Michel Chodkiewicz
Il
est dans l’écriture même du nûn, qui est un hémisphère, des
merveilles que seul a pouvoir d’entendre celui qui ceint facilement ses reins
du pagne de l’admission sans réserve (taslîm), et qui tant a réalisé en
lui-même l’esprit de la mort qu’il ne saurait concevoir la moindre contestation
et curiosité superflue (tatallu’). Dans le point même du nûn
se trouve le premier indice du nûn spirituel et intelligible,
au-dessus de la forme du nûn inférieur, qui est la moitié de la
circonférence. Le point relié au nûn inscrit, placé au début de son
tracé, est le lieu où se fiche (markaz) (1) l’alif
intelligible déterminant le diamètre du cercle. Le point final par lequel se
s’interrompt et se termine la forme du nûn constitue la « tête »
(c’est-à-dire le point initial) de cet alif intelligible et imaginable (al-ma’qûla
al-mutawahhama). Supposons que l’alif se relève de sa position allongée,
il se fichera sur le nûn et alors apparaîtra la lettre lâm.
La moitié du nûn représente un zây ; compte tenu de l’existence
de l’alif (et donc du lâm), le nûn signifie de ce
point de vue « l’éternité humaine » (al-azal al-insânî),
de même que l’alif, le zây et le lâm ont déjà
exprimé l’éternité divine.
Avec cette différence
que l’éternité est pour le Vrai divin apparente, car Il est Son essence, sans
que rien Le précède ou inaugure Son existence, indubitablement. Un de ceux qui
ont réalisé la Vérité (muhaqqiq) parle d’ « Homme
éternel » (al-insân al-azalî) rattachant ainsi l’homme à l’éternité
(2). Mais celle-ci, cachée en lui, reste ignorée, car elle n’est pas apparente
dans son essence. L’un des aspects de son existence selon lequel il est
possible de parler à son sujet d’éternité est que l’existence peut être
envisagée selon quatre plans (marâtib) ; l’existence dans le
mental (dhihn) ; dans l’être-entité (‘ayn) ;
dans la parole (lafz) et dans l’écriture (raqm), ce dont il
sera question dans la suite du livre, si Dieu le veut.
Du point de vue de
l’existence de l’Homme selon la forme divine, par laquelle il existe comme
entité essentielle (‘ayn) dans la science éternelle et sans
commencement que Dieu a de lui dans son état d’immuabilité (fî hâl
thubûtihi), l’homme existe lui aussi dans son éternité sans
commencement (azalan). Il se trouve, du fait de la sollicitude de la
science divine à son sujet, dans une situation comparable à celle de l’accident
dont la localisation (tahayyuz) est due à son inhésion à la
substance. L’homme est donc « localisé » dans la science divine (bi
l-taba’iyya). En raison de cela l’éternité reste cachée en lui,
mais aussi en raison de ses propres réalités éternelles, détachées de cette
forme spécifique, intelligible et réceptive à l’éternité et à la contingence,
comme nous l’avons expliqué dans Le livre de la production des cercles et des
tableaux. Qu’on s’y reporte car cette question y est développée, et
nous l’évoquerons à nouveau dans certains chapitres de ce livre, quand le
besoin s’en fera sentir.
La manifestation du
secret de l’éternité dont il a été question à propos du nûn
est encore mieux achevée dans le sâd et le dâd grâce à
l’existence d’un cercle parfait. Ainsi les réalités essentielles du de l’alif
du zây
et du lâm, propres au divin se ramènent à celles du nûn,
du sâd
et du dâd propres au serviteur. Le Vrai divin se trouve ainsi
qualifié de secrets qu’il nous a été interdit de dévoiler dans les livres. Tout
au plus le connaissant peut-il les exposer à ceux qui en sont dignes, que leur
science et leur source d’inspiration (mashrab) soient identiques aux siennes
ou qu’ils aient atteint les plus hauts degrés de l’admission sans réserve (taslîm).
A tout autre qu’à ces deux personnes, ses secrets sont interdits. Vérifie en
toi-même ce dont il vient d’être question et aperçois-en l’évidence ;
t’apparaîtront alors des merveilles dont l’éclatante beauté éblouit les
intelligences !
(1) Markaz
signifie le centre en géométrie, mais étymologiquement il désigne le lieu où
l’on fiche (rakaza) une pointe, telle une lance, comparaison suggérée
par la hampe de l’alif.
(2) [René
Guénon parle d’ « homme véritable » ou d’ « insân
al-qadîm » qui a réalisé l’individualité intégrale :
« Cette réalisation de l’individualité intégrale est désignée par toutes
les traditions comme la restauration de ce qu’elles appellent l’« état
primordial », état qui est regardé comme celui de l’homme véritable, et qui
échappe déjà à certaines des limitations caractéristiques de l’état ordinaire,
notamment à celle qui est due à la condition temporelle. L’être qui a atteint
cet « état primordial » n’est encore qu’un individu humain, il n’est en
possession effective d’aucun état supra-individuel ; et pourtant il est des
lors affranchi du temps, la succession apparente des choses s’est transmuée
pour lui en simultanéité ; il possède consciemment une faculté qui est inconnue
à l’homme ordinaire et que l’on peut appeler le « sens de l’éternité ». (La
Métaphysique orientale, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1951)].
(3) [Ibn
‘Arabî affirme aussi dans Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn :
« Il est donc préférable à tous points de vue que les Gens de notre Voie
gardent le silence au sujet des sciences opératives d'ordre spirituel. Bien
plus : il leur est interdit de les exposer d'une manière qui serait
compréhensible à la fois pour l'Élite initiatique et pour le vulgaire, car les
corrupteurs pourraient ainsi s'en servir dans leurs œuvres néfastes. La limite
à laquelle nous nous arrêtons nous-mêmes dans nos livres est de donner des
signes réservés à nos Compagnons, de telle manière que nous ayons la certitude
que, sauf eux, personne ne puisse connaître ce à quoi nous faisons allusion,
que personne ne puisse l'atteindre qui ne soit pas l'un d'entre eux. Peu
importe que les autres me taxent de mensonge, pourvu que ma religion demeure
intacte. » (Cf. Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn, trad.
par Ch. A. Gilis, p.57-59)].
[Ibn ‘Arabî, Futûhât, chap. 2, extrait traduit dans
l’anthologie Les illuminations de la Mecque, présentée par M.
Chodkiewicz, Albin Michel, éd. 1997, p. 236-238. Les notes entre crochet ne
sont pas du traducteur mais du blog esprit-universel.overblog.com ]
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