mardi 31 juillet 2012

Le voyage dans Kitâb al-isfâr ‘an natâ’ij al-asfâr d’Ibn ‘Arabî : entre finitude et absolu










Balkis Aboueleze
Université Paris X – Nanterre


Résumé



C’est probablement vers la fin du XIIe siècle, alors qu’il était encore en al-Andalus, qu’Ibn ‘Arabî, l’un des plus grands mystiques musulmans, a écrit Kitâb al-isfâr ‘an natâ’ij al-asfâr (le Livre du dévoilement des effets des voyages). Dans ce traité, loin de se limiter au déplacement physique des hommes, le voyage tourne fondamentalement autour de la relation de l’homme à Dieu, et ce surtout à travers le Livre sacré, c’est-à-dire ici, le Coran. La brève étude que nous proposons voudrait rendre compte, essentiellement à partir du pouvoir fondateur de la Parole, de la problématique qui sous-tend la question du voyage (safar) chez Ibn ‘Arabî.




Ibn ‘Arabî, l’auteur du traité qui nous intéresse ici, est considéré commenl’un des plus grands mystiques musulmans. Il est né en à Murcie en 1165 de l’ère chrétienne, et est mort à Damas en 1240. Son oeuvre est très importante puisqu’il pourrait avoir travaillé à près de quatre cents ouvrages1, et que la pensée qui émane de ses écrits occupe une grande place dans la mystique musulmane. La production d’Ibn ‘Arabî a bien évidemment porté sur le domaine du soufisme (taˉsawwuf), mais pas exclusivement. Il semble cependant que ce soient les ouvrages relatifs au soufisme qui aient essentiellement été conservés2.

C’est précisément dans cette ligne de pensée que s’inscrit l’ouvrage qui nous intéresse : Kitâb al-isfâr ‘an natâ’ ij al-asfâr, c’est-à-dire littéralement Le livre du dévoilement des effets des voyages 3. Ce traité fut, semble-t-il, composé dans la première période de la vie du grand maître (shaykh al-akbar), c’est-à-dire avant son départ pour l’Orient au début du xiiie siècle4. Bien qu’il ne rende compte que d’un aspect de la pensée d’Ibn ‘Arabî, c’est précisément parce qu’il est centré sur la question du voyage que ce traité nous intéresse ici. En effet, dès le titre, l’auteur indique son objectif : présenter les effets que procurent les voyages. Pour ce faire, il va s’appuyer sur une série de voyages tirés du texte sacré dont les bénéfices seront précisés à la fin de chaque paragraphe. Par ailleurs, dès le titre toujours, le mot safar pour « voyage » évoque les voyages quels qu’ils soient, avec déplacement physique ou non. Donc, ce terme d’une part, et les exemples qui fondent et illustrent le propos de l’auteur d’autre part, nous orientent d’emblée sur le type de voyages dont il va être question, à savoir ceux qui sont en relation avec la divinité.

Pourtant, même si Ibn ‘Arabî se propose de mettre l’accent sur les effets de ces voyages, la notion de voyage elle-même dans ce cadre-là ne va pas de soi. De fait, qu’en est-il du lien qu’impliquent ces voyages, sachant que la rencontre entre l’homme, donc le fini, et Dieu, l’infini, pourrait sembler impossible ? En effet, comment penser que la finitude puisse dépasser sa limite fondamentale pour accéder à l’infini sans renier sa condition finie ?

C’est précisément ce que nous essaierons de montrer en nous intéressant à cette mise en relation, à travers le voyage, de l’homme, être fini, acteur et destinataire du traité, et de la divinité, autrement dit l’absolu. C’est en nous penchant sur ces voyages qui sont au coeur de l’ouvrage, mais aussi sur la dynamique sur laquelle ils reposent que nous espérons pouvoir rendre compte de ce que signifie safar sous la plume de l’auteur.

Du mouvement au voyage : la question du dévoilement

Attachons-nous dès lors en premier lieu à ce qui pourrait sembler être à la base du voyage, à savoir le mouvement (ẖsarakat). Il est à noter dans un premier temps que le mouvement est omniprésent dans la conception du monde telle que l’exprime Ibn ‘Arabî dans ce traité. Nous pouvons lire en effet que : « L’existence a pour origine le mouvement. Il ne peut donc y avoir d’immobilité en elle, car si elle restait immobile, elle reviendrait à son origine qui est le néant. »5 Autrement dit, le mouvement ne semble pas être une conséquence de l’existence, mais bel et bien l’élément nécessaire à l’apparition et au maintien de l’existence. Le néant (‘adam) apparaît donc comme le lieu d’origine de toute existence. Cette dernière, par ailleurs, n’étant alors qu’une dimension du néant, ne peut advenir à son état d’être qu’au moyen et en tant que mouvement. Il en découle que : « Il n’y a donc aucune immobilité. Le mouvement dans ce monde est continuel. »6 Alors l’homme, en tant qu’être, est nécessairement mouvement, de même qu’en partie la divinité elle-même, nous y reviendrons : « Le voyage ne cesse donc jamais dans le monde supérieur et inférieur. De même, les réalités divines sont sans cesse en voyage […]. »7

Outre l’importance évidente accordée au mouvement, nous constatons à partir de ces quelques citations qu’au sein d’un même paragraphe, les termes « mouvement » et « voyage » sont associés, et que l’auteur passe de l’un à l’autre sans en préciser les différentes portées. Pourtant, les deux vocables ne sont pas équivalents, et si dans l’idée de voyage, la notion de mouvement est nécessairement présente, la réciproque n’est pas vraie : ce n’est pas parce qu’il y a mouvement qu’il y a voyage. Par ailleurs, c’est bien le terme de « voyage » (safar) qui constitue le coeur du traité. Arrêtons-nous donc plus précisément sur la définition du voyage telle qu’elle apparaît essentiellement dans ce qui semble constituer l’introduction à l’ouvrage.

Ibn ‘Arabî écrit que : « Les voyages sont de trois sortes et il n’y en a pas quatre. Tels sont ceux que Dieu reconnaît : le voyage venant de Lui [safar min ‘indahu], le voyage vers Lui [safar ilayhi] et le voyage en Lui [safar fîhi]»8. Il est à noter en premier lieu que la conception du voyage repose sur un élément fondamental sous la plume de l’auteur : celui de la reconnaissance de Dieu. C’est en fonction de cette reconnaissance que sont définis trois types de voyages. Pourtant, il existe toutes sortes de voyages.

Ibn ‘Arabî, pour sa part, va pouvoir les réunir en deux grandes catégories : les voyages auxquels la Loi divine nous impose de nous préparer, et les autres. C’est ainsi que :
Le serviteur doit […] faire un retour sur lui-même en réfléchissant et en méditant sur la distinction entre, d’une part, le voyage auquel la Loi divine lui impose de se préparer et dans la préparation duquel réside son bonheur : le voyage vers voyage auquel la Loi ne lui impose pas de se préparer comme de parcourir la terre dans un but licite, pour le commerce de ce monde et la fructification des biens ou autres voyages identiques ; ou encore le voyage de son propre souffle, inspiration et expiration, car d’un certain point de vue, il ne lui est pas imposé ni institué par la Loi, seule l’exige sa constitution physique9.

Ce qui est mis en évidence dans ce passage, c’est que le voyage tel que l’entend Ibn ‘Arabî doit fondamentalement s’inscrire dans une démarche, un mouvement, qui tourne l’homme vers Dieu, et ce dans la mesure où l’être humain se doit de répondre aux exigences de la Loi divine, ne serait-ce qu’en tant que créature divine. Par ailleurs, l’être humain, en tant qu’être fini, ne peut prendre conscience de son essence que dans la relation à l’infini.En ce sens le voyage est de l’ordre de la nécessité, lui seul en effet doit permettre à l’homme d’advenir à lui-même de façon consciente.

Dans ce cadre, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le voyage que représente la respiration et qui permet simplement au corps de se maintenir en vie, donc d’évoluer dans la sphère finie, n’est pas nécessaire, il ne conduit à aucune connaissance. Seul va compter le voyage par essence, c’est-à-dire le mouvement qui va rechercher l’établissement d’un lien entre l’homme, être fini, et la divinité en tant qu’absolu.

Considérons donc le voyage comme cette quête du lien nécessaire entre l’être humain et Dieu. Quand le voyage va-t-il prendre fin ? L’auteur répond implicitement à cette question quand il nous dit, à l’heure de présenter les différents types de voyages que :
Ce dernier [le voyage en Lui] est le voyage de l’errance et de la perplexité.

Celui qui voyage venant de Lui, son gain est ce qui s’est trouvé être [mâ wujida, ou ce qu’il a trouvé mâ wajada] ; tel est son gain, alors que celui qui voyage en Lui ne gagne que lui-même. Ces deux premiers voyages [de Lui et vers Lui] ont une fin à laquelle on parvient et on s’arrête, tandis que le troisième, celui de l’errance, est sans fin10.

Ces différentes dimensions du voyage nous indiquent que le but de ce dernier ne s’inscrit pas forcément dans un temps fini, dans un temps humain : il existe en effet des voyages sans fin. La finalité, en somme, ne s’inscrit pas dans le temps fini, mais plutôt hors du temps, dans la mesure où le voyage semble apparaître comme une quête d’essence, un gain de soi. Il serait alors plutôt de l’ordre de la quête de la permanence, de l’immuable.
Or, la prise de conscience de sa propre essence, de cet espace immuable en l’être fini, doit nécessairement passer par la recherche de la divinité, en tant que Créateur et absolu. C’est ainsi que « si l’homme ignore son état, il ignore son instant ; celui qui ignore son instant, s’ignore soi-même et celui qui s’ignore, ignore son Seigneur [...] »11.

Nous constatons alors que l’idée de quête de soi et de la divinité prend une part bien plus importante dans l’essence du voyage selon notre auteur que le déplacement ou le mouvement pourtant indispensables. Reste cependant à saisir quels sont les moyens, les étapes, qui permettraient à l’individu de tendre vers la finalité proposée. Là-dessus, Ibn ‘Arabî interpelle le lecteur dès le titre. En effet, le jeu avec les sonorités des termes isfâr (dévoilement) et asfâr (voyages) nous renvoie immédiatement à leur racine commune en arabe s.f.r. qui désigne à la fois l’idée de voyage avec déplacement, et celle de dévoilement. Cette terminologie, bien sûr pas anodine, nous indique dès l’ouverture du traité la voie à suivre. En effet, l’auteur, en choisissant ces vocables, rattache le voyage à l’idée de dévoilement.

C’est ainsi que, nous dit-il : « Le voyage a été appelé safar parce qu’il dévoile (yusfiru) les caractères de l’homme […] ».12 Cette notion de dévoilement est fondamentale chez Ibn ‘Arabî. Nous en avons un aperçu lorsque l’auteur évoque la descente du Coran vers l’homme : « Il ne cesse de descendre sur son coeur [de l’homme], à partir de son Seigneur, sous forme fragmentée jusqu’à ce qu’il se réunisse là-bas, laisse le voile derrière lui, dépasse le “où” et l’être créaturel [...]. »13 En somme, l’homme, être fini, perçoit des fragments, émanation de l’absolu, au travers desquels il est possible d’appréhender l’infini. Le dévoilement est alors précisément cet instant où se dessine aux yeux de l’homme, à travers des fragments, la perception de l’absolu. Le voyage apparaît par conséquent sous la plume d’Ibn ‘Arabî comme la quête de cet instant où l’individu s’efface pour devenir lui-même absolu en l’absolu. C’est à partir de ce cadre précis que l’auteur expose le projet suivant :
Nous mentionnerons – si Dieu veut – dans ce bref traité les voyages dont nous avons eu connaissance par science et vision directe, voyages accomplis par les prophètes, voyages divins, voyages des entités spirituelles, afin de montrer ce que l’on doit désirer comme voyage14.
Pour comprendre plus précisément sur quelles bases repose cette question du voyage-dévoilement, arrêtons-nous sur l’origine du voyage : revenons en par conséquent au premier voyage, celui que constitue la Création.

La naissance du voyage : l’apparition du Verbe


Le voyage qui ouvre le traité d’Ibn ‘Arabî est celui de la divinité elle-même et il porte le nom de : « Voyage seigneurial depuis la Nuée jusqu’au Trône de l’établissement dont prend possession le nom divin le Tout- Miséricordieux. »15 Centrons-nous sur ce voyage inaugural fondamental à deux titres : il ouvre le traité et concerne directement la divinité. Il évoque en effet le passage de la divinité depuis la nuée (« Enceinte de la Personne divine, immense obstacle qui empêche les êtres de rejoindre la Divinité absolue et Celle-ci de rejoindre les êtres »)16 jusqu’au Trône ou Siège royal très saint, c’est-à-dire jusqu’à « la sphère qui embrasse tous les êtres »17.

Pour la divinité, ce voyage était nécessaire. En effet, « Dieu voulait l’existenciation, fruit nécessaire de la générosité de l’existence divine [...]. »18
Ce voyage aboutit donc à la création des êtres. Or, c’est « Le nom [ism] le Tout-Miséricordieux [qui] s’établit sur le Trône dans l’Enceinte de la Nuée […] », « le nom le Tout-Miséricordieux dont la miséricorde contient toute chose par nécessité existentielle et don gracieux », puis « Lors du voyage du nom le Tout-Miséricordieux, voyagèrent avec lui tous les noms attachés à la création […]. »19



Il semblerait par conséquent que le mouvement de création des êtres par la divinité, qui constitue un voyage essentiel, repose sur la mise en place des noms. Il en découle que ce sont ces noms qui vont caractériser par essence la relation entre les êtres et leur Créateur. Dans cette mesure, c’est avant tout à travers le Verbe que les êtres créés vont pouvoir appréhender la divinité. En ce sens, Dieu est pour l’homme, être de discours, essentiellement langage. Pourtant, par essence, la divinité absolue ne peut pas être seulement langage. Elle est langage, bien sûr, mais aussi non-langage.Et c’est d’ailleurs précisément à partir du non-langage, ou plutôt du a-langage, que le langage peut apparaître. Autrement dit, c’est le hors langage qui va rendre pensable et possible le langage, et ce de la même manière que le soi du Soi ou l’absence de l’absence (hwa hwa wa ghaîb al-ghaîb)20 va être la condition nécessaire à toutes les manifestations de la divinité. C’est donc à partir de ce a-langage, de l’atemporalité, de l’Être ou de l’absolu en somme, que le langage, le temps et l’existence vont pouvoir advenir à eux-mêmes.

L’absolu apparaît donc comme le lieu de tous les possibles. Et il convient d’avoir à l’esprit que pour Ibn ‘Arabî, chaque manifestation, y compris la manifestation divine, suppose la préexistence du non-manifesté, de l’indifférencié, de l’indicible, de l’absolu.

Pourtant, avant cela, c’est sur les limites du langage qu’Ibn ‘Arabî insiste.

Et c’est ainsi que ce lien qui permettrait la relation à l’absolu pour l’être fini serait en même temps porteur des limites de cette relation, il s’inscrirait donc pleinement dans la problématique de l’appréhension de l’infini. En effet, le langage ne peut pas embrasser l’absolu, comme Ibn ‘Arabî l’explicite dans son traité :
Lorsqu’on désire voyager vers la connaissance de ce qui est au-delà des noms d’actes en réfléchissant à ces noms, ces réflexions sortent de la Sphère du Trône sans pour autant la quitter et s’en séparer et cherchent à s’attacher à la Dignité divine très-sainte. Elles tombent alors dans le territoire inviolable, l’Enceinte de la Nuée, et y sont terrassées21.

Cette citation souligne clairement le fait que ce lien originel entre l’homme et la divinité, donc entre le fini et l’absolu, ne permet pas une appréhension de la Totalité. Et c’est ainsi que finalement : « Nous n’avons de science à Son sujet par voie affirmative que ce qu’Il nous a fait parvenir dans Ses livres ou par la voix des envoyés, Ses interprètes, rien de plus. Le mode de relation de Ses noms à Lui-même ne nous est pas connu [...]. »22
Nous trouvons une autre illustration de cette question fondamentale dans l’introduction au second voyage : « Le voyage de la création et de l’ordre ou le voyage de la création novatrice. »23 Nous pouvons en effet y lire que « Le premier verset [sourate XLI] commence, après la création de la terre, par “ensuite” [thumma], ce qui indique généralement un certain délai. »24 Ce qui est ici mis en évidence par l’auteur est le fait que l’acte de création, en tant qu’émanation de l’absolu, se situe dans un temps qui ne peut être que sous-entendu à travers le silence, le non-dit implicite dans le terme « ensuite ». Cet acte ne peut se dire et s’entendre dans sa totalité.

A posteriori, les termes permettent de décrire de façon finie les différents temps de la Création. Pourtant, c’est bien à travers le caractère indicible de l’action que l’absolu transparaît. C’est-à-dire que c’est précisément parce que la parole ne peut pas tout dire que l’infini, fondateur de cette même parole, se profile. Et c’est ainsi que : Il [l’homme] Le connaît soit négativement selon la connaissance commune, soit par la Forme divine selon la connaissance spéciale de l’élite des initiés. Quant à nous, quoique nous défendions cette dernière, nous n’en préférons pas moins la connaissance du commun car elle unit le début à la fin et c’est vers elle qu’il faut nécessairement revenir, pour le commun comme pour l’élite25.

L’homme n’a donc à sa disposition, de par son essence, que des « fragments », émanation de l’absolu. Il aspire cependant à la réunion de ces fragments en l’absolu26. Et c’est certainement dans ce double mouvement qu’il convient de situer l’homme par rapport à Dieu. Par ailleurs, nous pouvons constater que cette démarche s’inscrit pleinement dans la problématique du dévoilement, et donc du voyage, telle que nous l’avions décrite précédemment. Mais en nous attardant sur cette union fondamentale entre voyage et dévoilement, nous voyons aussi se dessiner un autre lien essentiel : celui qui rattache la notion de voyage à la question de la parole. Poursuivons alors plus avant cette piste en repartant de la référence à la parole suprême utilisée par Ibn ‘Arabî : celle du Coran.

Du Livre à l’herméneutique : un voyage au-delà de la parole

C’est au coeur du système précédemment décrit qu’il convient de situer le Coran, c’est-à-dire le livre de la parole divine par excellence pour Ibn ‘Arabî. Il représente en effet l’émanation fondamentale de ce lien que nous venons d’évoquer. L’auteur en parle d’ailleurs en ces termes : « L’Homme total selon la réalité essentielle, est le Coran incomparable descendu de la présence de soi-même vers la Présence de son Existenciateur. »27 Autrement dit, le Livre sacré apparaît bien sûr comme le lieu de la réalisation de l’homme dans sa plénitude. Mais, au-delà, le Coran, en tant qu’émanation de la divinité elle-même via le Prophète, semble être le point de rencontre entre l’absolu et l’homme. En ce sens, il est la voie qui va permettre à l’homme de retrouver par la parole l’absolu qui est en lui et dont il émane. En somme, il permet une forme d’accomplissement qui passe pour l’homme par l’abandon en la parole divine, afin, finalement, de fusionner et de faire corps avec elle. Alors, homme, Coran et divinité apparaissent sous la facette de l’atemporalité, c’est-à-dire d’un temps hors du temps. Nous retrouvons là l’idée que c’est au-delà du caractère fini du
langage que va pouvoir se dévoiler l’infini.

Cette évocation de la relation entre l’homme et les écrits est en outre reprise et illustrée par l’anecdote de « l’homme-livre »28, au cours de laquelle Ibn ‘Arabî relate la rencontre entre Abû l-‘Abbâs al-Khashshâb, qui était un compagnon du grand maître Abû Madyan (né près de Séville vers 520/1126), et un homme venu le voir au sujet d’un livre d’enseignement spirituel. Ce dernier demandait au shaykh un certain nombre de conseils, et pour ce faire, il lui lut une bonne partie de l’ouvrage en question, ce à quoi Abû l-‘Abbâs répondit : « C’est moi que tu dois lire […]. »29 Nous retrouvons avec ce récit des aspects que nous venons d’évoquer. Ici, cependant, le livre auquel il est fait allusion n’est pas le Coran. C’est d’ailleurs certainement la raison pour laquelle la description de la fusion entre l’homme et le Livre peut sembler plus aisée. Mais nous voyons bien, cependant, comment le fait d’aspirer, de tendre vers un certain nombre de comportements, de principes ou d’idéaux conduit en fait l’homme à se fondre dans le discours jusqu’à devenir lui-même la Parole, le Livre. Notons que dans cette démarche, la relation de l’homme à l’écrit est double. En effet, d’une part l’écrit en tant que dépôt de la parole divine apparaît comme une référence pour l’homme qui aspire au dévoilement grâce à lui. D’autre part, c’est l’homme lui-même qui, comme référent externe, donne sens à l’écrit et lui permet donc d’exister. La dynamique semble se mettre en place à partir de ces deux pôles à la fois sources et récepteurs de l’échange.

À partir de ce mouvement que nous venons de décrire entre l’homme et le Livre, revenons-en aux termes du traité d’Ibn ‘Arabî, puisqu’il se présente comme une série de voyages précisément tirés du Livre. Ces voyages sacrés vont non seulement être décrits, mais aussi interprétés, car il s’agit, comme l’indique le titre de l’ouvrage, de dévoiler leurs effets. En ce sens, le texte apparaît comme un traité d’herméneutique. Les voyages qui se succèdent sont effectivement ceux de la divinité, de la Création, du Coran, du Prophète, d’Adam, d’Enoch (Idrîs), de Noé, d’Abraham, de Loth, et de Moïse. La mention de ces voyages sacrés a bien sûr vocation à aider le lecteur en tant qu’individu dans ses propres voyages, et ce en mettant des mots sur la relation à Dieu. D’ailleurs, au milieu du traité, Ibn ‘Arabî indique lui-même très explicitement la position que le lecteur devrait tenir vis-à-vis des voyages exposés :
Voici un exemple de la part que nous devons prendre au voyage de Loth et de même pour tout voyage dont je traite ici. Je n’en parle qu’en visant ma propre essence et non l’exégèse de l’histoire survenue à ces prophètes. Ces voyages sont des ponts et des passerelles édifiés pour que nous passions dessus vers nos essences et nos propres états. Nous y trouvons notre profit, car Dieu en a fait pour nous un lieu de passage […]30.

En somme, les voyages présentés dans le Coran, en tant que paraboles, doivent être utiles à l’individu en quête de soi et de la divinité. En ce sens, les voyages coraniques, au-delà de la représentation des itinéraires particuliers suivis par des individus aux relations privilégiées avec la divinité, vont faire partie intégrante de la démarche personnelle du lecteur. Dans cette mesure, la lecture du traité représente en elle-même un voyage. Elle constitue par ailleurs une partie du voyage suprême auquel tout individu se doit d’aspirer : celui qui conduit au dévoilement. Ainsi, le voyage sur l’écrit qu’effectue le lecteur apparaît aussi comme un voyage en l’écrit.

Mais, si le voyage semble ici intimement lié à la parole, et que le Livre peut apparaître comme le vecteur majeur à différents niveaux pour mener à bien le voyage par essence, la structure du traité nous amène à considérer le voyage au-delà de la relation à l’écrit. En effet, il convient de rappeler que le traité est ouvert, simplement dans la mesure où là où il était annoncé en introduction une série de voyages qui pourraient aller jusqu’à Jésus au moins, les voyages coraniques décrits au cours du développement s’arrêtent à Moïse31. Cette structure renvoie bien sûr au caractère infini du voyage : car non seulement il n’est pas possible de clore la présentation des voyages de référence au sein du Livre même, mais en plus, la présentation rend poreuse la relation entre les figures coraniques et les lecteurs. Tous, à différentes époques, en différents lieux, mais qu’importe, tous sont des êtres humains. Certains, ceux du Livre, ont eu une relation privilégiée à Dieu : ils sont parvenus au dévoilement après avoir mené à bien une forme de voyage suprême.

La liste de ceux ayant fait un de ces voyages est ouverte, il revient donc à chaque individu de venir y prendre place, et, en quelque sorte, de poursuivre l’écriture du Livre. Par ailleurs, le fait d’arrêter relativement précocement les mentions aux voyages coraniques et leurs commentaires invite le lecteur à aller au-delà du Livre, à ne pas le percevoir comme une finalité.

Car, le Livre est une manifestation divine. En tant que manifestation, il apparaît comme une amorce et une étape nécessaire dans le voyage vers Dieu. Pour autant, c’est dans le dépassement de l’écrit comme manifestation que le dévoilement sera possible. Alors, le fait d’arrêter le voyage sur l’écrit que représente l’herméneutique ne signifie pas en soi la fin de ce même voyage. Au contraire, cesser ce voyage et faire place au silence ne serait-il pas un moyen de laisser la manifestation se manifester, donc d’entendre les voyages de la divinité d’une part, et de laisser l’individu voyager vers la divinité sans intermédiaire cette fois-ci ? Autrement dit, nous pourrions peut-être considérer le voyage que représente le traité d’Ibn ‘Arabî comme une parenthèse qui viendrait mettre l’accent sur un certain nombre de phénomènes nécessaires : ceux liés à la relation entre l’homme en tant qu’être fini et la divinité en tant qu’absolu. Ces relations vont bien sûr au-delà du traité ne serait-ce que parce qu’elles vont au-delà du dicible. Et c’est précisément cela qu’Ibn ‘Arabî met en évidence tant à travers le contenu qu’à travers la structure de son ouvrage : c’est sur les manifestations divines qu’il convient de se baser afin de voyager vers Dieu, mais en tant que ce qu’elles révèlent du non-manifesté. Dans cette mesure, l’existence du Livre lui-même implique qu’il soit précédé, non pas dans le temps, mais dans l’absolu, par une instance qui serait à la fois Livre et non-Livre. À travers le Livre, c’est donc, nous l’aurons compris, son dépassement, c’est-à-dire le a-Livre que le voyageur recherche au cours d’un voyage hors de l’espace et du temps.

Conclusion

Finalement, le voyage dans le traité qu’est Kitâb al-isfâr ‘an natâ’ ij al-asfâr apparaît essentiellement comme le mouvement nécessaire entre l’homme et Dieu. Ce mouvement a pour finalité le dévoilement, c’est-à-dire cet instant hors du temps où l’homme appréhende l’absolu qui est en lui et dont il émane. Ce voyage s’effectue fondamentalement à travers le langage dans la mesure où le Verbe est le lien qui relie par essence l’homme, être fini, être de discours, à la divinité, c’est-à-dire à l’absolu. Le langage est bien sûr limité, puisqu’il ne permet pas à l’homme d’appréhender la Totalité.

Pourtant, voyager consiste à se plonger dans la parole, avant tout via sa manifestation première, le Livre, non pas en considérant cette démarche comme un aboutissement, mais au contraire comme un passage nécessaire pour dépasser la finitude. En effet, la parole, en tant que manifestation de la divinité, comporte intrinsèquement la possibilité de son propre dépassement, de son propre dévoilement. Or, au-delà du langage, c’est bien sûr le a-langage, c’est-à-dire cette instance absolue qui est à la fois langage et non-langage, qui est recherchée à travers le voyage. C’est elle, en effet, qui fonde le langage. Alors, le safar chez Ibn ‘Arabî apparaît comme ce cheminement qui, par le dévoilement, doit conduire l’homme à se dissoudre en l’absolu qui détermine sa propre existence, et peut-être même celle de la divinité, dans ce que nous pouvons en dire.


Balkis Aboueleze


1. Ahmed Ates, « Ibn ‘Arabî », Encyclopédie de l’islam, III, Leyde-Paris : Brill - Maisonneuve et Larose, 1971, p. 731. cehm, n° 30, 2007, p. 185-195
2. Ibid., p. 731.
3. Pour les citations ultérieures, nous nous référerons à la traduction de Denis Gril.
4. Denis Gril (éd. et trad.), Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, Combas : éditions de l’Éclat (Philosophie imaginaire), 1994, « Introduction », p. xi-xii.
5. Ibid., 1994, § 3, p. 4.
6. Ibid., § 5, p. 7.
7. Ibid., § 3, p. 4.
8. Ibid., § 2, p. 3.
9. Ibid., § 6, p. 6-7.
10. Ibid., § 3, p. 3-4.
11. Ibid., § 56, p. 61.
12. Ibid., § 17, p. 19.
13. Ibid., § 21, p. 23.
14. Ibid., § 9, p. 11.
15. Ibid., § 10-12, p. 12 sq.
16. Ibid., § 10, p. 12.
17. Ibid., § 11, p. 13.
18. Ibid., § 11, p. 13.
19. Ibid., § 11, p. 13-14.
20. Ibid., § 23, p. 27, par exemple.
21. Ibid., § 12, p. 14.
22. Ibid., § 69, p. 75.
23. Ibid., § 13-17, p. 15 sq.
24. Ibid., § 13, p. 15.
25. Ibid., § 56, p. 61-62.
26. Ibid., § 18-20 ou 21 par exemple, p. 20-23.
27. Ibid., § 21, p. 22.
28. Ibid., § 63, p. 68-69.
29. Ibid., § 63, p. 69.
30. Ibid., § 45, p. 50.
31. D. Gril, op. cit., p. xvi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...