vendredi 28 février 2014

René Guénon - Lettre à A.K. Coomaraswamy (1936)




Le Caire, 22 avril 1936

Cher Monsieur,

J’ai reçu la semaine dernière votre lettre du premier avril, et avant-hier me sont parvenues vos “Elements of Buddhist Iconography”, que j’attendais pour y répondre, afin de pouvoir vous en remercier en même temps. J’en ai déjà lu une partie ; le point de vue où vous vous placez est fort intéressant et me paraît tout à fait juste ; les symboles qui se rapportent à l’Axe du Monde sont d’ailleurs particulièrement significatifs. Le rapprochement que vous indiquez entre le trishûla et le Vajra est très digne de remarque ; j’ai parlé autrefois du Vajra dans un article sur les “pierres de foudre”, mais j’aurai peut-être encore quelque occasion de revenir sur ce sujet. D’autre part, vous avez touché à une question qui se rattache à un mystère “préhistorique” : celle des figurations d’empreintes de pieds, humaines et animales ; il y a là quelque chose que je n’ai jamais pu arriver à préciser très exactement, mais qui me paraît important ; ne pensez vous pas pouvoir développer cette question à part ? – Un point qui n’est pas entièrement clair pour moi, c’est ce qui concerne les Yakoshas ; j’ai toujours pensé qu’ils étaient surtout associés au “feu souterrain”, comme les Kabires ; mais y a-t-il là encore autre chose ? – Sûrement, le titre “Buddhist Symbolism” que vous envisagiez aurait mieux montré le caractère de l’ouvrage, d’autant plus qu’il s’agit surtout de symboles “aniconiques”. Il est bien curieux que, dans le christianisme aussi, ce soient les symboles de cette sorte qui aient été employés exclusivement au début…

À propos précisément de questions d’iconographie et de symbolisme, il ne faut pas que j’oublie de vous parler d’une autre chose : M. Charbonneau-Lassay, aux travaux duquel vous avez du voir que j’ai fait assez souvent allusion, a terminé la première partie de son grand ouvrage sur les symboles du Christ ; lui aussi montre que la plupart de ces symboles se rattachent directement aux traditions antiques. Il a trouvé un éditeur, mais qui, à cause de l’importance de l’ouvrage (il doit y avoir ensuite deux autres parties), ne veut pas se risquer à entreprendre la publication sans être assuré d’un nombre suffisant de souscriptions. Comme j’ai pensé que peut-être vous pourriez trouver autour de vous des personnes susceptibles de s’y intéresser, j’ai donné votre adresse parmi quelques autres, à M. Charbonneau ; il vous enverra sans doute d’ici peu le prospectus contenant un spécimen de l’ouvrage. D’autre part, en vous retournant l’article de M. Hocart, j’y joins aussi une brochure de lui dont j’ai encore plusieurs exemplaires, et qui, bien que se rapportant à un sujet beaucoup plus spécial, pourra aussi vous donner quelques idées de ces travaux. Je me permets d’attirer votre attention là-dessus, car il serait bien à souhaiter que cette édition puisse se faire ; si vous aviez plusieurs adresses qui puissent être utiles (de personnes ou d’institutions), vous serez bien aimable de me les indiquer, et je les lui transmettrais, en tous cas, merci d’avance pour tout ce que vous pouvez faire à ce sujet.

À propos de Borobudur, il y a déjà longtemps que j’ai entendu dire que les bas-reliefs qui sont enterrés ne l’ont pas été accidentellement, mais que cela était prévu ainsi dans le plan primitif de l’édifice ; M. Mus a-t-il parlé aussi de cette question ?

J’arrive à ce dont vous me parlez dans votre lettre, concernant la doctrine des cycles ; je dois dire qu’il y a là des choses qui paraissent réellement très difficiles à exprimer, plus peut-être qu’à concevoir, et c’est d’ailleurs pourquoi, bien que l’on me l’ait souvent demandé, je n’ai jamais pu me décider à faire un travail d’ensemble sur ce sujet. – D’abord il doit être bien entendu qu’aucune doctrine traditionnelle n’admet l’idée d’un “progrès” général, à moins qu’on ne l’entende au sens tout à fait restreint de développement matériel, car cela même s’accorde bien avec la marche même du cycle. Par conséquent, il n’est aucunement nécessaire de supposer un tel développement matériel chez les premiers hommes ; ce que toutes les traditions affirment, c’est qu’ils possédaient tous, et d’une façon spontanée, un état spirituel qui ne peut-être atteint que difficilement et exceptionnellement par les hommes actuels. – Il faut remarquer aussi que les restes découverts par les paléontologistes ne sont pas forcément ceux des premiers hommes, surtout si ceux-ci vivaient sur quelque continent qui a disparu par la suite. Il se peut qu’il y ait eu déjà, à des époques reculées, des cas de dégénérescence, surtout parmi ceux qui avaient échappé à quelque cataclysme ; ce ne sont d’ailleurs pas les indices matériels qui peuvent permettre d’en juger réellement. En tout cas, j’ai l’impression que les cavernes préhistoriques ont été bien plutôt des sanctuaires que des habitations… – Je ne sais pas exactement à quelle période on pourrait faire correspondre ce qui est indiqué dans le chapitre VI de la Genèse, qui mériterait certainement d’être examiné de plus près à ce point de vue. Il se peut d’ailleurs que ce soit susceptible de plusieurs applications à des niveaux différents ; mais la plus immédiate doit être en rapport avec ce qu’on dit des derniers temps de l’Atlantide, ce qui ne nous reporterait qu’au Dwâpara-Yuga et serait donc encore bien loin du début du Manvantara.

Cela dit, je crois que, pour résoudre la principale difficulté que vous signalez, il faut distinguer nettement deux choses tout à fait différentes : d’une part, ce qui se rapporte à la marche même d’un cycle, c’est-à-dire au sens du développement d’un monde ; d’autre part, ce qui concerne les êtres qui sont manifestés dans ce monde, mais qui ne font en somme que le traverser sans lui être lié essentiellement ; l’état de ces êtres doit, d’une façon générale, être, à chaque moment, en conformité avec les conditions du monde considéré, donc plus spirituel au début et plus matériel à la fin. On pourrait dire que, au début, un monde est apte à fournir un terrain de manifestation à des êtres réellement plus “avancés” que ceux qui viendront ensuite ; je ne vois pas qu’il y ait là quelque chose de contradictoire. – D’ailleurs, la distinction que je viens de dire apparaîtra nettement si, par exemple, on considère ceci : quand on parle des cycles précédents le nôtre (il est bien entendu que cela doit s’entendre analogiquement et non dans un sens littéralement temporel), on les représente comme au-dessous ou en arrière de nous ; quand on parle des êtres nous précédant dans le parcours des cycles, on les représente au contraire forcément comme au-dessus ou en avant de nous ; et ceci se rapporte naturellement encore à l’opposition des Dêvas et des Asuras… J’ai dû écrire autrefois, sur ces sortes d’antinomies “cosmologiques”, quelque chose que je n’ai jamais publié, mais que je retrouverai sans doute parmi mes papiers, et que je pourrai peut-être reprendre un jour.

Les “Enfers” paraissent désigner en réalité plusieurs choses qu’il y a lieu de distinguer : soit les états inférieurs (cycles précédant la manifestation universelle) eux-mêmes, soit les “traces” de ses états dans l’état humain ; et encore les “limbes”, domaine des potentialités non-actualisées, qui peut répondre plus particulièrement à ce que vous envisagez ; les “ténèbres extérieures”, où sont rejetées finalement les “rebuts” d’un cycle, et qui correspondent aussi, dans le symbolisme hindou, à la région obscure située au-delà du mont Loka-Aloka, etc.

Le Krita-Yuga peut bien avoir été “sur la terre”, mais cela n’indique pas nécessairement que la terre elle-même était alors ce qu’elle est présentement ; on pourrait même se demander si ce ne sont pas les changements de conditions survenues à certaines époques dans le monde terrestre qui empêchent qu’on puisse, par des recherches quelconques, trouver des vestiges vraiment “primitifs”. – Je dirais volontiers aussi que “sur la terre” ne signifie pas exactement “sur cette terre” ; la tradition islamique parle très nettement de “sept terres”, manifestées successivement ou alternativement, et qui sont d’ailleurs la même chose que les sept dwîpas de la tradition hindoue. – Bien entendu, tout cela n’empêche pas que les considérations sur les origines puissent aussi être envisagées en un sens plus universel ; et elles doivent toujours pouvoir, par une transposition appropriée, s’appliquer à tous les niveaux, y compris celui que représente l’histoire de l’humanité terrestre.

Vous voudrez bien me dire ce que vous pensez de ces quelques réflexions, et aussi si elles donnent lieu à des questions portant sur des points plus précis…

Encore une chose que j’allais oublier, à propos de ce que vous indiquez dans votre note 100 : Er Rûh s’identifie au Metatron de la Kabbale ; son “lieu” est au centre d’El-’Arsh représenté par une figure circulaire. Les huit anges qui supportent El-’Arsh correspondent bien aux quatre points cardinaux et aux quatre points intermédiaires ; mais ils correspondent aussi, en même temps à certains groupes de lettres de l’alphabet arabe, disposés suivant leur ordre numérique et répartis selon ces mêmes régions.

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.


René Guénon
                               La Plaine du Jugement d'après Ibn  'Arabî






Le Caire, 13 septembre 1936


Cher Monsieur,


Je viens de recevoir votre lettre du 22 août, qui s’est croisée avec la mienne ; comme vous le verrez, je m’inquiétais un peu de n’avoir pas de nouvelles de vous, et, en fait, je vois que malheureusement je n’avais pas entièrement tort. Il était pourtant à espérer que le séjour à la campagne vous remettrait de votre fatigue ; le prolongerez-vous un peu plus que vous n’en aviez l’intention ? En tous cas, comme vous m’aviez dit que vous y resteriez jusqu’au 7 octobre, j’y adresse encore cette lettre, car je pense qu’elle vous parviendra avant cette date.

Je vous remercie bien vivement pour votre nouvel article que je viens de lire et que je trouve fort intéressant comme toujours ; il apporte des précisions très importantes sur la question de la distinction de l’art traditionnel et de l’art profane. Ce que vous dites des “vestigium pedis” éclaire aussi beaucoup ce point ; et, quant au sens de “mârga”, je dois dire que j’y avais assez souvent pensé, mais sans arriver à trouver une explication suffisamment nette. – Je prends note de ce que vous me dites de la possibilité de publier l’article en deux parties ; cela dépendra naturellement de la place dont on pourra disposer ; c’est ennuyeux d’être toujours si limité pour le nombre de pages, pour des raisons qu’il est trop facile de comprendre ! J’ai écrit ces jours derniers, pour le numéro d’octobre, un article sur les “armes symboliques”, dans lequel j’ai eu l’occasion de me référer assez longuement à votre “Buddhist Iconography”, à propos de certains aspects du symbolisme du vajra.

Les trois articles dont vous m’annoncez l’envoi d’autre part ne me sont pas encore parvenus, mais ce n’est pas très étonnant, car les imprimés sont presque toujours plus longtemps en route que les lettres ; je les aurais donc probablement au prochain courrier. – Quant aux deux livres que les éditeurs doivent m’envoyer, je ne les ai pas reçus encore non plus ; il est vrai que les éditeurs tardent souvent plus ou moins à faire ces envois, si bien que, dernièrement, j’ai cru que des livres qu’on m’avait annoncés ainsi avaient dû se perdre, et pourtant ils me sont enfin arrivés par la suite. Si cependant je ne reçois rien d’ici quelques temps encore, je vous le ferai savoir afin que vous puissiez le rappeler au cas où il s’agirait d’un oubli, ce qui est toujours possible aussi…

Pour votre article sur la réincarnation, ce que vous proposez de faire me paraît devoir être très bien, et sera sûrement un travail très utile. - Quant au fond même de la question, l’impossibilité d’un retour au même monde résulte de ce qu’il impliquerait une limitation de la multiplicité des mondes (ou états d’existences, car c’est la même chose au fond), et, par suite, une limitation de la Possibilité universelle elle-même. Ceci, bien entendu, concerne l’être véritable et revient à dire que celui-ci ne peut pas se manifester deux fois dans le même état ; ce n’est là, en somme, qu’un cas particulier de l’impossibilité d’une répétition quelconque dans la manifestation universelle, en raison même de son indéfinité. – Maintenant, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque chose qui puisse “se réincarner”, si on tient à employer ce mot, mais ce sont simplement des éléments psychiques qui n’ont plus rien à voir avec l’être véritable (qui est alors passé à un autre état), et qui viennent s’intégrer dans la manifestation d’un autre être comme le font aussi les éléments corporels ; à proprement parler, ça n’est donc pas de “réincarnation” qu’il s’agit alors, mais de “métempsycose” (quant au mot “transmigration”, il désigne proprement le passage à un autre état, qui, lui, s’applique bien à l’être véritable). Ce transfert d’éléments psychiques explique les prétendus “cas de réincarnation”, ou de “souvenirs de vies antérieures” qu’on constate parfois (du reste, qu’est ce qui pourrait “se souvenir”, puisque, même dans l’hypothèse réincarnationniste, il s’agirait toujours d’une nouvelle individualité revêtue par l’être, et que la mémoire appartient évidemment à l’individualité comme telle ?). Pour le surplus (en laissant de côté, bien entendu, la raison sentimentale invoquée par les modernes et qui n’ont aucun intérêt doctrinal), la croyance en la réincarnation peut être considérée comme due en partie à l’incompréhension du sens symbolique de certaines expressions. Bien que le rapprochement soit peut être bizarre, je pense ici à un autre fait qui a exactement la même cause : c’est la croyance à l’existence de certains monstres et animaux fantastiques, qui ne sont que d’anciens symboles incompris ; ainsi, je connais ici des gens qui croient fermement aux “hommes à tête de chien” ; l’“Histoire naturelle” de Pline est remplie de confusions du même genre… – J’ai traité assez longuement dans l’“Erreur spirite” cette question de la réincarnation, en indiquant aussi les distinction qu’il y a lieu de faire entre les différents éléments constitutifs de l’être manifesté. – Dès lors qu’il s’agit d’une impossibilité, il est bien entendu qu’il ne peut pas y avoir d’exception ; d’ailleurs, où s’arrêterait elle exactement ? À ce propos, je vous signalerai une chose assez curieuse : c’est que Mme Blavatsky elle-même avait commencé par refuser la réincarnation d’une façon générale ; dans “Isis Unveiled”, elle envisageait seulement un certain nombre de cas d’exception, reproduits exactement des enseignements de la H. B. of L. à laquelle elle était rattachée à cette époque. – Une possibilité qui constitue seulement une exception apparente, c’est le cas d’un être qui, n’étant plus réellement soumis à la mort (un jîvan-mukta), continuerait pour certaines raisons son existence terrestre (il ne reviendrait donc pas comme les prétendus “réincarnés”) en utilisant successivement plusieurs corps différents ; mais il est évident que c’est là un des cas qui est tout à fait en dehors des conditions de l’humanité ordinaire, et que d’ailleurs un tel être ne peut même plus réellement être dit “incarné” en aucune façon.

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon






Le Caire, 5 novembre 1936


Cher Monsieur,


Votre lettre du 22 octobre m’est arrivée en même temps que l’envoi que vous m’aviez annoncé dans le précédent ; merci encore ! – M. Préau me dit qu’il a aussi reçu de vous, de son côté, un envoi de plusieurs articles.


Ce que vous m’apprenez au sujet de “Patron and Artist” et de Harvard est vraiment intéressant, et d’ailleurs heureux, mais je comprends que vous en soyez un peu surpris vous-même. Je me demande toujours aussi comment des choses de ce genre doivent être interprétées au juste : faut-il y voir la marque d’un certain changement d’attitude qui serait bien à souhaiter, ou y a-t-il seulement incompréhension de la véritable portée de certaines choses ?


Votre étude sur “Khwaja Khadir” (ici, nous disons “Seyidna El-Khidr”) est très intéressant, et les rapprochements que vous y avez signalés sont tout à fait justes au point de vue symbolique ; mais ce que je puis vous assurer, c’est qu’il y a là dedans bien autre chose encore que de simples “légendes”. J’aurais beaucoup de choses à dire là dessus, mais il est douteux que je les écrive jamais, car, en fait, ce sujet est un de ceux qui me touchent un peu trop directement… – Permettez moi une petite rectification : El-Khidr n’est pas précisément “identifié” aux Prophètes Idris, Ilyâs, Girgis (St Georges) – (bien que naturellement, en un certain sens, tous les Prophètes soient “un”) ; ils sont seulement considérés comme appartenant à un même Ciel (celui du Soleil).


Puisque vous me parlez de Saint Bernard, vous ne savez sans doute pas que j’ai moi-même écrit quelque chose sur celui-ci ; on me l’avait demandé pour un recueil de vies de Saints, et cela a été édité ensuite avec une brochure séparée, dont je joins un exemplaire à cette lettre. Étant donné le cadre qui m’était imposé pour ce travail, il ne m’était guère possible de faire autre chose qu’une sorte de résumé historique ; j’ai réussi cependant à y introduire quelques allusions qui, pour ceux qui les comprennent, peuvent donner une idée du véritable caractère du personnage. En effet, ce caractère, pour moi, est bien initiatique et non pas simplement mystique : les correspondances que vous envisagez me paraissent donc tout à fait justifiées.


Pour la question de la “mémoire”, la façon dont vous l’envisagez est très exacte ; il est bien certain que la mémoire, au sens ordinaire, est quelque chose qui appartient exclusivement à “ce” monde et qui ne peut pas suivre l’être dans un autre état, donc qui est parmi les éléments qui, lors de son passage à celui-ci, il doit laisser derrière lui ; il n’est d’ailleurs pas possible de comprendre comment cette mémoire, comme telle, pourrait se retrouver dans un état dont le caractère n’est plus temporel ; il ne peut subsister alors que ce qui y correspond “intemporellement”, si l’on peut dire, et qui par là même n’est plus une “mémoire”.


Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments bien cordiaux.


René Guénon











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