lundi 29 juillet 2013

Mawqif 366 - Commentaire de l'Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî sur le début des Futûhât al-Makkiyyah


                                 Abd el-Kader à Damas, après 1862, ph.  Francis Bedford
 
 
 
[Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî, Kitâb al-mawâqif, Mawqif 366, trad. Max Giraud et Jean-François Houberdon, Revue Science Sacrée, n°3-4, 2002].

Notre chef — ou plutôt le chef de tous les connaissants [sayyid al-‘ârifîn] — a dit : Al-hamdu li-Llâhi alladhî awjada al-ashyâ’ ‘an ‘adam wa ‘adami-hi, « La louange est à Allâh qui existencié les choses d'un néant et sa négation » (1). Voici ce qu'en dit le serviteur (que je suis) : l'herméneutique de la formule « La louange est à Allâh » est abondamment développée et bien connue ; j'y ajouterai ceci :

La louange du commun des hommes est proférée par leurs âmes individuelles et s'adresse à Allâh — qu'Il soit exalté ! — considéré comme une réalité radicalement différente d'eux. Ainsi, pour eux, Allâh Seul peut être loué et leurs âmes sont les agents de cette louange : leur point de vue exclut que des créatures puissent être objets de louange.

La louange de l'élite est bi-Llâhi, « par » Allâh et le bâ' (de bi-Llâhi) implique la subsistance d'une trace de contingence (2) ; ces hommes se distinguent du commun par le fait que leur louange est « par » Allâh, « pour » Allâh, non par leurs âmes individuelles.

La louange de l'élite de l'élite est « à » Allâh, et le lâm (de li-Llâhi) implique l'extinction de toute trace de contingence (3). C'est pourquoi les maitres de la Voie initiatique déclarent les lâmiyyûn, les gens du lâm, supérieurs aux bâ’iyyûn les gens du bâ’. Cela s'applique aussi à la formule Lâ hawla wa lâ quwwata illâ bi-Llâh, « pas de force ni de puissance si ce n'est par Allâh » de sorte que Lâ quwwata illâ li-Llâh, « Pas de puissance si ce n'est à Allâh » a la prééminence illâ bi-Llâh « si ce n'est par Allâh ». Ainsi l'énoncé « la louange est à Allâh » a, selon nous, la primauté sur « la louange est par Allâh ». Lorsque le savant par Allâh — qu'il soit exalté ! — dit : « La louange est à Allâh », c'est dans le sens où il n'y a rien qui louange Allah sinon Lui-même et qu'il n'y a pas plus digne de louange que Lui-même, ce qui revient à enlever aux créatures la possibilité d'effectuer réellement la louange ou d'en être l'objet. C'est ce qui résulte de la doctrine attribuant au Très-Haut les finalités de l'éloge : tout éloge Lui revient — qu'Il soit exalté ! — ; il a son origine en Lui et retourne à Lui.

Notre chef et maître [sayyidunâ wa mawlânâ], dans ce livre des Futûhât. a déclaré que tout éloge formulé en faveur d'un être autre qu'Allâh revient finalement à Allâh et cela de deux manières :

La première, c'est qu'un être créé est louangé en vertu de qualités positives qui lui attirent l'éloge, ou encore qu'il produit des œuvres dignes d'éloges, fruits des qualités qu'il manifeste. De quelque manière qu'on la considère, cette louange revient à Allâh puisqu'il est l'Existenciateur réel et des qualités et de leurs effets qui ne sauraient être attribués à l'être créé ; la louange revient donc finalement à Allâh.

La seconde, c'est le point de vue du connaissant voyant avant tout que la réalité prêtée aux êtres contingents n'est autre que la manifestation de Dieu en eux ; c'est donc Lui que la louange concerne et pas les êtres créés. Ensuite, il remarque la place occupée par la lettre lâm dans le mot li-Llâhi (à Allâh) et constate que le Louangeur est identique au Louangé et rien d'autre : Allâh, de ce fait, est le « Louangeur-Louangé » [al-hâmid al-mahmûd]. Il dénie l'acte de louange à la créature qui louange et exclut qu'elle puisse être objet de louange. Ainsi, l'être créé, sous un certain rapport, est louangé et non louangeur, et, sous un autre rapport, n'est ni louangeur ni louangé. Nous avons déjà expliqué pourquoi il ne saurait être réellement louangeur : la louange est un acte et les actes appartiennent à Allâh (5). Quant au fait qu'il ne puisse être louangé, cela tient à ce que le louangé est digne d'éloge pour ce qui lui appartient en propre ; or l'être créé ne possède rien et ne peut donc en aucun cas être objet de louange (6).

 
REMARQUE (7)

 

La louange la plus véridique est « la louange de la louange » [hamd al-hamd] : en ce sens que constater des perfections en acte dans un être est plus sûr que (de s'en remettre au jugement) laudatif mais néanmoins faillible d'une tierce personne sur cet être […].

En parlant de « l'Etendard de la louange », notre chef indique aussi qu'il s'agit de « la Louange de la louange », degré le plus total, le plus brillant, le plus épanoui des stations de louanges car c'est vers cet « Etendard de la Louange » que se réuniront les hommes (au Jour de la Résurrection). Il sera, en effet, l'Insigne de la Royauté et de la présence du Roi [martabat al-mulk wa wujûd al-malik]. Il en est ainsi de « la Louange de la louange » vers laquelle se réunissent toutes les stations de louange, car elle est Louange Juste qui n'admet ni aléatoire, ni doute, ni suspicion. Elle est louange véritable puisqu'elle témoigne par elle-même ; elle est étendard en elle-même.

Considère la chose suivante : si tu dis d'une personne — ou elle le dit d'elle-même — qu'elle est généreuse ; cet éloge peut être vrai ou faux. Mais si cette personne fait un don gracieux par amour du bien, cet acte charitable, à lui seul, prouvera la générosité du donateur. Sur l'expression « à Allâh », je dirai que de nombreuses choses ont été affirmées sur le Nom de Majesté (Allâh) ; elles sont bien connues. Cependant j'ajouterai que le terme « Allâh » sert à exprimer l'Essence-Réalité absolue : il n'est pas un terme dérivé et il n'exprime aucun attribut comme l'affirment ceux qui le considèrent comme un nom propre sans étymologie. Par ailleurs, il désigne aussi le degré de la Fonction divine et, dans ces conditions, il est considéré comme dérivant de la notion de « divinité » comme sont amenés à le dire ceux qui le conçoivent comme un attribut doté d'une étymologie (8).

A ce second aspect du Nom de Majesté correspond la parole du Très-Haut : « Vous êtes les pauvres dépendants d'Allâh » [antum al-fuqarâ’ ilâ-Llâh] (9), car c'est de la Fonction divine dont les êtres ont besoin pour exister ; c'est le degré des Noms divins, causes des effets manifestés. Ces Noms requièrent le monde pour manifester leurs effets et le monde les réclame car il a besoin d'eux pour apparaître et gagner l'existence. Entre le degré de la Fonction divine (Ulûhiyyah) — où Allâh apparaît comme divinité — et les archétypes du monde [a’yân al-‘âlam], il y a une relation indissoluble de besoin réciproque et, comme dans toute réciprocité, si l'un des deux termes vient à manquer, le second disparaît aussi.

En revanche, il est fait allusion au premier aspect du Nom de Majesté dans la parole du Très-Haut : « Allah est Celui qui se passe de tout, le Très Louangé » [wa-Llâhu huwa al-ghaniyyu al-hamîdu] (10). En effet, se passer des hommes et de tous les mondes n'appartient qu'à la Réalité absolue de l'Essence. Celle-ci, conçue comme transcendant toute fonction divine, n'implique pas le monde et ce dernier l'ignore puisque, contrairement à la Fonction divine, il n'y a aucune relation entre l'Essence et les hommes ou l'ensemble des êtres du monde (11). J'ai longuement développé le sujet de ce verset dans les Haltes Spirituelles. Le Pôle ‘Alî Wafâ — qu'Allah soir satisfait de lui ! — a déclaré que le Nom de Majesté « Allâh » n'est dérivé de rien dans la mesure où il est conçu comme enveloppant tout, alors que ce même Nom est dérivé de « divinité » (ilâh) sous le rapport (12) où il désigne la Fonction divine.

Le Vrai Evident fait allusion à ces deux aspects par la langue muhammadienne [al-haqq al-mubîn bi-lisânihi al-muhammadî] lorsqu'Il dit : « Dis, Lui, Allah, est Un ! » ; c'est là le Nom de Majesté englobant tout. Il ajoute : « Allah est le Soutien Universel » (13) et cette fois il s'agit du Nom de Majesté désignant la Fonction divine. L'intellect et les données traditionnelles témoignent de l'extrême importance de la distinction opérée entre (les deux aspects du Nom de Majesté).

 
(1) Cette phrase peut être traduite encore au moins de deux façons « La louange est à Allâh qui a existencié les choses d'un non-être et sa négation », et « La louange est à Allâh qui a existencié les choses d'une non-manifestation et sa négation ». Nous justifierons ces différentes traductions dans la suite de notre travail.

(2) Dans l'écriture, La lettre bâ’ s'attache à l’alif du Nom d'Allâh mais garde sa réalité visible et différenciée …. Du ce fait, elle marque un état de distinction entre le Principe et le manifesté. Elle symbolise généralement l'Intellect premier (al-‘Aql al-awwal) appelé ainsi parce qu'il est la première chose créée et qu'il contient toute la Science de Dieu concernant la Création. Cette réalité reçoit de nombreux noms selon l'aspect où elle est envisagée. Al-‘Aql al-awwal correspond dans l'hindouisme à Buddhi, l'Intellect supérieur, « premier degré de la manifestation d'Atmâ » (René Guénon, L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. 7).

(3) Dans l'écriture, la lettre lâm de l'expression li-Llâhi (à Allâh) s'intègre au premier lâm du Nom Allâh sans laisser de trace après avoir occulté l'alif initial du Nom de Majesté. « A Allâh » se comprend donc comme « appartient à Allah », dans le sens où Allâh est l'Agent véritable de la louange dont Il est aussi l'objet.

(4) Sur les « Gens du Bâ » et les « Gens du Lâm », voir le traité d'Ibn 'Arabî, La Parure des Abdâl, traduit et commenté par Michel Vâlsan (E.T., 1950, n° 286 et 287, et publié en volume, Paris, 1992).

(5) [al-af’âlu li-Llâh]. En ce sens, le Coran dit : wa-Llâhu khalaqakum wa mâ ta’malûn, « Et Allâh vous a créés [vous] et ce que vous faites » (37, 96).

(6) De toute façon, même dans le cas le plus extérieur, on doit considérer que la louange s'adresse à Allâh et qu'elle vient de Lui puisque la formule al-hamdu li-Llâh est révélée par Lui ; c'est donc bien Lui qui la prononce. Dans cette perspective, l'état de conscience ou non du serviteur ne Change rien.

(7) Jusqu'ici lu texte s'attachait à cerner la valeur du la préposition de al-hamdu li-Llâhi. A partir de maintenant, le commentaire porte sur le sens même du mot « louange ».

(8) La distinction entre ces deux possibles du Nom de Majesté équivaut donc, sous un certain rapport, à celle opérée dans l'Hindouisme entre Brahma nirguna (au-delà de toute qualification) et Brahma saguna (qualifié) (cf. René Guénon : Introduction générale à l’Etude des Doctrines hindoues, chap. 7. Sur le même sujet, voir Michel Vâlsan : Le Livre du Nom de Majesté : « Allâh », Etudes Traditionnelles, 1948, n° 269, pp. 207-208 et notes).

(9) Coran 35,15

(10) Fin du même verset coranique.

(11) « Brahma est absolument distinct du monde puisqu'on ne peut lui appliquer aucun des attributs déterminatifs qui conviennent au monde, la manifestation universelle toute entière étant rigoureusement nulle au regard de son infinité » (René Guénon, Introduction générale à l'Etude des Doctrines hindoues, chap. 14). En ce sens Eckhart affirme : « Toute les créatures sont un pur néant, je ne dis pas qu'elles sont quelque chose du peu du valeur ou qui en a malgré tout un peu ; elles sont un pur néant » (cf. édition en allemand actuel : Deutche Predicten und Traktate, Predigt 4, p. 171, Diogenes, 1979). Sous le rapport inverse, comme l'Émir dans ce texte, il affirme à maintes reprises que pour les créatures l'Essence semble néant puisqu'elles ne peuvent y accéder en tant que telles. C'est pour cela, que du point de vue manifesté, la réalisation suprême se présente comme une mort initiatique (cf. René Guenon, Aperçus sur l’Initiation, chap. 26).

(12) Il manque haytu dans le texte publié.

(13) Coran, 112, 1 et 2.

[Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî, Kitâb al-mawâqif, Mawqif 366, trad. Max Giraud et Jean-François Houberdon, Revue Science Sacrée, n°3-4, 2002].

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