mercredi 3 avril 2013

René Guénon - La Religion et les religions


 
 
 
 
La Gnose, septembre-octobre 1910, article inédit signé Palingenius


« Honorez la Religion, défiez-vous des religions » : telle est une des maximes principales que le Taoïsme a inscrites sur la porte de tous ses temples ; et cette thèse (qui est d’ailleurs développée dans cette Revue même par notre Maître et collaborateur Matgioi) n’est point spéciale à la métaphysique extrême-orientale, mais se dégage immédiatement des enseignements de la Gnose pure, exclusive de tout esprit de secte ou de système, donc de toute tendance à l’individualisation de la Doctrine.

Si la Religion est nécessairement une comme la Vérité, les religions ne peuvent être que des déviations de la Doctrine primordiale ; et il ne faut point prendre pour l’Arbre même de la Tradition les végétations parasitaires, anciennes ou récentes, qui s’enlacent à son tronc, et qui, tout en vivant de sa propre substance, s’efforcent de l’étouffer : vains efforts, car des modifications temporaires ne peuvent affecter en rien la Vérité immuable et éternelle.

De ceci, il résulte évidemment qu’aucune autorité ne peut être accordée à tout système religieux qui se réclame d’un ou de plusieurs individus, puisque, devant la Doctrine vraie et impersonnelle, les individus n’existent pas ; et, par là, on comprend aussi toute l’inanité de cette question, pourtant si souvent posée : « les circonstances de la vie des fondateurs de religions, telles qu’elles nous sont rapportées, doivent-elles être regardées comme des faits historiques réels, ou comme de simples légendes n’ayant qu’un caractère purement symbolique ? ».

Que l’on ait introduit dans le récit de la vie du fondateur, vrai où supposé, de telle ou telle religion, des circonstances qui n’étaient primitivement que de purs symboles, et qui ont ensuite été prises pour des faits historiques par ceux qui en ignoraient la signification, cela est fort vraisemblable, probable
même dans bien des cas. Il est également possible, il est vrai, que de semblables circonstances se soient parfois réalisées, dans l’existence de certains êtres d’une nature toute spéciale, tels que doivent l’être les Messies ou les Sauveurs ; mais peu nous importe, car cela ne leur enlève rien de leur valeur symbolique, qui procède de tout autre chose que des faits matériels.

Nous irons plus loin : l’existence même de tels êtres, considérés sous l’apparence individuelle, doit être aussi regardée comme symbolique. « Le Verbe s’est fait chair », dit l’Évangile de Jean ; et dire que le Verbe, en se manifestant, s’est fait chair, c’est dire qu’il s’est matérialisé, ou, pour parler d’une façon plus générale et en même temps plus exacte, qu’il s’est en quelque sorte cristallisé dans la forme ; et la cristallisation du Verbe, c’est le Symbole. Ainsi, la manifestation du Verbe, à quelque degré et sous quelque aspect que ce soit, envisagée par rapport à nous, c’est-à-dire au point de vue individuel, est un pur symbole ; les individualités qui représentent le Verbe pour nous, qu’elles soient ou non des personnages historiques, sont toutes symboliques en tant qu’elles manifestent un principe, et c’est le principe seul qui importe.

Nous n’avons donc nullement à nous préoccuper de l’histoire des religions, ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que cette science n’ait pas autant d’intérêt relatif que n’importe quelle autre ; il nous est même permis, mais à un point de vue qui n’a rien de gnostique, de souhaiter qu’elle réalise un jour des progrès plus vrais que ceux qui ont fait la réputation, insuffisamment justifiée peut-être, de certains de ses représentants, et qu’elle se débarrasse promptement de toutes les hypothèses par trop fantaisistes, pour ne pas dire fantastiques, dont l’ont encombrée des exégètes mal avisés. Mais ce n’est point ici le lieu d’insister sur ce sujet, qui, nous ne saurions trop le répéter, est tout à fait en dehors de la Doctrine et ne saurait la toucher en quoi que ce soit, car c’est là une simple question de faits, et, devant la Doctrine, il n’existe rien d’autre que l’idée pure.

 



Si les religions, indépendamment de la question de leur origine, apparaissent comme des déviations de la Religion, il faut se demander ce qu’est celle-ci dans son essence.

Étymologiquement, le mot Religion, dérivant de religare, relier, implique une idée de lien, et, par suite, d’union. Donc, nous plaçant dans le domaine exclusivement métaphysique, le seul qui nous importe, nous pouvons dire que la Religion consiste essentiellement dans l’union de l’individu avec les états supérieurs de son être, et, par là, avec l’Esprit Universel, union par laquelle l’individualité disparaît, comme toute distinction illusoire ; et elle comprend aussi, par conséquent, les moyens de réaliser cette union, moyens qui nous sont enseignés par les Sages qui nous ont précédés dans la Voie.

Cette signification est précisément celle qu’a en sanscrit le mot Yoga, quoi que prétendent ceux qui veulent que ce mot désigne, soit « une philosophie », soit « une méthode de développement des pouvoirs latents de l’organisme humain ».

La Religion, remarquons-le bien, est l’union avec le Soi intérieur, qui est lui-même un avec l’Esprit universel, et elle ne prétend point nous rattacher à quelque être extérieur à nous, et forcément illusoire dans la mesure où il serait considéré comme extérieur. À fortiori n’est-elle pas un lien entre des individus humains, ce qui n’aurait de raison d’être que dans le domaine social ; ce dernier cas est, par contre, celui de la plupart des religions, qui ont pour principale préoccupation de prêcher une morale, c’est-à-dire une loi que les hommes doivent observer pour vivre en société. En effet, si l’on écarte toute considération mystique ou simplement sentimentale, c’est à cela que se réduit la morale, qui n’aurait aucun sens en dehors de la vie sociale, et qui doit se modifier avec les conditions de celle-ci. Si donc les religions peuvent avoir, et ont certainement en fait, leur utilité à ce point de vue, elles auraient dû se borner à ce rôle social, sans afficher aucune prétention doctrinale ; mais, malheureusement, les choses ont été tout autrement, du moins en Occident.

Nous disons en Occident, car, en Orient, il ne pouvait se produire aucune confusion entre les deux domaines métaphysique et social (ou moral), qui sont profondément séparés, de telle sorte qu’aucune réaction de l’un sur l’autre n’est possible ; et, en effet, on ne peut y trouver rien qui corresponde, même approximativement, à ce que les Occidentaux appellent une religion. Par contre, la Religion, telle que nous l’avons définie, y est honorée et pratiquée constamment, tandis que, dans l’Occident moderne, la très grande majorité l’ignore parfaitement, et n’en soupçonne pas même l’existence, pas même peut-être la possibilité.

On nous objectera sans doute que le Bouddhisme est pourtant quelque chose d’analogue aux religions occidentales, et il est vrai que c’est ce qui s’en rapproche le plus (c’est peut-être pour cela que certains savants veulent voir, en Orient, du Bouddhisme un peu partout, même parfois dans ce qui n’en présente pas la moindre trace) ; mais il en est encore bien éloigné, et les philosophes ou les historiens qui l’ont montré sous cet aspect l’ont singulièrement défiguré. Il n’est pas plus déiste qu’athée, pas plus panthéiste que néantiste, au sens que ces dénominations ont pris dans la philosophie moderne, et qui est aussi celui où les ont employées des gens qui ont prétendu interpréter et discuter des théories qu’ils ignoraient. Ceci n’est point dit, d’ailleurs, pour réhabiliter outre mesure le Bouddhisme, qui est (surtout sous sa forme originelle, qu’il n’a conservée que dans l’Inde, car les races jaunes l’ont tellement transformé qu’on le reconnaît à peine) une hérésie manifeste, puisqu’il rejette l’autorité de la Tradition orthodoxe, en même temps qu’il permet l’introduction de certaines considérations sentimentales dans la Doctrine. Mais il faut avouer qu’au moins il ne va point jusqu’à poser un Être Suprême extérieur à nous, erreur (au sens d’illusion) qui a donné naissance à la conception anthropomorphique, ne tardant pas même à devenir toute matérialiste, et de laquelle procèdent toutes les religions occidentales.

D’autre part, il ne faut pas se tromper sur le caractère, nullement religieux malgré les apparences, de certains rites extérieurs, qui se rattachent 
étroitement aux institutions sociales ; nous disons rites extérieurs, pour les distinguer des rites initiatiques, qui sont tout autre chose. Ces rites extérieurs, par là même qu’ils sont sociaux, ne peuvent pas être religieux, quel que soit le sens qu’on donne à ce mot (à moins qu’on ne veuille dire par là qu’ils constituent un lien entre des individus), et ils n’appartiennent à aucune secte à l’exclusion des autres ; mais ils sont inhérents à l’organisation de la société, et tous les membres de celle-ci y participent, à quelque communion ésotérique qu’ils puissent appartenir, aussi bien que s’ils n’appartiennent à aucune. Comme exemple de ces rites au caractère social (comme les religions, mais totalement différents de celles-ci, comme on peut en juger en comparant les résultats des uns et des autres dans les organisations sociales correspondantes), nous pouvons citer, en Chine, ceux dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle le Confucianisme, qui n’a rien d’une religion.

Ajoutons que l’on pourrait retrouver les traces de quelque chose de ce genre dans l’antiquité gréco-romaine elle-même, où chaque peuple, chaque tribu, et même chaque cité, avait ses rites particuliers, en rapport avec ses institutions : ce qui n’empêchait point qu’un homme pût pratiquer successivement des rites fort divers, suivant les coutumes des lieux où il se trouvait, et cela sans que personne songeât seulement à s’en étonner. Il n’en eût pas été ainsi, si de tels rites avaient constitué une sorte de religion d’État, dont la seule idée aurait sans doute été un non-sens pour un homme de cette époque, comme elle le serait encore aujourd’hui pour un Oriental, et surtout pour un Extrême-Oriental.

Il est facile de voir par là combien les Occidentaux modernes déforment les choses qui leur sont étrangères, lorsqu’ils les envisagent à travers la mentalité qui leur est propre ; il faut cependant reconnaître, et ceci les excuse jusqu’à un certain point, qu’il est fort difficile à des individus de se débarrasser de préjugés dont leur race est pénétrée depuis de longs siècles. Aussi n’est-ce point aux individus qu’il faut reprocher l’état actuel des choses, mais bien aux facteurs qui ont contribué à créer la mentalité de la race ; et, parmi ces facteurs, il semble bien qu’il faille assigner le premier rang aux religions : leur utilité sociale, assurément incontestable, suffit-elle à compenser cet inconvénient intellectuel ?

[1] Paru dans La Gnose, sept.-oct. 1910, signé Tau Palingénius. [N.d.É.]

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