(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, À propos des langues sacrées)
Nous avons fait remarquer incidemment, il y a quelque temps (1),
que le monde occidental n’avait à sa disposition aucune langue sacrée autre que
l’hébreu ; il y a là, à vrai dire, un fait assez étrange et qui appelle
quelques observations ; même si l’on ne prétend pas résoudre les diverses
questions qui se posent à ce sujet, la chose n’est pas sans intérêt. Il est
évident que, si l’hébreu peut jouer ce rôle en Occident, c’est en raison de la
filiation directe qui existe entre les traditions judaïque et chrétienne et de
l’incorporation des Écritures hébraïques aux Livres sacrés du Christianisme
lui-même ; mais on peut se demander comment il se fait que celui-ci n’ait pas
une langue sacrée qui lui appartienne en propre, en quoi son cas, parmi les
différentes traditions, apparaît comme véritablement exceptionnel.
À cet
égard, il importe avant tout de ne pas confondre les langues sacrées avec les
langues simplement liturgiques (2) : pour qu’une langue puisse remplir ce
dernier rôle, il suffit en somme qu’elle soit « fixée », exempte des variations
continuelles que subissent forcément les langues qui sont parlées communément
(3) ; mais les langues sacrées sont exclusivement celles en lesquelles sont
formulées les écritures des différentes traditions. Il va de soi que toute
langue sacrée est aussi en même temps, et à plus forte raison, la langue
liturgique ou rituelle de la tradition à laquelle elle appartient (4), mais
l’inverse n’est pas vrai ; ainsi, le grec et le latin peuvent parfaitement, de
même que quelques autres langues anciennes (5), jouer le rôle de langues
liturgiques pour le Christianisme (6), mais ils ne sont aucunement des langues
sacrées ; même si l’on supposait qu’ils ont pu avoir autrefois un tel caractère
(7), ce serait en tout cas dans des traditions disparues et avec lesquelles le
Christianisme n’a évidemment aucun rapport de filiation.
1 —
Les « racines des plantes », dans le n° de septembre 1946 des Études
Traditionnelles.
2 —
Cela importe même d’autant plus que nous avons vu un orientaliste qualifier de
« langue liturgique » l’arabe, qui est en réalité une langue sacrée, avec
l’intention dissimulée, mais pourtant assez claire pour qui sait comprendre, de
déprécier la tradition islamique ; et ceci n’est pas sans rapport avec le fait
que ce même orientaliste a mené dans les pays de langue arabe, d’ailleurs sans
succès, une véritable campagne pour l’adoption de l’écriture en caractères
latins.
3 —
Nous préférons dire ici « langue fixée » plutôt que « langue morte » comme on a
l’habitude de le faire, car, tant qu’une langue est employée à des usages
rituels, on ne peut dire, au point de vue traditionnel, qu’elle soit réellement
morte.
4 —
Nous disons liturgique ou rituelle parce que le premier de ces deux mots ne
s’applique proprement qu’aux formes religieuses, tandis que le second a une
signification tout à fait générale et qui convient également à toutes les
traditions.
5 —
Notamment le syriaque, le copte et le vieux slave, en usage dans diverses
Églises orientales.
6 — Il
est bien entendu que nous n’avons en vue que les branches régulières et
orthodoxes du Christianisme ; le Protestantisme sous toutes ses formes, ne
faisant usage que des langues vulgaires, n’a plus par là même de liturgie à
proprement parler.
7 — Le
fait que nous ne connaissions pas de Livres sacrés écrits dans ces langues ne
permet pas d’écarter absolument cette supposition, car il y a certainement eu
dans l’antiquité bien des choses qui ne nous sont pas parvenues ; il est des
questions qu’il serait assurément bien difficile de résoudre actuellement,
comme par exemple, en ce qui concerne la tradition romaine, celle du véritable
caractère des Livres sibyllins, ainsi que de la langue dans laquelle ils
étaient rédigés.
L’absence
de langue sacrée dans le Christianisme devient encore plus frappante lorsqu’on
remarque que, même pour ce qui est des Écritures hébraïques, dont le texte
primitif existe cependant, il ne se sert « officiellement » que de traductions
grecque et latine (1). Quant au Nouveau Testament, on sait que le texte n’en
est connu qu’en grec, et que c’est sur celui-ci qu’ont été faites toutes les
versions en d’autres langues, même en hébreu et en syriaque ; or, tout au moins
pour les Évangiles, il est assurément impossible d’admettre que ce soit là leur
véritable langue, nous voulons dire celle dans laquelle les paroles mêmes du
Christ ont été prononcées. Il se peut cependant qu’ils n’aient jamais été
écrits effectivement qu’en grec, ayant été précédemment transmis oralement dans
leur langue originelle (2) ; mais on peut alors se demander pourquoi la
fixation par l’écriture, lorsqu’elle a eu lieu, ne s’est pas faite tout aussi
bien dans cette langue même, et c’est là une question à laquelle il serait bien
difficile de répondre. Quoi qu’il en soit, tout cela n’est pas sans présenter
certains inconvénients à divers égards, car une langue sacrée peut seule
assurer l’invariabilité rigoureuse du texte des Écritures ; les traductions
varient nécessairement d’une langue à une autre, et, de plus, elles ne peuvent
jamais être qu’approximatives, chaque langue ayant ses modes d’expression
propres qui ne correspondent pas exactement à ceux des autres (3) ; même
lorsqu’elles rendent aussi bien que possible le sens extérieur et littéral,
elles apportent en tout cas bien des obstacles à la pénétration des autres sens
plus profonds (4) ; et l’on peut se rendre compte par là de quelques-unes des
difficultés toutes spéciales que présente l’étude de la tradition chrétienne
pour qui ne veut pas s’en tenir à de simples apparences plus ou moins
superficielles.
Bien
entendu, tout cela ne veut nullement dire qu’il n’y ait pas de raisons pour que
le Christianisme ait ce caractère exceptionnel d’être une tradition sans langue
sacrée ; il doit au contraire y en avoir très certainement, mais il faut
reconnaître qu’elles n’apparaissent pas clairement à première vue, et sans doute
faudrait-il, pour parvenir à les dégager, un travail considérable que nous ne
pouvons songer à entreprendre ; du reste, presque tout ce qui touche aux
origines du Christianisme et à ses premiers temps est malheureusement enveloppé
de bien des obscurités. On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas quelque
rapport entre ce caractère et un autre qui n’est guère moins singulier : c’est
que le Christianisme ne possède pas non plus l’équivalent de la partie
proprement « légale » des autres traditions ; cela est tellement vrai que, pour
y suppléer, il a dû adapter à son usage l’ancien droit romain, en y faisant
d’ailleurs des adjonctions, mais qui, pour lui être propres, n’ont pas
davantage leur source dans les Écritures mêmes (5). En rapprochant ces deux faits
d’une part, et en se souvenant d’autre part que, comme nous l’avons fait
remarquer en d’autres occasions, certains rites chrétiens apparaissent en
quelque sorte comme une « extériorisation » de rites initiatiques, on pourrait
même se demander si le Christianisme originel n’était pas en réalité quelque
chose de très différent de tout ce qu’on en peut penser actuellement ; sinon
quant à la doctrine elle-même (6), du moins quant aux fins en vue desquelles il
était constitué (7). Nous n’avons voulu ici, pour notre part, que poser
simplement ces questions, auxquelles nous ne prétendrons certes pas donner une
réponse ; mais, étant donné l’intérêt qu’elles présentent manifestement sous
plus d’un rapport, il serait fort à souhaiter que quelqu’un qui aurait à sa disposition
le temps et les moyens de faire les recherches nécessaires à cet égard puisse,
un jour ou l’autre, apporter là-dessus quelques éclaircissements.
1 — La
version des Septante et la Vulgate.
2 —
Cette simple remarque au sujet de la transmission orale devrait suffire à
réduire à néant toutes les discussions des « critiques » sur la date prétendue
des Évangiles, et elle suffirait en effet si les défenseurs du Christianisme
n’étaient eux-mêmes plus ou moins affectés par l’esprit antitraditionnel du
monde moderne.
3 —
Cet état de choses n’est pas sans favoriser les attaques des « exégètes »
modernistes ; même s’il existait des textes en langue sacrée, cela ne les
empêcherait sans doute pas de discuter en profanes qu’ils sont, mais du moins
serait-il alors plus facile, pour tous ceux qui gardent encore quelque chose de
l’esprit traditionnel, de ne pas se croire obligés de tenir compte de leurs
prétentions.
4 —
Cela est particulièrement visible pour les langues sacrées où les caractères
ont une valeur numérique ou proprement hiéroglyphique, qui a souvent une grande
importance à ce point de vue, et dont une traduction quelconque ne laisse
évidemment rien subsister.
5 — On
pourrait dire, en se servant d’un terme emprunté à la tradition islamique, que
le Christianisme n’a pas de shariyah
; cela est d’autant plus remarquable que, dans la filiation traditionnelle
qu’on peut appeler « abrahamique », il se situe entre le Judaïsme et
l’Islamisme, qui ont au contraire l’un et l’autre une shariyah fort
développée.
6 —
Ou, peut-être faudrait-il plutôt dire, à la partie de la doctrine qui est
demeurée généralement connue jusqu’à nos jours ; celle-là n’a certainement pas
changé, mais il se peut qu’en outre il y ait eu d’autres enseignements, et certaines
allusions des Pères de l’Église ne semblent même guère pouvoir se comprendre
autrement ; les efforts faits par les modernes pour amoindrir la portée de ces
allusions ne prouvent en somme que les limitations de leur propre mentalité.
7 —
L’étude de ces questions amènerait aussi à soulever celle des rapports du
Christianisme primitif avec l’Essénianisme, qui est d’ailleurs assez mal connu,
mais dont on sait tout au moins qu’il constituait une organisation ésotérique
rattachée au Judaïsme ; on a dit là-dessus bien des choses fantaisistes, mais
c’est encore là un point qui mériterait d’être examiné sérieusement.
(René
Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, À propos des langues sacrées)
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