Friederich
von Schlegel déclarait il y a déjà longtemps : « On peut admettre que ces
poèmes (de la Table Ronde), non seulement exprimait l'idéal d'un chevalier religieux...,
mais contenaient encore un grand nombre d'idées symboliques et de traditions
particulières à quelques-uns de ces ordres, surtout à celui des Templiers... De
tous les poètes allemands de cette époque, le plus habile fut Wolfram von
Eschenbach qui, parmi les histoires de la Table Ronde, a particulièrement
choisi celles à propos desquelles j'ai fait observer plus haut que les
allégories de chevalerie religieuse qu'elles contiennent ne doivent pas être
considérées comme un caprice de l'auteur ou comme un jeu de son imagination,
mais paraissent au contraire se rapporter aux traditions symboliques des
Templiers (56) ».
L'identification
de l'Ordre du Graal avec celui du Temple dans le Parzival ne fait en
effet aucun doute. Trévrizent dit à Parzival : « De vaillants chevaliers ont
leur demeure à Montsalvage, où l'on garde le Graal. Ce sont les Templiers (die
selben Templeise) ; ils vont souvent chevaucher au loin, en quête
d'aventure... Ils vivent d'une Pierre (sie leben von cinem Steine) ; son
essence est toute pureté... On l'appelle lapsît exillis. » Dans de
nombreux passages, c'est sous le nom de Templiers que Wolfram désigne les
chevaliers du Graal. C'est encore ainsi qu'il les appellera plus tard dans son
fragment du Titurel : « On peut, chez les Chevaliers du Temple, voir
plus d'un coeur désolé, eux que Titurel avait plus d'une fois tirés de rudes
épreuves, lorsque son bras défendait chevaleresquement le Graal avec l'aide du
leur (57). »
Or,
outre leur fonction principale d'assurer le maintien et la garde du Graal sur
la terre, les Chevaliers de Montsalvage ont celle de permettre le règne
effectif de Dieu sur les nations en leur donnant des rois élus par Lui : « Il
arrive parfois qu'un royaume est soumis à Dieu, et s'il désire un roi choisi
dans la troupe du Graal, on exauce ce souhait. Il faut que le peuple respecte
le roi ainsi choisi, car il est protégé par la bénédiction de Dieu. C'est en
secret que Dieu fat partir ses élus. »
Cette
esquisse d'une organisation théocratique de la Chrétienté par le moyen d'une
élite initiatique réunissant en elle le double pouvoir sacerdotal et royal
n'est autre que celle du Saint Empire, que les héritiers de l'Ordre du Temple
trouvèrent dans sa succession. On a là le double aspect, ascendant et
descendant, d'une mission mystérieuse dont nous demanderons le sens à celui qui
fit donner à l'Ordre sa constitution, qui fixa sa règle et ne cessa d'être son
protecteur et son inspirateur en même temps que la plus haute autorité
spirituelle et l'arbitre de la Chrétienté de son temps : saint Bernard désigne
l'Ordre sous le nom de milita Dei, et ses membres sous celui de ministre
du Christ (minister Christi). Dans une telle bouche, il ne s'agissait
pas là de vaines formules. Pour lui, comme plus tard pour Dante, il s'agissait
bien d'une milice saint, de la « privée mesnie de Dieu », réalisant, par une
sorte de paradoxe spirituel qui la mettait à part et au-dessus des autres
hommes, la synthèse des grandes antinomies de l'action et de la contemplation,
dans une vocation unique, mais dans un double renoncement, qui est celle des
élus apocalyptiques : « A Celui qui a fait de nous des rois et des prêtres pour
Dieu son Père... » (Apoc., I, 6.).
Pour saint Bernard, la résidence réelle de la militia
Dei n'était pas de ce monde ; c'était le Temple de la Jérusalem spirituelle
: « C'est vraiment le Temple de Jérusalem qu'ils habitent aussi, et, bien que
ce ne soit pas le même, sous le rapport de la construction, que le Temple
antique et très vénéré de Salomon, (le leur) n'est pas inférieur sous le
rapport de la gloire... La beauté du premier était faite de choses
corruptibles, celle du second est la beauté de la Grâce, du culte pieux de ceux
qui l'habitent, et de la plus régulière des demeures (ordinatissima
conversatio) (58) ». On reconnaît là aussi bien le Temple du Graal que le
Temple du Saint-Esprit des Rose-Croix. Jules Michelet dit à ce propos, avec
pénétration, mais sans se douter de la portée de sa remarque : « Ce nom de
Temple n'était pas sacré pour les seuls chrétiens. S'il exprimait pour eux le
Saint Sépulcre, il rappelait aux Juifs, aux Musulmans, le Temple de Salomon.
L'idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l'Église,
planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L'Église datait, le Temple
ne datait pas. Contemporain de tous les âges, c'était comme un symbole de la
perpétuité religieuse. »
Tout
le symbolisme de l'Ordre évoque d'ailleurs la double notion du Centre
spirituel, source des deux pouvoirs, et de la médiation temporo-spirituelle :
le fameux Baucéant ou Baucent était mi-partie noir et blanc,
couleur dont on a vu plus haut la signification, et dont ce n'est pas par
simple coïncidence qu'elles sont attribuées à Feirefiz. Le manteau blanc, signe
d'investiture, de qualification d'état et de fonction, était un privilège
exclusif que l'Ordre dut parfois défendre. « Et à nul autre, dit la Règle,
n'est octroyé d'avoir blancs manteaux, sauf aux avant-dits Chevaliers du Christ
: que ceux qui ont abandonné la vie ténébreuse, par l'exemple des blanches
robes, se reconnaissent d'être réconciliés à leur Créateur. » La blanche robe
les désignait donc expressément au siècle comme « retranchés de la masse de
perdition », selon la parole d'Innocent III, et rangés dès ce monde parmi ces «
gens vêtus de blanc » qui sont « devant le Trône de Dieu et Le servent jour et
nuit dans son Temple », et sur qui « Celui qui siège sur le Trône établira sa
Présence (Shékinah) » (Apoc., VII, 13-16). Non pas seulement comme
réconciliés, mais comme réconciliateurs.
La
croix à huit rayons ou à huit pointes dont le manteau était chargé ajoutait à
la signification centrale de la croix le symbolisme médiateur du nombre huit,
comme elle unissait au blanc de la Connaissance le rouge du Saint Amour invoqué
dans leur cri de guerre. Ce double aspect d'habitation centrale et de médiation
sacerdotale apparaît encore dans le choix, comme psaume d'investiture, du
psaume 132 du psautier romain : Ecce quam bonum et quam jucundum habitare
fratres in unum... On le retrouve également dans l'architecture
particulière des sanctuaires du Temple, qui étaient construits pour la plupart
en mode circulaire, trinitaire et rayonnant, en mémoire, dit- on, du
Saint-Sépulcre, mais plus probablement encore à l'image du Centre du Monde dont
celui-ci était une figuration. C'est sur ce type, notons-le en passant,
qu'était construit le Temple du Graal d'après le Titurel d'Albrecht. Le
collège d'élection du Grand Maître était formé de douze membres, à l'image du
collège des Apôtres, et du cercle intérieur des Centres spirituels en général.
Le ternaire des Fonctions suprêmes était lui-même reproduit à la tête de la
hiérarchie de l'Ordre, le Maître devant avoir réglementairement « deux frères
chevaliers comme compagnons, qui doivent être de tels prud'hommes qu'ils ne
peuvent être exclus d'aucun conseil où il y aura cinq frères ou six ». Le sceau
de l'Ordre, avec les deux cavaliers sur la même monture, ou plutôt le double
cavalier, évoque la synthèse du double dans le Simple, de la dualité
créaturelle dans l'unité de son Principe, et n'était donc qu'un autre symbole
du Médiateur comme moyen et « lieu » de la Manifestation. Le cheval lui-même
est bien connu comme le véhicule symbolique des voyages entre les mondes, et
l'on pourra se souvenir ici de la jument El-Boraq qui servit au
Prophète, accompagné de l'Ange Gabriel, durant une partie du Voyage Nocturne.
Signalons
enfin, parmi les trop rares vestiges de la doctrine ésotérique du Temple, ce
vase en terre découvert à Florence en 1863 sur l'emplacement d'une église de
l'Ordre dédiée à saint Paul, et sur lequel se lit l'inscription : Expelles
lapide hoc Pauli virtute venenum. Il n'est guère douteux que ceci fasse
allusion au mal énigmatique évoqué dans II Cor., XII, 7 et à la parole de II
Cor., IV, 7 : « Nous portons ce trésor dans des vases de terre » ; et, d'autre
part, à la pierre que devait contenir le vase en question. peut-être n'est-il
pas trop aventuré de reconnaître dans cette dernière le lapis el-iksîr,
ou Pierre philosophale, aspect microcosmique du lapsît exillis, si l'on
se rappelle que dans certains symbolismes, tels que celui de al confrérie
initiatique de l'Estoile Internelle, le Graal est figuré sous la forme
d'une coupe contenant une escarboucle, image du Sang divin (59).
Un
des traits les plus frappants de la vertu de la « sainte Milice » aussi bien
que de la disponibilité spirituelle du Moyen-Age, est la situation privilégiée,
inviolable et souveraine, que les papes, les princes et les peuples se sont
spontanément accordés pour lui assurer à l'intérieur de l'ordre chrétien. Si
sensible que fût alors la communauté chrétienne aux signes et aux influences
sacrées, un tel accord n'a pu se faire et se maintenir pendant près de deux
siècles contre des droits et des intérêts civils et religieux aussi divers que
puissants, que parce que l'évidence avait ici une force contraignante : le
Temple n'a pas seulement prétendu être, mais a été, aux yeux de tous, la «
mesnie privée de Dieu ».
Dès
1128, dix ans après sa fondation dans l'obscurité et la pauvreté, un concile se
réunissait spécialement pour préciser sa constitution, fixer sa règle, et
confirmer à ses membres l' « habit qu'eux-mêmes avaient pris ». Dès 1129 ou
1130, saint Bernard, définissant leur mission dans le De Laude, à la
demande de celui qu'il appelait carissimus meus Hugo, Hugues de Payns,
le premier Grand Maître, faisait clairement comprendre la nature réelle de leur
combat, et que la guerre corporelle n'en était que l'occasion et le symbole.
Dès 1139, dans la bulle Omne datum optimum, Innocent II affirmait : «
Chevaliers du Temple, c'est Dieu Lui-même qui vous a constitués les
défenseurs de l'Eglise et les assaillants des ennemis du Christ », et fixait
définitivement leurs statuts et leurs prérogatives, auxquels ses successeurs
ajoutèrent toujours sans jamais retrancher. Dès 1128, la reine du Portugal leur
donne le château de Source, leur concède le territoire de Cera, qu'ils prennent
sur les Sarrasins, et où ils fondent
trois villes, Coïmbre, Rodin et Ega, dont les églises sont directement soumises
à Rome. Vers le même temps le compte de Barcelone et de Provence, Raymond
Béranger III, prend l'« habit glorieux » du Temple et lui donne son château de
Grañena, sur la marche, qu'il tient « à force d'armes ». En 1131, Alphonse Ier
d'Aragon lui lègue le tiers de son royaume, legs qui rappelle justement à Mme
Marion Melville, dans son excellent ouvrage sur la Vie des Templiers,
auquel nous empruntons ces détails, le « royaume sans maître » de Wolfram,
duquel on peut rapprocher aussi la fondation de villes sur la marche du
Portugal, déjà mentionnée, ou celle de bourgs sur des « terres gastes » en
Angleterre (Temple Bruer dans le Lincolnshire, Baldock dans le Hertfordshire) (60).
«
Les privilèges les plus magnifiques leur furent accordés, dit Michelet.
D'abord, ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si
l'on et si haut n'était guère réclamé ; ainsi les Templiers étaient juges dans
leurs causes. Ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur
loyauté. Il leur état défendu d'accorder aucune de leurs commanderies à la
sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni
tribut, ni péage (61). »
Précisons
que le recours au pape n'avait lieu que pour les causes extérieures. Les frères
ne relevaient que du Grand Maître, et celui-ci du Chapitre général. Quant à
lui-même, l'Ordre était souverain et se tenait pour supérieur aux princes.
Personne, laïque ou ecclésiastique, ne pouvait prétendre à l'hommage du Grand
Maître. Ses établissements étaient inviolables, détenteurs du droit d'asile,
libres de tout impôt et sous la protection directe du Saint-Siège. Nul prélat
ne pouvait les interdire, non plus qu'excommunier un Templier. Tout attentat
contre l'Ordre ou ses membres était réservé à Rome.
«
Le Grand Maître n'était pas confirmé par le Siège Apostolique, écrit Marion
Melville, mais son élection, à elle seule, lui assurait le plein droit
d'exercice. » Son autorité était absolue, et ses ordres étaient considérés
comme sacrés et provenant immédiatement de Dieu. La Règle était de même l'objet
d'un respect qui, dit le même auteur, « ressemble singulièrement à celui de
l'Islam pour le Coran ». Les frères ne pouvaient se confesser qu'à des prêtres
membres de l'Ordre, car, dit la Règle, « il en ont greignor (plus grand) pooir,
de l'apostoile, d'eaus assoudre, que un arcevesque ». Encore les chapelains
n'avaient-ils qualité que pour les questions d'ordre strictement religieux, les
autres relevant de la hiérarchie. Lesdits chapelains étaient soumis au Grand
Maître « comme à leur prélat », et, en dehors de lui, ne relevaient que du
pape. Mais l'obligation du secret quant à la doctrine et aux rites initiatiques
n'épargnait pas l'autorité romaine, et ce n'est pas sans raison, semble-t-il,
qu'on reprocha à l'Ordre d'exercer le pouvoir d'absolution et le pouvoir des
clefs (62).
Toute
médiation comporte à la fois participation et liberté. Or il n'est guère
d'exemple historique où l'on voie une plus profonde et plus large participation
à l'économie spirituelle et temporelle d'une société traditionnelle s'allier à
une plus grande franchise à l'égard de ses institutions. Inséré au temporel
dans un ordre féodal, le Temple n'est pas lié par lui, n'étant pas une
chevalerie humaine, mais celle du "souverain Roi" : « Que nul, clerc
ou laïc, déclare Innocent II, n'ose exiger du Maître ni des frères la foi,
l'hommage, les serments ou autres sûretés en usage dans le siècle. » Comme tel
encore, il jouit de l'immunité dans les guerres à lui n'ayant pas d'objectif
terrestre. C'est pourquoi, déclare saint Bernard, « (les Templiers) sont
presque les seuls, parmi les hommes, à mener une guerre légitime ». La
restriction vise très probablement ici le droit impérial, dont la « guerre
légitime » était une des prérogatives, et l'on verra mieux plus loin le sens de
ce rapprochement. C'est dans cette perspective que l'on doit apprécier son rôle
de conciliateur et de pacificateur dans les conflits intérieurs (par exemple
lors de la succession d'Angleterre en 1153, dans les luttes d'Henri II avec Thomas
Becket ou Louis VII, etc.) ou extérieurs de la Chrétienté (avec l'Islam), de
témoin aux traités, de garant des trêves, de dépositaire de dots ou de gages ;
ou encore son refus de soutien aux causes qu'il estimait injustes, qu'il s'agît
de rois (Amaury de Jérusalem contre le sultan d'Égypte), d'empereurs (Frédéric
II en Palestine) ou même de papes (Urbain IV contre Manfred) ; ou enfin les
fonctions plus ou moins officielles qu'il remplissait auprès des papes et des
princes, servant aux uns d'agent diplomatique (Innocent III eut surtout recours
à lui dans ses contacts avec les autorités musulmanes), aux autres de confident
ou même de censeur, comme il le fit lorsqu'il dit à Henri d'Angleterre : « Vous
serez roi tant que vous serez justes » .
Cette
liberté à l'égard des institutions régulières apparaît de façon plus étonnante
encore dans le domaine ecclésiastique. Non seulement les Templiers ne payaient
pas de dîmes - privilège partagé seulement avec leurs confrères de Cîteaux -
mais ils pouvaient en percevoir avec le consentement du clergé. Non seulement
ils pouvaient recevoir des clercs et des prêtres dûment ordonnés, « d'où qu'ils
proviennent », stipule Innocent II, mais, « s'il advenait que les évêques
refusassent de vous les concéder, vous n'en auriez pas moins faculté de les
recevoir et retenir, par délégation de la sainte Église romaine (63) ». Ils
pouvaient même recevoir dans certains cas des excommuniés, que les évêques
étaient en quelque sorte tenus d'absoudre auparavant ; le seul fait de la profession
couvrait le péché (64). Les interdits ne les liaient pas, et l'avertissement
d'Innocent III à ses « fils de dilection », à propos du manque de discrétion
dans la célébration de messes dans les villes interdites, semble
caractéristique de leurs relations réciproques : « ... Sinon, si un malheur
vous arrive, vous pouvez l'imputer à vous-même et point à nous (65). »
Cette
situation extraordinaire, au sens réel du mot, n'était que la sanction de la
suzeraineté spirituelle de l'Ordre, et nombre de grands personnages l'on
reconnue par leur affiliation. Tel semble avoir été le cas d'Innocent III
lui-même, d'après l'une de ses bulles. Tel l'a certainement été celui de
l'empereur Henri VII de Luxembourg, sur qui, après la destruction de l'Ordre,
se portèrent un instant les espoirs du haut Gibelinisme. Philippe le Bel, quant
à lui, se porta candidat mais ne fut pas accepté. Nombreux encore étaient ceux
qui faisaient profession au moment de trépasser du siècle, afin d'avoir part
dans l'autre monde aux « bienfaits » de la Maison.
L'un
des aspects les plus méconnus et pourtant les plus caractéristiques de cette
fonction générale de médiation et de sauvegarde est son activité dans les
domaines économique et financier. Comment expliquer qu'un ordre monastique voué
à la pauvreté et à la guerre sainte perpétuelles ait été chargé, comme d'une
mission normale - encore qu'elle ait paru et disparu avec lui -, non seulement
de la garde des trésors royaux, mais du rôle d'une sorte de banque
internationale de paiements, de dépôt et de crédit, même si, au début, elle
avait pour but de faciliter les pèlerinages en Terre Sainte ? Pourquoi les
pouvoirs tant séculiers que religieux ont-ils jugé convenable de déléguer aux
moines chevaliers un tel instrument de puissance économique et politique, si ce
n'est précisément parce que, par profession, ils n'étaient pas de ce monde, et,
servant Dieu, ne pouvaient servir Mammon (66) ? Sans doute faut-il, de nos jours,
un certain effort pour comprendre une telle intention et admettre une telle
possibilité de sacralisation du temporel jusque dans ses formes ultimes. C'est
l'effort même que requiert toute société théocentrique pour être comprise de la
nôtre, qui ne se pense elle-même qu'en fonction de l'expulsion du sacré.
Dans
un autre ordre d'idée, comment expliquer ce fait, attesté par les vieilles
chartes : que l'Ordre ait eu capacité pour recevoir l'hommage de gens du menu
peuple, paysans, ouvriers ou artisans, qui, partout où ils en avaient la
liberté, se liaient à lui par cet acte solennel, à la fois religieux et civil,
qui faisait d'eux ses « homme » (67)? Mais si l'on conçoit la Chrétienté comme
une image réelle et une « espérance » de la civitas Dei, et le Temple
dans son sens le plus universel de coeur et de centre de celle-ci, la contenant
en Esprit plutôt que contenu par elle, les gardiens du Temple deviennent
normalement ceux de l'Ordre divin total sur la terre, auquel tous les domaines
de l'existence sont appelés à s'intégrer. L'histoire témoigne elle-même que
c'est ben ainsi que l'a compris le Moyen-Age, dont c'est l'honneur et la
grandeur d'avoir toujours vu, selon les paroles de saint Augustin, « les deux
cités, celle de la terre et celle du ciel, mêlées et confondues momentanément
dans le siècle ».
Ces
quelques traits font soupçonner la place de l'Ordre du Temple dans la
hiérarchie réelle de la Chrétienté. René Guénon dit à ce propos que l'Ordre
était, « par son double caractère religieux et guerrier, une sorte de trait
d'union entre le spirituel et le temporel, si même ce double caractère ne doit
pas être interprété comme le signe d'une relation plus directe avec la source
commune des deux pouvoirs (68) ». A la vérité, si le mandat du Temple ne leur
avait pas été imposé, s'il n'avait pas bénéficié auprès d'eux de titres et d'une
protection devant lesquels ils ne pouvaient que s'incliner, on peut dire sans
crainte de démenti qu'il n'eût pas survécu longtemps comme tel à ceux qui
présidèrent à son établissement en Europe, et qu'il eût, à tout le moins, été
rapidement confiné à la garde des frontières de Palestine (69). Il suffit de
considérer la division du pouvoir temporel de fait, les conflits d'intérêts qui
opposaient les princes les uns aux autres ou à la papauté, les empiétements
réciproques incessants des deux pouvoirs, pour comprendre qu'une institution
placée entre eux comme un trait d'union devait, pour être cela, être plus que
cela. Or ne voit-on pas l'Ordre, non seulement subsister mais s'accroître et
s'étendre pendant près de deux siècles dans le consensus général, malgré
les barrières politiques et le divorce sans cesse plus profond de la Papauté et
de l'Empire, lui dont la seule existence était, pour chacun d'eux, le rappel
permanent de ses limites ? La vérité est que la source de l'autorité du Temple
étant, comme sa fonction et son but mêmes, ésotérique, échappait comme telle à
leur compétence et à leur portée. S'il devait se soumettre aux pouvoirs établis
dans ce qui relevait de leur juridiction propre, il s'imposait à eux par la
seule transcendance de son propre mandat, sous le double aspect d'une
obligation sacrée et d'une source de grâce. Sans doute l'harmonie et
l'équilibre étaient-ils, de part et d'autre, difficiles, et cela d'autant plus
que les limites de juridiction n'étaient pas toujours aisées à reconnaître, ou
à avouer. Et si l'on fait entrer en compte la faiblesse des hommes, on ne peut
guère, en considérant l'apogée spirituelle de ce que l'on a appelé le « grand
siècle » de la Chrétienté médiévale, et qui correspond en fait assez
étroitement à la période d'existence de l'Ordre du Temple, s'empêcher
d'admettre le caractère surnaturel de cet équilibre et de ce pacte plus profond
que toutes les oppositions, de sa force, de sa durée et de ses fruits. Nous ne
voulons pas dire que l'Ordre en ait eu le seul mérite, si l'on peut employer ce
terme dans un domaine strictement providentiel ; il l'a en fait largement
partagé avec les élites de toute appartenance, et avant tout avec les autres
ordres religieux et chevaleresques et les confréries initiatiques artisanales
auxquels il était étroitement lié (70). Mais pour mesurer le rôle qu'il joua et
le vide que laissa son absence, il suffit de constater l'abaissement des deux
pouvoirs qui accompagna et suivit sa destruction, et la décadence irrémédiable
que connut dès lors le monde chrétien. Si les événements de 1307 à 1314 ont une
telle figure d'attentat, c'est qu'elle est celle même du sacrilège. Clément V
se n'y est pas trompé, qui n'osa pas condamner cet Ordre que le dernier Grand
Maître avait, au prix de sa vie, attesté « saint et pur », mais seulement
l'abolir per viam provisionis et ordinationis apostolicae, sans prendre
le risque de s'en remettre au Concile. L'iniquité témoigne ici, par sa
profondeur même, en faveur du « mystère de Justice » qu'elle n'a pu atteindre
que par un crime, et parce que l'Occident avait cessé d'en être digne (71).
56 Friederich von
Schlegel, Geschichte der alten und neuen Litteratur, Wien, 1847.
57 Titurel, trad. Jean Fourquet, in Lumière
du Graal, op. cit., p. 237.
58 Saint Bernard, De Laude novae militiae ad milites
Templi, ch. V. On peut rapprocher de cette désignation de Temple comme ordinatissima
conversatio celle de la Loge maçonnique comme « lieu très éclairé et très
singulier ».
59 Sur le vase de Florence, cf. Paul Lacroix, Vie militaire
et religieuse au Moyen-Age et à l'époque de la Renaissance, F. Didot,
Paris, 1873. Sur l'escarboucle dans la coupe, L. Charbonneau-Lassay, Le
Saint Graal, op. cit.
60 Marion Melville, La vie des Templiers,
Gallimard, Paris, 1951. Outre cet ouvrage, citons: La Règle du Temple,
pub. par H. de Curzon, Paris, 1884; G. Lizerand, Le dossier de l'Affaire des
Templiers, Champion, Paris, 1923; Raymond Oursel, Le Procès des
Templiers, op. cit., et la Bibliographie de l'Ordre du Temple,
par Dessubré.
61 J. Michelet, Histoire de France, Paris, 1837,
t. I, l. III, ch. IV.
62 Sur le pouvoir des clefs, cf. René Guénon, La
Grande Triade, op. cit., ch. VI.
63 Bulle Omne datum optimum, ap. R. Oursel, Le
Procès des Templiers, op. cit.
64 Règle française, cf. M. Melville, op. cit.,
p. 43.
65 Migne, Pat.
Lat., 215, p. 1218, Ep. Innocenti III, lib. X, Ep. CXXI.
66 Il y avait là matière à des griefs faciles et
graves, dont leurs ennemis ne se privèrent pas. Pourtant nul ne put jamais
sérieusement les accuser de prévarication. Au procès même il ne leur fut guère
reproché de ce chef que leur parcimonie en aumônes, accusation dérisoire si
l'on songe aux possibilités de trafic dont ils disposaient, pour peu qu'ils
l'eussent voulu, et si l'on se souvient que leur accusateur, insulteur à la
dignité pontificale, était aussi le faux-monnayeur et le banqueroutier qu'ils
avaient dû sauver un jour de la colère publique.
67 V. E. Boutaric, La France sous Philippe le Bel,
Paris, 1861, p. 127. Cet hommage tendait, moyennant un faible cens annuel, à
obtenir la protection de l'Ordre tant au temporel qu'au spirituel: pro
commodo et utilitate sua, ut ei videbatur, et ad vitanda futura pericula.
68
René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, op. cit.,
p. 82. C'est très précisément la destruction de l'Ordre du Temple qui marque,
selon cet auteur, le « point de rupture du monde occidental avec sa propre
tradition ».
69 L'établissement de l'Ordre en Europe, en dehors du Languedoc et
des marches de Portugal et d'Espagne, date de l'Assemblée générale tenue en
1147 sous la présidence de Louis VII et d'Eugène III. Il marque son accession à
la plénitude de son rôle sacré. La rapidité avec laquelle s'élevèrent dans
toute la Chrétienté ses églises et ses commanderies suffit à montrer que ce
rôle n'était pas incompris.
70 Il avait notamment des liens spéciaux avec l'Ordre de Cîteaux,
stipulés par Saint Bernard dans la Constitution de 1128. Les Templiers se
reconnaissaient « frères et compagnons » des Cisterciens et leur devaient
assistance et protection. 71 L'expression est de Charles V, parlant de la
couronne de France. Elle s'applique éminemment à une institution qui, dans la
hiérarchie traditionnelle, se situait au-dessus du pouvoir royal, et qui réalisa
sans doute, en Occident, la plus haute approximation historique de la « royauté
de Justice » de Melki-Tsedeq.
On dispute encore sur la culpabilité ou la
non-culpabilité de l'Ordre. Il est probable qu'en raison du nombre de ses
adhérents et de la multiplicité de ses activités secondaires, en raison aussi,
et surtout peut-être, des changements de fait ou de mentalité survenus dans le
siècle, il nécessitait à la fois une réforme et une réadaptation. Mais c'est là
une autre question. Nous nous contenterons de citer la constatation de H. de
Curzon: « La Règle, il est vrai, ne prouve qu'une chose c'est que l'Ordre du
Temple était régi jusqu'à son dernier jour par les lois irréprochables,
vraiment monastiques et même fort sévères » (op. cit.,
introd. p. XIII), et celle exprimée dans La fin du Moyen-Age, par Henri
Pirenne, Augustin Renaudet, Édouard Perroy et Marcel Handelsman (col. Histoire
générale des Peuples et des Civilisations, Presses Universitaires, Paris,
1931, p. 52, n. 1): « Les écrivains gallicans, pour glorifier Philippe le Bel,
et ceux de l'Église, pour disculper Clément V, ont longtemps obscurci
l'histoire de cette période. L'innocence des Templiers est aujourd'hui prouvée.
»
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