dimanche 7 août 2016

Amadou Hampâté Bâ - Maabal. Un morceau d'or pur dans un chiffon sale











Amadou Hampâté Bâ - Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
VII : Retour aux sources
Paris. Actes Sud.


Dans la nuit du jeudi ou du vendredi, les anciens avaient coutume de réciter des poèmes religieux. C'est ainsi que je découvris les grandes odes mystiques de Maabal, qui était considéré comme l'un des plus grands poètes fulɓe de l'époque. On l'appelait “le plus ivre des élèves de Tierno”, car ivre, au cours de sa brève existence, il l'avait été dans les deux sens du mot : au sens matériel, d'abord, puis au sens spirituel. Son histoire extraordinaire me fût racontée par Tierno Bokar lui-même et par quelques anciens de la maison.

On ne connaissait de lui que son nom personnel, Bahamma, et son surnom, Maabal. Son nom de clan est resté ignoré. Né avant la fin du siècle, il appartenait à la caste des tisserands et vivait à Mopti, avec sa mère qui était potière. Il menait alors une vie dissolue, passait ses nuits dans les bouges à chanter et à boire, était presque toujours ivre et fréquentait les mauvais garçons. Les gens de Mopti l'appelaient “ce voyou de Maabal”. Mais il avait une qualité : chaque soir, avant d'aller s'enivrer avec ses compagnons, il prenait le panier de sa mère et allait chercher pour elle au bord du fleuve de la terre à poterie.

il ramassait un beau paquet de terre, le malaxait comme il faut, le mettait dans son panier et le ramenait à sa mère.

Je te demande la paix, et la permission de sortir, lui disait-il. Et il partait.
Tierno Bokar, lui, ne quittait presque jamais Bandiagara. Dans toute sa vie, il n'a fait que deux grands voyages : l'un à Say (ville du Niger proche de la frontière voltaïque) et l'autre à Nioro, en 1937, pour y rencontrer le Chérif Hamallah. Mais une ou deux fois par an, surtout avant les grandes fêtes, il se rendait à cheval à Mopti, à environ soixante-dix kilomètres de Bandiagara, pour s'y approvisionner. Tous les bateaux venant de Bamako et les pirogues venant de Tombouctou s'arrêtaient en effet au port de Mopti, qui desservait les villages environnants.

Auparavant, Tierno avait coutume d'arriver à Mopti en plein jour; mais un grand nombre de Toucouleurs, employés ou gérants de maisons de commerce européennes, fermaient alors boutique pour venir le saluer, à telle enseigne que, pour leurs patrons, l'arrivée de Tierno Bokar était une véritable catastrophe. Depuis, pour empêcher les employés de quitter leur travail avant l'heure de fermeture, Tierno s'arrangeait pour arriver en ville en fin d'après-midi, et il se rendait directement chez son logeur.

Ce soir-là, Maabal, qui revenait du fleuve, l'aperçut. Il le suivit jusque dans la cour de son logeur, l'aida à descendre de cheval, dessella l'animal et le prit pour aller le laver au bord du Niger. Après l'avoir bouchonné et pansé comme il faut, il le ramena dans la cour, lui donna à manger une botte d'herbe qu'il avait ramassée en route et vint s'installer non loin de Tierno. Celui-ci, qui était assis sur une natte en peau, lui offrit une place à sa droite.
Pendant ce temps, la nouvelle de l'arrivée de Tierno Bokar s'était répandue en ville. Ses élèves, partisans et amis arrivèrent en masse pour le saluer. Dès leur entrée dans la cour, ils virent “ce voyou de Maabal”, dont ils connaissaient parfaitement la réputation, assis à la droite de Tierno. Des exclamations fusèrent :

Comment, Tierno! Tu acceptes que ce Maabal, ce voyou qui passe toute la journée à boire et qui est le garçon le plus dévergondé de tout Mopti, s'asseye là, à ta droite 19 ? Ah ! Si nous avions été là, jamais il ne serait rentré !

Tierno les regarda. Maabal, lui, n'avait eu aucune réaction ; il était là, impassible, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre.

Mes amis, dit Tierno, permettez-moi de vous dire que vous faites erreur. Cet homme qui est là, je ne le vois pas comme vous. Pour moi, Maabal est un morceau d'or pur enveloppé dans un chiffon sale qui a été jeté sur un tas d'ordures. Ni ce qui enveloppe l'or ni le lieu où il se trouve ne peuvent diminuer sa valeur, car ce sont des éléments extérieurs à lui-même.
Tout le monde savait que Tierno ne parlait jamais en vain ; s'il disait quelque chose, c'est qu'il y avait une raison. Les visiteurs ravalèrent leurs protestations, mais prirent le parti d'ignorer Maabal. Assis dans la cour autour de Tierno, ils parlèrent de choses et d'autres avec lui.

La parole de Tierno n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Maabal en avait été profondément remué. Le soir, il dit à sa mère :

Mère, j'ai vu Tierno Bokar le marabout de Bandiagara. Il m'a fait une impression que je ne peux pas décrire…

Les choses en restèrent là, et Tierno Bokar rentra à Bandiagara.
La mère de Maabal vit que son fils sortait de moins en moins. Il restait davantage à la maison. Au bout d'une semaine, il vint la trouver :
Maman, depuis que j'ai vu Tierno Bokar, je lutte avec moi-même. Une partie de moi veut que j'aille à Bandiagara vivre auprès de lui. Mais mon autre partie me dit : « Ta mère va rester seule. Et qui lui servira la terre dont elle a besoin pour faire sa poterie ? » Je suis si déchiré par cette préoccupation qu'elle me distrait de tout ce que je faisais auparavant.
Sa mère l'apaisa :

Mon fils, ne crains pas de me laisser seule, car ton projet de partir chez le marabout me rend très heureuse. Au fond de mon cœur, c'est une chance comme celle-là que j'espérais pour toi, et j'ai prié Dieu de la réaliser.

Mais, maman, et ta terre à poterie ?

Ne t'inquiète pas pour cela. Pour le prix modique de quarante cauris, je trouverai toujours quelqu'un qui ira chaque jour me chercher de la terre. Alors aie le cœur tranquille, et va en paix.

Soulagé, Maabal demanda à sa mère de le bénir, puis il partit pour Bandiagara.

Il arriva chez Tierno un soir, vers seize heures trente, après la prière du milieu de l'après-midi. Le Maître était dans son vestibule, entouré de ses élèves, en train d'enseigner. Après l'échange des salutations d'usage, Tierno lui sourit :

Hé, Maabal ! Sois le bienvenu ! Et merci encore d'avoir si bien soigné mon cheval l'autre jour !

Tierno, je suis venu te voir avec une intention bien précise. Je ne voudrais plus vivre là où tu n'es pas. Je veux vivre à tes côtés, être avec toi constamment. Parce que seul l'homme dont l'œil a su discerner le morceau d'or pur sous un chiffon sale jeté sur un tas d'ordures aura a main capable de déchirer le chiffon et de faire apparaître l'or. C'est pour cela que je suis venu à toi.

J'en suis heureux, mon fils, et j'accepte. Sois le bienvenu ! Nous vivrons donc ensemble. Toutefois, ce n'est pas moi qui ferai le travail : c'est à Dieu de déchirer le chiffon pour que l'or apparaisse. Je sais seulement qu'il y a de l'or, mais pour qu'il apparaisse, c'est une question de temps. As-tu un métier traditionnel ?

Oui, je suis tisserand, et même un bon tisserand.

Tierno envoya quelqu'un chercher un métier à tisser composé des trente-trois pièces traditionnelles, ce métier dont on enseigne qu'il symbolise, lorsqu'il est actionné par le tisserand installé en son centre, tout le mystère de la Création se déployant à chaque instant dans le temps et dans l'espace 20. Il fit installer le métier dans la cour, contre le mur qui faisait face à sa propre case de prière où il se tenait pour travailler, méditer et prier. Sa case était tournée vers l'est, direction de la prière, et le fil de chaîne étendu devant le métier venait jusqu'à sa porte ; de telle sorte que chaque fois que Maabal levait la tête, il voyait Tierno, et chaque fois que Tierno levait la tête, il voyait Maabal.

Trois mois passèrent. Maabal travaillait à son métier, priait, regardait Tierno et l'écoutait enseigner…

Et un matin, Maabal l'illettré, Maabal qui n'avait même jamais fait l'école coranique, Maabal qui n'avait jamais rien lu, se mit à chanter et ne s'arrêta plus. Visité par l'inspiration, il improvisait de longs poèmes mystiques en fulfulde dont la splendeur poétique et l'élevation de pensée stupéfièrent tous ceux qui les entendaient, à commencer par les marabouts de Bandiagara. Car ses poèmes, sitôt chantés, étaient repris et colportés à travers la ville.

Une nouvelle ivresse s'était emparée de lui, celle de l'amour de Dieu :

L'amour de Dieu a pénétré en moi.
Il est allé logerjusquà l'intérieur de mes os
et en a tari la moelle,
si bien que je suis devenu
aussi léger qu 'une feuille
que le vent balance entre terre et ciel.

De ce jour il n'a plus cessé de composer. Il était devenu sans transition l'un des plus grands poètes fulɓe de son temps. Il a laissé des odes célèbres, entre autres sur le Prophète, sur Cheikh Tidjane et sur El Hadj Omar.
Comme il chantait devant Tierno et ses élèves son ode consacrée à El Hadj Ornar, il en vint à ces vers :

Si des “contestateurs” se lèvent,
nous sommesprêts à nous battre.
A cet endroit, Tierno l'arrêta :
Non, il ne faut pas se battre.
Et il ajouta :
Un peu avant, à propos de ceux qui sont sauvés, tu as employé le « nous » fulfulde exclusif. C'est un « nous » égdiste, qui ne s'applique qu'a celui qui parle et à ceux qui l'entourent ; il vaudrait mieux utiliser le « nous » inclusif, car lui, il englobe tout le monde.

Maabal a repris son couplet en utilisant le « nous » inclusif, et il a changé son dernier vers. Sur des centaines de poèmes, c'est le seul endroit où Tierno l'a repris 21.
Maabal a également chanté son maître dans un poème dont j'extrais ces quelques vers :

Un sourire comme un ciel qu'illumine un éclair,
un visage rayonnant
un haut front qui brille comme un miroir,
voilà ce qui sest réuni
pour donner au visage de Tierno Bokar
une majesté qui nepeut venir que de la sainteté !

Mais la plus célèbre de ses œuvres est la longue ode mystique intitulée Sorsoreewel : “Celui qui cherche” (ou Le Fouinard), véritable chant d'amour pour Dieu et son prophète qu'il aspirait à rejoindre. Théodore Monod, alors qu'il était encore directeur de PIEAN à Dakar, en a publié le texte dans une brochure intitulée Sorsoreewel, un poème mystique soudanais 21.

La transformation fulgurante de Maabal et les hautes connaissances spirituelles dont témoignaient ses poèmes emplissaient les marabouts d'étonnement : comment un homme qui n'avait jamais étudié pouvait-il connaître, ou pressentir, de telles réalités d'ordre supérieur ? En réalité, il faisait mieux que les pressentir ; comme disent les sufis, il les “goûtait” (ɗawq). Quelqu'un demanda à Tierno quel était le hal (l'état, ou le niveau spirituel) de Maabal. Utilisant une autre image sufi, Tierno répondit :
Entre celui qui a entendu parler du fleuve et qui connaît tout de lui mais seulement par ouï-dire, celui qui est venu s'asseoir sur la berge pour contempler les eaux du fleuve, et celui qu'on a pris et jeté au milieu de l'eau du fleuve, qui connaît le mieux le fleuve ? C'est celui qui a été jeté dans l'eau et qui s'y est fondu. Maabal a été jeté dans le fleuve de l'amour.
En moins de trois années 22, Maabal avait été si consumé de l'intérieur que toute enveloppe matérielle était devenue pour lui transparente. Couché dans sa case, à travers la toiture il voyait l'état du ciel ; il voyait les gens approcher comme si les murs n'existaient pas. Devenu “aussi léger qu'une feuille que le vent balance entre terre et ciel”, une partie de lui-même était déjà hors de notre monde. Tierno s'attendait à son départ. Un jour, alors que Maabal se trouvait dans un état d'extase, son âme rompit les dernières amarres et ne revint pas.


Depuis, les récitants religieux de Bandiagara intégrèrent les poèmes de Maabal parmi les grands poèmes mystiques, fulfulde ou arabes, que leur chœur récitait chaque nuit de jeudi à vendredi, parfois jusqu'à une heure du matin. Au jour où j'écris cette page, en 1978, il reste encore quelques vieux récitants qui sont les derniers survivants de ce chœur. Mais il est à craindre qu'avec leur disparition ces poèmes magnifiques ne sombrent eux aussi dans l'oubli 23.

19. La place à droite est toujours une place d'honneur.
20. Cf. A. H. Bâ “La tradition vivante”, Etude de l'Histoire génerale de l'Afrique, éd. Jeune Afrique/Unesco (texte intégral), t. 1, chap. 8, p. 200 et suiv., et “Parole africaine” Le Couriler de l'Unesco, numéro de septembre 1993.
21. Dans la zawiya de Tierno Bokar, on étudiait surtout d'El Hadj Omar, ses écrits spirituels, notamment le plus connu d'entre eux : Er-Rimah, “Les Lances” (publié en arabe au Caire), dont l'inspiration générale procède du sufisme et se réfère aux enseignements de Cheikh Ahmed Tidjane.
22. A la fin de cette brochure, Théodore Monod conclut ainsi sa présentation : “En faisant connaître (ce poème) à des âmes matériellement, et sans doute mentalement aussi, fort éloignées de l'Islam fulɓe soudanais, je n'ai désiré, une fois encore, qu'une chose : en plaçant des chrétiens en face d'un phénomène religieux différent de ceux qui leur sont familiers, mais en fait identique, leur fournir un motif de plus de croire à l'Unité, en Dieu comme dans les hommes, et d'accueillir comme un message de consolation et d'espérance le beau mot — encore peu employé — de : convergences.”
23. A. H. Bâ n'a pas daté l'événement.

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