamais fait sa connaissance. J'ai pu le convoquer à ma prise de service alors que, selon l'usage, tous les notables du lieu se présentèrent spontanément à mon arrivée. A l'occasion du premier janvier, il s'abstint d'une visite à la résidence et, lui ayant fait dire par un interprète mon étonnement de son absence au milieu des indigènes influents qui vinrent me saluer, il me fit répondre qu'il ignorait les fêtes françaises 6. »

Voilà l'attitude de Chérif Hamahoullah d'après les administrateurs coloniaux, mais qu'en était-il exactement ?

En vérité, Cheikh Hamahoullah voulait vivre dans la prière et le recueillement, loin des contingences terrestres. Rien d'autre ne l'intéressait. Pour lui, le pouvoir colonial n'était qu'un épiphénomène venu se greffer au-dessus de la société musulmane. Selon lui, il y avait en réalité un seul Pouvoir, le vrai, celui d'Allah, et une seule loi, la shari'a, qui découle de la « Parole de Dieu », le Coran.

Il ne pouvait avoir de dialogue authentique avec des hommes qui ne reconnaissaient pas dans le Coran une manifestation divine, la source de la loi et un code de vie à respecter.

Selon les témoignages recueillis au Hodh, c'est dans le Coran que Cheikh Hamahoullah cherchait la réponse aux défis que lançait la colonisation à l'Islam. C'est dans les sourates qu'il tirait l'essentiel de ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui sa pensée politique. C'est dans la « Parole de Dieu » qu'il tirait les règles de son comportement. Pour comprendre la réserve de Cheikh Hamahoullah à l'égard de l'administration coloniale, il convient de rappeler ici quelques versets du Coran qui recommandent aux croyants (les musulmans) de ne pas former de liaisons avec les « non-croyants », les « infidèles » :

« O croyants, ne formez de liaisons intimes qu'entre vous ; les infidèles ne manqueraient pas de vous corrompre : ils désirent votre perte. Leur haine perce dans leurs paroles ; mais ce que leurs coeurs recèlent est pire encore. Nous vous en avons déjà fait voir des preuves évidentes, si vous savez comprendre 7. »

Le verset 22 de la sourate 58 dit :

«Vous ne verrez aucun de ceux qui croient en Dieu et au jour dernier aimer l'infidèle qui est rebelle à Dieu et au Prophète, fut-ce un père, un fils, un frère, un allié. »

Dans les confins soudano-mauritaniens au début du siècle, toutes les réponses aux problèmes de la vie quotidienne étaient tirées du Coran.
Dans la mentalité collective, l'administrateur colonial était assimilé à « l'infidèle » dont parlent les versets du Coran. On savait que les commandants de cercle et les gouverneurs n'étaient pas des musulmans et qu'ils se méfiaient de l'Islam. On estimait aussi que le pouvoir colonial était illégitime et inique au regard du Coran et de la Sunna.

Pour Cheikh Hamahoullah, les ordres ou commandements donnés dans les sourates sont éternellement applicables, en tous temps et en tous lieux. Pour lui, Allah s'adresse par le biais du Coran à tous les hommes de l'Univers, quelles que soient leurs races et où qu'ils se trouvent sur la planète.

Il ne reconnaissait que le pouvoir d'Allah, qui reste pour lui le seul dépositaire et dispensateur de la légitimité. Il aimait souvent citer les deux premiers versets de la sourate des Anges 8 :

« Gloire à Dieu, créateur des cieux et de la terre ! Celui qui emploie pour messagers les Anges à deux, trois et quatre ailes. Il ajoute à la création autant qu'il veut ; il est tout-puissant.

Ce que Dieu, dans sa miséricorde, ouvre aux hommes de ses bienfaits, nul ne saurait le renfermer, et nul ne saurait leur envoyer ce que Dieu retient. Il est le puissant, le sage. »

Le caractère « subversif » de ce dernier verset ne pouvait échapper au colonisateur. Le pouvoir suprême de Dieu qui y est défini rend dérisoire tout pouvoir terrestre, colonial ou non. Il suffit de réfléchir au message coranique qui servait de référence à Cheikh Hamahoullah dans son comportement de tous les jours pour comprendre que ses relations ne pouvaient être des meilleures avec l'administration coloniale. De même, le Cheikh réduisait au minimum les contacts que les chefs de tribus et tous ceux qui détenaient un pouvoir quelconque dans la société, souhaitaient établir avec lui. Du reste, il les recevait en tant que fidèles et non en tant que notables. Lui-même ne s'était jamais comporté en dignitaire. Son attitude rappelle à certains égards celle d'El-Hadj Omar à son retour des lieux saints de l'Islam :

« Je n'ai jamais fréquenté les sultans et je n'aime pas ceux qui les fréquentent. Anas rapporte dans son livre Tahyîn al-Maḥârim ces paroles attribuées au Prophète : Les meilleurs émirs sont ceux qui recherchent la compagnie des émirs. Les savants sont les représentants des prophètes auprès des fidèles tant qu'ils ne fréquentent pas les sultans. Dans le cas contraire, ils trahissent les prophètes et il vaut mieux les éviter 9. »

Plus loin, dans ar-Rimâḥ, le saint de Haloar attribue ces phrases au Prophète Mohammed :

« El-Hadj Omar est mon fidèle ami tant qu'il ne fréquente pas les sultans et les grands de ce monde. S'il fait cela, il m'aura renié et dans ce cas il faut vous méfier 10. »

En vérité, Cheikh Hamahoullah ne souhaitait pas avoir de relations avec les Français. Il payait régulièrement ses impôts. Il tenait à vivre en reclus loin des contingences terrestres. Au départ, il ne fit aucune déclaration contre la présence française. Il était certes loin d'être favorable au régime colonial, mais l'initiative de l'affrontement direct ne vint pas de lui. Il avait déjà en 1924, peu avant ses démêlés avec l'administration coloniale, une réputation de saint. Les pèlerins affluaient de toutes les régions du Soudan et de la Mauritanie dans le seul but de prier ne serait-ce qu'une fois dans sa zâwiya, sous sa direction. A ce stade, même s'il était hostile au régime colonial, il ne l'avait pas manifesté par des déclarations ou des actes anti-français susceptibles de troubler « l'ordre public» ou d'être réprimés.
Mais très tôt, son charisme auprès des foules et la vénération que celles-ci lui portaient lui créèrent de nombreux jaloux parmi les chefs religieux du Soudan français et de la Mauritanie. Certains marabouts alertèrent l'administration coloniale et lui présentèrent le Cheikh comme un « nationaliste musulman » ayant l'intention de soulever les populations contre les autorités. On retrouve leurs thèses dans un rapport de mission du capitaine André qui les reprend à son propre compte 11.

En vérité, les marabouts proches de l'administration coloniale avaient estimé, face au charisme grandissant du Chérif, que la seule solution pour maintenir leur autorité sur leurs fidèles et préserver leurs intérêts matériels consistait à détruire le mouvement hamalliste. Au plan purement religieux, ils n'étaient pas en mesure d'affronter Cheikh Hamahoullah pour détruire ses thèses, notamment en ce qui concerne la doctrine tijâni. Les adversaires les plus acharnés du Cheikh ne faisaient pas le poids devant lui : ils ne pouvaient revendiquer la même ascendance que lui, il était chérif, c'est-à-dire un homme du sang du Prophète Mohammed ; il avait une réputation de saint alors que ses ennemis étaient connus comme de simples marabouts. Mais ils réussirent à utiliser l'administration coloniale pour freiner le hamallisme, en créant une situation conflictuelle entre les autorités et le Chérif de Nioro. Ces délations contre le hamallisme étaient faites à un haut niveau. Les gouverneurs généraux furent constamment piégés par les marabouts proches du système colonial au sujet du Cheikh de Nioro. C'est ce qui explique que des mesures draconiennes furent prises, comme nous le verrons, contre Cheikh Hamahoullah, malgré l'avis de Gaden, le gouverneur de la Mauritanie, qui avait une perception plus rigoureuse de l'Islam et du hamallisme que les autorités supérieures de Dakar :

« Cheikh Hamahoullah a auprès de ceux qui ne suivent pas sa Voie la réputation d'un saint, d'un mystique qui vit dans la prière et qui distribue largement les dons qui lui sont apportés. Il ne s'occupe pas de politique et ne donne à ceux qui l'approchent que des conseils de paix et de tranquillité 12. »

Il faut le reconnaître, les marabouts qui avaient conditionné le gouverneur général étaient mieux écoutés que le premier représentant de la France en Mauritanie. Il y eut donc un véritable complot contre Cheikh Hamahoullah. On le présenta d'abord comme un anti-Français avant d'inciter l'administration à le surveiller et à le persécuter. Au départ le Cheikh ne s'occupait pas de politique et semblait se consacrer uniquement à ses dévotions et à la formation religieuse de ses fidèles. Lorsque les autorités françaises tentèrent de l'approcher en vue de tirer profit de son influence sur les foules il leur fit comprendre qu'il ne lui était ni licite ni possible, en tant que cheikh parlant au nom de l'Islam, de donner sa caution à la colonisation.

Le Cheikh et son mouvement n'avaient eu l'option qu'entre la rébellion à outrance et la reddition pure et simple. La France excluait tout compromis honorable et recherchait l'humiliation de l'adversaire. Nous verrons par la suite que face à l'écrasante force du colonisateur le marabout tiendra tête. Il adoptera une attitude de résistance morale (refus des cadeaux politiques), culturelle (boycott de l'école française), spirituelle (la prière abrégée), politique (contestation au nom du Coran de la légitimité du régime colonial), excluant ainsi la solution recherchée par les administrateurs français, l'affrontement militaire direct. A ce sujet, il convient de signaler que le Cheikh aurait pu, s'il le voulait, entraîner des dizaines de tribus guerrières du Hodh et de l'Assaba dans la résistance armée. Mais celle-ci lui paraissait sans issue.
L'attitude de la France finit par donner un sens révolutionnaire au refus de Cheikh Hamahoullah et ne put empêcher l'exaspération collective des musulmans du Sahel de Nioro et leur mobilisation autour d'un homme qui à leurs yeux symbolisait désormais la résistance à l'arbitraire et aux marabouts ayant choisi le camp du colonialisme pour des intérêts personnels. La sainte alliance maraboutique qui se forma contre lui ne réussit pas à mettre fin aux ralliements massifs des fidèles au hamallisme.

Le succès du marabout est dû en grande partie au fait qu'il s'était démarqué du régime colonial alors que ses adversaires en étaient très proches. Ce sont ces derniers qui incitèrent l'administration coloniale à agir contre la confrérie hamalliste. Des marabouts allèrent jusqu'à rédiger des poèmes injurieux 13 à l'égard de la France pour les présenter aux autorités comme étant l'oeuvre de Cheikh Hamahoullah. Ils l'accusèrent de « semer la discorde dans la communauté musulmane » et lui attribuèrent les projets les plus diaboliques. Mais il ne jugea pas utile de publier le moindre démenti. Parlant des délations dont le hamallisme avait été l'objet auprès de l'administration coloniale, Alphonse Gouilly 14 note que les ennemis et rivaux de la confrérie lui ont attribué « suivant l'époque toutes les tendances possibles et imaginables : anglophilie, germanophilie, panarabisme, et en tous temps : xénophobie ».

C'est donc sur les appels incessants de certains marabouts 15, qui ne cessaient de dénoncer le hamallisme comme une secte grossière, fanatique et anti-française, que les autorités du Soudan prirent la décision de sévir contre Cheikh Hamahoullah.

Dans le même rapport, M. Gouilly note que « le hamallisme a suscité bien d'autres animosités, car il ne recrute pas seulement ses adeptes en milieu musulman. Il réussit des conversions parmi les chrétiens ». Il ajoute que le Supérieur de la Mission de Bam lui a signalé les progrès sensibles du hamallisme dans la région de Ouahigouya.

On peut donc affirmer que Cheikh Hamahoullah gênait à la fois les tenants de l' « Islam officiel » et les hommes d'Eglise. Mais à la lumière des documents en notre possession, même si certains prêtres n'étaient pas mécontents des mesures prises contre le hamallisme, ils ne les ont pas provoquées. A la vérité, les malheurs du hamallisme provenaient essentiellement de l'action des marabouts hostiles à la confrérie.
Les incidents de Bamako (1917) et de Nioro (1923-1924) donnèrent le prétexte à l'intervention française envisagée depuis longtemps d'ailleurs contre le Chérif dont l'esprit d'indépendance était mal apprécié.

Notes

1. Voir rapport Descemet en annexe.
2. Rapport Brévié cité par Descemet, A.N.M., S.E. 2/33.
3. Voir lettre du 26 février 1926 de Charbonnier, S.E. 2/33, A.N.M.
4. P. Marty, Tome IV, 1920.
5. Voir rapport de mission du capitaine André, 19 G-23 (versement 108), A.N.S.
6. Voir rapport Descemet citant Némos, en annexe (de larges extraits), A.N.M., S.E. 2/33.
7. Le Coran (traduction de Kasimirski), p. 80, sourate III, verset 114 (la famille d'Imrân), Garnier-Flammarion, Paris, 1970 ou p. 49, 1980. Voir aussi la traduction de Si Hamza Boubakeur, sourate III, verset 118, Fayard, p. 220.
8. Sourate XXXV, les Anges ou encore le Créateur. Voir Kasimirski, op. cit., p.359, 1980 et S.H. Boubakeur, op. cit. , p. 1380.
9. El-Hadj Omar Tall, ar-Rimâḥ. (Les Lances), traduction en français de M. Puech, D.E.S. d'arabe, Faculté des Lettres de Dakar, 1967, pp. 184-195 et 29 chapitre, p. 4.
10. Ar-Rimâḥ., op. cit., p. 6 du 29e chapitre.
11. Voir 19G - 23 (108), A.N.S. , op. cit.
12. Voir lettre de Gaden, gouverneur de la Mauritanie (en date du 21 juillet 1926 adressée au résident de Méderdra (S.E. 2/ 33, A.N.M.).
13. Voir rapport Descemet en annexe.
14. A. Gouilly, rapport confidentiel, 1948, op. cit. Aux pages 32, 33 et 34, s'appuyant sur des documents confidentiels du gouvernement général encore non classés aux Archives du Sénégal et de la Mauritanie, A. Gouilly donne des cas précis de dénonciations faites par des marabouts contre le hamallisme. Il cite des noms connus et des documents irréfutables.

15. Voir pour plus de précisions l'article de Jean-Louis Triaud, « La question musulmane en Côte d'Ivoire », R.F.H.O.M., 1974.

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