Pierre Ponsoye
A LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE DU SHEIKH ABDEL WAHED YAHYA.
Avant-propos
L’énigme
du Graal est de celles qui ne cesseront jamais d’éveiller l’intérêt profond de
l’homme qui médite parce que son « lieu » est au-delà de tous les problèmes
secondaires de l’esprit, dans la retraite très intérieure de ce mystère
d’intellection qui, pour tous les grands spirituels, est une mémoire, la
mémoire spontanée des choses divines. C’est au coeur de cette mémoire, de cette
information essentielle de Dieu que son secret veut être cherché.
Encore
n’est-ce là qu’un seuil de prescience :
Tant
sainte chose est li graaus
Et
tant par est esperiteus
qu’il y a
entre cette prescience de la Vision ineffable toute la distance spirituelle,
toute la longueur de Quête qu’évoque la parole de Job ; « Mes oreilles avaient
entendu parler de toi, mais maintenant mon oeil t’a vu. »
Certains
ont cru le définir en disant qu’il est le symbole de la grâce. Il suffit
d’avoir pénétré quelque peu, et surtout sans idée préconçue, dans l’intimité de
sa légende, pour apercevoir qu’une telle interprétation, sans être évidemment
fausse, est beaucoup trop imprécise pour rendre compte d’un mystère si
hautement qualifié. Ceux qui ont eu mission de parler du Graal se sont gardés
d’en donner une définition théologique particulière, d’ailleurs impossible.
Mais ils l’ont assez décrit, comme signe et comme vertu, comme moyen d’approche
et de participation du Divin, pour que l’on ne puisse méconnaître sa nature :
la « vérité du Graal » est la visio Dei, la θεωρία véritable ; non pas
la vision de Dieu par l’homme, mais la vision de Dieu par Lui-même dans
l’homme, sa rencontre avec Lui-même dans l’homme, au coeur de l’Instant éternel
et du « divin Silence » où « l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu
» (I Cor., II, 10).
Albert
Pauphilet avait perçu ce caractère foncièrement intellectuel de la Quête, où il
voyait l’accession au « secret de la Vie universelle ». Dans sa belle étude sur
la Queste du Saint-Graal, du pseudo Map, Mme Myrrha Lot-Borodine élargit
et dépasse cette exégèse en montrant que le « Saint Vaisseau est une réalité
divine, au sens plein du mot (et) désigne une vivante et permanente
Présence (1) ». A travers l’histoire de Galaad, l’éminent médiéviste discerne
en filigrane la doctrine de l’imago Dei, reprise et développée en
Occident par Guillaume de Saint-Thierry et une partie de l’école cistercienne,
à partir des Pères grecs des IIIe et IVe siècles. Selon cette doctrine, dit Mme
Mot-Borodine, « la cognition caritative… crée - ou recrée - cet
organe de la vie divine chez l’homme, rédimé post peccatum, qu’est le coeur
intelligent, centre ou tréfonds de notre être. D’après l’anthropologie
patristique, adoptée par le maître cistercien, il existe dans l’âme haute qui
aspire à sa fin béatifiante un sens interne, « oeil qui voit Dieu », par
lequel elle recueille et enregistre ce que nous percevons de Dieu selon
l’Esprit de Vie. Mais ceci n’est possible que grâce à l’Imago Dei incrustée
dans notre tissu vivant ab initio, en l’acte créateur du septième jour…
Cette conception, qui remonte à l’Écriture et qui a pris tant d’ampleur dans
l’Orient chrétien, est à la base même de la déification participée des
créatures-images, à laquelle adhère spontanément la pensée de notre Docteur.
Inlassablement, il répètera, d’accord avec tous les spirituels anciens, que voir
et connaître Dieu, c’est être semblable à Dieu. Or, à cette cime de
l’Esprit où s’effectue l’illumination caritative, la créature est mue
directement, personnellement, par le Saint-Esprit, non seulement mutuel
amour du Père et du Fils, mais encore leur mutuelle et parfaite connaissance.
D’où l’union transformante de la créature avec son modèle divin ».
La notion
centrale sur laquelle repose cette doctrine, est celle que les Grecs désignent
du mot θέωσις et qui, dit E. Vansteenberghe, « n’est autre chose que la
connaissance directe de Dieu et de son Verbe (2) ». Elle est à la base de la
théologie mystique du pseudo-Denys et de ses successeurs, et notamment de la
conception de la Filiation divine chez Eckhart et Nicolas de Cuse (3). Son
fondement métaphysique est l’Intellect transcendant. Quand on parle ici de
théologie « mystique », ce mot ne doit donc pas être pris dans le sens
subjectif et affectif qui a prévalu à l’époque moderne, mais dans le sens
primitif d’ « indicible » (la racine μυ représente la bouche fermée, le silence
; μύω : se taire ; μυέω : instruire sans paroles, initier). Maurice de
Gandillac le définit assez bien en disant qu’il désigne « un savoir qui vient
de Dieu », et conclut justement : « C’est pourquoi (cette théologie) apparaît
moins… comme une discussion systématique à la façon des Sommes médiévales
ou des Manuels modernes, que comme une « initiation », une ‘révélation’ (4) ».
On peut
en dire autant de l’anthropologie « mystique » à laquelle fait allusion Mme
Lot-Borodine. Là non plus il ne s’agit pas de « discussion systématique » ou de
toute autre forme de spéculation sur les données de la foi, mais d’un « savoir
qui vient de Dieu ». Elle est fondée sur l’analogie constitutive de l’être
individuel humain et de l’Être total et inconditionné, et son objet est la
réalisation de cet Être, appelé Homme par une transposition métaphysique
normale (en Islam El Insân el-Kâmil, l’ « Homme universel » ; dans la
Qabbale hébraïque Adam Qadmôn ; dans le Taoïsme Wang ou Roi), à
partir de l’être relatif et contingent qui en est le symbole et la virtualité.
Le Christ en a donné l’Exemplaire parfait, et la doctrine en transparaît clairement
dans ses nombreux enseignements, directs ou paraboliques, sur l’ontologie du
Royaume de Dieu. Le germe de cet Homme est le « grain de sénevé » de l’Imago
Dei caché dans la Caverne du Coeur (5). C’est par la nativité de ce germe,
sous l’action de l’Esprit-Saint, que le Coeur devient l’ « organe de la Vie
divine », car il est alors, réellement, le réceptacle du Regnum Dei.
C’est à cet Homme, né et grandit de ce germe comme un Arbre saint (Matt., XIII,
31-32), que les promesses de grâce ont été faites. C’est lui, et non l’homme
ancien appelé à mourir, qui verra les « privetez de Dieu », le « commencement
et la cause des choses », et qui « connaîtra comme il a été connu »,
c’est-à-dire selon le mode divin de connaissance : par voie d’identité.
La θέωσις
est donc, dès ici-bas, une possibilité de la Révélation, le mot « possibilité »
devant, bien entendu, se prendre au sens métaphysique, c’est-à-dire comme une
réalité d’essence. Or, si toute réalité de la Révélation veut être participée,
la θέωσις, par son caractère immédiat et central, parce qu’elle est « sans
énigmes ni figures » postule une doctrine et une voie qui lui soient propres,
et c’est là, en peu de mots, ce qui fonde à la fois la nécessité et
l’orthodoxie de l’ésotérisme.
Qu’il y
ait eu en effet un ésotérisme chrétien, comparable aux ésotérismes hébraïque,
islamique ou autre, la chose n’est pas contestable, et la légende du Graal n’en
est pas la moindre preuve. Disons d’abord que les considérations qui précèdent
ne visent pas seulement la Queste du pseudo Map. OEuvre relativement
tardive et très élaborée, elle n’en reste pas moins tributaire de la tradition
du Graal, qui s’était déjà imposée dans les textes antérieurs comme un
enseignement majeur, multiple, sans doute, dans ses interprétations d’école,
mais unique dans son objet essentiel et les fondements de sa doctrine. La conception
de Perceval chez Chrétien et Wolfram, du « nice jouvanceau » qui parvient par
étapes initiatiques successives à la Royauté du Graal, paraît d’ailleurs plus
proche de cet enseignement primitif que celle de Galaad, où l’idée messianique
se trouve accentuée au détriment de celle de la réalisation spirituelle, dont
elle n’est que conséquente. Quant à la nature véritable de cet enseignement, la
confrontation des principales données fournies par le contexte général du cycle
permet de conclure sans équivoque :
Il
s’agit, en effet, d’une doctrine définie (symbolisée par un livre chez Robert
de Boron et dans le Grand Saint-Graal, exposée par un Maître chez
Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach), reçue par tradition et hautement
secrète (le « grand Secret qu’on nomme le Graal », dit Robert). Cette doctrine
concerne un Mystère présent sur terre avec la plénitude de sa vertu céleste,
auquel l’on n’accède que par voie de qualification et en péril de mort. Notion
capitale, unanimement affirmée par les différentes versions dont elle est le
fondement commun. Dans ce Mystère, dont le support et le signe et un Objet très
saint (la Coupe ayant contenu le Sang du Christ, ou la Pierre descendue du
Ciel), l’essence même de la Révélation se communique « apertement ». Il est
Verbe (les « saintismes paroles »), Lumière (il est vu et il éclaire) et Vie
(offerte aux élus en une Cène primordiale, archétype paradisiaque de la
communion eucharistique). Il peut être pressenti à partir d’un certain degré
d’avancement dans la voie (dans la Queste, il se montre aux Chevaliers
de la Table Ronde ; chez Chrétien et Wolfram, il se laisse voir de Perceval
lors de son premier séjour au Château du Graal, etc.), et certains moyens
techniques permettent d’en approcher (l’ « oraison secrète » de Chrétien, avec
l’invocation des noms redoutables du Seigneur). Il est gardé dabs un Centre caché,
accessible seulement à de rares élus (chez Chrétien, le Château du Graal ; chez
Robert, la résidence inconnue des descendants de Bron « devers Occident » ;
chez Wolfram, Montsalvage ; dans la Queste, Corbenic puis Sarraz). Il
est célébré dans une liturgie spéciale (le « service du Graal ») à laquelle on
a attribué à tort un caractère « magique », alors que, dans toutes les oeuvres,
son efficience miraculeuse est clairement rapportée à la Présence divine
elle-même (symbolisée chez Wolfram, par exemple, par l’hostie descendue du Ciel
sur la Pierre tous les Vendredis Saints). Cette liturgie est assurée par une
communauté sainte de caractère sacerdotal - sans qu’il s’agisse toutefois
d’un clergé - qui demeure inconnue du monde, de même que son dépôt sacré,
dont la voie de transmission est distincte dès l’origine de la succession apostolique
(chez Robert et ses continuateurs, révélation personnelle du Christ à
Joseph d’Arimathie ; chez Wolfram et Albrecht, investiture céleste de Titurel
et de sa lignée).
Si l’on
ajoute que la Quête est, par définition, une voie active d’accession au
Divin ; que cette voie est réservée aux seuls Chevaliers de la Table Ronde,
institution centrale de la Chevalerie « terrestre », dont le caractère
initiatique ne saurait être contesté ; que les initiés de la Table Ronde
eux-mêmes n’y entrent que par choix et sur leur propre initiative ; qu’elle
n’a, enfin, rien de hasardeux ni d’individuel, mais conduit le héro élu, à travers
des épreuves prédestinées, typiques et surnaturelles, jusqu’au degré suprême, à
la fois sacerdotal et royal, de la Chevalerie céleste, on jugera peut-être
qu’il y a là plus de preuves qu’il n’en faut : l’enseignement du Graal est bien
un magistère ésotérique. C’est cette qualité qui le pose légitimement comme
distinct de celui de l’Église, sans pour autant le contredire, ni que celle-ci
en ai jamais discuté l’orthodoxie. C’est elle, d’autre part, qui rend compte de
l’universalité du Graal et de sources non chrétiennes à l’origine de sa
légende.
Parmi tous les problèmes que pose cette dernière constatation, l’un de
ceux qui ont le moins retenu l’attention des romanistes est celui de
l’influence islamique décelable sur l’une au moins des branches majeures et
primitives du cycle : le Parzival de Wolfram von Eschenbach. S’ils y ont
vu la marque d’une origine orientale de la légende, et si certains ont admis
volontiers le rôle des Arabes dans sa transmission à l’Occident, ils n’ont
généralement pas cherché à donner une explication en profondeur de la présence,
insolite au premier abord, de ces éléments islamiques, et leur cohérence avec
le symbolisme d’une voie spirituelle d’apparence spécifiquement chrétienne.
C’est qu’en fait cette explication ne pouvait se trouver qu’à la lumière des
doctrines ésotériques traditionnelles, qui, par la pure intellectualité de leur
contenu et le caractère transcendantal de leur « preuve » même, échappent à la
méthode inductive et analytique de la critique dite scientifique, comme aux
critères purement rationnels de l’exégèse philosophique et même religieuse.
C’est
cette explication que nous nous sommes efforcé de chercher dans le présent
travail, en nous appuyant, autant que nous l’avons pu, sur ces doctrines, et
sur ce Livre scellé que, seules, elles permettent d’ouvrir : le symbolisme
universel, où se trouve caché, avec le secret de la généalogie du Graal, celui
de cette Tradition sacrée, multiple dans ses formes et une en son essence, où,
depuis l’origine des temps, le Verbe s’est manifesté comme en son hypostase
nécessaire.
On sait
davantage aujourd’hui que le Christianisme et l’Islam, au Moyen-Age, ne se sont
pas seulement affrontés, et que, s’affrontant, ils ne se sont pas seulement
combattus. Des signes concordants et sûrs attestent qu’il y eut, entre leurs
élites responsables, par-delà l’anathème et le combat, non pas seulement des
échanges de surface ou de rencontre, mais une conjonction spirituelle véritable
où l’intellectualité islamique joua, pendant des siècles, le rôle d’inspirateur
et de guide (6). Si surprenante qu’elle puisse paraître a priori, cette
conjonction, qu’il ne faut pas confondre avec un vulgaire syncrétisme, n’est
pas différente, ni même, à vrai dire, distincte de celle qui unissait déjà l’ésotérisme
islamique et l’ésotérisme juif fondé sur la Thorah et la Qabbale. Elle n’est
que la manifestation normale, quoique nécessairement cachée, du Mystère d’unité
qui lie métaphysiquement et eschatologiquement toutes les révélations authentiques, et spécialement le Judaïsme le Christianisme et l’Islam,
héritiers communs de la grande tradition abrahamique.
Coupe
prophétique des Celtes, Vaisseau chargé du sang divin, ou Pierre de Révélation
descendue dans le Ciel oriental, le Graal est le signe de ce mystère, transmis
en secret du fond des âges, et porteur de cette même Lumière primordiale, de
cette Luce intelletual piena d’Amore que Dante considéra au Paradis, et qu’en
un moment élu l’Occident s’étonna de voir briller en son propre cœur.
Nous
avons été grandement aidé dans notre tâche par M. Michel Vâlsan, traducteur et
commentateur du grand Maître du Taçawwuf, Mohyid-dîn Ibn Arabî, qui a
bien voulu revoir notre travail, nous donner nombre d’indications précieuses et
nous communiquer plusieurs textes inédits, ainsi que par Mme Hélène Bernard
Merle, agrégée de l’Université, attachée au Centre National de la Recherche
Scientifique, et le docteur Henri Hélot, qui nous ont apporté un inappréciable
concours dans l’établissement et le contrôle des données bibliographiques. Nous
leur en exprimons ici toute notre reconnaissance.
1 Myrrah
Lot-Borodine, Les grands secrets du Saint Graal, in Lumière du Graal, éd.
spéciale des Cahiers du Sud, 1951.
2 E.
Vansteenberghe, Autour de la Docte Ignorance, in Beiträge zur Geschichte des
Philosophie und Theologie des Mittelalters, vol. XIV, cahiers 2-4. 3 Cf. Denys : « La manière de connaître Dieu qui est la plus digne de Lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l’intelligence, détachée d’abord de tous les êtres, puis sortie d’elle-même, s’unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit Là-Haut dans l’insondable profondeur de la Sagesse », Noms divins, VII, 3, p. 145 des OEuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, traduites et présentées par Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1943. Eckhart : « J’ai aussi parlé d’une lumière dans l’âme, lumière qui est incréée et incréable… Et cette lumière reçoit Dieu immédiatement, sans voile, nu, comme Il est en Lui-même : Il la reçoit dans l’opération de la mise au monde de Dieu », OEuvre de Maître Eckhart, trad. par Paul Petit, Gallimard, Paris, 1942, De l’unité dans l’opération, p. 121. Ailleurs : « Il a engendré (le Fils) dans mon âme. Elle n’est pas seulement auprès de lui et lui auprès d’elle, comme étant semblable à lui, mais il est en elle. Et le Père engendre son Fils dans l’âme exactement comme dans l’Éternité et pas autrement », ibid., Des justes, p. 108. Nicolas de Cuse : Non aliud filiationem Dei quam Deificationem, quae et θέωσις graece dicitur, aestimandum judico. Theosin vero tu ipse nosti ultimitatem perfectionis exsistere… Filiatio… est ablatio alteritatis et diversitatis et resolutio omnium in unum quae est et transfusio unius in omnia. Et haec θέωσις ipsa… Tunc recte deificamur, quando ad hoc exaltamur, ut in uno simus ipsum (De filiationem Dei, 1445).
4 Maurice Gandillac, OEuvre complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, op. cit., introd., p. 31. 5 Cf. Maître Eckhart : « L’homme intérieur est Adam : l’homme dans l’âme. Il est le bon arbre qui produit sans cesse de bons fruits, le champ où Dieu a placé Son image et ressemblance ; et Il y sème la « bonne semence », … semence de nature divine, laquelle semence est le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu », ibid., De l’homme noble, p. 236.
6 « La première illusion à dissiper, a écrit Étienne Gilson, est celle qui nous représente la pensée chrétienne et la pensée musulmane comme deux mondes dont on pourrait connaître l’un et ignorer l’autre » (Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Age, II, 1927, p. 92). Cette remarque ne perd tout son sens que si on la rapproche de la suivante, faite ailleurs par le même auteur : « C’est un fait d’une importance considérable pour l’histoire de la philosophie médiévale en Occident que son évolution ait retardé d’environ un siècle sur celle des philosophies arabe et juive correspondantes » (La philosophie au Moyen-Age,, Payot, Paris, 1944, p. 344). Le R. P. M.-D. Chenu constate de son côté que « les synthèses d’un Albert le Grand, d’un Thomas d’Aquin, d’un Scot, impliquent une référence substantielle, historiquement et doctrinalement aux oeuvres d’Al Kindi (+ 873), d’Alfarabi (+ 949), d’Avicenne (+ 1073), d’Algazel (+ 1111), d’Averröes (+ 1198) » (Les Études de philosophie médiévale, Hermann, Paris, 1939). Cet apport intellectuel a d’ailleurs été bien loin de se limiter à la scolastique ; mais, en dehors de rares érudits comme Fauriel, il a fallu attendre notre époque pour que quelques historiens impartiaux commencent à en reconnaître la profondeur de l’étendue. V. par exemple Joseph Calmette, Histoire de l’Espagne, Flammarion, Paris, 1947, pp. 121-122 : « Il aurait pu paraître a priori que l’opposition des religions dresserait un obstacle insurmontable à l’influence réciproque des cultures. Pas plus qu’ne Syrie, l’obstacle n’a joué sur le sol ibérique. Le phénomène que l’on constate, c’est celui d’une action mutuelle continue, pénétrante, des civilisations au contact… Action mutuelle, disons-nous, mais où l’élément musulman a été de beaucoup le plus efficient… C’est l’Islam qui a fourni les éléments actifs, et c’est le monde chrétien qui a subi l’influence. »
Ces « éléments actifs » ont intéressé tous les ordres de la connaissance, depuis la théologie mystique, au sens employé ci-dessus (Miguel Asin Palacios a mis notamment en évidence le rayonnement en profondeur des écoles çufies d’Espagne, et d’oeuvres comme celles d’Al Ghazzâli, d’Ibn Masarra, de Mohyiddîn Ibn Arabî) jusqu’aux sciences (Médecine, Astrologie venue de Chaldée, Géométrie transmise des Grecs, Algèbre -Al Gebriâ - transmise des Hindous, etc.) et aux arts ; de sorte que, comme le dit M. Rodinson, « la science occidentale de cette époque est une science tout arabe » (Revue de l’histoire des Religions, octobre-décembre 1951, p. 226). Citons encore à propos des arts ces paroles d’André Chastel, au sujet du fameux album de Villard de Honnecourt, maître d’oeuvre du XIIIe siècle : « Les études de Villard suffisent à attester l’énorme travail qui a déjà été fait au milieu du XIIIe siècle pour adapter aux arts et aux techniques ces connaissances qui avaient longtemps fait la supériorité de la culture arabe, en leur donnant une vitalité, une ampleur étrangères à l’abstraction musulmane (notons au passage cet hommage involontaire au dépouillement intellectuel propre au génie de l’Islam). C’est bien de l’arabe que. Par l’Espagne, par la Sicile, par l’Égypte, furent transmis au XIIIe siècle les traités fondamentaux de Ptolémée (l’ « Optique ») et d’Euclide (les « Éléments » de géométrie) qui stimulèrent tant de spéculations sur la nature du monde physique à Chartes et à Oxford ; il en résultait avant tout que lignes, angles et figures valent in toto universo. L’oeuvre de Villard… illustre intégralement sur le plan artistique ces emprunts et ces réponses à la civilisation islamique dont le développement des Templiers est, dans un ordre tout différent, un autre exemple mémorable » (in Le procès des Templiers, près. par Raymond Oursel, Club français du meilleur Livre, Paris, 1955).
On touche
ici, avec les confréries de constructeurs et l’Ordre du Temple, au plan
véritable où se situa cette conjonction spirituelle dont nous parlons, le seul
d’ailleurs où elle fût « organiquement » possible : le plan ésotérique. Nous
aurons à reparler de l’Ordre du Temple. Quant aux confréries de constructeurs,
elles étaient comme lui, on le sait, des organisations initiatiques dont les
moyens comme les buts n’étaient pas ceux d’une quelconque « esthétique »
religieuse, mais d’un Art sacré au plein sens métaphysique du mot. Si donc l’on
constate chez elles des traces d’influence islamique, il est exclu que
celles-ci aient agi par des voies profanes, et ailleurs que sur le plan du
partage intellectuel le plus profond. C’est pourquoi leur « réponse à la civilisation
islamique » n’est pas d’un ordre aussi différent de celle des Templiers
qu’André Chastel le pense. Or, ces traces sont bien visibles, non seulement
dans le domaine théorique auquel celui-ci fait allusion, mais dans les modes
d’expression symbolique (architecture romano-mauresque, croisée d’ogive, pendentif,
arcs tréflés ou quadrilobés, etc.) et jusque dans tels motifs ornementaux
transcrivant en coufique des passages du Coran (à Moissac, au Puy, à
Saint-Lizier, dans l’Ariège, à Saint-Guilhem-le-Désert, dans l’Héraut, etc.). -
La « gaie science » des Troubadours en est une autre preuve, car son
inspiration ésotérique n’est pas moins certaine que ses rapports directs avec
son correspondant et prédécesseur islamique. Mais il est un fait qui, à lui
seul, suffirait à attester cette conjonction : c’est la transmission par la
voie islamique et l’incorporation à l’ésotérisme chrétien de la tradition
hermétique et de sa méthode opérative principale, l’Alchimie. La simple lecture
des oeuvres des alchimistes musulmans et chrétiens, si elle ne permet
évidemment pas de pénétrer le secret de leur Magistère, suffit pour constater
qu’il est le même dans les deux cas, et qu’il y a entre eux une continuité de
tradition et une identité de doctrine et de méthode qui ignorent entièrement
les différences extérieures des dogmes. Cette continuité er cette identité
s’affirment d’ailleurs dans la terminologie technique (Alchimie, Elixir,
Alkahest, Alambic, Aludel, etc., sont des mots simplement transcrits de
l’arabe), sans parler du témoignage des alchimistes chrétiens eux-mêmes qui ne
faisaient pas de difficulté pour reconnaître l’autorité des maîtres musulmans,
tel Roger Bacon qui appelait Geber (Abou Moussa Jaafar el Sufi, le premier
auteur connu d’oeuvres alchimiques) le « Maître des maîtres ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire