[Conférence donnée le 21 mai 1977 devant
l'Association de l'Université El-Qaraouyine.]
La science traditionnelle (al-'ilmu't-taqlîdî) et la
science moderne ont peu ou rien en commun ; elles ne possèdent pas la même
racine ni ne portent les mêmes fruits. Qui dit tradition dit transmission et
celle-ci n'est essentielle que là où il s‘agit d'assurer la continuation d'un
savoir que l'on ne saurait reconstituer par des efforts individuels s'il venait
à se perdre. Toute autre est la nature de la science moderne, qui est fondée
sur l‘expérience sensible, sur quelque chose donc qui est en principe
accessible à tout homme, de sorte que cette science peut toujours être rebâtie
à partir de zéro, à condition qu'on dispose d'expériences suffisantes, —
condition difficile à remplir, puisque les expériences scientifiques et les
conclusions qu'on en tire s'accumulent selon une telle progression qu'il est
devenu impossible d'en embrasser la totalité. L'expérience sensible, pratiquée
méthodiquement et comme seule approche de la réalité, s'enfonce dans la
multitude indéfinie des phénomènes physiques et risque par la même d'oublier
son propre point de départ, qui n'est autre que l‘homme dans sa nature intégrale,
l'homme qui n'est pas seulement une donnée physique mais à la fois corps, âme
et esprit (jasad, nafs, rûh).
Demandez à la science moderne : qu'est-ce que l'homme ?
Elle se taira par conscience de ses propres limites ou, si elle répond, elle
dira que l‘homme est un animal aux facultés cérébrales particulièrement
développées. Et si vous posez la question de l'origine de cet animal, elle vous
parlera d'une chaîne infinie de coïncidences, d'accidents, de hasards. Autant
dire que l‘existence de l'homme n’a pas de sens.
Demandez à la science traditionnelle : qu'est-ce que
l‘homme ? Elle vous répondra par des métaphores — les histoires bibliques et
coraniques de la création d'Adam — qu'on serait tenté d'écarter comme une
mythologie désuète si l‘on ne devinait pas que ces récits sacrés véhiculent une
vision profonde de l'homme, beaucoup trop profonde pour être enfermée en des
définitions rationnelles. Et la première chose que nous en retenons, c'est que
l‘homme à une cause unique, qui se situe au-delà de toutes les contingences, et
que son existence sur terre à un sens. Ce sens, cette vision profonde de
l'homme n'a rien à faire avec une science empirique ; on ne saurait la
reconstituer à partir de l'expérience et du raisonnement, car elle concerne
l'homme, non pas sous le rapport de son existence spatiale et temporelle, mais
« sous le rapport de l'éternité », si l'on peut s'exprimer ainsi.
La tradition sous toutes ses formes est essentiellement
un souvenir (dhikr) de cette vision intemporelle de l'homme et de son origine,
qu‘il s'agisse de la transmission de lois et coutumes sacrées, ou de la
transmission de leur signification spirituelle, dans la mesure ou celle-ci peut
être transmise d'homme à homme, c'est-à-dire dans la mesure ou les maîtres sont
autorisés à l'exposer et les disciples prêts à la recevoir. Ces considérations
d'un ordre très général et d'une expression inévitablement sommaire étaient
nécessaires pour situer notre thème, pour préciser, notamment, ce que nous
entendons par « science traditionnelle ». En même temps, elles situent notre
quête personnelle, qui nous conduisit à Fès, voici bientôt quarante ans.
À cette époque, bien des branches de la science
islamique telle qu'elle avait existé a son apogée médiévale ne faisaient plus
partie de l'enseignement donné dans la grande mosquée El-Qaraouiyine. Au 14ème
siècle déjà, Ibn Khaldoun s'était plaint d‘un certain appauvrissement
intellectuel dans le milieu savant de Fès, et cet appauvrissement a dû
s'accentuer durant les siècles suivants jusqu'à la venue des Francais au Maroc.
La réduction progressive des domaines de la science n‘était cependant pas
uniquement l'effet d'une décadence : c’est la domination exclusive du Malikisme
qui avait simplifié l'étude du droit, tandis que l'Acharisme éliminait la philosophie
hellénisante. D'une manière plus générale, il y a dans le génie maghrébin une
tendance à réduire les choses à l'essentiel et au rigoureusement nécessaire.
L'enseignement de l'histoire, par exemple, ne subsistait plus que sous la forme
de l‘histoire sacrée, celle des débuts de l'lslam, parce que seule l'histoire
sacrée, qui exprime des vérités (haqaïq) intemporelles, méritait d'être
retenue. Quant à l'astronomie, elle était réduite aux calculs qui permettent
d‘établir le calendrier musulman et les heures des prières. Malgré ces
réductions — et peut-être même à cause d'elles — l'ensemble des sciences
enseignées, dans les années 30, à la grande mosquée El-Qaraouiyine, se
présentait comme un édifice parfaitement uni, alors que l'enseignement universitaire
moderne est divisé en différentes disciplines, qui divergent souvent entre
elles. Ici, à El-Qaraouiyine, toutes les branches du savoir : la langue, la
logique, le droit, la morale et la théologie convergeaient vers un seul et même
but ; et l‘on pourrait également dire qu'elles dérivaient d'une seule et même
source, du Coran et du Hadith, qui sont le fondement à la fois de l'ordre
spirituel et de l'ordre social dans l'lslam.
On pouvait s‘étonner du zèle avec lequel des
grammairiens dissertaient pendant des heures et des jours sur un seul verbe,
une seule forme, un mot d'arabe. Or, il n'est pas étonnant qu'une langue qui a
servi de récipient à la révélation divine, et qui, de ce fait, garde une
profondeur et une finesse que les langues profanes ont perdues, soit choyée
comme la plus précieuse des choses.
On pouvait s‘étonner également de la minutie avec
laquelle les spécialistes du hadîth examinaient l'isnad d‘une tradition
prophétique — leur mémoire était d'ailleurs prodigieuse. Or. il n'est pas
étonnant non plus que pour des paroles dont dépend la vie même et de la
communauté et de l'âme individuelle, les preuves de l'authenticité soient
pesées avec une balance d'or.
Mais il y avait autre chose qui pouvait à plus juste
titre étonner, et même rebuter, l‘observateur non averti, à savoir le style
apparemment rationaliste, et en tous cas franchement légaliste qu‘assumait
généralement l'enseignement donné dans la grande mosquée. Parfois les cours,
prenant la forme d'un dialogue entre maître et disciples, appelaient une
discussion juridique. Il est vrai que la pensée juridique avait sa place très
légitime dans cet enseignement, puisque la shariah est une loi et que le droit
qui en découle constituait le principal objet d'étude pour la plupart des
élèves. Cependant, sur le plan théologique, en kalam, la pensée légaliste avec
ses pour et contre, ses law kâna, in kana et lam yakun pouvait donner
l'impression d'un rationalisme, c‘est-à-dire d'une pensée toute faite
d'alternatives et de ce fait trop schématique pour être adéquate à son objet,
la Réalité infinie. Il ne s‘agissait cependant que d'un rationalisme provisoire
ou de surface, car en définitive aucun des oulémas qui argumentaient selon
cette méthode n'aurait prétendu faire de la raison humaine la mesure de toute
chose, comme le prétend en fait la science moderne. La différence entre les
deux points de vue, celui du fiqh et celui du rationalisme moderne, qu'il soit
philosophique ou simplement scientifique, est en somme la suivante : pour le
premier, la raison n'englobe pas toute la réalité, loin de là, mais elle la
traduit à sa manière et dans la mesure où elle s'ouvre à la révélation divine ;
pour le second — le rationalisme philosophique aussi bien que le rationalisme
scientifique — tout doit pouvoir s'expliquer par la raison, et par elle
seulement, bien qu'on ne sache pas ce qu'est cette raison, ni pourquoi elle
possède ce droit quasi absolu en face de la réalité.
Remarquons que chez les meilleurs parmi les savants
fassis la routine juridique était tempérée par une très vive conscience de la
fragilité humaine, donc par une sorte de précaution constante, qui leur
conférait beaucoup de dignité. Et c'est peut-être cette vertu qui exerçait la
plus grande influence sur leur milieu humain, sur leurs élèves et non moins sur
les simples gens du peuple qui venaient assister aux cours donnés à
El-Qaraouiyine, assis à respectueuse distance du professeur entouré de ses
disciples habituels.
D‘une manière générale, le caractère ouvert et généreux
de l'enseignement avait une influence bénéfique sur toute la ville. La relation
entre professeur et élève était humaine, non entravée par des règlements mais
fondée sur la confiance réciproque. Très souvent, maître et disciple ne
travaillaient que pour l'amour de la science. Bien des professeurs ne
recevaient qu'un très modeste salaire ou aucune rétribution ; certains vivaient
de quelque métier exercé à côté de leur fonction d'enseignant ou de dons que
leur faisaient de riches citadins.
De temps en
temps des ouvrages classiques du soufisme (at-tasawwuf) ont été lus et
commentés à El-Qaraouiyine. Nous avons assisté nous-même à la lecture du Ihya
'ulûm ed-din de Ghazali, et ce n‘était pas la première fois qu‘au Maroc cet
ouvrage jouait le rôle de conciliateur entre le fiqh et le tasawwuf, la Loi et
la mystique, le ’iIm ez-zhâhir et le ’ilm el-bâtin, la « science extérieure »
et la « science intérieure ». En général, cependant, les professeurs de
l‘université EI-Qaraouiyine étaient très réservés à l'égard de tout ce qui
venait du soufisme. À l'époque du Protectorat, cette attitude se renforça par
l'opposition politique entre le milieu universitaire et les confréries (turuq),
opposition que l'administration française sut exploiter à fond. Les confréries
dérivent bien du soufisme, dont elles représentent en quelque sorte la forme
populaire ; en même temps, elles constituaient des groupements humains trop
importants pour ne pas être l'objet de pressions politiques. Celles-ci
trouvaient un point d'appui dans le fait que beaucoup de ces confréries
n‘avaient plus à leur tête de véritables maîtres spirituels mais des chefs
purement nominaux, le plus souvent des descendants du fondateur de la confrérie
; or, l'hérédité physique n'est pas un garant de spiritualité. Les véritables
maîtres spirituels — il en existait toujours — se tenaient à l'écart de la
politique et des grands mouvements collectifs et ne s'entouraient que d'un
petit nombre de disciples ; c'est dans ces milieux plus ou moins isolés que le
vrai tasawwuf était enseigné.
D'un autre côté, il y a toujours eu des savants
d‘El-Qaraouiyine qui, sans adhérer nécessairement au soufisme, en
reconnaissaient la validité, pour la simple raison que le fiqh ne saurait
embrasser toutes les dimensions de la religion (ed-din). On se souviendra de la
distinction que le fameux hadîth Djibraïl établit entre el-islâm, el-imân et
el-ihsân. Les deux premières dimensions du dîn comprennent respectivement les
actions prescrites et les dogmes — et c'est la très exactement le domaine de la
science scolastique —, tandis que la troisième dimension se réfère à la vie
contemplative. Selon les paroles mêmes du Prophète, el-ihsân consiste en ce «
que tu adores Dieu comme si tu Le voyais ; si tu ne Le vois pas, c'est Lui qui
te voit ». — En d‘autres termes : ta religion n'est parfaite que si tu es
entièrement présent dans l'acte d'adoration ; or, si tu l‘es, tu ne verras pas
Dieu, mais tu gagneras la certitude qu'Il te voit. — Ces quelques mots résument
toute une pratique intérieure, dont le développement est en principe illimité,
puisque son objet est infini, et suppose, non pas un savoir plus ou moins
dialectique. mais une « science du coeur ».
La présence de l'homme — corps, âme et esprit — dans
l'acte d'adoration s'ouvre sur la présence de Dieu dans l‘homme, — s'il est
permis de résumer en ces termes tout un univers spirituel trop subtil et trop
complexe pour être défini à la légère. En un certain sens, tout le tasawwuf se
développe à partir de l'existence de sincérité (ihklâs) : adorer Dieu comme si
on Le voyait, c'est l'adorer sincèrement : or, cet effort conduit logiquement a
une conversion (tawbah) de tout l'être humain, conversion qui opère une sorte
d‘inversion du rapport sujet-objet dans la vision intérieure : jusque là,
l'homme voyait toutes choses par l‘oeil de son « moi », son âme passionnelle,
et toutes choses en assumaient la teinte ; dorénavant, l'homme voit son propre
« moi » par l‘oeil de l'esprit, qui le juge et le transcende ; or, « qui
connaît sa propre âme, connaît son Seigneur » (man ’arafa nafsahu faqad 'arafa
rabbah) selon le hadîth.
Pour ramener les choses à leur plus simple expression,
nous pouvons encore dire ceci : on sait qu'en Islam, le croyant est sauvé en
fin de compte par le double témoignage qu' « il n'y a pas de divinité hors Dieu
» et que « Mohammed est l'envoyé de Dieu », le premier témoignage intégrant en
quelque sorte le second. Or, le tasawwuf donne à ce témoignage toute la
signification qu'il peut avoir, et il exige en même temps que le témoin soit
parfaitement sincère. Ce qui revient à dire que pour le tasawwuf toutes choses
s'effacent finalement devant l'Absolu : le monde, qui n'est que son reflet, et
l'ego qui en est a la fois le reflet et le voile (hijâb), le reflet parce qu'il
tient, comme toutes choses, son existence de Dieu, et le voile parce qu'il
s'attribue a priori un caractère absolu qui n'appartient qu'à Dieu seul : lâ
ilaha illâ-Llâh.
Nous avons dit que les confréries représentent la forme
populaire du taçawwuf, ce qui n‘exclut pas l'existence, en leur sein, de
véritables trésors spirituels. Des traités fondamentaux du tasawwuf comme les
Hikam d'Ibn Atâ-Illah étaient lus et commentés parmi les frères, et les poèmes
d'Ibn el-Fâridh, de Shushtari et d'autres grands Soufis, que l‘on chantait
pendant les séances de dhikr, évoquaient les plus hautes vérités spirituelles ;
celles-ci sont parfois mieux comprises par des hommes simples et apparemment
incultes que par des savants, car l'intelligence du cœur et celle du cerveau ne
se comparent pas.
Le Maroc à toujours été une terre de Soufis ; il à
recueilli l'héritage de toute une pléiade de grands maîtres qui, aux 6éme et
7éme siècles de l'Hégire, quittèrent l'Espagne pour s'établir en Afrique. À une
époque où l‘Europe vécut déjà, avec la Révolution française et le commercialisme
anglais, les grandes victoires du matérialisme, le Maroc connut une nouvelle
floraison de vie contemplative. Des maîtres comme el-`Arabî el-Darqâwî ou
al-Harrâq représentent toujours le tasawwuf le plus pur. En un certain sens le
côté rude, qui distingue le milieu marocain des milieux plus orientaux, était
une protection pour la vie spirituelle.
*
La médecine traditionnelle, qui avait été enseignée en
marge des cours officiels d'El-Qaraouiyine, fut bannie lors du protectorat
français. Le mépris des Européens pour les sciences « médiévales » et «
arriérées » y fut certainement pour quelque chose. Cette médecine continua
cependant à être pratiquée clandestinement. A-t-elle entièrement disparu de nos
jours ? On aurait bien des raisons de le regretter, car cette science, que les
Arabes avaient héritée des Grecs mais qu’ils enrichirent considérablement,
comportait, outre ses innombrables expériences, une vision de synthèse que la
science médicale moderne peut lui envier.
Cette vision de synthèse constituait d'ailleurs le lien
qui rattachait la médecine gréco-arabe à l'univers intellectuel de l‘lslam.
Unité-totalité-équilibre : ce sont là les points de référence de la pensée
islamique, et c'est l'équilibre, précisément, qui est le principe de la
médecine traditionnelle. Selon sa perspective, toute la nature et a fortiori
l'organisme humain sont régis par la loi de l'équilibre. Il y a quatre humeurs
radicales qui, analogues aux quatre éléments, se combinent subtilement dans les
diverses fonctions vitales, toute rupture d'équilibre entre ces humeurs
engendrant une maladie. L'art du médecin c'est d'aider la nature à retrouver
son équilibre originel. La nature agit par forces complémentaires ; elle
tempère la chaleur par le froid et l'humidité par la sécheresse, ou l'expansion
par la contraction et la dissolution par la coagulation ; le médecin en fera de
même en utilisant ce qui, dans la nature, correspond à ces forces. La materia
medica consistait généralement en matières végétales et, de préférence, en des
plantes qui étaient aussi des nourritures et que le corps absorbe spontanément.
Beaucoup de ces moyens se retrouvent dans la médecine populaire.
Puisque nous venons de parler de la médecine
traditionnelle, il nous faut aussi mentionner l'alchimie qui est également une
science ou un art d'origine pré-islamique mais spirituellement intégré dans
l'Islam. Sur l‘alchimie, qui fut pratiquée à Fès jusqu‘à une époque très
récente, on se fait ordinairement des idées entièrement fausses, à savoir
l'image d'une pratique superstitieuse ayant pour but — parfaitement illusoire —
la transmutation du plomb ou d'autres métaux vils en or. En fait, c'est sous
cette apparence « fumiste » que la véritable alchimie se cachait souvent. Pour
celle-ci. le plomb ou le métal vil. qu‘il s'agissait de transmuer en or,
n'était que le symbole — fort adéquat d‘ailleurs — de l'âme humaine plongée
dans l‘obscurité et dans le chaos des passions, tandis que l'or représente la
nature originelle de l'homme, où le corps même est ennobli et transfiguré par
la vie de l'esprit. Chaque métal vil, image d'un certain état d‘âme, est
considéré comme un « or malade », tandis que l'or correspond à l'équilibre
parfait des forces naturelles : on reconnaît ici les principes qui régissent
aussi la médecine traditionnelle. La véritable alchimie est en quelque sorte
une médecine de l'homme total, de l'homme fait de corps. d'âme et d'esprit.
Mais pourquoi cet emploi de symboles métallurgiques, de descriptions d‘étranges
procédés pour exprimer des réalités d'un tout autre ordre ? Sans doute parce
que les métiers du « feu » : métallurgistes, fondeurs, émailleurs, céramistes,
etc. existent et que leurs procédés se prêtent tout naturellement — ou
providentiellement — à l'expression des états et des transformations très intimes
de l'âme.
Ici nous nous permettons d'insérer un épisode personnel
: nous avons écrit un livre sur l'alchimie, dans lequel nous exposons notamment
la dimension spirituelle de cet art. Un historien bien connu de ce domaine nous
approuva dans un compte-rendu, mais insinua : « Nous reprochons une seule chose
à l'auteur de ce livre : de ne pas avoir mentionné le rôle de la ville de Fès,
qui abrita les derniers alchimistes ».
*
Nous avons vu que science et art sont souvent les deux
faces d'une seule et même tradition : la médecine, notamment, est à la fois une
science et un art ; l'alchimie se désigne elle-même comme un « art royal », et
le tasuwwuf peut être appelé un art spirituel. D'un autre côté, les arts
plastiques traditionnels : l'architecture, la sculpture, la mosaïque, et les
autres présupposent un certain savoir qui, sans être explicite, ne constitue
pas moins une sorte de science traditionnelle. Savoir utiliser un compas à
corde pour tracer le profil d'un arc mauresque avec son ogive et ses pieds-droits,
ou tout autre procédé de ce genre, comme l'emploi de certains schémas
géométriques pour établir les proportions d'un édifice, d'une fontaine ou d‘un
ornement, constitue bien un élément de science.
Il est particulièrement significatif que le savoir-faire,
dans un art traditionnel, concerne à la fois la solution technique et la
solution esthétique d'un problème donné ; ainsi, pour reprendre notre premier
exemple, le procédé qui permet de tracer le profil d'un arc concerne aussi bien
sa stabilité que son élégance. Utilité et beauté vont de pair dans l‘art
traditionnel ; ce sont les deux aspects inséparables de la perfection, telle
que la tradition l'envisage : « Dieu a prescrit la perfection à toutes choses »
(Inna ’Llâha kataba'l-ihsâna 'alâ kulli shaï), selon le hadîth. Nous
rencontrons ici de nouveau le terme de ihsân que nous traduisons par « vertu
spirituelle » dans le cas du soufisme, ou simplement par « vertu », et qui
comporte également les sens de beauté et de perfection.
Dans l'art ou dans l‘artisanat — la tradition ne sépare
pas ces deux professions, l'enseignement est souvent muet ; le disciple voit
faire son maître et l‘imite. Mais il n'y a pas que les méthodes de travail ; le
bon artisan se distingue par tout un ensemble de valeurs humaines : la
patience, la discipline, la sincérité. On ne saurait surestimer la qualité
pédagogique de l'art au sens traditionnel de ce terme. Parmi les artisans de
Fès, nous avons connu des hommes versés dans l'une ou l’autre science, celle du
fiqh ou celle du tasawwuf et plus particulièrement des hommes qui voyaient dans
les plus modestes tâches de leur métier un moyen de perfectionnement spirituel
(ihsân).
Comment la tradition, dans un art plastique,
s'accorde-t-elle avec la liberté créatrice, sans laquelle l'art n‘est pas l'art
? Par la tradition, l'artiste dispose d'un ensemble de modèles ou de formes
typiques qu'il combinera ou adaptera suivant les circonstances ou, plus
exactement, suivant le but particulier de l'oeuvre. En adaptant il crée, mais
cette création obéit à certaines lois : les formes-modèles sont comme les
éléments d'un langage qui possède sa grammaire et sa syntaxe ; la maîtrise de
l'art, c'est pouvoir s'exprimer librement tout en obéissant aux règles du
langage, ou plutôt : c‘est pouvoir s'exprimer librement grâce aux ressources du
langage ; si l'expression est juste et qu'elle est adéquate au but de l'œuvre,
elle est nourrie par une sorte d'inspiration qui provient du fond non
individuel de la tradition ; car de même que la science islamique est enracinée
dans le Coran, dont elle est le commentaire plus ou moins direct, de même les
formes typiques de l'art islamique sont enracinées dans l'esprit de l'lslam,
dont elle sont comme les traces visibles ; or, l'Islam, comme toutes les
grandes traditions spirituelles de l'humanité, n‘a pas été « inventé » par
l’homme.
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