jeudi 12 juillet 2012

Miʿrāj al-kalima: de la Risāla Qushayriyya aux Futūḥāt Makkiyya . Par Michel Chodkiewicz




                          Manuscrit  des Futūḥāt Makkiyya écrit par le  cheikh al akhbar




Michel Chodkiewicz



Dans la notice du Rūḥ al-quds qu’il consacre à l’un de ses premiers maîtres, Abū Yaʿqūb Yūsuf b. Yakhlaf al-Qummī, 1 Ibn ʿArabī déclare: ‘Je n’avais alors jamais vu la Risāla d’al Qushayrī ni aucun ouvrage semblable et j’ignorais ce que signifiait le mot taṣawwuf.’2 Il raconte ensuite qu’un jour Yūsuf al-Qummī, partant à cheval vers une montagne située à une courte distance de Séville, lui ordonna de l’y rejoindre avec un de ses compagnons. Ce dernier portait un exemplaire de cette Risāla dont Ibn ʿArabī répète qu’il ignorait tout de son contenu comme de son auteur. Les deux jeunes gens, ayant retrouvé leur shaykh au sommet de la montagne, accomplirent la prière de midi derrière lui, dans une mosquée bâtie à cet endroit. Puis, ‘tournant le dos à la qibla, [le shaykh] me tendit la Risāla et me dit: “Lis!” Or la crainte révérentielle que j’éprouvais me rendit incapable de prononcer deux mots de suite et le livre tomba de ma main. Il dit alors à mon compagnon: “Lis!” Ce dernier commença à lire et le shaykh se mit à faire un commentaire sans interruption jusqu’au moment où nous accomplîmes la prière du ʿaṣr.’



Une date mentionnée à deux reprises dans les Futūḥāt à propos de Yūsuf al-Qummī suggère qu’Ibn ʿArabī connut ce shaykh en 586/1190. Il était donc âgé alors de vingt-six années lunaires. Moins de dix ans plus tard, les premiers ouvrages qu’il rédige témoignent qu’il a acquis une parfaite maîtrise du vocabulaire technique du taṣawwuf et que les grands textes classiques lui sont devenus familiers. Dans un livre composé, il est vrai, beaucoup plus tard, la Muḥāḍarat al-abrār,3 Ibn ʿarabī donne une liste des auteurs dont il a tiré une partie des matériaux de ce recueil de miscellanées: la Risāla y figure en bonne place à côté d’oeuvres d’al-Sulamī, d’Abū Nuʿaym, d’Ibn al-Jawzī par exemple. Elle n’est néanmoins citée qu’assez rarement dans les écrits du Shaykh al-Akbar,4 en général lorsque celui-ci rapporte un propos attribué à l’un des rijāl de la Risāla. En dépit de cette relative rareté des renvois explicites, il n’en demeure pas moins qu’Ibn ʿArabī reconnaît à l’ouvrage d’al-Qushayrī le statut d’une référence majeure comme le vérifie un examen attentif des Futūḥāt Makkiyyāt.



La structure des Futūḥāt peut être considérée de plusieurs points de vue, ce qui entraîne parfois des confusions quant à l’emplacement exact d’une citation mentionnée par tel ou tel des commentateurs anciens qui n’avaient à leur disposition que des manuscrits. Il y a, tout d’abord, une subdivision matérielle de l’ouvrage en trente-sept volumes (asfār) dans le manuscrit autographe sur lequel est basée l’édition entreprise par O. Yahia. Chacun de ces volumes comporte à son tour sept parties, soit un total de deux cent cinquante-neuf ajzāʾ. Plus significative quant à l’architecture de cet opus magnum est la répartition en six section (fuṣūl) dotées chacune d’un titre qui en annonce le contenu. Intervient enfin la division en 560 chapitres (abwāb),5 le nombre des chapitres de chaque faṣl ayant manifestement un caractère symbolique.6



C’est sur la deuxième section – le faṣl al-muʿāmalāt – que notre attention va se porter ici. Elle compte 115 chapitres. Ce nombre trouve son explication dans un ḥadīth, cité par Ḥakīm al-Tirmidhī dans son fameux questionnaire, selon lequel ‘Allāh a 117 caractères’.7 Ibn ʿArabī, dans ses réponses aux trois questions qui se rapportent à ce dit prophétique, déclare d’abord que seuls les prophètes peuvent éprouver en plénitude la ‘saveur’ (dhawq) de ces ‘caractères divins’ mais que les awliyaʾ bénéficient cependant d’une participation à ces jouissances spirituelles.

Puis il précise qu’à la différence des autres rusūl qui, en proportions variables selon leur rang dans la hiérarchie des Envoyés, n’ont accès dans le meilleur des cas qu’à 115 des akhlāq divins, Muḥammad en possède la totalité. Dans le contexte de la prophétologie akbarienne, l’explication la plus probable de ces deux parts exclusivement réservées au Prophète de l’Islam est qu’elles constituent un privilège lié aux deux aspects par lesquels sa fonction se distingue de celle des autres rusūl – à savoir son antécédence (‘J’étais prophète alors qu’Adam était entre l’eau et la boue’)8 et son caractère final puisque la Révélation est définitivement ‘scellée’ par la descente du Qurʾan (‘Pas de prophète après moi’).9 La signification du nombre des chapitres 10 devient ainsi évidente. Les awliyaʾ Muhammadiens sont, en leur qualité d’‘héritiers des prophètes antérieurs’,11 en droit d’espérer goûter la saveur de 115 des akhlāq divins en passant par les trois étapes que sont le taʿalluq (‘l’adhérence’ aux caractères divins), le takhalluq (l’appropriation de ces caractères) et le taḥaqquq (leur pleine réalisation).12



La section initiale des Futūḥāt est le faṣl al-maʿārif et la finalité de cet exposé des connaissances doctrinales fondamentales est indiqué par le très long chapitre 73 qui en est le terme: on y trouve en effet une analyse extrêmement détaillée de la nature, de la fonction, des modalités et des degrés de la sainteté.13 L’enseignement dispensé dans les chapitres précédents a donc clairement pour objet de préparer le disciple à entreprendre le cheminement qui le conduira à la walāya. Encore lui faut-il mettre en oeuvre les connaissances qu’il a reçues. C’est à ce passage à un stade opératif que va être consacré le faṣl al-muʿāmalāt, ce dernier mot ayant ici un sens très différent de celui qu’il a dans les traités de fiqh.


À titre de première approximation on peut, à partir d’un examen de la table des matières, conclure que la section des muʿāmalāt (du chapitre 74 au chapitre 188 inclus) traite de l’exercice des vertus: si la pratique ‘héroïque’ de celles-ci n’est pas dans l’enseignement akbarien, comme elle l’est dans la procédure de canonisation de l’Église romaine,14 un critère décisif de sainteté, il va de soit qu’elle en est une condition nécessaire. On va voir que, sans être fausse, cette évaluation du contenu de ces chapitres demeure très insuffisante. Mais une constatation s’impose en outre dès que l’on s’interroge sur l’ordre des matières, c’est-à-dire sur la structure du faṣl: il apparaît très vite que cette structure est rigoureusement calquée sur celle de la Risāla Qushayriyya.15 Cette Risāla, on le sait, après une introduction qui est une sorte de bref mémorial des mashāyikh al-ṭarīq, et une série d’exposés sur la signification d’une quarantaine de termes techniques en usage dans le soufisme,16 est constituée, pour l’essentiel, de chapitres qui seront, annonce l’auteur, consacrés à l’explication (sharḥ) des ‘stations’ puis des ‘états’ de la Voie.



Relevons la liste des thèmes successivement abordés dans les treize premiers chapitres de cette partie centrale de la Risāla, tels que les énoncent les titres de ces chapitres:

1) tawba, 2) mujāhada, 3) khalwa, 4) ʿuzla, 5) taqwā, 6) warāʿ, 7) zuhd, 8) ṣamt, 9) khawf, 10) rajāʾ, 11) ḥuzn, 12) jūʿ, 13) mukhālafat al-nafs.



On constate sans peine, au simple vu des titres choisis par Ibn ʿArabī, que l’ordre des thèmes, au début de la deuxième section des Futūḥāt, est exactement identique. Mais, alors qu’al-Qushayrī traite cette matière en treize chapitres, il n’y en a pas moins de trente-neuf dans la partie correspondante du faṣl al-muʿāmalāt en raison d’une démultiplication du traitement de chacun des sujets abordés. C’est ainsi que le thème de la khalwa, objet chez al-Qushayrī d’un seul chapitre qui associe la notion de khalwa et celle, connexe, de ʿuzla, se déploie chez Ibn ʿArabī en six chapitres: deux sur la khalwa, deux sur la ʿuzla et deux sur le firār, la ‘fuite’ vers Dieu, corollaire du ‘retrait’ du monde. On constate un enrichissement analogue à propos de la notion de taqwā, envisagée sous différents aspects dans quatre chapitres que complète un ensemble de trois autres chapitres consacrés aux principes (uṣūl) dont dérivent les statuts légaux puis aux farāʾiḍ, les actes obligatoires, et aux nawāfil, les actes surérogatoires.



Ibn ʿArabī précise17 qu’il eût été plus logique de parler des uṣūl al-sharʿ avant la série de chapitres du premier faṣl relatifs aux ʿibādāt mais que l’ordre des matières ne résulte pas, dans son ouvrage, d’un choix personnel et compare cette incohérence apparente à l’enchaînement déconcertant dans le Qurʾan de versets qui semblent n’avoir aucun rapport entre eux.18 Cette affirmation n’est pas isolée: à maintes reprises, Ibn ʿArabī déclare que ses écrits sont rédigés sous l’emprise d’une inspiration qui lui en dicte non seulement le contenu mais aussi l’agencement.19 On peut toutefois observer que le passage de la notion de taqwā à celle de Loi sacrée s’explique assez bien puisque la sharīʿa définit les règles de cette ‘piété révérentielle’ qui est l’une des significations du mot taqwā. Il s’agit, comme le dit al-Qushayrī, ‘de se préserver par l’obéissance à Dieu [c’est-à-dire à sa Loi] de son châtiment’.20



Le parallélisme entre la structure de la Risāla et celle de la section des muʿāmalāt se poursuit sans le moindre écart d’un bout à l’autre. Illustrons-le par un second exemple concernant, cette fois, les derniers thèmes traités dans cette partie de la Risāla.



Les huit chapitres finaux ont pour sujets 1) al-khurūj min al-dunyā, 2) al-maʿrifa, 3) al-maḥabba, 4) al-shawq, 5) ḥifẓ qulūb al-mashāykh, 6) al-samāʾ, 7) al-karāmāt, 8) al-ruʾyā.



On retrouve ces thèmes, dans le même ordre, dans les Futūḥāt, répartis cette fois en treize chapitres. Au total, le nombre des chapitres est plus que doublé chez Ibn ʿArabī puisqu’aux cinquante et un chapitres de la Risāla correspondent cent quinze chapitres des Futūḥāt.



Il ne s’agit pas, toutefois, d’un simple développement quantitatif, d’une glose extensive d’un texte concis qui ne se distinguerait guère en cela de la pratique commune des commentateurs. Bien que la Risāla ne soit citée qu’une fois, brièvement et de manière critique dans le faṣl al-muʿāmalāt,21 il est fort probable que c’est à al-Qushayrī qu’Ibn ʿArabī emprunte un certain nombre des verba seniorum qu’il rapporte.22 Aucun doute n’est cependant possible dans plusieurs cas – lorsque, par exemple, dans le chapitre sur la ‘certitude’ (al-yaqīn) il mentionne – en la déclarant erronée – l’interprétation d’un ḥadīth par Abū ʿAlī al-Daqqāq, maître et beau-père d’al-Qushayrī: or cette interprétation figure précisément dans le bāb alyaqīn de la Risāla.23 La Risāla ou, plus exactement, les sentences des maîtres qu’elle rassemble sur chaque thème, sont pour Ibn ʿArabī un point de départ. Mais le faṣl al-muʿāmalāt est tout autre chose qu’un commentaire de l’ouvrage d’al-Qushayrī.


C’est à ma collègue et amie Suʾād al-Hakīm, dont la thèse est une remarquable analyse du vocabulaire d’Ibn ʿArabī, que l’on doit l’expression de miʿrāj al-kalima que j’ai donnée pour titre à cet article.24 Cette forte image me paraît la plus propre à rendre compte de la démarche du Shaykh al-Akbar dans la deuxième section des Futūḥāt et, plus généralement, à éclairer dans toutes ses oeuvres la nature du rapport qu’il entretient avec le lexique technique du taṣawwuf. Héritier d’une tradition déjà longue, Ibn ʿArabī ne méconnaît pas sa dette envers elle. C’est avec révérence et gratitude qu’il parle de ses propres maîtres (dans le Rūḥ al-quds et la Durra fārikha en particulier) mais aussi d’illustres soufis défunts dont il se fait à l’occasion l’hagiographe comme c’est le cas pour Dhū’l-Nūn al-Miṣrī.25



Il paie en bien des occasions un juste tribut à des hommes comme al-Tustarī, al-Tirmidhī, al-Niffarī, Ibn Barrajān. Qu’il émette ici ou là des réserves sur tel ou tel des comportements ou des paroles de l’un ou l’autre ne doit pas surprendre: les grands shuyūkh de Baghdad ou du Khurasān, au 3ème siècle de l’hégire, tenaient parfois eux aussi les uns sur les autres des propos assez rudes qui traduisaient de légitimes différences de points de vue et ne sont pas à prendre au pied de la lettre; on sait qu’Ibn ʿArabī, à diverses reprises (dans les Futūḥāt, dans les Tajalliyāt, dans la Risālat al-intiṣār) formule des critiques à l’égard d’al-Ḥallāj – ce que Massignon ne lui a jamais pardonné … .



Mais la sévérité de ces jugements ne l’empêche pas de citer souvent ses vers26 ni de souligner qu’on lui doit deux iṣṭilāḥāt (ṭūl et ʿarḍ) qui appartiennent à la ‘science des lettres’, c’est-à-dire à la ‘science christique’ (al-ʿilm al-ʿisawī) dont le rôle est fondamental à ses yeux.27


Ce riche langage de l’expérience spirituelle que lui ont légué les générations antérieures, Ibn ʿArabī en valide les acceptions usuelles, qui relèvent de l’ethos soufi, tout en s’appliquant, sur bien des points, à les préciser. Mais il ne s’en tient pas là.


Son souci constant – on le vérifie tout particulièrement dans le faṣl al-muʿāmalāt – est en quelque sorte d’exhausser les ‘mots de la tribu’ et, par ce miʿrāj al-kalima, d’en faire surgir des significations plus hautes. Du domaines des pratiques vertueuses et des disciplines ascético-mystiques auquel il s’applique à un premier niveau, le vocabulaire traditionnel est ainsi conduit par degrés à expliciter les vérités métaphysiques dont il est implicitement porteur et qui fondent son emploi dans la pratique du soufisme. Cette ‘ascension sémantique’ revêt souvent une forme très paradoxale et l’on s’explique sans peine les multiples mises en garde de la littérature confrérique contre une diffusion imprudente des oeuvres d’Ibn ʿArabī – pour ne rien dire des condamnations sans appel émanant de certains fuqahāʾ.28 Une rapide analyse de quelques chapitres du deuxième faṣl des Futūḥāt, dont nous avons montré l’étroite relation structurelle avec la Risāla Qushayriyya, permet d’observer concrètement la méthode akbarienne et d’en évaluer les effets sur la compréhension de la koinè des hommes de la Voie.



La table des matières du faṣl met en évidence un aspect significatif de cette méthode: dans trente-quatre cas, le chapitre traitant d’une des ‘stations’ (maqāmāt) qui se succèdent chez al-Qushayrī est suivi d’un chapitre traitant de l’‘abandon’ (tark) de cette station.29 Loin de représenter une attitude blâmable cet abandon, on va le voir, doit être interprété chaque fois comme un dépassement du maqām précédent, une purification visant à libérer le sālik de ce qui subsistait de dualité dans la station qu’il avait atteinte. C’est donc, on le devine, envisagée en elle-même ou dans ses conséquences doctrinales, la waḥdat al-wujūd qui constitue la clef de voûte de cette architecture complexe.



Si, à propos de la khalwa,30 Ibn ʿArabī évoque brièvement la signification commune de ce terme, celle de ‘retraite cellulaire’, c’est de son fondement in divinis qu’il veut instruire son disciple. Citant le ḥadīth ‘Allāh était et rien n’était avec Lui’, il voit dans ce vide primordial (al-khalāʾ) le principe de la khalwa: est véritablement en retraite, qu’il soit ou non reclus dans une cellule, celui dont le coeur est vide de tout ce qui n’est pas Dieu. Mais ce maqām reste imparfait puisqu’il suppose encore l’illusion séparative (Dieu/autre que Dieu). Il doit donc être ‘abandonné’:


Quand l’homme ne voit que Dieu en toute chose, la khalwa est impossible.’ Les deux chapitres sur la ‘fuite’ (al-firār)3 qui, nous l’avons dit, n’ont pas d’équivalents dans la Risāla, sont en rigoureuse cohérence avec ce qui précède. Ibn ʿArabī opère en premier lieu une distinction, scripturairement justifiée, entre al-firār min – la fuite qui se définit par ce que l’on fuit, celle de Moïse (Qurʾan 26:21) – et al-firār ilā – celle qui se définit par ce vers quoi l’on fuit, celle de Muḥammad (Qurʾan 51:50). Si la première a pour but de se préserver, la seconde a pour but de se perdre en Dieu.



Mais, ‘où fuir, alors qu’il n’y a que Dieu ? … . Toute chose que tu vois, cela est Dieu!’


Et le Shaykh al-Akbar de conclure que si, néanmoins, Dieu ordonne aux croyants de fuir vers Lui (dans le verset 51:50: fa firrū ilā Llāh) c’est seulement parce qu’ils ne parviennent pas à cette contemplation de Son universelle présence. Pour celui qui l’obtient la fuite – ‘de’ ou ‘vers’ – est au contraire une station dépassée.



La plupart des propos sur l’‘humilité’ (al-khushūʿ) que cite al-Qushayrī32 ont, comme c’est généralement le cas chez lui, un caractère descriptif ou prescriptif en accord avec la finalité pratique de la Risāla: ‘L’homme est humble, dit Abū Yazīd, quand il ne s’attribue ni station, ni état et ne voit dans l’univers personne qui soit pire que lui.’ Pour Junayd, que cite aussi al-Qushayrī, l’humilité c’est ‘l’abaissement du coeur devant le Connaisseur des mystères’. Ibn ʿArabī, quant à lui, montre que l’humilité véritable est toujours produite par une théophanie (tajallī). Cependant, 'quand le serviteur est voilé à lui-même par son Seigneur’ (maḥjūb ʿan dhātihi bi-rabbihi), il ‘abandonne’ nécessairement le maqām al-khushūʿ car il est absent de lui-même et le tajallī ne rencontre qu’un miroir qui le réfléchit vers sa source. Or ‘Celui qui s’épiphanise à Lui-même, comment éprouverait-il l’humilité?’ L’auteur des Futūḥāt ajoute toutefois aussitôt, car il n’ignore pas que ce qu’il vient d’énoncer ne concerne que des êtres d’exception: ‘Abandonner l’humilité est blâmable chez quiconque ne possède pas cet état spirituel; et s’il l’abandonne, il sera rejeté (maṭrūd).’



Si le tawakkul, la ‘remise confiante à Dieu’, est unanimement reconnu comme une des règles fondamentales de la Voie, les débats à son sujet se focalisent le plus souvent sur un problème concret: le soufi doit-il gagner sa vie en pratiquant un métier, demeurant ainsi prisonnier des causes secondes (al-wuqūf maʿa al-asbāb)?



Doit-il plutôt s’en abstenir, attendant de Dieu seul sa subsistance?33 Les exemples sont nombreux dans l’hagiographie de saints personnages qui entreprennent la traversée des déserts sans se munir d’aucun provision. Mais le tawakkul peut servir aussi de pieux prétexte à une mendicité abusive. La position la plus communément acceptée est celle qu’exprime Sahl al-Tustarī, cité par al-Qushayrī: ‘le tawakkul était l’état (ḥāl) du Prophète mais le kasb (l’acquisition par le recours aux causes secondes) était sa sunna.’ Ibn ʿArabī n’ignore pas ces débats et son point de vue, exprimé à diverses reprises dans ses écrits, correspond à celui d’al-Tustarī.34


Le tawakkul que prescrit la Révélation consiste à ne chercher appui qu’en Dieu en toute circonstance sans ressentir aucun trouble si l’on constate l’absence des asbāb sur lesquels les âmes ont l’habitude de s’appuyer. Il s’agit d’une disposition intérieure et non d’une impossible ‘sortie des causes secondes’ car Dieu opère en elles (et non par elles: fī’l-asbāb lā bi’l-asbāb): elles sont les voiles derrière lesquels Il se cache.35



Mais le tawakkul légal (mashrūʿ) n’est pas le tawakkul ḥaqīqī, lequel n’appartient proprement qu’à ce qui est dépourvu d’être (al-maʿdūm fī ḥāl ʿadamihi). La ‘remise confiante à Dieu’ par le ʿabd signifie qu’il charge Dieu du soin de ses intérêts. Elle est donc encore l’expression d’une volonté propre. Or Dieu ayant disposé toutes choses selon Sa Sagesse, il ne reste rien au sujet de quoi la créature devrait chercher un appui en Dieu puisqu’elle a reçu de Lui tout ce qui lui revient.36



Sur la ‘gratitude’ (al-shukr) al-Qushayrī rapporte un propos d’al-Shīblī selon lequel elle consiste à ‘voir le Bienfaiteur plutôt que le bienfait’.37 Cette définition coïncide avec celle que donne Ibn ʿArabī du shukr ʿilmī, la ‘gratitude connaissante’, qu’il distingue de celle qui se manifeste en paroles ou en actes (le mot de ‘reconnaissance’ serait d’ailleurs sans doute le plus adéquat pour traduire l’expression arabe).



Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un savoir théorique mais d’une connaissance fondée sur l’évidence: quel que soit l’agent apparent, le bienfait doit être vu comme venant de Dieu. Ici encore, une dualité subsiste pourtant qui trahit l’imperfection de ce maqām, si éminent qu’il soit. Il faut donc le quitter pour accéder au tark al-shukr, lequel consiste à voir Dieu comme étant à la fois al-shākir et al-mashkūr, le ‘reconnaissant’ et celui à qui s’adresse la reconnaissance.



Aucune chose ne se répète dans l’existence en raison de l’infinité divine’, déclare Ibn ʿArabī au début du chapitre sur ‘l’abandon de la certitude’ (tark al-yaqīn).38 C’est pourquoi ce que les théologiens disent des accidents – à savoir qu’ils ne durent pas deux instants de suite – est vrai aussi des substances. Dès lors, en l’absence d’objets stables auxquels l’appliquer, sur quoi la certitude pourrait-elle se fonder?


Les hommes de Dieu renoncent par conséquent à tout effort pour l’acquérir et ne l’acceptent que lorsqu’elle leur est octroyée. La soumission totale à la volonté divine exclut le repos et la stabilité. Rechercher la certitude est une présomptueuse tentative d’enfermer l’inépuisable nouveauté de Dieu. Le mot de ḥayra – la ‘stupéfaction’, le vertige que produit l’éblouissante procession de théophanies dont chacune est sans pareille – n’est pas prononcé ici. Mais c’est lui qui résume le mieux ce par quoi la certitude doit être dépassée. ‘Le parfait (al-kāmil)’, écrira l’auteur quelques pages plus loin, ‘c’est celui dont la ḥayra est la plus grande.’39



De multiples versets qurʾaniques exhortent les croyants à la patience (al-ṣabr) et leur proposent comme modèles l’exemple d’Abraham et de son fils, de Jacob, de Job ou du Prophète de l’Islam. Al-Qushayrī, entre autres définitions, retient celle de Ruwaym: ‘la patience, c’est de renoncer à se plaindre.’40 Ibn ʿArabī ne cite pas ce propos mais, sans le dire, c’est manifestement lui qu’il complète et rectifie en déclarant: ‘la patience ne consiste pas à s’abstenir de se plaindre à Dieu pour obtenir qu’il soulage l’affliction ou l’écarte, elle consiste à s’abstenir de se plaindre à autre que Dieu.’ Se plaindre à Dieu n’est pas une infraction au devoir de patience car si Dieu afflige ses serviteurs c’est précisément pour qu’ils Lui adressent leurs plaintes.



L’exemple qurʾanique invoqué à l’appui de ce point de vue est celui de Job qui, dans son malheur, fait appel à Dieu (Qurʾan 21:83) et dont Dieu dit pourtant Inna wajadnāhu ṣābiran (Qurʾan 38:44). Ce thème sera d’ailleurs amplement développé dans le chapitre 19 des Fuṣūṣ al-ḥikam. À contre courant de la tonalité de la plupart des textes classiques sur le ṣabr, le Shaykh al-Akbar, aussitôt après cette mise au point, célèbre avec jubilation la raḥma divine:



Réjouissez-vous, ô serviteurs de Dieu de l’universalité et de l’immensité de la Miséricorde qui se répand sur toute créature, fût-ce après un délai! Car, lorsque disparaîtra le monde d’ici-bas, disparaîtra avec lui l’affliction de quiconque est affligé et par là même disparaîtra la patience.



Cette Miséricorde, il l’affirme ici comme il l’affirme, inlassablement, dans toute son oeuvre, s’étendra même à ceux qui sont condamnés à demeurer dans la géhenne: si coupables que soient les hommes la patience divine est, elle, sans limite car Dieu est al-ṣabūr, le Patient par excellence.41 L’‘abandon’ de la patience – qui doit être compris comme le degré le plus parfait de celle-ci – s’oppose donc à la conception commune du ṣabr. Etre stoïque devant l’épreuve, c’est prétendre tenir tête à la force de Dieu (al-qahr al-ilāhī). La perfection c’est au contraire, pour le ʿabd, d’avouer son impuissance et sa pauvreté (ʿajzhu wa-faqruhu).



Deux des chapitres les plus significatifs de la section des muʿāmalāt sont ceux qui correspondent à celui qu’al-Qushayrī consacre à la ʿubūdiyya.42 Les titres qui leur sont donnés par Ibn ʿArabī doivent retenir l’attention: tandis que le premier est ‘sur le maqām de la ʿubūda’, le second est ‘sur le maqām de l’abandon de la ʿubūdiyya’.



Bien qu’il arrive au Shaykh al-Akbar d’employer ces mots l’un pour l’autre,43 ils ont dans sa doctrine – et notamment ici – des significations bien distinctes, et c’est ce qui permet de comprendre l’inhabituelle modification du vocabulaire dans ces intitulés successifs. Trois termes de même racine sont en fait à considérer pour éclairer ce problème: ʿibāda, ʿubūdiyya, ʿubūda. Al-Qushayrī, citant al-Daqqāq, les mentionne dès le début de son exposé mais se borne à les mettre respectivement en rapport, d’une part avec le ternaire ‘commun des fidèles’ (ʿāmma), ‘élite’, ‘élite de l’élite’, d’autre part avec les degrés de la certitude (ʿilm, ʿayn, ḥaqq). J’ai proposé, pour rendre ces trois vocables par des mots français également de même famille, de les traduire par ‘service’, ‘servage’ et ‘servitude’.44 La servitude (ʿubūda) est, chez Ibn ʿArabī, le statut ontologique de la créature. Le ʿabd, l’esclave, ne possède rien, ne se possède pas lui-même. Il n’a pas d’être qui lui soit propre. Le nom même de ʿabd ne lui appartient pas.45 Ce statut est donc irrévocable et c’est pourquoi il ne peut être ‘abandonné’. Le servage, la ʿubūdiyya est, dit Ibn ʿArabī, ‘relation à la ʿubūda’, elle en

dérive: elle est concrètement la condition à laquelle le ʿabd est voué en raison de son statut; et le service – la ʿibāda – représente l’ensemble des devoirs qu’implique cette condition servile. ‘La station de la ʿubūdiyya, c’est la station de l’avilissement et de l’indigence’; définition commentée par la relation d’un dialogue fameux au cours duquel Abū Yazīd al-Bistāmī demande à Dieu: ‘Par quoi m’approcherai-je de toi ?’


Par ce qui ne m’appartient pas.’ ‘Mais, Seigneur, qu’est-ce qui ne t’appartient pas?’


L’avilissement et l’indigence.’46 Cette condition de servage, à laquelle la créature doit se soumettre en ce monde pour se conformer à son statut originel, nul ne l’a plus parfaitement réalisée que le Prophète et c’est pourquoi, dans le verset (Qurʾan 17:1) relatif au glorieux épisode du ‘voyage nocturne’, il n’est pas désigné par un autre mot que celui de ʿabd.47

La fin du chapitre 130 annonce l’idée directrice du chapitre suivant: le maqām de la ʿubūda, de la servitude, exclut – à la différence du maqām de la ʿubūdiyya – toute relation avec Dieu ou avec quoi que ce soit: il est pauvreté absolue, nudité radicale; or la créature, en raison de sa contingence, ne peut subsister en l’absence de toute relation; elle disparaît donc, et il n’y a plus que Dieu se manifestant dans le ʿabd. ‘Fa huwa ʿabdun lā ʿabdun.’ Celui dont l’individualité est totalement éteinte dans la ʿubūda ‘abandonne’ la ʿubūdiyya car il réalise que les possibles (al-mumkināt) ne sont jamais sortis de leur néant, qu’ils n’ont ‘jamais respiré le parfum de l’existence’,48 qu’ils ne sont que les lieux d’apparition de l’unique Apparent car ‘Dieu seul possède l’être’. Autrement dit, la ʿubūdiyya s’évanouit pour celui qui ‘revient’ (car il ne l’a qu’illusoirement quitté) à l’état qui était le sien dans le thubūt: présent à Dieu mais s’ignorant lui-même.49 La ʿubūda est résorption dans l’unicité principielle: la ʿubūdiyya perd toute raison d’être quand cette résorption est accomplie ou, pour mieux dire, quand le ʿabd découvre qu’il n’était jamais sorti de l’unicité. Le thème de la waḥdat al-wujūd est largement développé dans la suite de ce chapitre où Ibn

ʿArabī a recours à un symbolisme qui lui est cher, celui de la procession des nombres à partir du un 50 et s’appuie sur des références scripturaires (Qurʾan 15:85; 8:17) dont il use souvent quand il aborde ce sujet. Ces pages, comme toutes celles que nous avons signalées au cours de cette brève étude, mériteraient une analyse détaillée.



Mais notre propos n’était pas ici de saisir dans toute sa profondeur et toute son étendue l’enseignement doctrinal que le Shaykh al-Akbar a consigné dans cette section des Futūḥāt: il se bornait à déceler de quelle manière s’opère le changement de registre qui confère à des termes classiques des significations qui peuvent apparaître comme un retournement paradoxal des acceptions traditionnelles.



De ce point de vue, le couplage systématique maqām/abandon du maqām est spécialement digne d’attention. Citons un dernier exemple, celui de la ‘rectitude’(istiqāma). Selon les propos des maîtres transmis par al-Qushayrī,51 elle consiste à éduquer l’âme passionnelle, à émonder le coeur, à sortir de l’enchaînement des habitudes, à agir comme si chaque instant était celui de la Résurrection. Il s’agit, en somme, de s’appliquer à redresser ce qui est tordu. Or, pour Ibn ʿArabī, toute chose possède la rectitude qui convient à sa nature: ‘la rectitude d’un arc consiste dans sa courbure.’ En conséquence de quoi, il ne craint pas de dire que la désobéissance d’Adam à l’ordre divin fait partie de sa rectitude, c’est-à-dire de sa conformité à la finalité de sa création: felix culpa puisque, sans la chute qu’elle entraîne, il n’aurait pu exercer sur terre la khilāfa en vue de laquelle il est venu à l’existence. Abandonner tout effort qui tendrait à instaurer la rectitude est chez le ʿārif le signe même de la rectitude et témoigne qu’il est ‘avec Dieu en tout état’.52 Pour lui, il n’y a pas de courbure (iʿwijāj) dans l’univers: tout est droit.


Rien ne serait pourtant plus contraire à l’enseignement d’Ibn ʿArabī que d’imaginer, sur la base de ces assertions provocantes, qu’il juge superflue la via purgativa sur laquelle mettent l’accent les soufis cités dans la Risāla. Les disciplines rigoureuses, que dans les Futūḥāt ou dans d’autres écrits il exige du murīd, sont exactement identiques à celles que prescrivent les saints dont al-Qushayrī invoque l’autorité. Mais le Shaykh al-Akbar décèle aussi le pélagianisme implicite que menace d’engendrer la conscience des efforts accomplis: l’ascèse, qui vise à effacer l’ego, peut aboutir à le consolider. Toute station est un piège et risque de devenir une prison.


Un maqām n’est pas autre chose que l’habitus d’une vertu. Mais c’est, comme l’énoncent toutes les définitions traditionnelles y compris celles d’Ibn ʿArabī, un habitus acquis (muktasab).53 Abandonner un maqām n’est pas abandonner l’exercice de la vertu à laquelle il est associé. L’‘abandon’ désigne ce qui se produit lorsqu’à l’habitus acquis la grâce divine substitue un habitus infus qui reconduit l’être à sa ʿubūda primordiale. Alors, Dieu est ‘l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main par laquelle il saisit, le pied avec lequel il marche’.54 Wa-qad jāʾa’l- ḥaqqu wa-zahaqa’l-bāṭil (Qurʾan 17:81): le tark al-maqām n’est donc rien d’autre, en définitive, que l’abandon d’une illusion.55

Michel Chodkiewicz





Notes



1. Rūḥ al-quds fī muḥāsabat al-nafs (Damas, 1964), pp. 49–50. Sur ce shaykh, mentionné à plusieurs reprises dans d’autres notices du Rūḥ al-quds (pp. 55, 61, 75, 78, 84), voir aussi Futūḥāt (Būlāq, 1329/1911), vol. 1, p. 616 et vol. 2, p. 683.

2. Sur les premières étapes de la vie spirituelle d’Ibn ʿArabī, voir l’article de G. Elmore, ‘New Evidence on the Conversion of Ibn ʿArabī to Sufism’, Arabica, 45 (1988), pp. 50–72, et la mise au point de C. Addas, ‘La conversion d’Ibn ʿArabī: certitudes et conjectures’, ʿayn al-ḥayat, 4 (1998), pp. 33–64.

3. Muḥāḍarāt al-abrār wa-musāmarāt al-akhyār (Beyrouth, 1968), p. 11. Selon une information que nous avons recueillie en 1987, un manuscrit autographe de cet ouvrage, daté de Malatiya en ah 612, serait actuellement en la possession d’un universitaire tunisien. Précisons qu’en dépit de l’interpolation dans le texte de scolies tardives l’attribution de ce livre à Ibn Arabī, contrairement à une hypothèse de Brockelmann, ne fait absolument aucun doute.

4. Voir, par exemple, Fut., vol. 1, pp. 221, 527, 605; vol. 2, pp. 117, 245; Kitāb nasab al-khirqa, ms. Esad Ef. 1507, f. 98a.

5. À ces 560 chapitres il convient d’ajouter la longue khuṭba initiale, le fihris (dans lequel les titres des chapitres ne coïncident pas toujours avec ceux qui figurent en tête des abwāb) et la muqaddima, l’ensemble représentant 47 pages de l’édition de ah 1329, (correspondant aux pp. 41–214 de l’édition d’O. Yahia).

6. Ce caractère symbolique est évident dans le cas du 4ème faṣl, celui des manāzil, dont le nombre (114) est celui des sourates du Qurʾan, le premier manzil correspondant à la sourate 114, le deuxième à la sourate 113 et ainsi de suite jusqu’au manzil de la Fātiḥa (voir là-dessus notre Un Océan sans ravage, Paris, 1992, chap. 3). Il est évident aussi dans le 5ème faṣl (almunāzalāt), où le nombre des chapitres (78) est celui des occurrences des ḥurūf nūrāniyya dans le Qurʾan, compte tenu des répétitions, ainsi que dans le 6ème (al maqāmāt) qui compte 99 chapitres, soit le nombre des noms divins des listes traditionnelles. Les chapitres 2 à 73 du premier faṣl (al-maʿārif) correspondent aux 72 darajāt al-basmala selon le jazm ṣaghīr, le chapitre 1, celui où est décrite la rencontre visionnaire qui va générer l’ouvrage tout entier, devant être considéré comme un prologue non inclus dans le faṣl. Nous allons revenir sur la signification des 115 chapitres du 2ème faṣl (al-muʿāmalāt). Quant au 3ème (al-aḥwāl), qui comporte 81 chapitres, il semble en relation avec les 78 shuʿāb al-īmān sans que nous puissions expliquer de façon certaine l’addition de trois chapitres supplémentaires. Au sujet du nombre des fuṣūl, rappelons d’autre part que le six (comme la lettre wāw dont il représente la valeur numérique) est un symbole de l’insān kāmil (voir par exemple Fut., vol. 3, p. 142).

Une correspondance semble en outre probable entre ces six sections et six des asmāʿ al-dhāt, le septième de ces Noms correspondant au premier chapitre qui constitue en quelque sorte la matrice des Futūḥāt. La mention dans ce premier chapitre (vol. 1, p. 50) de la Kaʿba, des sept tournées rituelles et des sept ṣifāt mériterait de ce point de vue un long commentaire qui permettrait de mieux comprendre pourquoi les Futūḥāt sont Makkiyya. Voir Un Océan sans rivage, pp. 49–50 et 126–128. Signalons enfin que 560 – date de naissance d’Ibn ʿarabī – est aussi le nombre des mots de la sourate al-fatḥ dont la relation avec la notion de Futūḥāt nous semble évidente.

7. Khatm al-awliyāʾ, ed. O. Yahia (Beyrouth, 1960), p. 210; B. Radtke, Drei Schriften des Theosophen von Tirmīd (Beyrouth, 1992), pp. 22–23. Ce ḥadīth est de nouveau cité par al- Tirmidhī p. 411 dans l’édition O. Yahia, p. 99 dans l’édition Radtke. Pour les réponses d’Ibn ʿArabī voir Fut., vol. 2, pp. 72–74 (questions 48-49-50).

8. Ce ḥadīth d’authenticité très contestée, notamment par Ibn Taymiyya, est fréquemment cité par Ibn ʿArabī: voir, inter alia, Fut., vol. 1, pp. 134, 143, 243; vol. 3, pp. 22, 141, 456.

9. Bukhārī, Faḍāʾil aṣḥāb al-nabī, p. 9; Ibn Māja, Muqaddima, p. 11, etc. Pour une analyse exhaustive des données scripturaires relatives à ce caractère final, voir Y. Friedmann, Prophecy Continuous (Berkeley, CA, 1989), chap. 2.

10. Le manuscrit autographe de la seconde rédaction des Futūḥāt permet de vérifier que cette deuxième section ne comporte que 115 chapitres et non 116 comme l’indique la table des matières figurant au début de l’ouvrage (vol. 1, p. 17) et comme l’affirme O. Yahia dans son édition (vol. 1, p. 30; vol. 13, p. 53).

11. Sur la notion de wirātha et son importance dans l’hagiologie d’Ibn ʿArabī voir notre Le Sceau des saints (Paris, 1986), chap. 5.

12. Sur ces trois notions, auxquelles Ibn ʿArabī a souvent recours, voir notamment Fut., vol. 1, pp. 363, 373; vol. 2, p. 39; vol. 3, p. 126.

13. Sur le chapitre 73 des Futūḥāt voir nos remarques dans Un Océan sans rivage (p. 67 s.) et notre article ‘Les Malāmiyya dans la doctrine d’Ibn ʿArabī’, dans N. Clayer, A. Popovic et Th. Zarcone, ed., Melāmis-Bayrāmis (Istanbul, 1998).

14. Depuis Urbain VIII (1642), c’est en effet cette ‘héroïcité des vertus’ théologales et cardinales (et non les grâces mystiques) que l’on prend en compte dans les procès de canonisation, le code de droit canonique de 1983 se bornant à introduire, dans les positiones super vita et virtutibus, certaines nouveautés méthodologiques (recours aux sciences humaines).

15. Nous utiliserons ici l’édition de la Risāla publiée au Caire en 1957. Il n’existe, à ce jour, aucune traduction française de cet ouvrage fondamental. La traduction allemande de R. Gramlich, Das Sendschreiben al-Qusayrīs über das Sufitum a été publié à Wiesbaden en 1989. Il existe une traduction anglaise partielle par B. R. von Schlegell, Principles of Sufism (Berkeley, CA, 1992).

16. La Risāla se conclut par un chapitre de ‘conseils’ destinés aux murīd. Or le schéma de ce chapitre inspire manifestement celui sur lequel est construit un court traité d’Ibn ʿarabī, le Kitāb al-amr al-muḥkam al-marbūṭ, écrit à Qunya en 602/1205–1206.

17. Fut., vol. 2, p. 163.

18. L’exemple cité dans ce passage est celui des versets 2:235–241 où l’injonction d’observer la prière intervient entre des prescriptions relatives au mariage, au divorce et aux dispositions testamentaires.

19. Voir Fut., vol. 1, pp. 59, 152; vol. 3, pp. 101, 334, 456; vol. 4, pp. 62, 74.

20. Risāla, p. 52.

21. Dans le chapitre 150 sur la ghayra (vol. 2, p. 245).

22. Probable seulement car ces propos des maîtres se trouvent aussi dans d’autres ouvrages qu’Ibn ʿArabī déclare avoir lus, comme la Ḥilya d’Abū Nuʿaym, dont il a composé un abrégé ainsi qu’il le signale dans le Fihris et l’Ijāza.

23. Risāla, p. 84; Fut., vol. 2, p. 204.

24. S. al-Ḥakīm, al-muʿjam al-ṣūfī (Beyrouth, 1981), Introduction, p. 19. Dans un bref mais suggestif essai publié à Beyrouth en 1991 sous le titre Ibn ʿArabī wa-mawlid lugha jadīda, S. al- Hakīm évoque brièvement le parallélisme entre la structure du Faṣl al-muʿāmalāt et celle de la Risāla (voir p. 53) mais sans procéder à une comparaison entre ces deux textes. Son propos, il est vrai, est surtout, comme l’annonce le titre de son livre, d’examiner les développements considérables que donne Ibn ʿArabī au vocabulaire traditionnel du soufisme par la création

de termes ou d’expressions dont une liste (qui occupe une centaine de pages) est donnée in fine. L’ouvrage du Dr ʿAbd al-Wahhāb Amīn Aḥmad, al-Mughāmarat al-lughawiyya fī’lfutūḥāt al-Makkiyyāt (Le Caire, 1995) – qui ignore les travaux les plus récents et notamment ceux de S. al-Hakīm – est assez décevant.

25. On doit à Roger Deladrière une élégante et érudite traduction de cet ouvrage (al- Kawākib al-durriyya) dont il n’existe pas encore d’édition critique: La Vie merveilleuse de

Dhū’ l-Nūn l’Egyptien (Paris, 1988). Mais Ibn ʿArabī est également l’auteur d’un ouvrage sur Abū Yazīd et d’un autre sur Ḥallāj (respectivement nos. 461 et 651 du répertoire général d’O. Yahia) dont les manuscrits n’ont pas été retrouvés jusqu’à présent.

26. Voir par exemple Fut., vol. 1, p. 364; vol. 2, pp. 337, 361; vol. 3, pp. 104, 117; vol. 4, p.194.

27. Fut., vol. 1, pp. 169, 176; vol. 4, p. 332, etc. Voir aussi Dīwān (Beyrouth, 1996), p. 299 où Ibn ʿArabī parle de Ḥallāj comme de son ‘frère’ dans la connaissance des secrets des lettres.

28. Sur la portée réelle de ces condamnations, voir notre communication au symposium Sufism and its opponents (Utrecht, 1995), ‘Le procès posthume d’al-ʿArabī’ dans Islamic Mysticism Contested (Leyde, 1999).

29. Nous ne considérons ici que les cas où le terme d’‘abandon’ est employé dans le titre.Mais la même démarche est évidente dans des cas où ce mot n’apparaît pas: la station du ‘silence’ (al-ṣamt) est ainsi suivie de celle de la ‘parole’, celle de la pauvreté (faqr) est suivie de celle de la ‘richesse’, celle de la veille (sahar) de celle du ‘sommeil’, etc.

30. Fut., chap. 78–79; al-Qushayrī, Risāla, pp. 50–52.

31. Fut., chap. 82–83. Sur le thème du firār voir aussi Fut., vol. 4, pp. 156 et 183.

32. Fut., chap. 110–111; Risāla, pp. 68–71.

33. Voir par exemple les ʿAwārif al-maʿārif d’al-Suhrawardī, chapitres 19 et 20.

34. Tustarī est cité à plusieurs reprises dans le long chapitre de la Risāla consacré au tawakkul (pp. 75–80). Sur la position d’Ibn ʿArabī, outre les chapitres 118–119 du Faṣl almu ʿāmalāt, voir Fut., vol. 4, pp. 153–154 et 280.

35. Sur l’impossibilité de khurūj ʿan al-asbāb, Fut., vol. 3, pp. 72 et 249.

36. Sans doute est-ce de cette manière qu’il faut interpréter une phrase de Ḥallāj citée par Kalābādhī – mais attribuée en termes vagues à ‘l’un des grands maîtres’ – selon laquelle ḥaqīqat al-tawakkul tark al-tawakkul (Kitāb al-taʿarruf, Le Caire, 1960, p. 101).

37. Risāla, pp. 80–82; Fut., chap. 120–121.

38. Risāla, pp. 82–84; Fut., chap. 122–123. L’affirmation du caractère irrépétable des choses, liée à la notion de ‘création perpétuelle’ et donc toujours nouvelle (khalq jadīd) est fréquente dans l’oeuvre d’Ibn ʿArabī. Voir, par exemple, Fut., vol. 1, p. 735; vol. 3, pp. 127, 159; Fuṣūṣ al- ḥikam (Beyrouth, 1946), vol. 1, p. 202.

39. Fut., vol. 2, p. 212. Sur la ḥayra, thème récurrent lui aussi, voir par exemple le chapitre 50 (vol. 1, pp. 270 s.); Fuṣ., vol. 1, pp. 72–73. La notion d’‘épectase’ correspond assez bien, en théologie mystique chrétienne, où elle est d’ailleurs très controversée, à celle de ḥayra. Voir l’article s.v. Dans Dictionnaire de Spiritualité, vol. 4, col. 785–788.

40. Risāla, pp. 84–88; Fut., chap. 124–125. Dans le chapitre 124, Ibn ʿArabī cite à propos de Shiblī une anecdote rapportée par al-Qushayrī p. 85.

41. Sur le nom al-ṣabūr, voir Fut., vol. 4, p. 317. Des précisions que nous ne pouvons donner ici seraient nécessaires sur l’inclusion finale des ahl al-nār dans la raḥma. Voir à ce sujet Fut., vol. 3, pp. 164, 207, 550; Fuṣ., vol. 1, pp. 93–94, entre autres passages où Ibn ʿArabī traite de l’universalité de la Miséricorde.

42. Risāla, pp. 90–92; Fut., chap. 130–131.

43. La distinction entre ʿubūda et ʿubūdiyya, bien que perçue, est rarement prise en compte de façon rigoureuse chez les auteurs arabes (voir Lisān al-ʿarab, vol. 3, p. 271). Signalons

que, dans le manuscrit de la première rédaction des Futūḥāt (postérieur à Ibn ʿarabī, l’original étant perdu) on lit ʿubūdiyya dans le titre du chapitre 130.

44. Un Océan sans rivage, pp. 152 s.

45. Fut., vol. 2, p. 350.

46. Ibn ʿArabī précise qu’il y a au sujet de ce dialogue un secret qu’il ne peut dévoiler. On peut, croyons-nous, deviner là une allusion au fait que, métaphysiquement parlant, il

n’est rien qui n’appartienne à Dieu, y compris ce que la perfection divine paraît exclure, idée exprimée notamment dans le poème liminaire du chap. 127 et qui s’appuie sur des données scripturaires (par exemple Qurʾan 73:23) ou sur le ḥadīth qudsī, parallèle à Matt. 25, 41–45, où Dieu dit: ‘J’ai été malade et tu ne M’as pas visité’, (sur ce ḥadīth, voir Fut., vol. 1, p. 407; vol. 3, p. 304; vol. 4, p. 451).

47. Cette référence au verset de la sourate al-isrā est faite également par Abū ʿAlī al- Daqqāq dans un propos que cite al-Qushayrī.

48. Cette image n’est pas employée ici mais on la rencontre fréquemment sous la plume du Shaykh al-Akbar et de ses disciples. Voir par exemple, Fuṣ, vol. 1, p. 76 (où il faut lire wujūd et non mawjūd comme l’a fait Afīfī).

49. Sur ce ‘retour’, voir Fut., vol. 2, p. 672 (‘La noblesse de l’homme, c’est de revenir dans son existence à son état d’inexistence’) et vol. 3, p. 539.

50. Fut., vol. 3, p. 494; Kitāb al-alif (Hyderabad, 1948); Fuṣ., vol. 1, pp. 77–78.

51. Risāla, pp. 94–95; Fut., vol. 2, chap. 132–133. Voir aussi Risāla fī mā lā yuʾawwal ʿalayhi (Hyderabad, 1948), p. 9.

52. Des idées analogues sont développées dans le chapitre 10 des Fuṣūṣ, avec les mêmes références qurʾaniques (Qurʾan 11:56 en particulier).

53. Fut., vol. 2, p. 385.

54. Ces formules sont empruntées à un ḥadīth qudsī qu’Ibn ʿArabī a inclus dans son Mishkāt al-anwār et qu’il a commenté en de multiples occasions dans la plupart de ses oeuvres. Nous sommes bien conscient de donner ici à l’habitus infus, en cohérence avec la doctrine akbarienne, une signification plus forte que celle qu’il a habituellement dans le langage de la théologie mystique chrétienne.

55. L’interprétation par Ibn ʿArabī du ḥadīth précité souligne que, lorsque Dieu est ‘l’ouïe, la vue, la main, le pied’ du serviteur, rien n’advient en fait qu’un ‘dévoilement’ (kashf) à ce dernier de ce qui toujours fut et toujours sera (Fut., vol. 1, p. 406).






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