mardi 5 février 2013

Ibn ‘Arabî – Sur la lettre Nûn.- Michel Chodkiewicz


 
 
 
 
 
 
 
 Michel Chodkiewicz
 
 
Il est dans l’écriture même du nûn, qui est un hémisphère, des merveilles que seul a pouvoir d’entendre celui qui ceint facilement ses reins du pagne de l’admission sans réserve (taslîm), et qui tant a réalisé en lui-même l’esprit de la mort qu’il ne saurait concevoir la moindre contestation et curiosité superflue (tatallu’). Dans le point même du nûn se trouve le premier indice du nûn spirituel et intelligible, au-dessus de la forme du nûn inférieur, qui est la moitié de la circonférence. Le point relié au nûn inscrit, placé au début de son tracé, est le lieu où se fiche (markaz) (1) l’alif intelligible déterminant le diamètre du cercle. Le point final par lequel se s’interrompt et se termine la forme du nûn constitue la « tête » (c’est-à-dire le point initial) de cet alif intelligible et imaginable (al-ma’qûla al-mutawahhama). Supposons que l’alif se relève de sa position allongée, il se fichera sur le nûn et alors apparaîtra la lettre lâm. La moitié du nûn représente un zây ; compte tenu de l’existence de l’alif (et donc du lâm), le nûn signifie de ce point de vue « l’éternité humaine » (al-azal al-insânî), de même que l’alif, le zây et le lâm ont déjà exprimé l’éternité divine.

 

Avec cette différence que l’éternité est pour le Vrai divin apparente, car Il est Son essence, sans que rien Le précède ou inaugure Son existence, indubitablement. Un de ceux qui ont réalisé la Vérité (muhaqqiq) parle d’ « Homme éternel » (al-insân al-azalî) rattachant ainsi l’homme à l’éternité (2). Mais celle-ci, cachée en lui, reste ignorée, car elle n’est pas apparente dans son essence. L’un des aspects de son existence selon lequel il est possible de parler à son sujet d’éternité est que l’existence peut être envisagée selon quatre plans (marâtib) ; l’existence dans le mental (dhihn) ; dans l’être-entité (‘ayn) ; dans la parole (lafz) et dans l’écriture (raqm), ce dont il sera question dans la suite du livre, si Dieu le veut.

 

Du point de vue de l’existence de l’Homme selon la forme divine, par laquelle il existe comme entité essentielle (‘ayn) dans la science éternelle et sans commencement que Dieu a de lui dans son état d’immuabilité (fî hâl thubûtihi), l’homme existe lui aussi dans son éternité sans commencement (azalan). Il se trouve, du fait de la sollicitude de la science divine à son sujet, dans une situation comparable à celle de l’accident dont la localisation (tahayyuz) est due à son inhésion à la substance. L’homme est donc « localisé » dans la science divine (bi l-taba’iyya). En raison de cela l’éternité reste cachée en lui, mais aussi en raison de ses propres réalités éternelles, détachées de cette forme spécifique, intelligible et réceptive à l’éternité et à la contingence, comme nous l’avons expliqué dans Le livre de la production des cercles et des tableaux. Qu’on s’y reporte car cette question y est développée, et nous l’évoquerons à nouveau dans certains chapitres de ce livre, quand le besoin s’en fera sentir.

 

La manifestation du secret de l’éternité dont il a été question à propos du nûn est encore mieux achevée dans le sâd et le dâd grâce à l’existence d’un cercle parfait. Ainsi les réalités essentielles du de l’alif du zây et du lâm, propres au divin se ramènent à celles du nûn, du sâd et du dâd propres au serviteur. Le Vrai divin se trouve ainsi qualifié de secrets qu’il nous a été interdit de dévoiler dans les livres. Tout au plus le connaissant peut-il les exposer à ceux qui en sont dignes, que leur science et leur source d’inspiration (mashrab) soient identiques aux siennes ou qu’ils aient atteint les plus hauts degrés de l’admission sans réserve (taslîm). A tout autre qu’à ces deux personnes, ses secrets sont interdits. Vérifie en toi-même ce dont il vient d’être question et aperçois-en l’évidence ; t’apparaîtront alors des merveilles dont l’éclatante beauté éblouit les intelligences !

 

(1) Markaz signifie le centre en géométrie, mais étymologiquement il désigne le lieu où l’on fiche (rakaza) une pointe, telle une lance, comparaison suggérée par la hampe de l’alif.

(2) [René Guénon parle d’ « homme véritable » ou d’ « insân al-qadîm » qui a réalisé l’individualité intégrale : « Cette réalisation de l’individualité intégrale est désignée par toutes les traditions comme la restauration de ce qu’elles appellent l’« état primordial », état qui est regardé comme celui de l’homme véritable, et qui échappe déjà à certaines des limitations caractéristiques de l’état ordinaire, notamment à celle qui est due à la condition temporelle. L’être qui a atteint cet « état primordial » n’est encore qu’un individu humain, il n’est en possession effective d’aucun état supra-individuel ; et pourtant il est des lors affranchi du temps, la succession apparente des choses s’est transmuée pour lui en simultanéité ; il possède consciemment une faculté qui est inconnue à l’homme ordinaire et que l’on peut appeler le « sens de l’éternité ». (La Métaphysique orientale, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1951)].

(3) [Ibn ‘Arabî affirme aussi dans Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn : « Il est donc préférable à tous points de vue que les Gens de notre Voie gardent le silence au sujet des sciences opératives d'ordre spirituel. Bien plus : il leur est interdit de les exposer d'une manière qui serait compréhensible à la fois pour l'Élite initiatique et pour le vulgaire, car les corrupteurs pourraient ainsi s'en servir dans leurs œuvres néfastes. La limite à laquelle nous nous arrêtons nous-mêmes dans nos livres est de donner des signes réservés à nos Compagnons, de telle manière que nous ayons la certitude que, sauf eux, personne ne puisse connaître ce à quoi nous faisons allusion, que personne ne puisse l'atteindre qui ne soit pas l'un d'entre eux. Peu importe que les autres me taxent de mensonge, pourvu que ma religion demeure intacte. » (Cf. Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn, trad. par Ch. A. Gilis, p.57-59)].

[Ibn ‘Arabî, Futûhât, chap. 2, extrait traduit dans l’anthologie Les illuminations de la Mecque, présentée par M. Chodkiewicz, Albin Michel, éd. 1997, p. 236-238. Les notes entre crochet ne sont pas du traducteur mais du blog  esprit-universel.overblog.com    ]

 

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