Les débats
portant sur l’opportunité ou la licéité de célébrer l’anniversaire de la
naissance du prophète (al-Mawlid al-nabawî) ne datent pas de notre époque. En
témoigne la fatwa rédigée à la fin du IX/XVe siècle par le grand savant Jalâl
al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/ 1505). Avant lui, d’autres ‘ulamâ’ de renom avaient
déjà rédigé des livrets intitulés Mawlid en l’honneur du Prophète (Ibn
al-Jawzî, Ibn Kathîr…), ou avaient pris position en faveur de cette
célébration. Ainsi, Ibn Taymiyya lui-même (m. 1328) déclare t-il dans son livre
Iqtidâ’ al-sirât al-mustaqîm : « Nous célébrons le Mawlid par amour et
vénération pour le Prophète ». La fatwa de Suyûtî a l’avantage d’une part de
retracer l’historique de la célébration du Mawlid, d’autre part d’apporter la
caution d’un savant éminent de l’islam à la reconnaissance de cette
célébration.
Présentons
d’abord – si besoin est – Suyûtî. C’est un ‘âlim encyclopédiste, polyvalent,
qui maîtrisait maintes disciplines islamiques et a écrit par ailleurs sur les
sujets les plus variés. À noter qu’il est l’auteur le plus prolifique de
littérature islamique, puisqu’on lui attribue environ un millier d’ouvrages[1]
! Dans le foisonnement de son œuvre, ce qui ressort globalement c’est son
attachement au modèle prophétique muhammadien. Il s’agit pour lui, comme pour
Junayd auparavant, de la seule voie menant à Dieu. Lui-même déclara que la
discipline où il se sentait la plus à l’aise était celle de la « science du
hadîth ».
Pour notre
auteur assurément, ce modèle ne saurait être transmis uniquement par la science
livresque ; il a besoin d’être vécu de l’intérieur. Suyûtî a donc pratiqué la
Voie soufie, et avait pour maître un cheikh de la tarîqa Shâdhiliyya, Muhammad
al-Maghribî (m. 911/ 1505). Nul étonnement, donc, qu’il ait développé ici ou là
la dimension ésotérique du message muhammadien[2]. Notre savant égyptien a
ainsi établi un rapport personnel, mystique, avec la personne spirituelle du
Prophète. Il affirme en ce sens avoir vu celui-ci plus de soixante-dix fois à
l’état de veille (yaqazatan), ce qui constitue, dans le soufisme même, une
faveur rarement accordée. Des contemporains ont d’ailleurs rapporté des visions
au cours desquelles le Prophète rencontrait Suyûtî et l’appelait « shaykh
al-Sunna [3]». Et ce dernier stipule, à l’instar d’autres soufis ou ‘ulamâ’
spiritualistes, que le Prophète peut entretenir, lors de visions, tel initié de
la validité ou non d’un hadîth donné.
Aperçu
historique sur la célébration du Mawlid nabawî
Suyûtî
attribue l’initiative de cette célébration à un prince sunnite, de la dynastie
ayyoubide, qui régnait sur la ville kurde d’Irbil, à 80 km de Mossoul :
Muzaffar al-Dîn Kökbürî. Ce prince aurait commencé à célébrer le Mawlid au tout
début du VII/XIIIe siècle, soit à partir de 605/1208. D’après les chroniques de
l’époque, il s’agissait d’une sorte de festival qui attirait beaucoup de monde
et qui doit beaucoup, en fait, aux soufis de la région : ils animaient la
cérémonie par le dhikr et le samâ‘. On peut dire que, depuis que cette
cérémonie existe en pays musulman, les dirigeants politiques avaient davantage
besoin de l’appui des milieux soufis que l’inverse. Le voyageur Ibn Jubayr (m.
614) évoque, dans ses Rihal, la célébration du Mawlid pour la même période, à
la Mecque. D’autres sources affirment que les Fatimides (Égypte et Syrie)
auraient été les premiers à fêter le Mawlid. Lorsqu’on sait que les Fatimides,
dynastie chiite ismaélienne, étaient les rivaux des Ayyoubides sunnites, il
n’est guère étonnant qu’il y ait une telle surenchère idéologique. On sait par
ailleurs que le prince kurde sunnite Nûr al-Dîn Zengui (m. 1174) – l’oncle de
Saladin - avait écrit un texte d’éloges, depuis Damas, en l’honneur du
Prophète.
Outre le
fait que la célébration organisée par Muzaffar al-Dîn Kökbürî était bien
repérée dans les sources historiques (Ibn Khallikân lui a consacré une description
détaillée), il est évident que Suyûtî, sunnite prononcé et légitimiste
concernant la question du califat abbasside, n’allait pas promouvoir dans sa
fatwa une hypothétique origine chiite à la célébration du Mawlid…
En réalité
l’apparition de la cérémonie du Mawlid correspond historiquement aux besoins,
pour la communauté musulmane, de se rassembler autour de la personne du
Prophète en temps de crise : rappelons que depuis 1099, les Croisés ont investi
une partie du Proche-Orient (Syrie, Palestine), et que, à l’Est, se profile de
plus en plus le danger du déferlement mongol.
Contexte de
la fatwa de Suyûtî
Selon
plusieurs auteurs, le Mawlid nabawî connaît son véritable développement à
l’époque de Suyûtî, soit à la fin de la période mamelouke[4]. Au Caire, la
cérémonie revêt un caractère officiel, à la Citadelle, en présence du sultan
mamelouk, des émirs, des ‘ulamâ’ et des soufis bien sûr. Mais son aspect
populaire festif n’en est pas pour autant éclipsé. Les cheikhs la célèbrent
dans leur zâwiya, entourés de leurs disciples et de nombreux invités [5]. Nous
sommes à une époque où émerge de plus en plus la notion de « Voie muhammadienne
» qui doit fédérer et rassembler toutes les voies initiatiques particulières.
Cependant, la question de la licéité de la célébration du Mawlid se pose encore
ici ou là. De ce débat témoigne la fatwa de Suyûtî, qui vise à apporter une
réponse étayée et définitive.
Cette fatwa
revêt une importance particulière du fait de la renommée de son auteur de son
vivant : Suyûtî délivrait des avis juridiques à la demande d’un public large
qui allait de l’Inde jusqu’à l’Afrique sahélienne (al-Takrûr). Nul étonnement
donc, que l’on trouve des traces de l’influence de cette fatwa jusqu’au Maghreb [6]. La méthode de Suyûtî
consiste à citer beaucoup d’autorités antérieures qui, pour la plupart, vont
dans son sens. Ce référencement, on le sait, constitue le seul moyen dans la
culture islamique d’asseoir son avis. Suyûtî s’appuie ainsi sur des savants
reconnus tels que al-‘Izz Ibn ‘Abd al-Salâm,
al-Nawawî, Ibn al-Hâjj, Ibn Hajar, etc. Mais il sait aussi donner la
parole à ses adversaires doctrinaux… avant de les réfuter.
L’argumentation
développée dans la fatwa
Le texte
s’intitule Husn al-maqsid fî ‘amal al-Mawlid, « La bonne intention concernant
la célébration du Mawlid », et il est incorporé dans le recueil de fatwas que
Suyûtî a collecté à la fin de sa vie et qui s’intitule al-Hâwî lil-fatâwî [7].
Suyûtî y développe principalement le thème que cette célébration relève certes
de l’innovation (bid‘a), mais que toute innovation n’est pas blâmable
(madhmûma). Il s’agit là au contraire d’une innovation « louable » (hasana),
voire recommandée (mandûba). Suyûtî précise même que, dans certains cas, une
innovation peut s’avérer obligatoire, indispensable (wâjiba). En outre, il
précise que, une fois devenu prophète, Muhammad a célébré pour lui-même la
‘aqîqa, alors que son grand-père ‘Abd al-Muttalib l’avait déjà pratiquée pour
lui lors de sa naissance : cet élément d’information va dans le sens de la
commémoration de sa naissance par la communauté musulmane.
Le sens que
revêt la commémoration de la naissance du prophète Muhammad est de rendre grâce
à Dieu (izhâr al-shukr) de l’avoir envoyé comme prophète ayant apporté l’islam,
et comme miséricorde à tous les êtres. Cette gratitude s’accompagne de manière
toute naturelle de la joie que peuvent partager les musulmans, et plus
précisément ceux qui assistent à la célébration. Et Suyûtî de mentionner que
l’oncle mécréant du Prophète, Abû Lahab a son sort amélioré en enfer du simple
fait qu’il se serait réjoui lors de la naissance de Muhammad. C’est donc
l’intention de l’action de grâce et de la réjouissance qui doit être prise
lorsqu’on organise le Mawlid. À l’instar de savants antérieurs, Suyûtî établit
la comparaison entre cette célébration et l’établissement par le calife ‘Umar
Ibn al-Khattâb de la prière des Tarâwîh, lors du mois de Ramadan. On ne trouve
dans tout cela, écrit-il, aucune contradiction ni avec le Coran ni avec la
Sunna, car cela relève du « bel agir », de la « recherche de l’excellence »
(al-ihsân). Simplement, il faut distinguer la célébration telle que la
recommandent les ‘ulamâ’ et les soufis, des pratiques blâmables qui ont pu s’y
introduire.
A cet égard,
Suyûtî donne des indications assez précises sur le contenu et le déroulement de
la commémoration du Mawlid : durant tout le mois de Rabî‘ al-awwal, au cours
duquel est né Muhammad, on doit pratiquer le bien, multiplier les aumônes, etc.
Lors de la cérémonie elle-même, il est recommandé de se réunir pour lire le
Coran, nourrir les pauvres, lire des passages de la tradition concernant la
naissance du Prophète et les signes miraculeux qui l’ont accompagnée, chanter
des poèmes en son éloge, et bien sûr éviter tout débordement relevant de la
religiosité populaire (danse, musique…).
Lorsque l’on
considère l’autorité scientifique et spirituelle de Suyûtî, et celle des
savants antérieurs qu’il cite (al-‘Izz Ibn ‘Abd al-Salâm, al-Nawawî, Ibn al-Hâjj, Ibn Hajar…), on reste
consterné devant l’ignorance aussi péremptoire de ces musulmans contemporains
pour lesquels le Mawlid est une innovation blâmable, et qui vitupèrent contre
la célébration de la naissance de celui qui fut envoyé « comme une miséricorde
pour les mondes »[8].
Pr. Eric
GEOFFROY
[1] Voir
l’article al-Suyûtî dans l’Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, par Éric
Geoffroy –tome IX, p. 951-954.
[2] Voir par
exemple son petit ouvrage intitulé al-Bâhir fî hukm al-nabî bi l-bâtin wa
l-zâhir.
[3] Cf.
Sha‘rânî, al-Tabaqât al-sughrâ, Le Caire, 1970, p. 28-29.
[4] J. S.
Trimingham, The Sufi Orders, Oxford, 1971, 27 ; N.J.G. Kaptein, Muhammad’s Birthday
Festival, Leiden – New York, 1993, p. 5, 48.
[5] E.
Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les
premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, IFEAD,
Damas-Paris, 1995, p. 106.
[6] Kaptein,
Muhammad’s Birthday Festival, op. cit., p. 45.
[7] al-Hâwî lil-fatâwî, Beyrouth, s.d., tome 1, p. 251
– 262.
[8] Coran 21
: 107.
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