lundi 2 juillet 2012

Ibn ARABI : De L’Unicité du Témoignage(*) à L’Unicité de L’Existence « Un Océan sans rivage » M.Chodkiewicz






M.Chodkiewicz


(*) - Communication présentée au colloque International sur L’Héritage Spirituel d’Ibn Arabi, CRIDSSH, Oran, 18-19 Novembre 1990.



I- Introduction :

Dans leur soif inextinguible et leur amour éperdu de Dieu, certains soufis, musulmans en particulier, partant de leur intériorisation de l’unicité divine, (le grand tawhid), ont fini par confondre l’aimé et l’amant.
Cette expérience, désignée depuis Al-Hallaj (244 H / 858), sous le nom de « Wahdat Achouhoud », unicité du témoignage, signifie que Dieu se témoigne lui-même, en son mystère, dans le coeur du soufi, et ce à travers l’amour et le dialogue. Ce dialogue dont l’aboutissement est l’accès de l’amant au « Je » suprême, qui sans le détruire entend consommer, désormais, un tel dialogue dans l’unité.
D’autres soufis par contre, tel qu’Ibn Arabi (560H/1165), tout en intériorisant la même unité, et tout en éprouvant le même amour, refusent toute identification de l’homme avec Dieu.
La seule identification possible avec Dieu, diront- ils, est celle qui se réalise à travers la prière et dont l’issue est, ( pour les prophètes et pour certains pôles de saints (Qotb) ), l’accès au statut de l’homme parfait (Al- Insan, Al –Kamel), dans lequel l’homme devient l’aimé de Dieu (Habib Allah) et le lieu de son secret (Sirr Al Haq).

Aussi, préfèrent-ils parler d’unicité de l’existence « Wahadat Al- Wujud » ; (le monisme existentiel), plutôt que d’unicité de témoignage(1).

C’est ainsi qu’ils ne virent dans le monde et tout ce qui y existe, y compris l’esprit humain, que le reflet de la seule existence réelle : Dieu.
N’ayant aucune profondeur existentielle, aucune densité ontologique, l’existence empirique ne peut donc que s’abolir en Dieu, qui seul, perdure.

II- Ibn Arabi : sa vie et son siècle :

Grande figure du soufisme musulman, Muhyiddine Ibn Arabi, Al-Hatimi est né à Murcie (Espagne) le 17 Ramadhan 560 H /12 Juillet 1165.
Dès l’âge de huit ans, il alla étudier à Séville les Sciences de son temps (exégèse Coranique, Fikh, Kalam, soufisme, langue Arabe, poésie…)

Après près de vingt ans d’une vie studieuse, au cours de laquelle il visita plusieurs villes du Maghreb, Marrakech, Fès, Tlemcen, Tunis, etc. …, et fit la connaissance des principaux soufis de son époque, Ibn Arabi entreprit un long voyage en Orient (1194), voyage qui le mena successivement à la Mecque, en Egypte, en Syrie, en Iraq et en Anatolie (Quonya) et le mit en contact avec ses grands Saints et soufis.
Il mourut à Damas en 1240 à l’âge de soixante quinze ans.
Soucieux de faire sortir le soufisme de l’ornière de l’unicité de témoignage qui ne l’a que trop dévié de son objectif réel et entraîné vers des horizons douteux, dont certains « chatahat » (les théophanies) ainsi que la prétendue identification avec dieu ne sont que les exemples, il fut plus que jamais convaincu que l’homme qu’elle que pourrait être l’intimité de sa relation avec Dieu n’en reste pas moins homme et Dieu, Dieu…loin de toute identification ou annihilation (le fana).

Aussi, c’est vers cette autre unicité, celle de la réalité existentielle qui doit constituer, selon Ibn Arabi, l’aboutissement final de toute unicité de témoignage, qu’il se tourna et consacra toute sa vie.
Consignée dans une oeuvre monumentale, dont les Futuhat (les révélations mecquoises), le fuçus (la sagesse des prophètes) ne sont que l’exemple, cette doctrine, qui imprégna, pour la première fois, le soufisme musulman de philosophie, et la philosophie, de soufisme, ne tarda pas à rallier autour d’elle d’éminents fukahas et penseurs musulmans, notamment : Ibn Taymmyya qui malgré son opposition déclarée au chikh Al Akbar, reconnaît , en fin de compte, qu’il est le soufi le plus proche du crédo musulman.
D’où l’influence grandissante que le chikh Al Akbar n’a cessé d’exercer depuis, dans le monde musulman, et ailleurs, comme le prouve l’adhésion de nombre de confréries religieuses musulmanes (A Kadirya) « Attijanya, Al Nakchabandya, Al Alaouia) à nombre de ses thèses, et comme le prouve également l’intérêt grandissant que suscite sa doctrine, aujourd’hui, en Europe, en Amérique en Asie et ailleurs ».
Dans ses Futuhat, Ibn Arabi raconte que lors de son unique rencontre, en 1204, à Marrakech, avec le grand philosophe Andalous, Ibn Roshd, ce dernier l’embrassa et lui dit : « Oui… ». Cette réponse, ajoute Ibn Arabi, augmenta sa joie car il vit que je l’avais compris »… « Mais, me rendant compte, tout de suite, des raisons de sa joie, j’ajoutai : « Non » ! Alors Ibn Roshd s’attrista, changea de couleur et, commençant à douter de la véracité de sa propre doctrine, me demanda : « Comment donc résolvez-vous le problème de l’illumination et de l’inspiration divine » ? Est-ce peut-être comme nous enseigne le raisonnement à nous autres ? je lui répondis : Oui et…Non… ; Entre le oui et le non, les esprit sortent de leur matière et les nuques de leurs corps »(2)

Décrivant dans les détails la réaction que ces propos suscitèrent chez son interlocuteur, Ibn Arabi rapporte que « Ibn Roshd pâlit et, comme saisi de terreur, il s’assit et laissa apparaître sa stupeur, comme s’il avait pénétré le sens de mes allusions ».Commentant ce fameux dialogue entre Ibn Arabi et Ibn Rochd, d’aucuns ont écrit :

« Dans cette réponse, Ibn Arabi voulait dire à Ibn Roschd : oui, la raison conduit à ce à quoi conduit aussi le dévoilement ( l’illumination divine), mais jusqu’à une certaine limite. Cette limite est celle à partir de laquelle le domaine de la raison prend fin, passant, ainsi, de l’état d’instrument agissant efficacement à l’état d’instrument en effervescence au service du dévoilement de l’absolu. Cet instrument se libérant, dès lors, du carcan des règles et des lois de la raison, telles les âmes se libérant, du carcan des corps, après la mort. Voilà ce qu’Ibn Arabi entendait dire à Ibn Roshd par l’envol des âmes quittant leurs enveloppes matérielles et les nuques quittant leurs encrages corporels. »(3).
Vingt ans après, lors d’une autre rencontre(*) qui le réunit cette fois au Caire (1240) avec son célèbre soufi, Ibn El Faredh (m. en 1204), Ibn Arabi, épris de ce grand théosophe, lui demanda d’écrire un commentaire de son poème mystique « La tayya Al-Kobra ». Devant la réponse énigmatique de son interlocuteur « Qu’il n’y a pas mieux que tes « Futuhat », ce fut, selon Al Maqquarri(4), Ibn Arabi qui se tu, cette fois.
Nous n’avons relaté ces deux événements de la vie d’Ibn Arabi que dans le but de nous approcher du climat culturel dans lequel sa pensée est née et s’est épanouie.

Car, c’est précisément, comme on le verra au cours de cet exposé, aux confins de tels courants philosophiques et mystiques qui caractérisèrent le monde musulman au VIIè siècle de l’hégire, que cette pensée mystico-philosophique se situe.

Or, ce climat dont les deux événements précédemment cités nous annoncent déjà la couleur, était en grande partie l’oeuvre de ces deux illustres interlocuteurs d’Ibn Arabi.

En effet, par son effort génial, Ibn Roshd avait réussi à la faveur des Khalifes Almohades, notamment Abou Yakoub Al Mansour, et de leur amour pour la philosophie, non seulement à persévérer dans la voie de ses prédécesseurs, Ibn Baja (Avempace m. en 1138) et Ibn Tofail (m. en 1185), mais à réhabiliter la pensée philosophique dans le monde musulman à la suite des assauts répétés qu’avait mené contre elle Abou Hamid Al-Ghazali (m. en 111) sous le prétexte de ce qu’ils considéraient comme déviation de certains philosophes musulmans. Al-Farabi et Avicenne, par exemple, à force d’emboîter le pas à Platon et à Aristote, avaient fini, selon lui, par épouser leurs thèses, dont certaines contredisent ouvertement les principes fondamentaux du crédo musulman.

De même qu’en Orient musulman et, à la même époque, Ibn El Faredh, dans sa quête de l’unicité de l’existence, avait réussi à son tour et grâce à l’encouragement de la dynastie ayyoubide (1169-1250) qui succéda à la dynastie fatimide),à impulser au soufisme, à travers son lyrisme à la gloire de la Bien-Aimée(5), au courant mystique, plus qu’ébranlé après le martyre de nombre de ses illustres figures, notamment Al-Hallaj(6) (m. en 922) et Suhrawardi (m. en 1190), un élan nouveau qui, des le VIIè siècle de l’hégire, contribua à la modification de ses thèmes, de ses méthodes aussi bien que ses objectifs.

C’est ainsi que, l’arrachant en particulier, de l’ornière de l’Unicité du témoignage (Wahdat Achouhoud) qui, depuis le IIè siècle de l’hégire ne l’a que trop accaparé, Ibn El-Faredh contribua ainsi, à sa manière, à assurer au soufisme musulman en général et à la doctrine de l’Unicité de l’Existence (Wahdat Al Wujoud), en particulier, cette pérennité qu’on lui reconnaît aujourd’hui.

Plus que sensible à ces courants philosophiques et mystiques et préoccupé, comme tout musulman, et ce, dès son jeune âge, par le problème du Tawhid, dont l’unicité de Dieu constitue le grand acte, Ibn Arabi n’en constata pas moins que si les doctes musulmans ont fini par faire perdre au Tawhid sa profondeur et sa chaleur. Les philosophes musulmans ne l’ont pas moins dilué à leur tour dans des argumentation et spéculations froides qui n’ont rien à voir avec l’ardeur et le vécu de la foi.

Dès lors, son objectif sera la recherche non de la Science du Tawhid (Ilm Attawhid), auquel on parvient par la croyance aveugle ou par le raisonnement stérile, mais de l’essence du Tawhid (Ayn Attawhid), auquel seul le coeur mène.

Convaincu cependant, et ce au même titre que tout soufi, qu’il ne pourrait atteindre ce genre de Tawhid sans l’assistance spéciale de Dieu (Fadhl), ce statut particulier, par lequel il privilégie certaines de ses créatures en leur permettant de le connaître de visu, et par constatation personnelle, Ibn Arabi voua dès lors toute sa vie à la quête de cette faveur divine et de ce Tawhid qui ne peut qu’en résulter.

Les multiples visions, en songe, du prophète Mohammad (que la salut de Dieu soit sur lui et sur ses compagnons), dès l’âge de vingt ans lui ordonnèrent de guider la communauté des
croyants dans la bonne voie(7) et ne firent que le renforcer dans cette conviction.

Sillonnant depuis, l’occident et l’orient musulman ,(aux prises respectivement avec les luttes constantes entre les Almohades et leurs opposants en Afrique du Nord), et aux croisades, événements au sujet desquels ni lui ni son prédécesseur Abou Hamid Al Ghasali ne soufflèrent mot), à la recherche de ses soufis, et traversé, de nouveau, par de nouvelles visions du prophète et du Khidr(8), Ibn Arabi affirma enfin qu’il était devenu, à la faveur de la miséricorde divine, l’objet d’une réalisation spirituelle ascendante qui le mena jusqu’au Plérôme Suprême (Al-Malâ Al Alâ) où, il vécut de visu l’expérience du Haq (Dieu), la vérité des vérités et ce, avant de se voir investi du titre d’héritier du Maquam Mohammadien(9).

Or, être l’héritier de ce Maquam (Station) c’est hériter du Prophète le don des sagesses et des paroles totalisantes (Jawami Al Hikam Wal-Kalim), càd, avoir la connaissance parfaite, celle du multiple séparé de l’Un, de l’Un séparé du multiple, ainsi que la connaissance simultanée et englobante l’un et le multiple, et être ainsi le sceau (Khatem) de la sainteté Mohammadiènne, sceau par lequel, Dieu scella la sainteté qui provient de son héritage comme il a scellé par Mohammad toute prophétie légiférante(10).

Aussi, loin de s’enfermer, comme l’ont fait tant de soufis parvenus (Wassilin) dans cette expérience, Ibn Arabi considéra qu’une telle attitude est incompatible avec la mission dont il se sentit désormais chargé : guider les hommes dans la bonne voie, celle de Dieu et de son prophète, mission qui n’est concevable que par une autre réalisation descendante cette fois, la seule susceptible de le ramener de nouveau auprès de ces hommes qu’il est appelé à conseiller et à guider.

Tel le prophète Mohammad qui, après sa réalisation spirituelle ascendante lors de sa retraite au Mont Hira, retourna auprès des hommes pour leur enseigner la vérité qu’il a vécue, tout saint parfait doit donc faire de même.

C’est ainsi, qu’épris par son expérience de visu de l’Unicité divine, Ibn Arabi, ne perçut désormais le monde et tout ce qui y existe qu’à travers cette nouvelle dimension ontologique, celle de l’Unicite de l’existence.

III- De l’unicité du témoignage à l’unicité de l’existence :

Il n’y a, proclama-t-il, dès lors, qu’une seule essence et qu’une seule existence : Dieu.
La multiplicité, apparente des êtres et des choses n’est donc qu’illusion ajouta-t-il.
Cependant, face à cette expérience de l’unicité du Haq (Dieu) et celle du Khalq (le monde et les créatures) qui ne peut qu'en découler, Ibn Arabi ne dira pas, comme nous le verrons plus loin, qu’il est Al Haq, comme le fit Al Hallaj, mais qu’il est simplement « Sirr Al-Haq » (Le Secret de Dieu).

La différence est de taille, car, aussi étroite qu’elle puisse l’être, la relation entre Dieu et l’homme parvenu (Wassil) ne signifie aucunement chez Ibn Arabi, ni identification avec lui ni infusion ni annihilation en lui.
L’annihilation (Al-Fanâ) se limite donc, chez Ibn Arabi, à la piété et à l’examen de conscience, l’homme restant homme et Dieu, Dieu.

Toujours est-il que l’appartenance d’IBN ARABI au monisme ontologique ne prête à aucun doute.
« Mes yeux n’ont vu que lui, et mes oreilles n’ont entendu que sa voix ».(11)
Qu’Ibn Arabi n’ait jamais employé directement ce terme. Que çà lui ait été imputé par ses détracteurs(12) ne change rien à son adhésion totale à cette doctrine.

Que cette dernière l’ait hissé aux yeux des uns au point où ils le considérèrent comme étant le grand maître (Al Chaykh Al Akbar), le Platon de l’Islam, ou qu’elle l’ait abaissé aux yeux d’autres au point où ils ne virent en lui qu’un « éffaceur de l’Islam » « Mumit Eddine » cela ne l’a que trop peu détourné d’elle.
Aussi, l’Unicité de l’existence, c à d de la réalité existentielle, et non celle de celle de dieu, fut-elle pour Ibn Arabi ce que fut l’amour pour Rabiaâ, le Dhikr pour Al Jouneid, l’esseulement pour Ghazali et l’ittihad pour Hallaj.

Fruit d’une connaissance de Dieu par constatation personnelle (Mushahada bil- -iyyane), cette doctrine n’est pas logique et preuve, mais goût et vision.

Exprimée dans un langage ésotérique et incisif puisé dans le symbolisme d’une langue arabe à l’apogée de sa vitalité, cette doctrine où les débordements de l’imagination créatrice (cette faculté qui subtilise le sensible et sensibilise le spirituel)(13), et où les désirs ardents, les symboles, les irradiations théophaniques, les visions, voire les illusions, et les paradoxes se succèdent sans jamais se répéter, la doctrine akbarienne a rendu perplexes tous ceux qui ont tenté de la pénétrer(14)
D’où ce nouveau vocabulaire que le soufisme a connu dès le VIIè siècle de l’hégire et dont l’Unicité de l’existence, l’Irradiation(Attajalli), l’Un et le Multiple, l’Homme Parfait (Al Insan Al Kamil), le logos (Al Kalima), l’émanation (assoudour), etc, ne sont que l’exemple.

D’où aussi ces thèmes nouveaux qui constituèrent pour la première fois dans l’histoire du soufisme musulman, l’essentiel de la pensée soufie… et ce tels que, l’émanation du multiple à partir de l’Un, la relation de Dieu avec le monde et avec l’homme, la réalité Mohammadienne, et la Sainteté Suprême.
Ce sont de telles nouveautés qui sont à l’origine de ces lectures biaisées, d’Ibn Arabi, et de tant d’autres soufis musulmans, qui, n’ayant vu en lui, qu’un gnostique.., un théosophe, ou encore un taoïste(15) crurent ramener sa pensée à je ne sais qu’elles sources hindous, monachistes (16) où plotiniennes(17).
Loin de discuter ici, les détails de ces lectures, nous nous contenterons de n’en aborder que deux : celle qui confond Ibn Arabi avec Plotin et celle qui le mêle au christianisme.

Pour ce qui est de la première nous dirons, tout d’abord, que la théorie plotinienne de l’émanation n’est pas celle de l’irradiation akbarienne, pas plus qu’elle ne prélude, comme le fait cette dernière, à l’Unicité de l’existence.

Voilà ce qui explique, entre autre, que l’émanation du multiple de l’Un s’effectue, chez Plotin, selon un mouvement rectiligne, alors que l’irradiation, chez Ibn Arabi, s’effectue selon un mouvement circulaire qui permet au multiple de retourner en fin de compte à l’Un. Et, ce, conformément au crédo musulman, alors qu’un tel retour est impossible dans le mouvement rectiligne de Plotin(18).

Quand à la seconde lecture, nous nous contenterons de dire, tout simplement, que « l’incarnation, la trinité, qui constituent l’essentiel du dogme chrétien, ne semblent se présenter, à Ibn Arabi, que comme autant de mythes, au sens fort du mot. »(19).

Aussi, et qu’elle qu’aurait pu être l’influence de ses sources, elles n’ont que trop peu affecté la vision akbarienne du monde qui reste une vision à dominantes islamiques.
Voilà ce qui poussa plus d’un penseur occidental à reconnaître que « la supposition, toute gratuite, d’une origine étrangère, grecque , perse ou hindoue, est contredite formellement par le fait que les moyens d’expressions, propres à l’ésotérisme islamique, sont étroitement liés à la constitution même de la langue arabe ».

Aussi, « s’il y a incontestablement des similitudes avec les doctrines du même ordre qui existent ailleurs, elles s’expliquent tout naturellement, et sans qu’il soit besoin de recourir à des emprunts hypothétiques, par le fait que la vérité étant une, toutes les doctrines traditionnelles sont nécessairement identiques en leur essence. Et ce, qu’elle que soit la diversité des formes dont elles se revêtent… »
« Bref, le soufisme est arabe, comme le Coran lui même, dans lequel il a puisé ses principes… »
« Faut-il ajouter, encore, qu’il n’y a, en arabe, aucun mot par lequel on puisse traduire, même approximativement, celui de mysticisme », tellement l’idée de celui-ci représente quelque chose d’étranger à la pensée islamique »(20).

Autrement, comment expliquer cette nouvelle orientation, typiquement musulmane, que la théorie du monisme existentiel avait prise avec Ibn Arabi. Et que cette orientation modifia, comme on l’a souligné plus haut, profondément ses termes aussi bien que ses méthodes et ses perspectives au point où certains éminents spécialistes en la matière, n’hésitent pas à affirmer que « nul soufi musulman, ou non musulman, n’a réussi à présenter de façon aussi cohérente, aussi forte et aussi précise, la théorie du monisme existentiel comme l’a fait Ibn Arabi » ? Tous les théosophes n’ont fait, après lui, que répéter ce qu’il a déjà dit(21).
Assimilant et assumant l’héritage mystique, tant oriental qu’occidental, Ibn Arabi en fit, un monument majestueux à la gloire de l’Homme Parfait(22) qui n’est autre que le Prophète Mohammad (Sagesse de Mohammad)(23). D’où l’intérêt grandissant qu’Ibn Arabi n’a cessé de susciter à travers les siècles et, ce, non seulement dans le monde arabo-musulman mais aussi en Europe(24) aux USA(25) au Japon(26) et ailleurs.

Ceci souligné, nous allons tenter, maintenant, d’aborder cette doctrine et de déterminer les raisons qui ont fait de son auteur l’une des grandes figures du soufisme universel ; le plus grand soufi que les arabes ont produit, diront certains(27).

Cependant, loin de nous laisser séduire par de telles apologies, quoique fortement méritées, nous nous efforcerons de présenter, l’essentiel de sa doctrine.

En effet, ne percevant désormais et comme on l’a souligné plus haut, l’univers et tout ce qui y existe, qu’à travers cette vérité, une et indivisible, celle d’Al-Haq (Dieu) dont il a été le témoin oculaire, Ibn Arabi se trouva confronté à l’épineux problème de la multiplicité des êtres et des choses que ni les sens ni la raison ne pouvaient récuser.

Convaincu plus que jamais que la foi est avant tout un témoignage et une prise à témoin en même temps(28), l’objectif d’Ibn Arabi sera de ramener les hommes à y adhérer, condition sine qua non de les mettre sur la voie du Dieu et de son prophète… Tout en se gardant en même temps de se voir taxé, comme le furent tant d’autres soufis, avant lui est après lui, par les fukaha. (Les Doctes de la chariaâ), d’hérésie.
Dès lors, le problème pour lui, sera de concilier à partir de son expérience, de visu, du Haq (Dieu), la multiplicité indéniable du khalq. (Le monde et tout ce qui y existe).

Depuis, vouant toute sa vie à cette tâche, Ibn Arabi, élabora toute une doctrine, celle de l’unicité de l’existence, doctrine qu’il consigna dans une oeuvre monumentale qui dépasse les 250 livres et traités, selon certains, 400, selon d’autres(29).

Loin d’emboîter le pas, à ce sujet, au monisme existentiel qui considère que le monde est réductible à un seul principe (l’univers), ou à plusieurs, Ibn Arabi se refuse à toute dualité aussi bien qu’à tout mélange et à tout « infusionnisme ».

Pour lui, le principe de l’univers et de tout ce qui y existe n’est autre que Dieu, un et indivisible. Dieu qui constitue la source de toute existence et de toute essence autre que lui.
Dieu étant le seul Etre Véridique, du fait qu’il est le seul Etre dont l’existence est nécessaire par elle- même, Ibn Arabi conclut que toute autre existence n’est que par sybolisme (Wujud Bil Majaz), comme le souligne Al Ghazali,(30). Car l’existence n’est possible que par Lui et donc, en dehors de Lui, comparable au néant.
Voilà les raisons pour lesquelles nous ne pouvons partager l’idée de certains spécialistes de la pensée Akbarienne qui, ayant cru que la théorie de l’unicité de l’existence a précédé, chez Ibn Arabi, l’expérience de l’unicité du témoignage, conclurent que cette dernière pourrait être déduite de la première, c. à d, de l’unicité de l’existence.(31) ;

Or, pour Ibn Arabi, c’est plutôt le contraire, puisque c’est son expérience de l’Unicité du témoignage qui l’a amené à conclure à l’unicité de l’existence, et à proclamer que Dieu est la source de toute existence, et ce, depuis le monde matériel jusqu’à l’intellect suprême.
Etant tel, Dieu est, par conséquent, dans chaque être et dans chaque chose, car tout est Dieu et Dieu est tout.

C’est dans ce sens que le Khalife Abou Bakr a dit : « Je n’ai jamais vu une chose sans avoir vu Dieu auparavant ».

C’est de la sorte, que la notion de l’unicité divine en théodicée, amena Ibn Arabi à conclure à l’Unicité de l’Etre en ontologie, et à distinguer le monisme théologique du monisme ontologique qu’il estime pourtant liés l’un à l’autre(32) .

Cette distinction est nécessaire, car si le premier n’était pas achevé par le second, la notion même de l’unicité divine serait métaphysiquement altérée.

Aussi, y a-t-il forcément unité, au niveau de l’être, puisqu’il y a unicité au niveau du divin.
C’est ainsi que Dieu est théologiquement le seul objet de la foi comme il est ontologiquement le seul sujet de l’être.

Se démarquant, ainsi, de tout dualisme et de tout infusionisme, Ibn Arabi ne fit que confirmer son attachement au Crédo musulman. Il l’a soustrait aux syllogismes stériles et aux argumentations froides des fukahas et des philosophes pour lui redonner sa chaleur et sa profondeur dans le coeur de tout musulman.
Qu’elle est donc la nature du rapport de Dieu avec le monde et les êtres ?

Ce rapport, nous répond Ibn Arabi, est le même que celui du miroir et de l’image qu’il reflète.
Car, le statut existentiel de tout ce qui est autre que Dieu est d’être le lieu d’apparition de l’Etre, les formes où le Divin révèle son existence à ses créatures et se révèle à lui même. Dieu est cette infinité de miroirs épiphaniques dans lesquels sa gloire se reflète (S. de Jacob S. de Shu’ayb. S. d’Abraham).
En effet, selon Ibn Arabi, Dieu n’ayant créé le monde et tout ce qui y existe que dans le but de lui servir de lieu de manifestation (Tajalli), le rôle de ces derniers est donc semblable à un ensemble de miroirs théophaniques où ses noms se déterminent et reflètent son irradiation. (S. de jacob).

Cependant, cette interpénétration entre Dieu et le monde, (l’univers), qui fait de Dieu le Haq par origine et le khalq par emprunt, ne signifie, comme on l’a vu, ni dualisme, ni mélange ni infusionisme. Et, ce, pour la seule raison que si l’univers était l’essence de Dieu, ce dernier perdrait l’attribut de créateur de ce même univers.
Aussi, pour Ibn Arabi, l’acte par lequel l’existé vient à l’existence doit-il être distingué de l’existé en soi, quant à son essence et à sa propre nature(33).

Comment, dès lors,, concilier cette unicité de la vérité existentielle, (qui ne doit pas être confondue avec l’unicité de Dieu), avec la multiplicité des êtres et des choses ?

Cette multiplicité, nous répond Ibn Arabi, n’est que par rapport à nos sens et à notre raison et non par rapport à notre coeur pour qui tout ce qui est en dehors d’Allah n’est qu’illusion.
Reprenant à ce propos une argumentation achârite, selon laquelle pas plus que la multiplicité des attributs et des organes d’un corps n’implique la multiplicité de ce corps, la multiplicité des êtres et des choses créés n’implique la multiplicité de leur créateur, Dieu. L’on comprend, dès lors, comment en Dieu et en lui seul, se conjoignent les contraires et les opposés et ce sans contradiction aucune (S. D’Idriss).
C’est de la sorte qu’Ibn Arabi résout l’épineux problème des « Çifat » (attributs divins), en les affirmant, sans anthropomorphisme, et en les niant, sans dépouillement. (Ithbat min Ghayr tachbih, wa nafy min ghayr tâ’atil)(34).

Aussi, Dieu se qualifie t-il de « premier et de dernier, d’apparent et de caché »
Comprendre le contraire, serait attribuer aux êtres et aux choses une existence et une essence autre que celle de Dieu… pis encore, ce serait mettre arbitrairement à pied d’égalité l’existentiateur et ses existentiés(35).
Aussi, l’erreur des moutakalimin réside t-elle selon Naboulsi, ce fervent adepte d’Ibn Arabi, dans le fait que, n’ayant pu saisir cette différence entre l’existence et les existés ils les avaient confondus sous la fallacieuse distinction entre existence éternelle (Wujud Kadim) et existence contingente (Wujud Hadith), oubliant que si les existants sont contingents, l’existence, elle, est éternelle.
Abordant, sous l’angle de cette nouvelle dimension ontologique la raison de la création du monde, Ibn Arabi
considère qu’elle n’est autre que le désir de Dieu de se servir du monde comme lieu de sa manifestation à lui même.

Cette manifestation s’effectue à travers les êtres qui ne sont que les formes des noms divins, les possibilités qu’à l’essence, Al Ayn Athabita, de se déterminer dans des conditions indéfinis (S. de Zacharie) et Futuhat, 1,1,p,2)

Hors de ces noms et de ces êtres, dont le rôle est de révéler Dieu à lui même, comme ils nous le révèlent, par lui, en nous, (S. d’Enockh) il n’y a que les non- existences (Udum).
Voilà ce qui explique la passion particulière des soufis musulmans en particulier, pour les noms divins.
Cependant, ce monde, que Dieu a créé, tout d’abord, à l’état d’un miroir non poli, ne put refléter totalement son image.

Dès lors, Dieu créa, à travers Adam, l’homme qui, de par son appartenance au monde, dont il est le substrat et duquel il provient et auquel il retourne, devint la clarté même de ce miroir . De par le souffle divin dont il est issu, et qui fit de lui l’image de Dieu, comme le dit un hadith, l’homme devient le lieu où cette image se reflète le mieux.

D’où la particularité du rapport de l’homme, d’une part avec le monde, d’autre part, avec Dieu. Ce qui fait que ce rapport, notamment avec Dieu, n’est pas uniquement un rapport entre existenciateur et existant, mais, avant tout, un rapport sympathique et créateur.

Le caractère sympathique de ce rapport qui lie l’homme à Dieu est confirmé, selon Ibn Arabi, par le fait que l’homme est le seul être à qui Dieu désire se révéler et révéler sa beauté, notamment à travers la femme.
« J’étais un trésor caché et j’ai aimé a être connu, alors j’ai créé les créatures, afin d’être connu par elles », dit un hadith.

Partant de cette vérité, Ibn Arabi dira que Dieu cherche l’homme autant que ce dernier cherche Dieu car chacun d’eux est dans le besoin de l’autre(36).

Aussi, surprenante, qu’elle le fut et reste, pour une certaine orthodoxie musulmane, une telle affirmation, loin de constituer une imperfection pour Dieu est au contraire, et comme le souligne l'Emir Abdelkader, « une perfection au niveau des noms et des attributs , car, ajoute-t-il, le besoin qu’a la cause en tant que telle, pour son effet en tant que tel, représente la perfection même »(37).

Et, l’Emir Abdelkader de poursuivre « sans Dieu, les créatures ne seraient pas existences, et sans créatures Dieu ne serait pas manifesté »(38).

Tel semble être le sens de ce verset coranique « je n’ai créé les Djinns et les hommes que pour m’adorer »(39).

Aussi, chacun d’eux est-il dans le besoin de l’autre :
« N’eut été lui… n’eut été nous » « ce qui est … ne serait pas »(40)
Précisant cette idée, l’Emir Abdelkader écrit » pas plus qu’il n’y a de seigneur sans serviteur, il ne pourrait y avoir d’adoré sans adorateur… Car la disparition de l’un entraîne nécessairement celle de l’autre »(41)
Ainsi, s’explique l’intimité de cette relation entre Dieu et l’homme. Ceci fait que Dieu est plus proche de ce dernier que sa veine jugulaire (42)

C’est de la sorte, qu’en connaissant son âme, comme le souligne un hadith, l’homme connaît son seigneur
D’où le caractère optimiste de la vision akbarienne de l’homme et du monde et dont l’affirmation akbarienne de la liberté humaine est l’un des principaux résultats.

Car, Dieu ayant créé l’homme à son image et dans la meilleure des formes(43), ne peut le créer que libre.
Aussi selon Ibn Arabi, la liberté humaine, loin de contredire la liberté divine ne fait, en réalité, que la confirmer davantage. Car Dieu n’a chargé l’homme que de responsabilités dont il l’a prédisposé, et dont il connaît, et admet, par conséquent et dans une certaine mesure, les résultats.

Cependant, cette prescience divine des actes de l’homme n’influe en rien, selon Ibn Arabi, sur leur acteur… Et ce pour la seule raison que connaître n’est pas compromettre.

Sympathique, la relation entre Dieu et l’homme est aussi et en même temps créatrice et, ce, dans le sens où l’homme (en tant qu’esprit et non en tant qu’animal), de par les noms divins dont il est le lieu parfait, est le seul être qui se renouvelle, par l’ordre divin : « Sois »,(Kun,), à chaque instant et, ce, au rythme de son souffle, renouvellement sans lequel il ne serait qu’évanescence, fumée(44).

C’est ce renouvellement permanent qu’Ibn Arabi désigne sous le nom d’Al Khalq Al-Jadid (renouvellement de la création) qui est à l’origine de cette existence/anéantissement (Wujud : Adam), Identité/Altérité (Innyya- Huwiya) dont l’homme est l’objet et, ce, sans hiatus, aucun, entre son existence et son anéantissement, cette identité et cette altérité.

Voilà pourquoi l’homme akbarien est le seul être qui est, tout en n’étant pas. Semblable en cela à l’être pour soi chez J.P

Sartre. L’homme n’est pas moins doté, comme on l’a vu, d’une liberté individuelle qui lui permet de réaliser son existence et d’appréhender, par là même, celle de Dieu.
Or, selon Ibn Arabi, réaliser pleinement son existence, n’est autre, pour l’homme, que s’acquitter de cette responsabilité pour laquelle Dieu ne l’a prédisposé qu’après l’avoir acceptée librement(45), et à la faveur de laquelle il s’identifie avec la sagesse divine .Cette identification qui fait de lui un homme parfait c à d un homme en qui se reflète dans sa particularité tel ou tel nom de Dieu et où son Verbe se détermine.
C’est ainsi que l’homme devient, grâce à sa piété et son amour ardent. Cet amour qui le pousse à la recherche de ce qui constitue son moi,( tout comme il pousse le Soi à la recherche de ce qui le manifeste, c à d le Toi). L’homme devient le lieu de cette polarité entre la divinité (Al Uluhiyya) et l’humanité (Al Insaniyya)…, l’être en qui Dieu met son secret, et l’intermédiaire privilégié entre Dieu et le monde… Bref, son lieutenant (Khalife) sur terre.

Cependant, si théoriquement, toute l’espèce humaine dont Adam est le symbole, peut accéder à ce stade qui n’est autre que celui de l’homme parfait (Al Insan Al Kamel), seuls, les prophètes, (et les pôles des Saints qui marchent sur leurs traces), de par leur perfection spirituelle et intellectuelle, leur piété et leur amour inégalé de Dieu, y parviennent effectivement. Ils deviennent, ainsi, le lieu privilégié de la manifestation de son Verbe (Kalima) et l’intermédiaire idéal entre lui et ses créatures.
Tel le chaton qui sertit la pierre précieuse et qui symbolise la forme spirituelle de l’homme parfait et sa nature à la fois spirituelle et humaine, chaque prophète contient selon sa réceptivité, la sagesse divine dont il n’épouse la forme que pour en devenir le récipient.

C’est ainsi qu’Adam symbolise la sagesse divine, Seth, l’inspiration divine, Noé, la transcendance, Enoch, la sagesse élevée, Joseph, la sagesse lumineuse, Jésus, la sagesse de la prophétie, Salomon, la béatitude miséricordieuse, Moise, la sagesse sensible, et Mohammad, en tant que réalité spirituelle et non en tant que prophète, la sagesse spéciale et la manifestation complète de Dieu, de ses noms et de ses attributs (S. de Mohammad)

A la fois éphémère et éternel, humain et divin l’homme Parfait en particulier, et l’homme en général, est, selon Ibn Arabi, la raison d’être du monde dont il est ce que l’âme est au corps.
Ce sont de telles particularités qui furent à l’origine de ce statut particulier de l’homme parfait qui n’est autre, selon Ibn Arabi, que la réalité spirituelle de Mohammad.

Ephémère et éternel, divin et humain, l’homme parfait, de par la sagesse divine dont il est l’objet, n’est que l’illumination du monde, qui jadis était semblable à un miroir non poli, parce qu’il est le réfracteur de cette même sagesse.

D’où son rôle d’intermédiaire, d’isthme( Barzakh)(46), préféré entre Dieu et le monde qui ne fut créé que pour lui, et, où, tout ce qui existe, lui fut soumis(47)

Partant de cette conception de l’homme parfait, en tant qu’identification du logos, Ibn Arabi conçoit ce dernier à travers trois aspects ontologique, cosmogonique et mystique, distincts mais complémentaires :

1- Ontologiquement, le logos est le premier degré de l’Etre, la théophanie parfaite de Dieu sur le plan de l’être absolu à travers lequel se reflète la perfection divine en tant qu’intelligent, intelligé et intelligence.
2- Cosmogoniquement, le logos est, d’autre part, en tant que loi qui domine toute chose, l’intelligence qui pénètre tout et l’ordre qui organise tout, la cause première de l’existence du monde.
3- Mystiquement, le logos est enfin, en tant que source de la prophétie et origine de la sagesse, l’instrument, non de l’existence de l’homme, mais de son évolution spirituelle et de sa destinée éternelle.
Voilà ce qui explique que si, théoriquement, toute l’espèce humaine, dont Adam est le symbole, peut accéder au stade de l’homme parfait, seuls les prophètes et les pôles des saints y parviennent effectivement. Cela grâce à leur perfection spirituelle et intellectuelle et à leur amour inégalable de Dieu qui font, d’eux par conséquent, les lieux privilégiés de la détermination de ses noms et la manifestation la plus fidèle de son Verbe (Kalima).

Toujours est-il que, parvenus à cette identification avec le logos, tout prophète ou pôle de saints ne dira pas, à la manière de Hallaj, qu’il est Dieu (Ana-Al-Haq),mais tout simplement, comme le fit Ibn Arabi,qu’il est le secret de Dieu (Sirr Al Haq), réfutant ainsi toute prétention d’identification ou d’infusion en Dieu… qui, de ce fait, reste Dieu, tout comme le prophète ou le saint reste homme.

Loin d’être gratuite, une telle précision constitue la réponse d’Ibn Arabi aux fukahas (docteurs de l’Islam) qui n’ont vu dans sa théorie du monisme existentiel que l’exemple même de l’infusionnisme voire même du panthéisme, que l’islam condamne et rejette, en bloc.

Car, pour Ibn Arabi, la seule identification possible entre Dieu et l’homme est celle qui se limite à la prière, à la mémorisation de ses noms (Dikr) à son amour et à la piété, qui sont les seuls
à même de rapprocher l’homme de Dieu au point où, lorsqu’il l’adore, il l’adore désormais comme s’il le voyait.

Le choix, par Ibn Al Arabi, de la prière en particulier, comme moyen de rapprochement de l’homme vers Dieu, est justifié non seulement par le fait que la prière est considérée, en Islam, comme « le pilier de la croyance », mais il est justifié aussi par le fait que c’est à travers elle, et à travers elle seulement, que le coeur met en branle son désir irrésistible de Dieu (S. d’Abraham, S. de Jacob) et dépasse ainsi par sa force spirituelle, toutes les barrières du sensible et de l’intelligible pour parvenir directement à Dieu qui ne cherche pas moins l’homme.

Dans cette recherche réciproque, l’amant et l’aimé s’agréent, et l’adorant et l’adoré se congratulent et ce, selon l’image que chacun se fait de l’autre.

« La couleur de l’eau est la couleur de son récipient »avait dit à ce propos Juneid.
C’est dans ce sens qu’Ibn Arabi dira « que chaque homme ne peut adorer que le Dieu qui est dans la forme de sa croyance et de son coeur », et, ce, sans association (chirk) aucune, car, pas plus que la multiplicité des choses et des êtres n’implique, comme on l’a vu, la multiplicité de leur existentiateur, la multiplicité des objets de l’adoration n’implique la multiplicité de l’adoré.

Aussi, pour Ibn Arabi, la multiplicité des croyances n’est que l’expression de la multiplicité infinie des noms divins et de la diversité inépuisable de leurs théophanies.
Et puisque aucune de ses créatures ne le connaît sous tous ses aspects, ni ne l’ignore sous tous ses aspects, nulle parmi elles ne l’adore donc sous tous ses aspects, de même que nulle ne lui est infidèle sous tous ses aspects (48).


C’est ainsi que les hommes, et quel que soit l’objet de leur adoration, n’adorent en fin de compte que Dieu qui a décidé que nous n’adorions que lui(49) .
C’est ainsi aussi, qu’Ibn Arabi parvint à cet amour naturel (ou universel) dont l’Unité des religions est l’un des principaux résultats :

Mon coeur est devenu capable de revêtir toutes les formes.
Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine.
Temple pour les idoles et Kaabâ pour le pèlerin
Il est les tables de la Thora et le livre de Coran.
Je professe la religion de l’Amour, quel que soit le lieu vers lequel se dirigent ses caravanes
Et l’Amour est ma loi et ma foi.
Les êtres créés se sont formés au sujet de Dieu des croyances.
Et moi, je professe tout ce qu’ils ont cru(50).

Tel est, grosso modo, l’itinéraire d’Ibn Arabi de l’UNICITE du Témoignage à l’Unicité de l’existence et telles sont quelques uns de ses résultats.

Loin d’être l’aboutissement d’une réflexion philosophiques, l’Unicité de l’existence chez Ibn Arabi est, avant tout, le fruit d’une expérience spirituelle dont l’Unicité du témoignage est le point de départ et le point de retour.

Se proposant comme but principal l’affirmation de l’unicité de la réalité existentielle contre la multiplicité, cette doctrine s’oppose ainsi au (chirk), qui est le contraire du Tawhid… Car, si, pour Ibn Arabi l’expérience de l’unicité du témoignage n’est concevable, pour ceux qui ne l’ont pas vécue, et ils sont légion, qu’à travers l’expérience de l’UNICITE de l’existence, cette dernière est, inconcevable, à son tour, et, comme le prouve l’itinéraire spirituel akbarien lui-même, sans la première.

Aussi, si l’unicité du témoignage constitue chez Ibn Arabi le fondement de l’unicité de l’existence, cette dernière n’en constitue pas moins et à son tour, la preuve de la possibilité de la première.

IV- Ses admirateurs et ses détracteurs

C’est de la sorte que la doctrine Akbarienne, loin de contredire, comme tant d’autres doctrines soufies, l’esprit de l’Islam, en fut, au contraire la plus proche, comme le reconnaît l’un des adversaires les plus implacables du chikh Al Akbar : Ibn Taymmyya(51).
Cependant, un tel jugement, et tant d’autres, notamment celui de Chaarani, de Roumi, de Sustary, d’Al Souyouti, d’Al-Jili, de l’Emir Abdelkader, de Kachani e t c , qui n’atténua que trop peu l’hostilité des fukahas envers la doctrine akbarienne, ne fit, par contre, qu’exaspérer la grogne des philosophes contre elle.
En effet, pour la majorité des fukahas, IBN ARABI reste malgré ses multiples références au Coran et à la Sunna (Tradition du prophète) et malgré ses affirmations que « la connaissance soufie ne dispense guère de celle de la chariâ(52), l’exemple même de l’hérésie.

La preuve, ses interprétations Zahirites (exotériques) osées, pour ne pas dire erronées, du texte coranique, notamment celle relative au châtiment dans l’au-delà (S. Jacob, S. de moise.. S. d’Idriss), sa conception du Paradis et de l’Enfer, son refus catégorique de l’Ijmaâ (accord unanime des musulmans qui constitue la troisième source de la législation pour ces derniers) ainsi que ses thèses sur l’unicité des religions, qui ne contredisent pas moins le crédo musulman auquel il prétend s’attacher(53).

Plus de sept siècles après la disparition du chikh Al Akbar, cette hostilité n’en demeure pas moins vivace, comme le prouve la récente tentative, heureusement avortée , de l’assemblée du peuple en Egypte (Février 1972), d’interdire la poursuite de la publication des Futuhat Al macquyya (les révélations mécquoises).
De leur coté, certains philosophes arabo-musulmans, notamment parmi ses contemporains et successeurs, tels Ibn Roshd, et Ibn Khaldoun(54) , n’ont vu dans la doctrine Akbarienne de l’unicité de l’existence qu’une de ces locution théophaniques (Shatahat) auxquelles les soufis ne nous ont que trop habitués. Car, malgré ses apparences philosophiques, cette doctrine laisse, selon eux, et entre autres, entiers, le problème du mal, de la causalité, de la connaissance et de la liberté humaine.

V- Conclusion :

Cependant, et quelles que furent et demeurent les avis des uns et des autres, au sujet d’Ibn Arabi et de sa doctrine, elles n’ont que trop peu affecté l’influence qu’elle a exercée, et quelle exerce toujours, sur plus d’un philosophe et d’un Soufi, et ce, dans le monde musulman et ailleurs, notamment sur Dante (Voir Nicholson(55), A. Palacios), T. d’Avila, de Jean de Lacroix(56) (M. 1591le poète suédois, Gunnar Ekelof( mort en 1968).

C’est dire, qu’on approuve le chikh Al Akbar ou qu’on le désapprouve, on ne peut, cependant, lui rester indifférent.

Car, face à ce monde céleste dont les resplendissements des lumière n’ont d’égal que l’engouement que provoquent son paysage et ses images, ce monde peuplé d’anges et de prophètes où seule la majesté divine domine, ce monde vers lequel Ibn Arabi ne nous transporte que pour nous prendre à témoin du plérôme Suprême aux abords duquel il affirme avoir été investi du Maquam Mohammadien, et de la vasque (haoudh), à l’eau bénite de laquelle il assure s’être abreuvé, qui pourrait rester insensible ?
Et, vis à vis de ce monde terrestre vers lequel il retourne et nous entraîne, auréolé, qu’il affirme être devenu, du Sceau de la sainteté suprême, que faire, si ce n’est d’essayer de nous efforcer, profanes que nous sommes, de nous approcher de son aventure spirituelle qui, en fin de compte, nous touche plus qu’elle nous convainc.


M.Chodkiewicz

(1) - G. A. Anawati et Louis Gardet : la Mystique Musulmane, libranie, J. Vrin,,, Paris, 1968,p,83.
- Voir également : Abou- Al- Alâ Affifi : le Soufisme, la révolution spirituelle en Islam (en Arabe), le caire, 1963,pp,185,187.
(2)- Saed KHEMISSI : Cette rencontre entre Ibn Arabi et Ibn Rosb,publiée in Revue Cirta, université Mentouri, Constantine, Algérie, Analyse du dialogue entre Ibn Arabi et Ibn Roshd, ( en arabe) No,12, 1999,pp,67-73. Voir également Meftah Abdelbaki : Analyse du dialogue entre Ibn Arabi et Ibn Roshd ‘ manuscrtit en arabe,  Guémar, Oued Souf, Algérie, Novembre, 2002. (*)-. Cette rencontre est contestée par certains chercheurs dont Mefteh Abdelbaki.
(3)- Ibn Arabi : Al Futuhat Al Mecquyya, édition Boulaq, le Caire, 1329 de l’hégire ,P,9. (en Arabe).
(4) - Al Maquarri : Nafh attib… édition de Damas (sans date) (en Arabe)  
(5)- Cf. Mohammed Mustapha Hilmi : Ibn Al Faredh, Sultan Al Achiquine, Lajnat Attâalif, le Caire 1945 : (en Arabe)
(6) - L. Massignon : Akbar Al Hallaj, Lib. J ; Vrin, Paris, 1975.
(7)- Ef : M ; Waslan : un texte du chikh Al Akbar sur la réalisation descendante, et, 1953, ?p, 137 et Ibn Arabi : Al Futuhat, T, l, P, ? 134.
(8)- Al Khidhr : Mystérieux personnage qui, selon le Coran, personnifie la science ésotérique (All Ilm Alladouni)
(9) - Ibn Arabi : Al Futuhat, T, l,p, 78.
(10)- Ibn Arabi : Al Futuhat, T, l,p, 78.
(11)- Ibid : T, l, p, 604.
(12)- Ibn Arabi : Tadhkirat Al Khawaçç (la profession de foi) trad française, R. Deladrière, SINDBAD Paris, 1978, p, 23.
(13)- A. Moussali : Ibn Arabi au miroir des Fusus Al Hikam – conférence donnée au Diocèse d’Oran : 1 – 2 Décembre 1988.
(14)- Ibid.
(15)- Cf : Toshihico Tusutsu : Key Philosophical concepts in suffism and Toïsm, Tokyo, 1960
(16)- Cf :Asin Palacios : El Islam cristanizado, Madrid, 1931.
(17)- G.C.Anawati et L. Gardet : Mystique musulmane, Lib. J. Vin, Paris, 1968, p : 59.
(18)- A. Affifi : le soufisme : la révolution spirituelle en Islam, Dar El Maâif, le Caire 1963, pp, 197-201 (en Arabe).
(19)- Anawati et Gardet : Mystique musulman P, 59.
(20)- René Guénon : l’Islam et l’Occident, les cahiers du sud, Col, Rivages, Marseille (France), 1982, p, 153.
(21)- A . Affifi le soufisme p, 187.
(22)- A. Moussali : Ibn Arabi.
(23)- Ibn Arabi : Fuçus Al Hikam (la sagesse des prophètes) présentations d’A. Affifi, Dar el Kitab Al Loubnani Beyrouth 1980 (enArabe) et Al Futuhat T, p, 118.
(24)- Voir les travaux de M. Chodkiewiekz, J. Deladrière, T. Burhardt… et, évidemment Nicholson…sur Ibn Arabi.
(25)- Cf : James Morris : journal of american oriental societies, vol, 106, l l l, IV, et Vol, 107,1,1987.
(26)- Cf : Tsutsu : A comparative study of the key philosophical concepts in souffism.
(27)- R.A. Nicholson : The mystics of Islam London 1914.
(28)- Ibn Arabi : Futuhat, i,i,p,36.
(29)- O. Yahya : Histoire et classification de l’oeuvre d’Ibn Arabi, Beyrouth, Liban, 1964. (en Arabe).
(30)- Ibn Arabi : Al Futuhat, T, l, p, 263 et Abou Hamid Al Ghazali : Michkat AL ANWAR, édit, Al Joundi, le Caire (sans date) (en Arabe).
(31)- A. Affifi : la mystique p, 200.(30)- O . Yahya : Ibn Arabi, in Encyclopédia universalis, 3, Publication, Vol, 8, Paris, 1972, pp, 696-698.
(32)- Ibn Arabi : Fuçus… (S de Zacharie).
(33)- Ibn Arabi : Fuçus (S de Nûh).
(34)- Coran, 57/3.
(35)- O. Yahya, Ibn Arabi.
(36)- Ibn Arabi : Al Futuhat, T, l, p, 118.
(37)- Emir Abdelkader : Al Mawakif (écrits spirituels) textes présentés et traduits par M. Chodkiewicz, seuil, Paris, 1982.
(38)- E. Abdelkader : Al Mawakif, p, 106 Voir également : Jawad Al Mourabet, l’Emir Abdelkader et le soufisme, édit Dar Al Yakdha Al Arabyya Damas, 1966 ( en Arabe) pp, 95-110.
(39)- Coran, 51/56.
(40)- Façus, p, 143 (S. de Jésus)
(41)- E. Abdelkader : Al Mawakif, pp, 110-111.
(42)- Coran, 50/16.
(43)- Coran, 95/4.
(44)- A. Moussali : Ibn Arabi.
(45)- Coran, 33/72.
(46)- Ibn Arabi : Al Futuhat, T, l l, P, 391.
(47)- Coran, 22/65.
(48) E. Abdelkader : Al Mawaquif, p, 130.
(49) Coran, 17/23.
(50) -Ibn Arabi : Turjuman Al Ashwaq, (l’Interprète des ardents désirs), Beyrouth 1961, p : 43 (en Arabe). (51)- Ibn Taymyya : Rassael Ibn Taymyya, édit, Al Manar, T, J, p, 176.
(52)- Ibn Arabi : Tadhkirat : pp, 64-154.
(53)- Cf : Zaki Moubarek, Attasawouf al Islami, édit, Arrisala, le Caire 1938, T, l, pp, 160- 250 (en Arabe).
(54)- Ibn Khaldoun : Al Mouquaddima… ;
Dar Al Kitab Alloubnani (Beyrouth) 1982, p, 875 (en Arabe).
(55)- Cf : R. A. Nicholson, The Mystics of Islam..
- A Palacios : la eschatologia musulmana en la divina comedia, Madrid Grenada, 2 ; édition, 1943, et Z. Moubarak… Attasaouf Al Islami.
(56)- H. Teissier : Ibn Arabi et Jeans de la Croix, Rev. Phoros, studiès in spirituality 1/1991. Neetherlands.

1 commentaire:

  1. Ibn arabi et Ibn Rochd ne se sont pas rencontré en 1204, mais bien avant, puisque Ibn Arabi dit dans El Futuhat qu'il avait rencontré Averroès avant que sa barbe ne pousse.

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