vendredi 28 septembre 2012

René Guénon : Difficultés linguistiques




La difficulté la plus grave, pour l’interprétation correcte des doctrines orientales, est celle qui provient, comme nous l’avons déjà indiqué et comme nous entendons l’exposer surtout dans ce qui suivra, de la différence essentielle qui existe entre les modes de la pensée orientale et ceux de la pensée occidentale. Cette différence se traduit naturellement par une différence correspondante dans les langues qui sont destinées respectivement à exprimer ces modes, d’où une seconde difficulté, dérivant de la première, lorsqu’il s’agit de rendre certaines idées dans les langues de l’Occident, qui manquent de termes appropriés, et qui, surtout, sont fort peu métaphysiques. D’ailleurs, ce n’est là en somme qu’une aggravation des difficultés inhérentes à toute traduction, et qui se rencontrent même, à un moindre degré, pour passer d’une langue à une autre qui en est très voisine philologiquement aussi bien que géographiquement ; dans ce dernier cas encore, les termes que l’on regarde comme correspondants, et qui ont souvent la même origine ou la même dérivation, sont quelquefois très loin, malgré cela, d’offrir pour le sens une équivalence exacte. Cela se comprend aisément, car il est évident que chaque langue doit être particulièrement adaptée à la mentalité du peuple qui en fait usage, et chaque peuple a sa mentalité propre, plus ou moins largement différente de celle des autres ; cette diversité des mentalités ethniques est seulement beaucoup moindre quand on considère des peuples appartenant à une même race ou se rattachant à une même civilisation. Dans ce cas, les caractères mentaux communs sont assurément les plus fondamentaux, mais les caractères secondaires qui s’y superposent peuvent donner lieu à des variations qui sont encore fort appréciables ; et l’on pourrait même se demander si, parmi les individus qui parlent une même langue, dans les limites d’une nation qui comprend les éléments ethniques divers, le sens des mots de cette langue ne se nuance pas plus ou moins d’une région à l’autre, d’autant plus que l’unification nationale et linguistique est souvent récente et quelque peu artificielle : il n’y aurait rien d’étonnant, par exemple, à ce que la langue commune héritât dans chaque province, pour le fond tout autant que pour la forme, de quelques particularités de l’ancien dialecte auquel elle est venue se superposer et qu’elle a remplacé plus ou moins complètement. Quoi qu’il en soit, les différences dont nous parlons sont naturellement beaucoup plus sensibles d’un peuple à un autre : s’il peut y avoir plusieurs façons de parler une langue, c’est-à-dire, au fond, de penser en se servant de cette langue, il y a sûrement une façon de penser spéciale qui s’exprime normalement dans chaque langue distincte ; et la différence atteint en quelque sorte son maximum pour des langues très différentes les unes des autres à tous égards, ou même pour des langues apparentées philologiquement, mais adaptées à des mentalités et à des civilisations très diverses, car les rapprochements philologiques permettent beaucoup moins sûrement que les rapprochements mentaux l’établissement d’équivalences véritables. C’est pour ses raisons que, comme nous disions dès le début, la traduction la plus littérale n’est pas toujours la plus exacte au point de vue des idées, bien loin de là, et c’est pourquoi la connaissance purement grammaticale d’une langue est tout à fait insuffisante pour en donner la compréhension.
 
Quand nous parlons de l’éloignement des peuples et, par suite, de leurs langues, il faut d’ailleurs remarquer que ce peut être un éloignement dans le temps aussi bien que dans l’espace, de sorte que ce que nous venons de dire s’applique également à la compréhension des langues anciennes. Bien plus, pour un même peuple, s’il arrive que sa mentalité subisse au cours de son existence de notables modifications, non seulement des termes nouveaux se substituent dans sa langue à des termes anciens, mais aussi le sens des termes qui se maintiennent varie corrélativement aux changements mentaux, à tel point que, dans une langue qui est demeurée à peu près identique dans sa forme extérieure, les mêmes mots arrivent à ne plus répondre en réalité aux mêmes conceptions, et qu’il faudrait alors, pour en rétablir le sens, une véritable traduction, remplaçant des mots qui sont cependant encore en usage par d’autres mots tout différents ; la comparaison de la langue française du XVII° siècle et de celle de nos jours en fournirait de nombreux exemples. Nous devons ajouter que cela est vrai surtout des peuples occidentaux, dont la mentalité, ainsi que nous l’indiquions précédemment, est extrêmement instable et changeante ; et d’ailleurs il y a encore une raison décisive pour qu’un tel inconvénient ne se présente pas en Orient, ou du moins y soit réduit à son strict minimum : c’est qu’une démarcation très nette y est établie entre les langues vulgaires, qui varient forcément dans une certaine mesure pour répondre aux nécessités de l’usage courant, et les langues qui servent à l’exposition des doctrines, langues qui sont immuablement fixées, et que leur destination met à l’abri de toutes les variations contingentes, ce qui, du reste, diminue encore l’importance des considérations chronologiques.

On aurait pu, jusqu’à un certain point, trouver quelque chose d’analogue en Europe à l’époque où le latin y était employé généralement pour l’enseignement et pour les échanges intellectuels; une langue qui sert à un tel usage ne peut être appelé une langue morte, mais elle est une langue fixée, et c’est précisément là  ce qui fait son grand avantage, sans parler de sa commodité pour les relations internationales, où les « langues auxiliaires » artificielles que préconisent les modernes échoueront fatalement. Si nous pouvons parler d’une fixité immuable, surtout en Orient, et pour l’exposition des doctrines dont l’essence est purement métaphysique, c’est qu’en effet ces doctrines n’ « évoluent » point au sens occidental de ce mot, ce qui rend parfaitement inapplicable pour elles l’emploi de toute « méthode historique » ; si étrange et si incompréhensible même que cela puisse paraître à des Occidentaux modernes, qui voudraient à toute force croire au « progrès » dans tous les domaines, c’est pourtant ainsi, et, faute de le reconnaître, on se condamne à ne jamais rien comprendre de l’Orient. Les doctrines métaphysiques n’ont pas à changer dans leur fond ni même à se perfectionner ; elles peuvent seulement se développer sous certains points de vue, en recevant des expressions qui sont plus particulièrement appropriées à chacun de ces points de vue, mais qui se maintiennent toujours dans un esprit rigoureusement traditionnel. S’il arrive par exception qu’il en soit autrement et qu’une déviation intellectuelle vienne à se produire dans un milieu plus ou moins restreint, cette déviation, si elle est vraiment grave, ne tarde pas à avoir pour conséquence l’abandon de la langue traditionnelle dans le milieu en question, où elle est remplacée par un idiome d’origine vulgaire, mais qui en acquiert à son tour une certaine fixité relative, parce que la doctrine dissidente tend spontanément à se poser en tradition indépendante, bien qu’évidemment dépourvue de toute autorité régulière. L’Oriental, même sorti des vois normales de son intellectualité, ne peut vivre sans une tradition ou quelque chose qui en tienne lieu, et nous essaierons de faire comprendre par la suite tout ce qu’est pour lui la tradition sous ses divers aspects ; il y a là, d’ailleurs, une des causes profondes de son mépris pour l’Occidental, qui se présente trop souvent à lui comme un être dépourvu de toute attache traditionnelle.
 
Pour prendre maintenant sous un autre point de vue, et comme dans leur principe même, les difficultés que nous voulions signaler spécialement dans le présent chapitre, nous pouvons dire que toute expression quelconque est nécessairement imparfaite en elle-même, parce qu’elle limite et restreint les conceptions pour les enfermer dans une forme définie qui ne peut jamais leur être complètement adéquate, la conception contenant toujours quelque chose de plus que son expression, et même immensément plus lorsqu’il s’agit de conceptions métaphysiques, qui doivent toujours faire la part de l’inexprimable, parce qu’il est de leur essence même de s’ouvrir sur des possibilités illimitées. Le passage d’une langue à une autre, forcément moins bien adaptée que la première, ne fait en somme qu’aggraver cette imperfection originelle et inévitable ; mais, lorsqu’on est parvenu à saisir en quelque sorte la conception elle-même à travers son expression primitive, en s’identifiant autant qu’il est possible à la mentalité de celui ou de ceux qui l’ont pensée, il est clair qu’on peut toujours remédier dans une large mesure à cet inconvénient, en donnant une interprétation qui, pour être intelligible, devra être un commentaire beaucoup plus qu’une traduction littérale pure et simple. Toute la différence réelle réside donc, au fond, dans l’identification mentale qui est requise pour parvenir à ce résultat ; il en est, très certainement, qui y sont complètement inaptes, et l’on voit combien cela dépasse la portée des travaux de simple érudition. C’est là la seule façon d’étudier les doctrines qui puisse être vraiment profitable ; pour les comprendre, il faut pour ainsi dire les étudier du « dedans », tandis que les orientalistes se sont toujours bornés à les considérer du « dehors ».
 
Le genre de travail dont il s’agit ici est relativement plus facile pour les doctrines qui se sont transmises régulièrement jusqu’à notre époque, et qui ont encore des interprètes autorisés, que pour celles dont l’expression écrite ou figurée nous est seule parvenue, sans être accompagnée de la tradition orale depuis longtemps éteinte. Il est d’autant plus fâcheux que les orientalistes se soient toujours obstinés à négliger, avec un parti pris peut-être involontaire pour une part, mais par là même plus invincible, cet avantage qui leur était offert, à eux qui se proposent d’étudier des civilisations qui subsistent encore, à l’exclusion de ceux dont les recherches portent sur des civilisations disparues. Pourtant comme nous l’indiquions déjà plus haut, ces derniers eux-mêmes, les égyptologues et les assyriologues par exemple, pouvaient s’éviter bien des méprises s’ils avaient une connaissance plus étendue de la mentalité humaine et des diverses modalités dont elle est susceptible ; mais une telle connaissance ne serait précisément possible que par l’étude vraie des doctrines orientales, qui rendrait ainsi, indirectement tout au moins, d’immenses services à toutes les branches de l’étude de l’antiquité. Seulement, même pour un objet qui est loin d’être le plus important à nos yeux, il ne faudrait pas s’enfermer dans une érudition qui n’a par elle-même qu’un fort médiocre intérêt, mais qui est sans doute le seul domaine où puisse s’exercer sans trop d’inconvénients l’activité de ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas sortir des étroites limites de la mentalité occidentale moderne. C’est là, nous le répétons encore une fois, la raison essentielle qui rend les travaux des orientalistes absolument insuffisants pour permettre la compréhension d’une idée quelconque, et en même temps complètement inutiles, sinon même nuisibles en certains cas, pour un rapprochement intellectuel entre l’Orient et l’Occident.
 
(René Guénon, Introduction générale à l’étude des Doctrines Hindoues, Part.I, chap.VI : Difficultés linguistiques, p.51-57)

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