samedi 2 juillet 2011

IBN ARABÎ : Le Cheikh Abd al-Qâdir al-Gîlânî et son compagnon Abû-s-Su’ûd

                                             Mosquée contenant Le tombeau d'Ibn 'Arabi à Damas


Nous avons rencontré en un seul jour au mont Abû-Qubays (1), à La Mekke, plus de soixante-dix hommes qui étaient les Pôles de cette Station initiatique (2). Les gens de cette catégorie n’ont jamais de disciples (3) qui les suivent dans leur Voie, et ils n’instruisent personne pour les y faire progresser ; ils n’ont recours qu’aux conseils, aux avis sincères, et à la communication de la Science. Ceux qui sont favorisés en profitent. On dit que Abû-s-Su’ûd était l’un d’entre eux. Je ne l’ai jamais vu, ni rencontré, mais j’ai humé la bonne odeur qui émanait de lui et son haleine parfumée.


On m’a appris également que Abd al-Qâdir al-Gîlânî – C’était un juste, le Pôle de son temps (4) – avait porté un témoignage en faveur d’Ibn Qâ’id en affirmant qu’il possédait cette Station : c’est en tout ce que quelqu’un m’a rapporté : je lui laisse la responsabilité de ce propos (5). Ibn Qâ’id prétendait en effet que (au degré qu’il occupait) il ne voyait devant lui plus rien d’autre que le « pied » de son Prophète. Or, ceci n’est possible que pour quelqu’un qui fait partie des Afrâd de son temps car, dans le cas contraire, il voit devant lui au moins le pied du Pôle de son temps en plus du pied de son Prophète. Cela, dans le cas où il est lui-même un des deux Imâms (6). Si c’est un Pilier (Watad), il voit nécessairement trois pieds devant lui (7) ; et quatre s’il est un Remplaçant (Badal) (8), etc. Dans tous cas, il est forcément établi dans la Dignité propre à ceux qui « suivent ». En revanche, s’il n’est pas définitivement établi dans une des Dignités des « suiveurs » et si on l’en écarte par la droite de la Voie – entre la chambre secrète (makhda’) (9) et la Voie (proprement dite) – il ne verra plus, effectivement, aucun pied devant lui : cela, c’est la Voie de la Face propre (tarîq al-wajh al-khâss) (10) que Dieu confère à tout être existencié. C’est à partir de cette Face propre que les Saints acquièrent la connaissance des Sciences (divines) de telle manière qu’on les désavoue et qu’on les déclare hérétiques. Pourtant, ceux qui les déclarent ainsi hérétiques et incroyants sont aussi ceux-là même qui croiraient en ces mêmes Sciences si elles étaient communiquées par les Envoyés (divins) !...

Les Maîtres de cette Station possèdent l’organisation et le gouvernement (tasarruf) du monde. Parmi eux, ceux de la plus haute catégorie abandonnent à Allâh le gouvernement de Ses créatures bien qu’ils aient reçu l’investiture de Dieu même comme un choix qui leur était offert, non comme un commandement auquel ils auraient eu à se soumettre. Ils revêtent plutôt le voile, pénètrent dans les Tentes du Mystère et disparaissent derrière les écrans des pratiques traditionnelles courantes ; ils s’en tiennent strictement à la Servitude absolue et à la Dépendance. Ce sont les « Chevaleresques »(Fityân), ceux qui « agissent avec élégance » (zurafâ), les Gens du Blâme (Malâmatiyya), les Cachés (akhfyâ), les « sans défaut » (abryâ). Abû-s-Su’ûd était l’un d’eux. Il était – qu’Allâh lui fasse miséricorde ! - de ceux qui se conforment au Commandement qu’Allâh a exprimé par Sa Parole : « Et prend-Le pour préposé ! » (Cor.73.9) ; c’est, en effet, le préposé qui gouverne ! S’ils avaient reçu l’ordre exprès de gouverner, ils s’y seraient conformés aussi : telle est leur manière d’être.

Pour ce qui concerne Abd al-Qâdir, son état fait apparaître qu’il avait précisément reçu l’ordre (divin) d’exercer le Tasarruf : pour cette raison, il a manifesté ce pouvoir dans sa manière d’agir ; c’est du moins l’opinion de ses pareils.

Quand à Muhammad al-Awânî, il prétendait qu’Allâh lui avait donné le Tasarruf : qu’il l’avait accepté et que, pour ces raisons, il l’exerçait alors qu’en réalité il n’avait reçu aucun mandat : c’est pourquoi il fut éprouvé. C’est pourquoi aussi il ne parvint pas au degré qui était celui d’Abû-s-Su’ûd. (11)

(1) Ce petit mont est situé à proximité de la Kaaba.
(2) C’est-à-dire qu’ils la maîtrisaient parfaitement. Il s’agit des Afrâd, qui échappent à la juridiction du Pôle, c’est-à-dire du Chef de la Hiérarchie initiatique de l’Islam à une époque donnée. Le terme Fard (singulier de Afrâd) ne s’applique pas seulement à des êtres ayant bénéficié d’un mode exceptionnel de rattachement initiatique ; il désigne aussi, et même avant tout, un degré spirituel.
(3) Ceci s’explique notamment par le caractère « direct » de leur propre réalisation. Leur « Voie » n’est pas celle d’une tarîqa au sens courant du terme.
(4) C’est là, par excellence, une fonction liée au Tasarruf, c’est-à-dire au gouvernement ésotérique des affaires du monde.
(5) On remarque la prudence avec laquelle le Cheikh al-Akbar s’exprime, en dépit du fait que les renseignements qu’il avait recueillis sur le Cheikh Abd al-Qâdir et ses Compagnons étaient de première main. Parmi ses informateurs, il cite à plusieurs reprises Abû-l-Badr at-Tamâshikî de Bagdad. Dans la partie introductive du chapitre 198 des Futûhât, il s’exprime d’une façon plus affirmative : « Mon Compagnon Abû-l-Badr m’a rapporté au sujet d’Abd al-Qâdir al-Jîlî qu’Ibn Qâ’id al-Awânî, qui se considérait comme ayant réalisé une partie de la Voie, était allé le voir. Abd al-Qâdir se mit à le renifler deux à trois fois, puis il dit : « Je ne te connais pas ». C’était une manière de l’éduquer. L’aspiration spirituelle d’Ibn Qâ’id s’éleva au point qu’il fut joint aux Afrâd ».
(6) Les fonctions de ces deux Imâms, immédiatement inférieures à celles du Pôle, correspondent au Sacerdoce et à la Royauté tels qu’ils ont été définis dans l’Introduction.
(7) Ces trois « pieds » sont ceux du Pôle et des deux Imâms.
(8) Les Abdâl (plur. de Badal) sont inférieurs aux Awtâd (plur.de Watad) et ces derniers sont au nombre de quatre. Ce nombre peut suffire, compte tenu du fait que le Pôle et les deux Imâms peuvent exercer simultanément la fonction de Watad.
(9) Cette « Chambre secrète » n’est autre que le terme de la Voie que l’on peut suivre, c’est-à-dire le « lieu » symbolique où réside le Pôle.
(10) Il s’agit de la Voie métaphysique qui est celle des Afrâd : elle est analogue au Tao de la tradition extrême-orientale.
(11) Les trois cas initiatiques envisagés dans ce texte peuvent être définis de la façon suivante : Muhammad al-Awânî prétendait exercer le Tasarruf sans avoir reçu l’autorisation ; Abû-s-Su’ûd renonçait à l’exercer alors qu’il en avait reçu le droit ; le Cheikh Abd al-Qâdir non seulement en avait reçu le droit mais ‘exerçait effectivement en vertu d’un ordre divin exprès.

Les Initiés de l’Extérieur (Rijâl a-Zâhir) sont ceux qui possèdent le gouvernement (tasarruf) dans le monde du royaume et des choses visibles. C’est d’eux que s’est réclamé le Cheikh Muhammad b. Qâ’id al-Awânî. Le Maître doué d’Intellect (al-‘âqil) Abû-s-Su’ûd b. ach-Chibl de Bagdad n’a pas voulu, quant à lui, réaliser cette Station afin de respecter le sens des convenances avec Allâh.


Abû-l-Badr at-Tamâshikî de Bagdad – qu’Allâh lui fasse miséricorde ! – m’a rapporté ce récit : « Lorsque Muhammad b. Qâ’id al-Awânî, qui faisait partie des Afrâd, rencontra Abû-s-Su’ûd, il l’interpella en ces termes : « O Abû-s-Su’ûd, Allâh a partagé l’Empire du monde (mamlaka) entre toi et moi, pourquoi n’y exerces-tu pas le gouvernement comme je le fais moi ? » Abû-s-Su’ûd lui répondit : « O Ibn Qâ’id, je t’ai abandonné ma part, car nous avons laissé Dieu gouverner pour nous ! » C’est la Parole du Très-Haut : « Prends-Le donc pour préposé ! » (Cor.73.9). Il obéissait ainsi à l’ordre exprès d’Allâh.

Abû-l-Badr m’a rapporté cette autre parole d’Abû-s-Su’ûd : « Le gouvernement m’a été conféré depuis quinze ans – avant le moment où il parlait – mais je l’ai abandonné et rien n’en a paru en moi. »

Futûhât, chap.25.

On demanda à Abû-s-Su’ûd b. ach-Chibl de Bagdad, qui était « l’Intellect de son temps » (‘âqil zamâni-hi) (1) – qu’Allâh soit satisfait de lui ! – : « Allâh t’a-t-il conféré le Tasarruf ? » Il répondit : « Oui, depuis quinze ans, mais je l’ai abandonné par élégance ! » (2) C’est Dieu Lui-même qui gouverne pour nous ! » Il voulait dire par là – qu’Allâh soit satisfait de lui – qu’il avait obéi à l’ordre d’Allah de Le prendre pour préposé – qu’Il soit glorifié et magnifié !

Celui qui l’interrogeait reprit : « Et ensuite ? » (Abû-s-Su’ûd) répondit : « Les cinq prières et l’attente de la mort. L’homme véritable (rajul) est avec Allah comme l’oiseau qui avance : le bec fermé et les pattes qui bougent. »

(1) Cette qualification figure aussi dans le Texte 10, mérite d’autant plus l’attention qu’elle est proche de celle que Michel Vâlsan a utilisée pour définir la fonction traditionnelle de René Guénon ; (cf. Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, p.66). Celle-ci présente des affinités évidentes avec celle des Afrâd telle qu’Ibn Arabî l’a décrit dans le premier texte reproduit plus haut : communiquer la Science et donner des conseils. Rappelons que René Guénon s’est toujours refusé à exercer de quelque manière de ce soit une fonction de maîtrise spirituelle. De manière analogue, le Cheikh al-Akbar n’a pas fondé de « tarîqa » ; son enseignement n’est lié à aucune organisation ésotérique déterminée car il renferme et synthétise toutes les voies. Signalons enfin au chapitre 73 des Futûhât (Question 153 du Questionnaire), Abû-s-Su’ûd est appelé « le Maître de son temps » (sayyid waqti-hi).
(2) Une critique akbarienne de cette parole figure dans le Texte 13 ; cf. infra, p.87.



Futûhât, chap.185.

Muhammad b. Qâ’id al-Awânî a dit : « Je me suis élevé jusqu’à ce que je n’ai plus vu devant moi qu’un seul pied » (1)… On lui demanda : « As-tu vu Abd al-Qâdir ? » Il répondit : « Je n’ai pas vu Abd al-Qâdir dans cette Dignité (initiatique). » On rapporta cette réponse à Abd al-Qâdir qui déclara : « Ibn Qâ’id dit vrai car j’étais dans la Chambre secrète (2) ; c’est de chez moi que j’ai sorti la faveur qu’il a obtenue. »


(1) Cet extrait et le suivant envisageant les propos d’Ibn Qâ’id rapportés dans le Texte 1 plus spécialement par rapport à la fonction du Cheikh Abd al-Qâdir al-Gîlânî. Ce dernier ne conteste pas la prétention d’Ibn Qâ’id mais affirme à cette occasion, tout au moins de manière implicite, sa qualité de « souverain des Saints » (sultân al-awliyâ).
(2) Cf. ci-dessus, Texte 1 , note 9.

Futûhât, chap.73, Question 153.

(Cheikh al-Akbar Ibn Arabî, al-Futûhât al-Makkiyyah ; traduction et notes par Charles-André Gilis dans Études complémentaires sur le califat, p.63-70)

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