samedi 9 juillet 2011

La voie du blâme : une modalité majeure de la sainteté en islam, d’après l’exemple du cheikh ‘Alî Ibn Maymûn al-Fâsî (m. 917/1511) par Eric Geoffroy





Publié dans : Saint et sainteté dans le christianisme et en islam - Le regard des sciences de l’homme (dir. par N. Amri et D. Gril), Paris, p. 139-149. ‘Actes d’un colloque qui s’est déroulé à l’IFAO, Le Caire).



A partir de l’exemple marquant d’un cheikh marocain établi en Syrie à la fin du IXe/XVe siècle, nous avons voulu évoquer la « voie du blâme » (malâma) en islam. Celle-ci prend deux visages opposés mais complémentaires : la modalité ‘‘intravertie’’, toute de lucidité et de rigueur, où le saint cherche à préserver son intimité avec Dieu, et la modalité ‘‘extravertie’’ qui se fonde sur la provocation sociale. Ce texte, qui se concentre sur la première forme, nourrit un projet comparatif. En effet, des affinités avec la mystique chrétienne syrienne des premiers siècles ont été soulignés, mais il serait intéressant d’élever le débat au niveau de la typologie spirituelle, et de ses éventuels invariants dans l’histoire de la sainteté universelle.



The Path of the Blame : a major mode of sainthood in Islam, from the example of Shaykh ‘Alî Ibn Maymûn al-Fâsî (d. 917/1511)






From the striking example of a Moroccan Shaykh who established in Syria at the end of the 9e/15e Century, we aimed to evoke the “Path of the Blame” in Islam. This path takes two opposite but complementary aspects : the ‘‘introvert’’ mode, made of lucidity and strictness, where the saint tries to preserve his privacy with God, and the ‘‘extrovert’’ mode which is based on social provocation. This text which is focused on the first form plans a comparative study. Some similarities with the Christian Syrian mysticism of the earlier centuries have been in fact emphasized, but it should be interesting to raise the tone at the level of spiritual typology and of its possible invariants in the story of universal sainthood.






La vie spirituelle, on le sait, est tissée de paradoxes, et elle en tire même sa pertinence, sous le regard parfois médusé des profanes. Dans l’histoire de la sainteté en islam, nul davantage que les Malâmatis n’a illustré ce phénomène. Ceux-ci poursuivent un but unique, qui est de préserver la sincérité et l’intimité de leur relation à Dieu, toujours susceptible d’être corrodée par la relation humaine horizontale. Cette exigence d’authenticité a emprunté deux voies chez les Malâmatis, deux modalités en apparence opposées. L’une consiste à chercher l’anonymat en s’occultant dans la société. Cet effacement place le Malâmatî dans la perspective de la servitude absolue (al-‘ubûdiyya), et constitue pour beaucoup d’auteurs soufis les prémisses de la sainteté (walâya). L’autre attitude part du principe que « celui qui est agréé par Dieu ne doit pas l’être par les hommes » [1]. Le Malâmatî qui suit cette logique cherche donc à s’attirer le blâme (malâma) des humains qui l’entourent en transgressant ostensiblement mais en apparence seulement la Loi islamique ou la norme socio-religieuse établie (takhrîb al-zawâhir). Dès lors, il n’apparaît plus comme un saint aux yeux des hommes, mais comme un imposteur et un être satanique. Certains savants musulmans, notons-le, ont justifié de tels comportements, considérant que « commettre certains interdits est moins nuisible pour l’âme que l’infatuation de soi-même (al-‘ujb) et les autres grands péchés (kabâ’ir) que la vie en société suscite » [2]. Le fiqh, le droit musulman, ne permet-il pas d’utiliser en cas de nécessité des matières illicites (muharram) [3] ?

Ces deux démarches, très schématiquement esquissées, ne sont pas exclusives l’une de l’autre et présentent d’évidence des points communs : le second type de Malâmatî – la modalité extravertie - coupe court aux prétentions de son ego en l’avilissant au regard d’autrui, tandis que le premier – la modalité intravertie - s’y emploie en imposant à son ego une sobriété absolue, un enfouissement de toutes ses velléités. Le second fait beaucoup de bruit car il suscite le scandale, alors que pour le premier tout se passe dans l’intériorité et le silence. Ce qui rassemble aussi l’un et l’autre types de Malâmatis en amont, c’est la discipline de l’introspection et l’examen des maladies de l’âme [4], ainsi qu’un non-conformisme foncier qui a bien souvent choqué la société musulmane bien-pensante. Le Malâmatî ne se permet en effet aucun décalage, aucune distorsion entre son état intérieur et sa conduite extérieure. Contrairement au commun des hommes, il ne s’autorise aucune compromission avec la société, et nous allons voir combien cette sincérité, à l’égard de lui-même mais aussi d’autrui, peut être abrupte et incisive.

Si l’une et l’autre méthodes suivies par les Malâmatis ont leur raison d’être, la seconde, qui consiste à se dénigrer volontairement aux yeux de la société, est une éthique très périlleuse qui a suscité, on le devine, beaucoup de contrefaçons. De fait, des rangs des Malâmatis sont sortis les Qalandaris, aux attitudes largement excentriques et provocatrices ; ceux-ci ont à leur tour produit les pseudo-Qalandaris – les Kalandars des Mille et une Nuits – qui transgressaient réellement la Loi. Nous voici parvenus à la totale inversion de l’idéal initial des Malâmatis, celui de la parfaite transparence à la Révélation et à la Loi. Le théologien Ibn Taymiyya agrée donc le malâmî qui ne fait pas de concession à son ego tout en accomplissant des actes « loués par Dieu et son Prophète », mais il rejette le malâmatî dont le "blâme" s’exprime par la transgression de la Loi [5].

Lorsque Sulamî, Ibn ‘Arabî et d’autres soufis à leur suite placent le Malâmatî au sommet de la spiritualité muhammadienne, c’est évidemment le Malâmatî "intérieur" qu’ils désignent – ou plutôt le Malâmî, selon l’usage d’Ibn ‘Arabî – celui qui est « un caillou dans la main de Dieu » [6]. Pourtant, les sources indiquent qu’à l’époque où vit le cheikh qui nous intéresse ici, soit le IXe/XVe siècle, la voie de la malâma se donne le plus souvent en spectacle, et n’est plus qu’une caricature d’elle-même. C’est précisément ce qui fait l’intérêt de la personnalité de ‘Alî Ibn Maymûn al-Fâsî, sorte de résistant héroïque contre l’affaissement de la culture islamique et du soufisme durant cette période.

Résumons brièvement la vie d’Ibn Maymûn. Né à Fès, il fut d’abord cadi au Maroc avant de participer au jihâd contre les Portugais qui envahissaient alors les côtes marocaines. Il quitta ensuite biens et famille pour parcourir le Maghreb. Dans l’actuelle Tunisie, il rencontra un maître spirituel qui l’envoya au Proche-Orient pour répandre leur voie, la Madyaniyya-Shâdhiliyya. Devenu cheikh en Syrie, Ibn Maymûn attira effectivement beaucoup de disciples. Il vécut quelque temps en Anatolie, à Bursa (Brousse), avant de s’établir à Damas. Il a donc suivi un itinéraire spatial quasiment identique à celui de l’Andalou Ibn ‘Arabî – près de trois siècles après lui – ce qui ne saurait être une simple coïncidence chez cet akbarien convaincu. Il a d’ailleurs adressé aux soufis d’Orient des critiques semblables – quoique plus exacerbées – à celles formulées par le Shaykh al-Akbar, trois siècles plus tôt, dans son Rûh al-quds [7]



La doctrine d’Ibn Maymûn



La démarche d’Ibn Maymûn comme des Malâmatis primitifs se fonde sur un pessimisme souverain : l’âme humaine, dans son état de conscience ordinaire, est un mal absolu qu’il faut combattre. La nature défectueuse de l’ego (nafs) ne peut qu’inspirer tristesse et dérision [8]. Ce constat détermine chez un Malâmatî comme Ibn Maymûn un souci de lucidité inaltérable : il faut connaître à la fois son âme charnelle et Satan qui, le plus souvent, anime celle-ci, afin de déjouer leurs pièges [9]. Le cheikh marocain insiste sur ce point dans tous ses écrits, et notamment dans une épître destinée à ses disciples [10]. Surtout, il a pratiqué sur eux une sorte de psychanalyse spirituelle, visant à purifier leur âme. Cette méthode, appelée shakwâ al-khawâtir, consiste en ce que le disciple confie ses pensées adventices à son maître spirituel, de façon à libérer son mental. A la suite de cela, le cheikh emplit l’esprit du disciple de bénédictions et de science sacrée. Cette méthode a été souvent pratiquée de façon informelle par les maîtres du tasawwuf, mais Ibn Maymûn a tellement mis l’accent sur celle-ci que sa voie a pris le nom de Khawâtiriyya, « la voie qui s’adonne à l’analyse des pensées ». Elle lui est d’ailleurs attribuée par al-Sha‘rânî, soufi et auteur égyptien du Xe/XVIe siècle, qui justifie l’orthodoxie islamique de cette méthode en arguant du fait que les maîtres spirituels sont des « miroirs » face auxquels les disciples peuvent exercer une introspection salutaire [11].

Ce plaidoyer est peut-être superflu car, loin de viser une orthodoxie brandie comme un slogan, le Malâmatî s’ancre foncièrement dans le modèle muhammadien. Il tire leçon de cette parole du Prophète : « Ton pire ennemi est l’âme que tu portes entre tes flancs » et s’adonne au jihâd majeur que la Prophète recommandait, soit la lutte contre les passions et les illusions que secrète l’ego. Pour Ibn Maymûn, la meilleure façon de se préserver des divagations et prétentions personnelles est de s’en tenir à une totale adhésion aux sources scripturaires [12]. Il souscrivait certainement à cette parole connue d’Abû l-Su‘ûd, le disciple malâmatî de ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî : « Le soufisme consiste simplement dans les cinq prières et l’attente de la mort ». Ibn Maymûn était donc très scrupuleux dans l’observance de la Sunna (exemple du Prophète), et il affirmait ne suivre que la « Voie muhammadienne » (al-tarîq al-muhammadiyya) [13]. Le Prophète est en effet le modèle de tout Malâmatî pour lequel, comme le stipule Sulamî, « l’état intérieur n’influe aucunement sur le comportement extérieur » [14]. Après avoir été immergé dans la Présence divine lors de son Ascension céleste (mi‘râj), le Prophète est revenu parmi les hommes sans que rien ne transparaisse sur lui [15]. Les Malâmatis s’inscrivent dans le sillage du Prophète en cela qu’ils « enveloppent la Haqîqa dans le vêtement de la Sharî‘a [16] ».



La méthode d’Ibn Maymûn



Le souci abrupt de lucidité qui animait le cheikh Ibn Maymûn se traduisait par son intransigeance à l’égard de sa personne comme d’autrui. Campant dans une méfiance absolue de la nafs, il lui refusait toute surface. Il citait cette parole de Jésus : « Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans le tien ? » [17], et il avait pour devise cet enseignement allusif du Prophète : « Mourez avant de mourir ». Sa rigueur se manifestait de façon très concrète, car il frappait parfois ses disciples avec un bâton ; il assoiffa le principal d’entre eux pendant plusieurs jours afin de l’amener au fath, à « l’ouverture spirituelle ». Cette anecdote montre que la dureté du cheikh Ibn Maymûn, soulignée par ses biographes [18], avait pour mobile la quête d’authenticité et, en ce qui concerne ses disciples, l’efficience initiatique.

Ibn Maymûn traquait l’authenticité dans tous les aspects de la vie, et sa critique radicale de toute marque extérieure, qu’elle touche les domaines de la matière ou de la spiritualité, n’épargnait personne. Il traitait les notables religieux de « menteurs » (kadhdhâbûn) [19], même et surtout s’ils étaient ses disciples, et appelait publiquement les juges musulmans non pas qudât, pluriel arabe du mot qâdî, mais qusât, c’est-à-dire « ceux qui sont éloignés de la vérité ou de la justice [20] ». Dans sa bouche, le juriste musulman devenait non plus un faqîh, mais un faqî‘, quelqu’un de sale ou de dégoûtant. De façon générale, il stigmatisait les ‘ulamâ’ al-zâhir, les « savants de l’extérieur » - l’expression arabe parle d’elle-même -, les docteurs en sciences religieuses, pour leur arrogance, leur hypocrisie et les habits pompeux dont ils se paraient [21]. Il leur reprochait également de se faire appeler shaykh al-islâm : cela signifie « cheikh de la soumission », ironise-t-il, ce qui est pour le moins contradictoire. Il s’agit à ses yeux d’une mauvaise innovation (bid‘a), et apparaît ici le côté « salafî » d’Ibn Maymûn [22].

Cependant, la critique des milieux soufis et de leurs usages recèle des enjeux beaucoup plus fondamentaux. En amont, ce sont les « états spirituels » (ahwâl) dont se délectent parfois les soufis que le cheikh a attaqués. Il en a analysé la nature pour mieux dénoncer leur déficience et leur inanité [23]. Le souci de lucidité du Malâmatî, en effet, ne saurait s’accomoder de la perte du contrôle de soi. Fondamentalement, « il ne saurait y avoir d’expérience intérieure au niveau de l’âme, mauvaise et ténébreuse par nature » [24]. Les êtres qui sont sous l’emprise des ahwâl ne peuvent prétendre éduquer autrui. Cette position est classique dans les milieux soufis, mais elle se trouve accentuée par Ibn Maymûn : pour être un maître spirituel, il faut précisément maîtriser ses ahwâl. La source de toute éducation spirituelle (tarbiya), c’est le Prophète, modèle de la sobriété et de la lucidité [25]. La réprobation par Ibn Maymûn de tout débordement spirituel s’accompagne d’une extrême défiance vis-à-vis des miracles ou faveurs surnaturelles (karamât) dont sont gratifiés les saints. Il bannit ainsi un disciple majeur car celui-ci aurait fait disparaître des lions menaçant le groupe dans lequel il se trouvait, dans la campagne syrienne [26].

Dans le même esprit, il rejetait tout signe extérieur d’appartenance au soufisme ou à une confrérie. Lui-même ne s’est défini que comme « muhammadien », mais beaucoup d’indices trahissent son affiliation effective à la voie des Shâdhilis, par les affinités malâmatî qu’il partage avec eux [27]. La modalité du qabd, ou « resserrement spirituel », qui le caractérise incontestablement n’est-elle pas décrite par un grand maître de la Shâdhiliyya, Ibn ‘Atâ’ Allâh, comme plus propice à l’état de servitude que celle du bast, ou « dilatation spirituelle » [28] ? Pour l’école shâdhilî, imprégnée de malâmatisme, la constriction maintient constamment le mystique dans la servitude ontologique qui est la sienne, et réduit donc la part de son ego. Dans une de ses Sagesses, Ibn ‘Atâ’ Allâh affirme que Dieu « t’octroie parfois dans la "nuit de la constriction" plus que tu ne peux obtenir dans la lumière du "jour de la dilatation" » [29]. En effet, l’intimité que le saint partage avec Dieu peut l’amener à se relâcher, à se « dilater » dans sa relation avec Lui. La « constriction » a pour but d’empêcher une telle désinvolture. Le comportement du cheikh Ibn Maymûn n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui d’un autre grand Shâdhilî, de l’Occident musulman cette fois, Ibn ‘Abbâd de Ronda (m. 792/1390). En effet, celui-ci refusait aussi bien toute affiliation confrérique formelle (il est pourtant considéré comme un maître de la doctrine shâdhilî) que le titre de « cheikh » soufi [30]. Comme c’est le cas chez Ibn Maymûn, le style de ses écrits se veut très sobre, rejetant les allusions obscures et la terminologie soufie trop technique [31].

On s’attend évidemment à ce que le cheikh Ibn Maymûn dénonce le "matérialisme spirituel" qui sévissait, à le lire, dans les milieux confrériques de son temps. Le faqr¸ la « pauvreté en Dieu », ne peut être que d’ordre intérieur, affirme-t-il, sinon elle dégénère en imposture [32]. D’ailleurs, en bon Malâmatî, il dénie au "soufi" le droit de s’appeler faqîr et au juriste celui de s’appeler faqîh : dans l’un et l’autre cas, cela revient à pratiquer l’auto-satisfaction et à rechercher une reconnaissance sociale [33]. Le vrai spirituel ne se distingue en rien des autres membres de la société ; il n’a donc que faire de la panoplie dont s’affublent les derviches : bure rapiécée, canne, bannière, tapis, etc. [34]. Chez les Malâmatis également, « l’habit ne fait pas le moine ». Ibn Maymûn relate qu’à Bursa il a vu des derviches se disputer sur la manière de revêtir le turban, le bonnet que portent certains soufis ou d’autres emblêmes : pour lui, tout cela n’est qu’un leurre provenant de l’ego [35]. Ainsi refusait-il de transmettre le « manteau initiatique » (khirqa) à quiconque car, pour lui, cette investiture relevait le plus souvent de la parodie [36]. Son mépris du formalisme spirituel l’amenait même à refuser de faire entrer ses disciples en retraite (khalwa) [37]. Il se montrait évidemment réticent à l’égard des séances d’audition de poèmes et de chants mystiques (samâ‘), en restreignant l’usage aux chanteurs et aux assistants habités par un état spirituel (hâl) authentique ; sinon, cette pratique devenait à ses yeux illicite [38]. Par voie de conséquence, il insistait sur la vertu du silence, le meilleur voile pour un Malâmatî [39]. Différentes sources témoignent qu’à l’époque d’Ibn Maymûn le charlatanisme sévissait, notamment en milieu rural, et que les soufis qui se considéraient comme sérieux faisaient campagne contre ceux qu’ils percevaient comme des « pseudo-soufis » [40]. On est certes toujours le pseudo-soufi de quelqu’un, mais la discipline du tasawwuf connait incontestablement de multiples contrefaçons la fin du XVe siècle et le début du XVIe. L’hagiographe d’Ibn Maymûn, cheikh ‘Alwân, qui fut aussi l’un de ses successeurs, a ainsi mis en scène le cheikh déjouant un usurpateur qui se faisait passer pour le Mahdî [41] : une telle tâche allait de soi pour Ibn Maymûn.



Les paradoxes du cheikh ‘Alî Ibn Maymûn



Le paradoxe caractérise au plus haut point, on l’a vu, la démarche du Malâmatî. Le cheikh Ibn Maymûn en est un bon exemple. Lui qui aurait certainement préféré rester « caché » (mastûr) et dont le tempérament austère et cassant ne portait pas a priori à la sympathie, est en fait devenu très populaire dès son installation à Damas en 912/1506. Les gens se précipitaient autour de lui pour prendre sa baraka, et il attira à lui aussi bien le gouverneur de la ville et les émirs mamelouks que les ulémas des quatre écoles juridiques [42]. Ces mondains qu’il décriait tant sont devenus ses disciples ! Sa position très en vue et le magnétisme qu’il exerçait sur autrui lui ont vite paru insupportables, et trois années après son arrivée à Damas il fut saisi d’un « resserrement » plus fort qu’auparavant qui le poussa à fuir cette métropole pour se réfugier dans la montagne libanaise. Il n’eut plus dès lors de contact qu’avec l’un de ses disciples (à l’époque d’Ibn Maymûn, les sources mentionnent d’autres cas de cheikhs fuyant leurs disciples [43]) jusqu’à sa mort qui survint quelques mois plus tard [44]. Un autre successeur d’Ibn Maymûn, cheikh ‘Alwân, affirme que l’exil de ce dernier fut volontaire et qu’il s’agissait bien pour lui d’échapper aux séductions (fitan) que suscitait chez lui sa notoriété damascène [45].

La mort a-t-elle été un refuge contre cette popularité qui oppressait tant Ibn Maymûn ? A t-elle contribué à son effacement, afin que subsiste le seul modèle authentique, aux yeux du cheikh, du maître spirituel, soit le Prophète ? Rien n’est moins sûr, puisque le cheikh a fait école en Syrie et que ses successeurs se sont réclamés formellement de la tarîqa Shâdhiliyya [46]. En outre, sa personnalité spirituelle si singulière a retenu l’attention des milieux soufis hors des frontières syriennes. L’Egyptien Sha‘rânî, nous l’avons dit, le tient en haute estime, tandis que le maître marocain al-‘Arabî al-Darqâwî fait référence à lui dans ses « Lettres » (Rasâ’il) [47].



Pour un connaisseur de la spiritualité islamique, les traits que nous avons relevés chez le cheikh ‘Alî Ibn Maymûn al-Fâsî entrent aisément dans la typologie classique des Malâmatis. Dès l’origine, le Malâmatî d’Asie Centrale est iconoclaste vis-à-vis de l’hypocrisie sociale, des prétentions mondaines ou spirituelles, ou encore des marques extérieures d’appartenance au monde des derviches [48]. Qu’en est-il dans les traditions spirituelles autres que l’islam soufi, et en particulier dans le christianisme qui est notre partenaire ici ? La mystique chrétienne syriaque a produit de pareilles attitudes [49]. Evoquant les « fous de Dieu » qui présentent bien des affinités avec les Malâmatis, E. Dermenghem a esquissé quelques passerelles entre les spiritualités islamique et chrétienne. Après avoir noté avec acuité que « bien des mystiques, ne prenant pas au sérieux le monde, ont voulu éviter d’être pris eux-mêmes au sérieux, ce qui est parfaitement dans la ligne de l’annihilation » [50], il aborde les cas de Philippe de Néri et de François d’Assise [51]. Mais il reste à étudier de façon précise si la « voie du blâme » concerne toutes les religions, monothéistes ou non, si sa typologie présente le caractère d’un invariant traversant les mystiques du monde. La présente intervention peut donc être légitimement interprétée comme une main tendue vers des collègues spécialistes d’autres spiritualités que le soufisme.



Eric GEOFFROY

Université Marc Bloch - Strasbourg



Bibliographie :

Sources :


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Notes


[1] Al-Hujwirî, 1980, p.260.


[2] Ibn Hajar al-Haythamî, s.d., p. 317 ; al-Sanûsî, 1968, p. 60.


[3] Ibn Hajar al-Haythamî, s.d., p. 317.


[4] Pour reprendre le titre d’un traité d’un grand auteur malâmatî du IVe/Xe siècle, al-Sulamî : Les maladies de l’âme et leurs remèdes, 1990, Milan, Arche Milano, traduit par A. Zein.


[5] Ibn Taymiyya, 1398 H., X, 61.


[6] M. Chodkiewicz, 1986, p. 138.


[7] 1964, Damas : voir par exemple p. 21, 26.


[8] En ce qui concerne les Malâmatis anciens, voir al-‘Afîfî, 1945, p. 42 ; R. Deladrière, 1987, p. 21 ; Ibn ‘Abbâd de Ronda, 2005, p. 73.


[9] « Celui qui ne se connaît pas soi-même ne connaît pas les ruses de Satan », affirme Ibn Maymûn ; cf. Bayân al-ahkâm, fol. 173a.


[10] Mawâhib al-Rahmân fî kashf ‘awn al-shaytân, fol. 10-12.


[11] Anwâr qudsiyya, 1985, II, 42 ; voir aussi al-Sanûsî, Salsabîl, p. 93.


[12] Il suit en cela les principes malâmatis énoncés par al-Sulamî ; cf. Ibn ‘Abbâd de Ronda, 2005, p. 74.


[13] Bayân ghurbat al-islâm, fol. 166a. Selon Vincent Cornell, cette expression aurait été formulée par le cheikh ‘Abd Allâh al-Ghazwânî (m. 935/1528), de la lignée spirituelle de l’imam al-Jazûlî (2005, p. xiii). Ibn Maymûn est un peu antérieur, et apparemment il n’aurait pas eu de lien avec la Jazûliyya. On peut donc en déduire que la doctrine de la « Voie muhammadienne » circulait au Maroc dès la fin du IXe/XVe siècle.


[14] Al-‘Afîfî, 1945, p.87.


[15] Ibid.


[16] D. Gril, 1995, p. 77.


[17] Voir l’évangile de Luc, VI, 41. Cette citation de Jésus se termine d’ailleurs ainsi : « Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil, et ensuite tu y verras pour ôter la paille de ton frère » (v. 42).


[18] Cf. par exemple al-Ghazzî, 1945, I, 276 ; Ibn Ayyûb, fol. 11a.


[19] Al-Ghazzî, 1945, I, 50, 276.


[20] Bayân ghurbat al-islâm, fol. 127a, 144a.


[21] Ibid., fol. 120a-b.


[22] Ibid., fol. 141b.


[23] Ibid., fol. 148b-151a.


[24] Al-Sulamî, 1999, p. 16.


[25] Bayân ghurbat al-islâm, fol. 150b.


[26] Al-Ghazzî, 1945, II, 202.


[27] Cf. E. Geoffroy, 2005, p.117.


[28] Cf. Ibn ‘Atâ’ Allâh, 1998, p. 220.


[29] P. Nwyia, 1990, p.147.


[30] Ibn ‘Abbâd de Ronda, 2005, p. 76.


[31] Ibid., 118.


[32] Bayân al-ahkâm, fol. 171a.


[33] Bayân ghurbat al-islâm, fol. 13a.


[34] Bayân al-ahkâm, fol. 165-172 ; Bayân ghurbat al-islâm, fol. 154-155.


[35] Bayân al-ahkâm, fol. 172a.


[36] Ibid., fol. 170a-b ; al-Ghazzî, 1945, I, 272.


[37] Ibn al-‘Imâd, 1988, VIII, 82.


[38] Bayân ghurbat al-islâm, fol. 148-149.


[39] Ibn al-‘Imâd, 1988, VIII, 82.


[40] E. Geoffroy, 1995, p. 175 et sq.


[41] Cheikh ‘Alwân, Mujlî al-huzn, fol. 45-46.


[42] Al-Ghazzî, 1945, I, 276 ; Ibn Tûlûn, 1962-1964, I, 312 ; Ibn al-‘Imâd, 1988, VIII, 82-84 ; Trimingham, 1971, p. 89.


[43] E. Geoffroy, 1995, p. 352.


[44] Ibn al-‘Imâd, 1988, VIII, 84 ; al-Ghazzî, 1945, I, 277.


[45] Ibid., I, 277 ; cheikh ‘Alwân, fol.117a.


[46] D’autre part, l’un de ses successeurs, ‘Alî al-Kâzawânî, a pratiqué la malâma, mais en l’orientant vers la provocation, ce que n’aurait certainement pas agréé Ibn Maymûn : lorsqu’al-Kâzawânî et ses disciples se trouvaient dans la ville de Hama, en Syrie, ils portaient leurs habits à l’envers par anticonformisme (cheikh ‘Alwân, Mujlî al-huzn, fol. 86a). Puis ce cheikh alla s’établir à La Mecque, mais il s’aperçut que sa réputation de sainteté l’y avait précédé. Afin de briser cette aura, il se mit à simuler l’amour des choses mondaines et à quémander de l’argent à ses admirateurs. Le stratagème réussit, car bientôt les gens le fuirent (Sha‘rânî, 1954, II, 180).


[47] Cheikh al-‘Arabî al-Darqâwî, Lettres sur la Voie spirituelle, traduit par M. Chabry, Saint-Gaudens, 2003, p. 146, 164.


[48] Al-‘Afîfî, 1945, p. 21-22, 40, 53, 63, etc.


[49] M. Molé, 1965, Paris, p. 72 ; E. Dermenghem, 1981, Paris (citant les travaux de Noldeke), p. 233.


[50] Ibid., p. 233.


[51] Ibid., p. 231-233.





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