jeudi 14 juillet 2011

Le Mawlid - Dr Denis Gril




Origine et actualité du mawlid


C'est au début du 13 ème siècle, en Orient comme en Occident, que l'on a commencé à fêter régulièrement le mawîid al-nabî, la commémoration de l'anniversaire du Prophète Muhammad. Dès cette époque, récits de la naissance du Prophète, chants et réjouissances accompagnent cette commémoration indisso¬ciable de l'art vocal. Pourquoi choisit-on de fêter sa naissance plutôt qu'un autre événement significatif de la fondation de l'islam ? Pourquoi l'amour et la vénération des musulmans pour leur Prophète s'expriment-ils ainsi à une date relativement tardive ? La réponse à ces questions exige un retour aux origines de l'islam.



Les fondements du mawlid

Si cette commémoration connaît un développement rapide et durable après le 13 ème siècle, c'est que ses racines sont profondes et qu'elle répond à une attente ancienne. Les premières Sîra ou vies du Prophète, composées au second siècle de l'Hégire d'après des traditions remontant au Prophète et à ses Compagnons, comme celle d'Ibn Ishâq-lbn Hishâm ou celle d'ibn Sa'd dans ses Tabaqât al-kubrâ, mentionnent de nombreux signes et prédictions annonçant la venue d'un prophète. Muhammad, selon ces traditions, est né l'année de l'Eléphant qui vit la Ka'ba miraculeusement protégée contre l'armée d'Abraha, général éthiopien venu du Yémen pour la détruire. 'Abd al-Muttalib, le grand-père du Prophète joue un rôle central dans cet épisode. Par la suite, après trois visions, il retrouve l'emplacement du puits de Zemzem, enfoui par les descendants d'Ismaël à leur départ de La Mecque. 'Abdallah, le père du Prophète, peu avant son mariage, passe devant une femme qui cherche à l'attirer, mais il ne s'arrête pas. Après son mariage avec Amina bint Wahb, il repasse devant cette femme qui cette fois ne s'intéresse plus à lui. Comme il lui en demande la raison, elle lui répond qu'elle a vu sur son front, une lumière qu'elle a désiré recevoir, mais qu'elle ne voit plus maintenant sur lui. Cette lumière est la même que celle qu'Amina enceinte verra sortir d'elle jusqu'à atteindre les châteaux de Bosrâ en Syrie. Durant sa grossesse, elle s'entend dire en rêve : « Tu portes en toi le seigneur de cette communauté. Lorsqu'il tombera à terre, prononce ces paroles : "je le protège par l'Unique contre le mal de l'Envieux" et appelle-le Muhammad ». Amina qui n'éprouva durant sa grossesse aucune peine, raconte : « Quand il naquit, sortit avec lui une lumière qui éclaira l'espace entre l'orient et l'occident. Il tomba sur les mains, prit une poignée de terre et leva la tête vers le ciel » (Ibn Sa'd). À sa naissance, il avait les yeux ouverts, le corps propre, le cordon ombilical coupé et était circoncis. Son père 'Abdallah étant mort de maladie à Yathrib, la future Médîne, durant la grossesse d'Amina, Muhammad naît orphelin de père. Au moment de sa naissance, son grand-père 'Abd al-Muttalib se trouve dans l'enceinte d'Ismaël (Hijr Ismâ'îl), auprès de la Ka'ba. Prévenu, il va chercher son petit-fils et l'introduit dans la Maison de Dieu. Que représente cette lumière qui passe de son père à sa mère et se manifeste en direction de la Syrie pour s'étendre à l'ensemble du monde ? Bosrâ était sous les Romains puis les Byzantins la capitale de la province qui, au sud de la Syrie, protégeait l'Empire contre les incursions des Arabes. La lumière qui l'atteint préfigure la première conquête de l'islam hors de l'Arabie. C'est aussi là que Muhammad, tout jeune homme, rencontre le moine Bahîrâ qui le reconnaît comme Prophète. La Syrie est aussi, selon la tradition, cette terre sacrée, dont Jérusalem fait partie, où les hommes seront rassemblés lors de la Résurrection. Comment faut-il comprendre "le seigneur de ce peuple ou de cette communauté" ? S'agit-il de la tribu de Quraysh, des Arabes, de la communauté musulmane ou de toute l'humanité? Le Prophète annonce ; « Je serai le seigneur des fils d'Adam le Jour de la Résurrection », faisant allusion à son intercession universelle. La formule de protection enseignée à Amina rappelle celle que prononce dans le Coran la mère de Marie, lors de sa naissance : « Je la protège par toi, ainsi que sa progéniture contre Satan le Lapidé » (3 / 36) et celle que l'on prononce avant de réciter le Coran : « Je me réfugie en Dieu contre Satan le Lapidé ». Il s'agit en effet de protéger la venue sur la terre de la lumière de la prophétie et de la Parole de Dieu, ainsi que la descente du Livre. Comme on Ta vu, l'enfant est dit à plusieurs reprises "tomber" à terre. Il faut rapprocher ceci de ce que rapporte un Compagnon d'après le témoignage de sa mère qui avait assisté Amina : « La nuit où elle le mit au monde, tout dans la pièce était lumière, Je voyais les étoiles se rapprocher à tel point que je me disais : elles vont tomber sur moi » (Bayhaqî, Dalâ'il I 111). On a également interprété le serment divin « Par l'étoile lorsqu'elle tombe » (Coran 53 : 1), comme l'un des signes apparus lors de la naissance du Prophète.

La posture que prend le nouveau-né, prenant la terre dans sa main et levant les yeux vers le ciel annonce ce qu'est l'islam et ce que doit être l'homme, agissant sur la terre et regardant vers le ciel. Les particularités de son corps, signes de son élection, révèlent deux traits intérieurs. Il naît circoncis, selon la tradition de son père Abraham, le cordon ombilical coupé, comme s'il n'avait pas eu besoin d'être nourri par sa mère. Il dira plus tard à ses Compagnons qui voulaient imiter son ascèse : « Je ne suis pas de la même constitution que vous ; moi, mon Seigneur me nourrit et m'abreuve » (Bukhârî, Sahîh, sawm 48).



La lumière du Prophète

Cette dernière tradition indique que si la réalité du Prophète est d'abord celle d'un homme de chair, de sang et d'âme, elle est aussi lumière, comme la révélation qu'il est appelé à recevoir. Une tradition fait le lien entre cette dernière et sa naissance : « Un bédouin demanda : ô Envoyé de Dieu, que dis-tu du jour du lundi ? Il répondit : c'est le jour où je suis né et le jour où Sa Révélation est descendue sur moi » (Bayhaqî, Dalâ'il 171).



Quand l'un de ses Compagnons lui demande à quel moment il est devenu prophète, il répond : « Alors qu'Adam était encore entre l'esprit et le corps » (Tirmidhî, Jâmi', manâqib ; Ibn Hanbal, Musnad IV 66 ; V 59, 379).Le Prophète porte donc en lui une réalité qui transcende le temps, d'essence lumineuse, comme le montre encore cette tradition : « J'étais le serviteur de Dieu et certes le Sceau des prophètes, alors qu'Adam était encore couché dans sa glaise. Je vous informerai de l'annonce de cela:

l'invocation de mon père Abraham, la bonne nouvelle annoncée par Jésus à son peuple et la vision de ma mère qui vit une lumière sortir d'elle et illuminer les châteaux de Syrie, car les mères des prophètes ont de telles visions » (Ibn Hanbal, Musnad, IV 127-8). Le Prophète fait ici allusion à un passage du Coran où Abraham, édifiant la Ka'ba avec son fils Ismaël, demande à Dieu d'envoyer un prophète à ses descendants (cf. Coran 2 :129) et à l'annonce par Jésus aux Fils d'Israël de la venue d'Ahmad, un des noms de Muhammad (cf. Coran 61 ; 6). Selon des commentateurs anciens, la réalité primordiale du Prophète est inscrite dans le texte même du Coran. À propos de ce verset où Dieu s'adresse à lui avant la mention des autres envoyés: « Et lorsque Nous fîmes alliance avec les prophètes, avec toi, Noé, Abraham, Moïse et Jésus, fils de Marie et Nous fîmes avec eux une alliance grave » (Coran 33 : 7), le Prophète disait : « Je suis le premier prophète créé et le dernier envoyé ». La Réalité primordiale et lumineuse du Prophète passant de prophète en prophète jusqu'à sortir des entrailles d'Amina, affleure dans plus d'un verset. Dans le Verset de la Lumière, le symbole de la lumière des cieux et de la terre est celui de la lumière de Muhammad, d'après Muqâîil b. Sulaymân, l'un des plus anciens exégètes. Dans la sourate le Calame : « Nûn, par le Calame et ce qu'ils écrivent. Tu n'est pas par la grâce de ton Seigneur possédé. Tu auras une récompense qui ne te sera pas rappelée. Tu es selon un caractère magnifique » (Coran 68 : 1-4). Le Nûn, une des lettres isolées par lesquelles débutent certaines sourates, symbolise, selon Ibn 'Abbâs, l'encrier où puise, selon Muqàtil, le Calame, premier être créé, roseau de lumière qui écrit, avec l'aide des anges, la Table gardée, c'est-à-dire le principe de l'univers et de la Révélation. Aussi l'Imam Ja'far al-Sâdiq voyait-il dans le Nûn la réalité éternelle dont sont issues toutes les lumières et qui a été donné à Muhammad dans sa réalité primordiale. C'est pourquoi il est dit de lui : « tu es selon un caractère - c'est-à-dire une réalité intérieure - magnifique ('azîm). Ce qualificatif est aussi celui du Coran (al-qur'ân al-'azîm) auquel le Prophète s'était si profondément identifié que son épouse 'Â'isha disait : « son caractère était le Coran ».



Le choix de la naissance

De ces diverses traditions et de cette compréhension du Coran ressort l'idée non pas d'une nature supra-humaine de Muhammad et mais d'une réalité lumineuse originelle passée de prophète en prophète et apparue lors de sa naissance. Pourquoi fêter l'apparition de cette lumière plutôt que l'événement de la première révélation où l'Hégire point de départ de l'ère islamique ? À partir du moment où le Coran descend sur le Prophète par l'intermédiaire de Gabriel, il devient, comme ce dernier, le messager, le transmetteur de la Parole et du Livre ; la lumière qui est en lui reste cachée pour laisser resplendir celle de la Révélation. Quand il quitte La Mecque pour fonder une communauté de croyants à Médine, il institue par son exemple une Loi qui régit les relations de l'homme à Dieu et les relations entre les hommes et laisse en quittant ce monde pour rejoindre son Seigneur, le Coran et la Sunna, une croyance et des pratiques qui rythment le jour, le mois, l'année et la vie toute entière du croyant. En somme, il fonde une Loi et il y a une tendance en islam comme ailleurs à ne voir que l'extérieur au détriment de l'intérieur, à rester au niveau de ce que le Coran dit plutôt que ce qu'il signifie, à tenir compte de ce que le Prophète faisait - ce qui est fondamental - en oubliant ce qu'il est. Aussi les spirituels de l'islam ont-ils valorisé les traditions qui viennent d'être évoquées, pour rappeler à !a communauté la réalité du Prophète dont le Coran dit qu'il est « plus proche des croyants qu'ils ne sont de leurs propres âmes » (33 : 6). À partir du 12ème siècle juste avant que ne soit instituée la commémoration du mawlid, les maîtres spirituels de l'islam composent des formules de prières sur le Prophète (tasliya) qui célèbrent sa réalité lumineuse et primordiale et rappellent que tout progrès spirituel passe par son intermédiaire. Les maîtres soufis, dont Ibn 'Arabî et d'autres moins connus, donnent alors toute son ampleur à la notion préexistante de Lumière ou Esprit de Muhammad, appelée également Réalité muhammadienne.



L'actualité du mawlid

Cette commémoration vise à raviver dans le cœur des croyants le souvenir du Prophète et les incite à le suivre dans l'ordre extérieur et intérieur, car l'imitation du Prophète est la clé de l'amour de Dieu pour son serviteur : « Dis : si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera et pardonnera vos péchés et Dieu est îrès-pardonnant, très-miséricordieux » (3 : 31}. Toutefois, si l'imitation du Prophète (al-ittibâ') est gage d'amour, on peut se demander comment imiter un nouveau-né au moment de sa naissance ? Sa lumière apparaît, mais il n'est pas encore un guide pour les hommes. Pour répondre à cette question, il faut se souvenir de cette parole du Prophète : « Tout nouveau-né naît selon la nature originelle ou primordiale (fiîra) ; ce sont ses parents qui le font juif, chrétien ou zoroastrien ». Lafitra, selon le Coran, réside dans ce commandement donné au Prophète : « Oriente ta face vers Dieu pour pratiquer la religion en hanîf, pur adorateur de Dieu ; telle est la nature originelle selon laquelle Dieu a créé les hommes. Il n'y a pas de changement à la création de Dieu, teîle est la religion immuable {al-dîn al-qayyim). Mais la plupart des hommes ne savent pas » (30 : 30). Dans le Coran, le hanîf par excellence est Abraham tout entier tourné vers l'adoration du Dieu unique. M est aussi le père des musulmans, car muslim dans le Coran signifie moins l'appartenance à une religion particulière que l'attitude d'Abraham qui remet entièrement son être à Dieu. Pour les Compagnons, la fiîra était incarnée par le Prophète lui-même. Hudhayfa b. al-Yamân, voyant un homme prier en s'inclinant et en se prosternant trop rapidement, lui dit : « Tu n'as pas prié. Si tu meurs ainsi, tu ne mourras pas dans la fitra selon laquelle Dieu a créé Muhammad » (Bukhârî, Sahîh, adhân 119). En effet, d'après le hadith, « la prière est lumière » et la fitra de Muhammad est lumière. Le mawlid, rappel de cette lumière prophétique, est donc d'une actualité immédiate, dans le cœur et la pratique de chaque musulman. Fêter la naissance de cette lumière, c'est aussi se rappeler que tout cheminement spirituel débute par une renaissance et un retour à l'innocence de l'enfance. Comme toutes les fêtes, le mawlid est regénérescence. Son actualité est aussi communautaire, hier comme aujourd'hui, par sa dimension festive. En effet, ce qui peut paraître léger lors des fêtes, touche parfois l'essentiel. Un jour de fête, le Prophète laisse sa jeune épouse 'A'isha placer son menton sur son épaule pour regarder à son aise les Abyssins danser dans la cour de la mosquée. Prévenant toute velléité de désapprobation, il déclare : « II y a dans notre religion de la latitude (fusha), car j'ai été envoyé pour restaurer la religion originelle et indulgente (a!-hanîfiyya al-samha) » (Ibn Hanbal, Musnad V1116). La hanîfsyya est la religion des hanîfs, donc d'Abraham et de la fitra. Elle unit pure adoration de Dieu et attitude conciliante, ouverte, visant l'essentiel et non les seules formes extérieures. L'islam des hanifs n'interdit pas plus la danse que le chant et la musique ; il n'interdît que ce qui distrait le cœur. Les oulémas et les maîtres spirituels ont institué et encouragé la célébration du mawlid pour que la joie et les chants régénèrent les cœurs et rassemblent les croyants. Le mawlid est naissance et renaissance spirituelle pour ceux qui savent que la réalité du Prophète est en eux. Il est ressourcement pour une communauté qui ressent le besoin de se réunir et de se retrouver dans son Prophète. Mais pour le Prophète à qui il est dit : « Et Nous ne t'avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes » (Coran 21 : 107), la communauté n'est-elle pas celle de tous les hommes ? La signification du mawlid ne concerne-t-elle pas tous ceux pour qui la lumière divine est la vie des êtres et du monde ?

D. Gril

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