بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
mercredi 12 septembre 2012
Le symbolisme du voile - Cheikh Khaled Bentounès
L'homme, dans sa condition charnelle, ne peut imaginer l'au-delà, l'envers des choses — pas plus que l'embryon ne pourrait croire à la réalité d'un monde où il sera pourtant appelé, son heure venue. Cette « autre dimension », le Qor'ân l'appelle d'un mot difficile à traduire, mais extraordinairement lourd de sens : le ghayb, c'est-à-dire, l'invisible, ce que la raison ni les sens ne peuvent percevoir, mais qui est l'Unité profonde sous-jacente à la multiplicité des phénomènes.
Tout au plus peut-on le pressentir. La présence du cœur en tant que preuve de la foi intuitive — yaqîn —, de sorte que « ce qui lui est caché a la même puissance que ce qui lui est visible 1 », est conçue par les soufis comme la rencontre intemporelle de la conscience empirique avec le Moi profond — sirr — transconscient. « Quel est, s'écrie l'un d'eux, celui dans mon oreille qui écoute ma voix, quel est celui qui prononce des paroles par ma bouche ? Qui dans mes yeux emprunte mon regard ? Quelle est donc l'âme, enfin, dont je suis le vêtement 2 ? Tandis qu'un autre définit la sagesse ésotérique — ma'rifa — comme « L'introduction graduelle de la conscience intime — sirr — parmi les catégories de la pensée », c'est-à-dire « La présentation du « subconscient » dans le domaine de la réflexion. » Et Ghazâlî, l'un des plus grands philosophes de tous les temps — l'Algazel du Moyen Age —, à qui Descartes a emprunté la majeure partie de sa méthode, parle de l'« étranger » qui réside dans le cœur de l'homme.
La psychologie transcendantale de l'Islam, devançant et dépassant les recherches contemporaines sur la psychologie des profondeurs, a toujours mis l'accent sur la nécessité de « se connaître soi-même » et pour cela, de transcender le petit « moi » empirique pour parvenir à ce tréfonds où l'âme rencontre Dieu. Tous les mystiques et penseurs musulmans ont médité la parole du Prophète : « Qui se connaît, connaît son Seigneur. » La grande différence ici, avec la psychanalyse, c'est qu'il s'agit d'une recherche qui va beaucoup plus loin. Les maîtres du soufisme étaient parfaitement au courant des méthodes thérapeutiques qu'on découvre aujourd'hui. Avicenne, dans son « Canon » nous conte l'histoire d'une jeune fille malade qu'un médecin fait étendre — déjà ! — sur un divan et qu'il délivre de ses troubles psychiques en la faisant parler. Rûmî a repris ce thème dans son célèbre Mathnavî. Ghazâlî nous dit qu'à un moment crucial de sa vie, alors qu'il était écartelé entre la crainte et le désir de renoncer à tout pour suivre la Voie du tasawwuf, il fut soudain atteint d'un mutisme dont le caractère non organique et purement psychosomatique n'échappa nullement à ses médecins. Sa maladie disparut dès qu'il eut pris la résolution mettant fin à sa tension intérieure.
Il était courant dans les pays musulmans, au Moyen Age, de traiter les névroses par suggestion (on sait qu'en Occident on considérait les malades mentaux comme des possédés du démon et qu'on les soumettait, jusqu'à une époque très tardive, aux pires sévices). Des postes avaient même été créés, à Bagdad notamment, dans les hôpitaux, à cette fin. En outre, les ouvrages des soufis contiennent quantité de renseignements dans le domaine de la parapsychologie.
Mais il s'agit d'un tout autre niveau : de celui où l'âme reçoit une ce connaissance venue de son Seigneur » — 'ilm-iladunni3 — et où elle s'ouvre à la vision. Ce qu'elle va apercevoir dans cette lumière, c'est qu'il y a un a abîme », comme le dit un maître soufi, entre le « moi » et le « soi ». Nous ne sommes plus au plan du subconscient, mais à celui du sur-conscient.
Ce qui peut faire obstacle à cette vision, c'est le « voile » de l'ipséité, de l'individualité, qui fait écran. Le symbolisme du voile prend dans la tradition islamique une importance particulière ; il typifie à la fois la connaissance réservée (voilée) ou communiquée (dévoilée, révélée). La révélation, c'est l'ouverture du voile 4. « Dieu ne parle à l'homme que par révélation ou de derrière un voile », dit le Qor'ân 6. Ce voile — hîjâb — désigne tout ce qui empêche d'apercevoir le but. L'âme charnelle — nafs — est le voile par excellence, puisqu'elle s'en tient aux apparences et s'attache à l'éphémère, aux formes, aux sensations. Il en découle que l'existence elle-même est considérée par les soufis comme un voile 6.
Le Prophète a dit que Dieu Se cache Lui-même derrière soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres. Dans le soufisme, une personne est dite voilée — mahjûb — quand elle est incapable de percevoir la lumière divine dans son cœur. C'est donc l'homme, et non pas Dieu, qui est couvert par un voile, car de ceux qui se détournent de la Révélation, le Qor'ân dit que « leurs cœurs sont enveloppés d'un voile épais qui leur cache ce vers quoi Dieu les appelle7 ».
On trouvera, parmi les textes qui vont suivre, un chapitre entier de Ghazâlî sur le symbolisme du voile; ce texte, d'une immense importance, est traduit pour la première fois en français.
Les étapes de l'évolution
L'homme vint tout d'abord dans le règne des choses inorganiques, puis de là il passa dans le règne végétal, ne se souvenant pas de sa condition précédente. Et lorsqu'il passa dans l'état animal, il ne se rappela plus son état en tant que plante : il ne lui resta que l'inclination qu'il éprouva pour cet état — notamment à l'époque du printemps et des fleurs —, telle l'inclination des petits enfants à l'égard de leur mère (ils ignorent la raison qui les attire vers le sein maternel), ou comme l'inclination du disciple pour le maître spirituel (l'intelligence partielle du disciple dérive de cette intelligence universelle...); puis l'homme est entré dans
l'état humain; de ses premières âmes il n'a point de souvenance, et il sera de nouveau changé (à partir de son âme actuelle)8
Rûmî
L'échelle de l'être
Du moment où tu vins dans le monde de l'existence,
une échelle fut placée devant toi, pour te permettre de t'évader ;
d'abord, tu fus minéral, puis tu devins plante;
ensuite, tu es devenu animal : comment l'ignorerais-tu ?
Puis, tu fus fait homme, doué de connaissance, de raison, de foi;
considère ce corps, tiré de la poussière : quelle perfection il a acquise !
Quand tu auras transcendé la condition de l'homme, tu deviendras, sans nul doute, un ange;
alors tu en auras fini avec la terre; ta demeure sera le ciel.
Dépasse même la condition angélique : pénètre dans cet océan,
afin que ta goutte d'eau puisse devenir une mer 9...
Rûmî
Au-delà de cette terre
Dieu a créé les causes, de telle sorte que, à une goutte de sperme qui ne possédait ni ouïe, ni intelligence, ni esprit, ni vue, ni attribut royal, ni attribut d'esclave; qui ne connaissait ni chagrin, ni joie, ni supériorité, ni infériorité, Il a donné un abri dans la matrice; puis II a transformé cette eau en sang et le sang en chair et, dans le sein maternel où il n'y avait ni mains, ni outillage, Il a créé les fenêtres de la bouche, des yeux et des oreilles, Il a façonné la langue et le gosier, et le trésor de la poitrine, où II a mis un cœur qui est à la fois une goutte, un monde, une perle, un océan, un esclave et un roi. Quelle intelligence peut comprendre qu'il nous ait amenés de cet état ignorant et méprisable jusqu'à notre élévation ? Et Dieu a dit : « As-tu vu, as-tu entendu d'où Je vous ai amenés et jusqu'où ? Maintenant, encore, Je te dis que Je ne te laisserai pas là où tu es non plus. Je t'emmènerai au-delà de cette terre et de ce ciel, en une terre très douce et un ciel qu'on ne peut imaginer ni se représenter : sa nature est de dilater l'âme dans la joie. Et au sein de ce firmament, ce qui est jeune ne devient pas vieux, ce qui est nouveau ne devient pas ancien; nulle chose ne se corrompt, ni ne s'abîme, rien ne meurt, aucune personne éveillée ne s'endort, parce que le sommeil est fait pour le repos et pour chasser la douleur, et dans ce lieu, il n'y a ni souffrance, ni chagrin. Et si tu ne le crois pas, réfléchis un instant : comment cette goutte de sperme aurait-elle pu te croire si tu lui avais dit : « Dieu a créé un monde en dehors de ce monde de ténèbres, un monde où il y a un ciel, un soleil, un clair de lune, des provinces, des villes, des villages, des jardins; où il existe des créatures parmi lesquelles il y a des rois, des riches, des gens en bonne santé, des malades, des aveugles ? Maintenant,
crains, ô goutte de sperme! Lorsque tu sortiras de cette demeure ténébreuse, à quelle catégorie appartiendras-tu ? » Aucune imagination et aucune intelligence ne pourraient croire à cette histoire : qu'il existe en dehors de ces ténèbres et de cette nourriture de sang un autre monde et une autre nourriture. Or, bien que cette goutte ignorât et niât une telle possibilité, elle n'a pourtant pu éviter de sortir, car on l'a amenée de force au-dehors...
Alors tu te trouveras en dehors de ce monde pareil au sein maternel; tu quitteras cette terre pour pénétrer dans une vaste étendue, sachant que la parole (du Qor'ân) : « La terre de Dieu est vaste » désigne cette ample région où sont arrivés les saints 10.»
Rûmî
Le monde est voile à lui-même
Nous savons aussi que Dieu S'est décrit Lui-même comme l' « Extérieur » — al-zâhir — et comme 1' « Intérieur » — al-bâtin —, et qu'il a manifesté le monde à la fois comme intérieur et comme extérieur, afin que nous connaissions l'aspect « intérieur » (de Dieu) par notre propre intérieur, et 1' « extérieur » par notre extérieur. De même, Il S'est décrit par les qualités de la clémence et de la colère, et II a manifesté le monde comme un lieu de crainte et d'espoir, pour que nous craignions Sa colère et espérions Sa clémence. Il S'est décrit par la beauté et la majesté et nous a doués de crainte révérentielle — al-haybah — et d'intimité — aluns. Il en va de même de tout ce qui se rapporte à Lui et par quoi II S'est désigné. Il a symbolisé ces couples de qualités (complémentaires) par les deux mains qu'il tendit vers la création de l'Homme universel; celui-ci réunit en lui toutes les réalités essentielles — haqâïq — du monde, dans son ensemble comme dans chacun de ses individus. Le monde est l'apparent, et le représentant (de Dieu en lui) est le caché.
C'est à l'instar de cela que le sultan reste invisible, et c'est en ce sens que Dieu dit de Lui-même qu'il Se cache derrière des voiles de ténèbres — qui sont les corps naturels et des voiles de lumière — qui sont les esprits subtils —; car le monde est fait de substance grossière — kathîf — et de substance subtile — latîf.
(Le monde) est à lui-même son propre voile, en sorte qu'il ne peut pas voir Dieu du fait même qu'il se voit; il ne peut jamais se défaire par lui-même de son voile, tout en sachant qu'il se rattache, par sa dépendance, à son Créateur. C'est que le monde ne participe pas à l'autonomie de l'Être essentiel, si bien qu'il ne Le conçoit jamais. Sous ce rapport, Dieu reste toujours inconnu, à l'intuition comme à la contemplation, car l'éphémère n'a pas de prise sur cela, c'est-à-dire sur l'éternelle11.
Ibn ul-'Arabî
Les soixante-dix mille voiles
Quelle est la signification de la tradition : « Allah a soixante-dix voiles de lumière et de ténèbre : S'il retirait ces voiles, l'éclat de Sa Face consumerait sans nul doute quiconque Le verrait » (Certains lisent : « sept cents voiles »; d'autres « soixante-dix mille »).
Je l'explique ainsi. Allah est manifeste en Lui-même, par Lui-même. Un voile est nécessairement en rapport avec ceux loin desquels l'objet éclatant est voilé. Or ceux-ci, d'entre les hommes, sont de trois sortes, selon que leurs voiles sont pure obscurité, obscurité mélangée à la lumière, ou pure lumière. Les subdivisions de ces trois catégories sont très nombreuses. Ceci en tout cas est certain. Je pourrais sans doute me livrer à une énumération compliquée de ces subdivisions; mais je n'ai pas confiance dans les résultats de telles définitions et énumérations, car personne ne sait si elles étaient réellement voulues ou non. Quant à fixer le nombre à sept cents ou à soixante-dix mille, c'est là une question que seul peut saisir le pouvoir prophétique. Ma propre impression claire, toutefois, c'est que ces chiffres ne sont pas mentionnés en tant qu'énumération précise, car les chiffres sont souvent indiqués sans intention de limitation, mais plutôt pour signifier une quantité indéfiniment grande : Dieu sait mieux. Ce point, donc, est hors de notre compétence, et tout ce que je puis faire à présent est de te dévoiler ces trois principales divisions et quelques-unes des subdivisions.
1. Ceux qui sont voilés par la pure obscurité. La première division consiste en ceux qui sont voilés par la pure obscurité. Ceux-là sont les athées (« qui ne croient pas en Allah, ni au Jour dernier » — Qor'ân, IV, 37). Ce sont ceux qui « préfèrent cette vie présente à celle à venir » — Qor'ân, XIV, 3 —, car ils ne croient pas du tout à ce qui doit venir. Ils se divisent en deux subdivisions.
Premièrement, il y a ceux qui désirent découvrir une cause qui rende compte de l'existence du monde, et ils considèrent la nature comme cette cause. Mais la nature est un attribut qui réside dans les substances matérielles et qui leur est immanente, et, en outre, c'est un attribut obscur, car il ne possède ni connaissance, ni perception, ni conscience de soi, ni conscience, ni lumière perçue par l'intermédiaire de la vue physique.
Deuxièmement, il y a ceux dont la préoccupation est le soi, et qui en aucune façon ne s'occupent à rechercher la causalité. Plutôt, ils vivent la vie des animaux des champs. Ce voile est, pour ainsi dire, leur égo centré sur lui-même, et leurs désirs de ténèbres; car il n'y a pas de ténèbres plus fortes que l'esclavage à l'égard des passions et de l'amour de soi. « N'as-tu pas vu, dit Allah, l'homme qui prend sa passion pour une divinité ? » (Qor'ân, XXV, 43) et le Prophète : ce La passion est le plus détestable des dieux adorés sur la terre. »
Cette dernière division peut être divisée à son tour. Il existe une catégorie de gens qui pensent que le but principal du monde est la satisfaction de vos besoins, appétits et plaisirs animaux, qu'ils soient en relation avec le sexe, la nourriture, la boisson, ou les vêtements. Ceux-là sont les créatures du plaisir; le plaisir est leur dieu, le but de leur ambition; et, en l'obtenant, ils croient avoir gagné la félicité. Délibérément et volontairement, ils se mettent au niveau des bêtes des champs; en vérité, à un niveau inférieur à celui des animaux. Peut-on imaginer ténèbres plus grandes que ceci ? De tels hommes sont en réalité voilés par une obscurité complète.
Une autre catégorie pense que le but principal de l'homme est la conquête et la domination, le massacre, le rapt et la captivité de leurs semblables. Telle est la conception que s'en font des Arabes, certains d'entre les Kurdes, et surtout des imbéciles innombrables. Leur voile est le voile noir des attributs de la férocité, parce que ce sont eux qui les dominent, de telle sorte qu'ils considèrent que forcer leur proie constitue le sommet de la félicité. Ceux-ci sont donc satisfaits d'occuper le niveau des animaux de proie, et même un niveau plus vil encore.
Une troisième catégorie suppose que le but principal, c'est la richesse et la prospérité, parce que l'or est le moyen de satisfaire chaque désir. Leur préoccupation consiste donc à amasser et à multiplier les richesses, accroître la propriété, les biens fonciers, les biens personnels, les chevaux pur-sang, les troupeaux, le bétail, les champs et le reste, à thésauriser même sous terre. On peut les voir travaillant durement toute leur vie, s'engageant dans des périls sur la terre, des risques sur la mer, par monts et par vaux, empilant les richesses et cependant se la refusant à eux-mêmes, et combien plus encore aux autres ! Ce sont là ceux auxquels pensait le Prophète quand il dit : « Pauvre misérable, esclave des dirhams ! Pauvre misérable, esclave des dinars! » Et en vérité, quelle ténèbre est plus profonde que celle qui aveugle les hommes, alors que l'or et l'argent ne sont que deux métaux non désirés pour eux-mêmes, ne valant pas mieux que du gravier, à moins d'en faire des moyens pour atteindre différents buts et de les dépenser pour des choses méritant d'être achetées ?
Une quatrième catégorie s'est avancée un peu plus haut que la folie complète de ces derniers, et suppose que la félicité suprême réside dans l'extension de la réputation personnelle d'un homme, la diffusion de sa renommée, l'accroissement de ses adeptes et son influence sur les autres. On peut les voir s'admirer dans leurs propres miroirs! L'un d'eux, qui souffre peut-être de la faim et du besoin chez lui, dépensera ce qu'il a pour des habits, essayant de paraître le plus élégant possible, afin d'éviter des regards méprisants quand il se déplace.
Innombrables sont les variétés de cette espèce, et tous unanimement sont voilés loin d'Allah par la pure ténèbre, et ils sont eux-mêmes ténèbres. De sorte qu'il n'est pas nécessaire de mentionner toutes les variétés individuelles, une fois que l'attention a été appelée sur le genre. L'une de ces variétés, que nous devons cependant mentionner, réside en ceux qui confessent avec leur langue : « Il n'y a pas de dieu si ce n'est Dieu », mais ils sont probablement incités à cela par la crainte seule, ou le désir de mendier auprès des musulmans, ou d'obtenir leur faveur, ou par un zèle purement fanatique de soutenir les opinions de leurs pères. Car si la foi ne réussit pas à les pousser à faire de bonnes actions, elle n'assurera aucunement leur élévation vers la lumière à partir de la sphère ténébreuse. Plutôt, leurs saints patrons sont des diables qui les conduisent de la lumière vers l'obscurité. Mais celui que la foi touche, de telle sorte que ses mauvaises actions lui déplaisent et que ses bonnes actions lui font plaisir, est passé au-delà de la pure ténèbre, même s'il est encore un grand pécheur.
2. Ceux qui sont voilés par la lumière et l'obscurité mêlées. La seconde division consiste en ceux qui sont voilés par un mélange de lumière et de ténèbre. Elle se divise en trois sortes; premièrement, ceux dont l'obscurité tire son origine des sens; secondement, de l'imagination; troisièmement, des faux syllogismes de l'intelligence.
En premier lieu, donc, il y a ceux qui sont voilés par l'obscurité des sens. Ce sont là des personnes qui toutes sont passées au-delà de cette absorption en soi-même qui caractérisait tous ceux de la première division, étant donné qu'ils divinisent quelque chose d'autre que le soi et ont quelque désir de connaître la divinité. Le premier degré de ceux-ci rassemble les adorateurs des idoles, le dernier degré les dualistes; entre ces deux extrêmes, existent d'autres degrés.
Les premiers, les idolâtres, sont conscients, en général, d'avoir une divinité qu'ils doivent préférer à leur sombre « moi », et croient que cette divinité est plus puissante que toute autre chose et a plus de prix que toute autre valeur. Mais la ténèbre des sens leur voile la connaissance qu'il leur faut transcender le monde sensoriel dans leur quête, de sorte qu'ils fabriquent pour eux-mêmes, avec les métaux les plus précieux, l'or, l'argent, et avec des pierres précieuses, des figures admirablement façonnées, et ensuite ils prennent ces images pour leurs dieux. De tels hommes sont voilés par la lumière de la majesté et de la beauté. La majesté et la beauté sont des attributs d'Allah et de Sa lumière; mais ils les ont attachés à des corps perçus par les sens; ces sens leur ont caché la lumière d'Allah, car les sens sont ténèbres par rapport au monde spirituel, ainsi que nous l'avons déjà vu.
La seconde catégorie, composée des tribus turques les plus éloignées qui ne possèdent pas de communauté religieuse organisée et n'ont pas de code religieux défini, croient qu'ils ont une divinité, et que cette divinité est quelque objet particulièrement beau; de sorte que, lorsqu'ils voient un être humain d'une beauté exceptionnelle, ou encore un arbre, un cheval, etc., ils l'adorent et l'appellent leur dieu. Ceux-là sont voilés par la lumière de la Beauté mélangée à l'obscurité des sens. Ils ont pénétré plus avant que les idolâtres dans le royaume de la lumière à la découverte de la lumière, car ce sont des adorateurs de la Beauté dans l'absolu, non dans l'individuel; et ils ne la limitent pas spécialement à un individu à l'exception d'autres; et, de plus, la Beauté qu'ils adorent est la création de la nature, non la leur.
La troisième catégorie déclare : notre divinité doit être lumière en Son essence, glorieuse en Son image, majestueuse en Elle-même, terrible en Sa présence, impossible à approcher ; et, cependant, Elle doit être aussi perceptible. Car, dans l'opinion de ces gens, ce qui n'est pas perceptible est dépourvu de sens. Alors, comme ils trouvent que le feu se caractérise ainsi, ils l'adorent et le prennent pour Seigneur. Ceux-là sont voilés par la lumière de la puissance et de la gloire qui sont, en vérité, deux des lumières d'Allah.
La quatrième catégorie pense que, puisque nous exerçons un contrôle sur le feu, l'allumant et l'éteignant à volonté, il ne peut servir de divinité. Seulement ce qui possède l'attribut de la puissance et de la gloire et qui nous tient sous son empire absolu, et qui est en outre très élevé et sublime, seulement cela représente la divinité. L'astrologie est la science qui est à l'honneur chez ces gens, qui attribuent à chaque étoile une influence particulière; de sorte que certains adorent Cynosura et d'autres Jupiter et d'autres certains autres corps célestes, selon les nombreuses influences dont ils croient les diverses étoiles douées. Ceux-là sont voilés par la lumière du sublime, du lumineux, du puissant, qui sont aussi trois des lumières d'Allah.
La cinquième catégorie appuie la quatrième dans sa conception fondamentale; mais ceux qui la composent disent qu'd ne convient pas à leur Seigneur d'être décrit comme petit ou grand parmi des substances qui donnent la lumière, mais qu'il doit être le plus grand, et c'est ainsi qu'ils adorent le soleil, qui, disent-ils, est la plus grande de toutes les lumières. De tels hommes sont voilés par la lumière de la grandeur, en plus des lumières précédentes; mais ils sont encore mêlés à l'obscurité des sens.
La sixième catégorie s'élève encore plus haut et dit : le soleil a le monopole de la lumière ; les corps autres que le soleil ont chacun leur lumière. Ainsi, étant donné que la divinité ne doit pas avoir de partenaire dans la luminosité, ils adorent la lumière absolue, qui embrasse toutes les lumières, et pensent que cela est le Seigneur de l'univers, et que toutes les choses bonnes doivent lui être attribuées. Ensuite, comme ils voient l'existence de maux dans le monde, et ne veulent aucunement permettre qu'ils soient attribués à leur divinité, qui est totalement dénuée de mal, ils conçoivent une lutte entre Lui et les ténèbres, et ils appellent ces deux forces Yazdan et Ahriman : c'est la secte des dualistes.
Ceci doit suffire pour traiter de cette division, qui comporte des catégories plus nombreuses que celles que nous avons mentionnées.
En second lieu, il y a ceux qui sont voilés par quelque lumière, mêlée à l'obscurité de l'imagination. Ceux-là sont passés au-delà des sens, car ils affirment l'existence de quelque chose derrière les objets des sens, mais ils sont incapables de dépasser l'imagination, et ainsi ils ont adoré un être qui siège effectivement sur un trône. Le degré le plus bas de ceux-ci est appelé les corporalistes ; puis tous les divers Karramites, dans les écrits et les opinions desquels nous ne pouvons entrer ici, car multiplier les paroles à ce propos n'aurait pas de sens. Mais ceux dont le rang est le plus élevé sont ceux qui nient à Allah la corporalité et tous ses accidents, excepté un : la direction, et cette direction, vers le haut; car, disent-ils, ce qui ne peut se rattacher à aucune direction, et ne peut être caractérisé comme étant ni dans le monde, ni hors de lui, n'existe pas, car il ne peut être imaginé par l'imagination. Ils n'ont pas réussi à comprendre que le premier degré des intelligibles nous emmène au-delà de toute référence quelconque à la direction ou à la dimension.
Troisièmement, ceux qui sont voilés par la lumière divine, mêlée à l'obscurité des faux syllogismes de l'intelligence, et qui adorent une divinité qui ce entend, voit, et possède la connaissance, la puissance, la volonté, la vie », et qui transcende toute direction, y compris la direction vers le haut, mais dont la conception de ces attributs est relative à ce qu'ils ont eux-mêmes; de telle sorte que certains d'entre eux ont pu déclarer carrément que Son « discours est de sons et de lettres comme le nôtre »; tandis que d'autres avancèrent un peu plus haut, peut-être, et dirent : « Il est comme nos paroles mentales, à la fois sans sons et sans lettres. » Ainsi, quand ils étaient mis au défi de montrer que ces « ouïe, vue, vie » etc., sont réels en Allah, ils retombèrent dans ce qui était essentiellement de l'anthropomorphisme, tout en le récusant formellement, car ils ne réussissaient absolument pas à comprendre ce que l'attribution de ces notions à Allah signifie en réalité. Ainsi, ils disent, en ce qui concerne Sa volonté, qu'elle est contingente comme la nôtre; qu'elle désire et s'assigne un but, comme la nôtre. Toutes ces opinions sont bien connues, et nous n'avons pas besoin d'entrer dans plus de détails à leur sujet. Ceux-là, donc, sont voilés par plusieurs des lumières divines, mêlées à l'obscurité des analogies de l'intelligence. Toutes ces catégories illustrent la seconde division rassemblant ceux qui sont voilés par la lumière et la ténèbre mêlées.
3. Ceux qui sont voilés par la lumière pure. La troisième division est celle de ceux qui sont voilés par la lumière pure, et ils se rangent eux aussi en plusieurs catégories. Je ne peux toutes les énumérer, mais ne parlerai que de trois d'entre elles.
Les premiers de ceux-ci ont recherché et compris la véritable signification des attributs divins, et ont compris que, lorsque les attributs divins sont nommés parole, volonté, puissance, connaissance, et le reste, ce n'est pas selon notre mode humain de nomenclature. Et ceci les a conduits à éviter de Le désigner par ces attributs, et de Le désigner simplement en se référant à Sa création, comme le fit Moïse dans sa réponse à Pharaon, quand ce dernier demanda : « Qui est donc le Seigneur des mondes ? » (Qor'ân, XXVI, 23). Ils ont dit : c'est le Seigneur dont la Sainteté transcende même l'idée de ces attributs, Lui qui meut et gouverne les cieux.
Les seconds s'élèvent plus haut que ceux-ci, étant donné qu'ils ont compris que les cieux sont une pluralité, et que celui qui meut chacun des différents cieux est un autre être, appelé un ange, et que ces anges forment une pluralité, et que leur relation aux autres lumières divines est comme la relation des étoiles avec toutes les autres lumières (cf. Qor'ân, XLI, 11). Ensuite, ils ont compris que ces cieux sont enveloppés par une autre sphère, par le mouvement de laquelle tout le reste tourne en vingt-quatre heures, et que, finalement, le Seigneur est Celui qui communique le mouvement à cette sphère la plus extrême, qui enclôt tout le reste, pour la raison, disent-ils, que la pluralité ne peut Lui être attribuée.
La troisième catégorie s'élève plus haut encore que ceux-ci. Ils disent que cette communication directe du mouvement aux corps célestes doit être un acte de service à l'égard du Seigneur de l'univers, un acte d'adoration et d'obéissance à Son commandement, et rendu par l'une de Ses créatures, un Ange qui se tient par rapport à la pure lumière divine dans la relation qu'a la lune avec les autres lumières visibles; et ils ont affirmé que le Seigneur est Celui qui est obéi par ce mouvant angélique, et que le Tout-Puissant doit être considéré comme le moteur universel indirectement et par le moyen de l'ordre — amr — (cf. Qor'ân, VII, 54), mais non directement par le moyen de l'acte. L'explication de cet « ordre » et de ce qu'il est en réalité contient beaucoup d'obscurité et est trop difficile pour la plupart des intelligences, outre qu'elle est en dehors de cet ouvrage.
Tels sont les degrés de tous ceux qui sont voilés par les lumières, sans mélange d'obscurité.
4. Le but de la quête. Mais ceux qui parviennent constituent un quatrième degré auquel, à son tour, il a été rendu évident que Celui qui est obéi, si on L'identifie à Allah, il faudrait lui conférer des attributs qui nieraient Sa pure unité et perfection, en raison d'un mystère qu'on ne peut révéler dans le cadre de ce livre; et que la relation de Celui qui est obéi à l'existence réelle est comme la relation du soleil à la lumière essentielle, ou du charbon brûlant au feu élémental; et ainsi, « ils ont détourné leurs visages » de Celui qui meut les cieux et de Celui qui a émis l'ordre — amara — pour leur mise en mouvement, et ils sont parvenus à un existant qui transcende tout ce qui est compréhensible par la vue humaine ou l'intelligence humaine; car ils L'ont trouvé au-delà de, et séparé de toute caractérisation que nous avons faite auparavant.
Et ces derniers sont eux aussi divisés. Pour une catégorie, le contenu tout entier de ce qui est perceptible est anéanti, consumé, effacé, et annihilé; cependant, l'âme elle-même demeure, contemplant la beauté et la sainteté absolue, et se contemplant elle-même dans sa beauté qui lui est conférée par son arrivée en la présence divine. En eux, donc, les choses vues, mais non l'âme qui voit, sont effacées.
Et ils sont dépassés par d'autres, parmi lesquels sont le petit nombre du petit nombre ; que « les splendeurs de la Face sublime consument », et que la majesté de la gloire divine efface; de sorte qu'ils sont eux-mêmes anéantis, annihilés. Pour la contemplation de soi-même ne se trouve plus de place, parce qu'ils n'ont plus rien à faire avec le soi. Rien ne demeure plus que l'Un, le Réel; et la signification de Sa parole : « Tout périt, sauf Son Visage » (Qor'ân, XXVIII, 88) devient l'expérience de l'âme. A ceci, nous avons fait allusion dans le chapitre premier, où nous avons indiqué dans quel sens ils nommaient cet état « union » et comment ils le concevaient.
Tel est le degré ultime de ceux qui parviennent. Quelques-uns parmi eux n'ont pas eu, dans leur progrès et ascension, à gravir pas à pas les étapes que nous avons décrites; leur ascension ne leur demanda non plus aucun laps de temps; mais avec leur premier essor, ils sont arrivés à la connaissance de la sainteté et l'attestation que Sa souveraineté transcende tout ce qui doit être transcendé. Ils furent subjugués dès le début par la connaissance qui subjugua les autres tout à la fin. La manifestation d'Allah leur arriva d'un seul coup, de sorte que tout ce qui est perceptible par la vue sensorielle ou par celle de l'intelligence fut « par les splendeurs de Son Visage entièrement consumé ». Il se peut que cette première voie fut celle d'Abraham, l'Ami d'Allah, tandis que la dernière fut celle de Muhammad, le bien-aimé d'Allah. Allah Seul connaît les mystères de leurs progrès et de leurs stations sur la Voie de lumière.
Tel est notre exposé concernant ceux qui sont voilés par les voiles; et ce ne serait pas étrange si, après que ces stations aient été pleinement classifiées et que les voiles des pèlerins mystiques aient été pleinement étudiés, le nombre de catégories s'avère s'élever à soixante-dix mille. Cependant, si vous regardez attentivement, vous verrez que, de toutes ces catégories, pas une seule ne se trouve en dehors des divisions que nous avons opérées. Car, ainsi que nous l'avons montré, ils doivent être voilés par leurs propres attributs humains; ou par les sens, l'imagination, l'intelligence discursive ; ou par la lumière pure.
Voici ce qui s'est présenté à moi en guise de réponse à tes questions... Puis-je te suggérer de demander pour moi mon pardon pour tout ce en quoi ma plume a pu se tromper, ou mon pied glisser ? Car c'est chose aventureuse que de plonger dans la mer sans fond des mystères divins; et il est dur et difficile d'essayer de découvrir les lumières célestes qui sont derrière le voile 12.
Ghazâlî
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1. Rûmî, Mathnavî, I, 381.
2. Rûmî, Diwân.
3. Qor'ân, XVIII, 65.
4. Voir le « dévoilement » dans la parabole des peintres, p. 38.
5. Qor'ân, XLII, 51.
6. Voir : Dictionnaire des symboles, article « Voile », par Éva de Vitray-Meyerovitch.
7. Qor'ân, XLI, 5.
8. Rûmî : Mathnavî, IV, vers 3637 et suiv.
9. Rûmî : Diwân-e Shams-e Tabrîzi.
10. Rûmî : Maklûbâl (Lettres).
11. Ibn ul-'Arabî : La Sagesse des Prophètes, traduction de Titus Burckhardt, Paris, 1974, Albin Michel éd., p. 34-35.
12. Ghazâlî : Mishkât al-Anwâr, chapitre troisième et dernier.
http://www.aisa-net.com/index00.htm
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