lundi 26 août 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - Avant-propos


 


Pierre Ponsoye




A LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE DU SHEIKH ABDEL WAHED YAHYA.


Avant-propos

L’énigme du Graal est de celles qui ne cesseront jamais d’éveiller l’intérêt profond de l’homme qui médite parce que son « lieu » est au-delà de tous les problèmes secondaires de l’esprit, dans la retraite très intérieure de ce mystère d’intellection qui, pour tous les grands spirituels, est une mémoire, la mémoire spontanée des choses divines. C’est au coeur de cette mémoire, de cette information essentielle de Dieu que son secret veut être cherché.

 

Encore n’est-ce là qu’un seuil de prescience :

Tant sainte chose est li graaus

Et tant par est esperiteus

 

qu’il y a entre cette prescience de la Vision ineffable toute la distance spirituelle, toute la longueur de Quête qu’évoque la parole de Job ; « Mes oreilles avaient entendu parler de toi, mais maintenant mon oeil t’a vu. »

Certains ont cru le définir en disant qu’il est le symbole de la grâce. Il suffit d’avoir pénétré quelque peu, et surtout sans idée préconçue, dans l’intimité de sa légende, pour apercevoir qu’une telle interprétation, sans être évidemment fausse, est beaucoup trop imprécise pour rendre compte d’un mystère si hautement qualifié. Ceux qui ont eu mission de parler du Graal se sont gardés d’en donner une définition théologique particulière, d’ailleurs impossible. Mais ils l’ont assez décrit, comme signe et comme vertu, comme moyen d’approche et de participation du Divin, pour que l’on ne puisse méconnaître sa nature : la « vérité du Graal » est la visio Dei, la θεωρία véritable ; non pas la vision de Dieu par l’homme, mais la vision de Dieu par Lui-même dans l’homme, sa rencontre avec Lui-même dans l’homme, au coeur de l’Instant éternel et du « divin Silence » où « l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu » (I Cor., II, 10).

Albert Pauphilet avait perçu ce caractère foncièrement intellectuel de la Quête, où il voyait l’accession au « secret de la Vie universelle ». Dans sa belle étude sur la Queste du Saint-Graal, du pseudo Map, Mme Myrrha Lot-Borodine élargit et dépasse cette exégèse en montrant que le « Saint Vaisseau est une réalité divine, au sens plein du mot (et) désigne une vivante et permanente Présence (1) ». A travers l’histoire de Galaad, l’éminent médiéviste discerne en filigrane la doctrine de l’imago Dei, reprise et développée en Occident par Guillaume de Saint-Thierry et une partie de l’école cistercienne, à partir des Pères grecs des IIIe et IVe siècles. Selon cette doctrine, dit Mme Mot-Borodine, « la cognition caritative… crée - ou recrée - cet organe de la vie divine chez l’homme, rédimé post peccatum, qu’est le coeur intelligent, centre ou tréfonds de notre être. D’après l’anthropologie patristique, adoptée par le maître cistercien, il existe dans l’âme haute qui aspire à sa fin béatifiante un sens interne, « oeil qui voit Dieu », par lequel elle recueille et enregistre ce que nous percevons de Dieu selon l’Esprit de Vie. Mais ceci n’est possible que grâce à l’Imago Dei incrustée dans notre tissu vivant ab initio, en l’acte créateur du septième jour… Cette conception, qui remonte à l’Écriture et qui a pris tant d’ampleur dans l’Orient chrétien, est à la base même de la déification participée des créatures-images, à laquelle adhère spontanément la pensée de notre Docteur. Inlassablement, il répètera, d’accord avec tous les spirituels anciens, que voir et connaître Dieu, c’est être semblable à Dieu. Or, à cette cime de l’Esprit où s’effectue l’illumination caritative, la créature est mue directement, personnellement, par le Saint-Esprit, non seulement mutuel amour du Père et du Fils, mais encore leur mutuelle et parfaite connaissance. D’où l’union transformante de la créature avec son modèle divin ».

La notion centrale sur laquelle repose cette doctrine, est celle que les Grecs désignent du mot  θέωσις et qui, dit E. Vansteenberghe, « n’est autre chose que la connaissance directe de Dieu et de son Verbe (2) ». Elle est à la base de la théologie mystique du pseudo-Denys et de ses successeurs, et notamment de la conception de la Filiation divine chez Eckhart et Nicolas de Cuse (3). Son fondement métaphysique est l’Intellect transcendant. Quand on parle ici de théologie « mystique », ce mot ne doit  donc pas être pris dans le sens subjectif et affectif qui a prévalu à l’époque moderne, mais dans le sens primitif d’ « indicible » (la racine μυ représente la bouche fermée, le silence ; μύω : se taire ; μυέω : instruire sans paroles, initier). Maurice de Gandillac le définit assez bien en disant qu’il désigne « un savoir qui vient de Dieu », et conclut justement : « C’est pourquoi (cette théologie) apparaît moins… comme une discussion systématique à la façon des Sommes médiévales ou des Manuels modernes, que comme une « initiation », une ‘révélation’ (4) ».

On peut en dire autant de l’anthropologie « mystique » à laquelle fait allusion Mme Lot-Borodine. Là non plus il ne s’agit pas de « discussion systématique » ou de toute autre forme de spéculation sur les données de la foi, mais d’un « savoir qui vient de Dieu ». Elle est fondée sur l’analogie constitutive de l’être individuel humain et de l’Être total et inconditionné, et son objet est la réalisation de cet Être, appelé Homme par une transposition métaphysique normale (en Islam El Insân el-Kâmil, l’ « Homme universel » ; dans la Qabbale hébraïque Adam Qadmôn ; dans le Taoïsme Wang ou Roi), à partir de l’être relatif et contingent qui en est le symbole et la virtualité. Le Christ en a donné l’Exemplaire parfait, et la doctrine en transparaît clairement dans ses nombreux enseignements, directs ou paraboliques, sur l’ontologie du Royaume de Dieu. Le germe de cet Homme est le « grain de sénevé » de l’Imago Dei caché dans la Caverne du Coeur (5). C’est par la nativité de ce germe, sous l’action de l’Esprit-Saint, que le Coeur devient l’ « organe de la Vie divine », car il est alors, réellement, le réceptacle du Regnum Dei. C’est à cet Homme, né et grandit de ce germe comme un Arbre saint (Matt., XIII, 31-32), que les promesses de grâce ont été faites. C’est lui, et non l’homme ancien appelé à mourir, qui verra les « privetez de Dieu », le « commencement et la cause des choses », et qui « connaîtra comme il a été connu », c’est-à-dire selon le mode divin de connaissance : par voie d’identité.

La θέωσις est donc, dès ici-bas, une possibilité de la Révélation, le mot « possibilité » devant, bien entendu, se prendre au sens métaphysique, c’est-à-dire comme une réalité d’essence. Or, si toute réalité de la Révélation veut être participée, la θέωσις, par son caractère immédiat et central, parce qu’elle est « sans énigmes ni figures » postule une doctrine et une voie qui lui soient propres, et c’est là, en peu de mots, ce qui fonde à la fois la nécessité et l’orthodoxie de l’ésotérisme.

Qu’il y ait eu en effet un ésotérisme chrétien, comparable aux ésotérismes hébraïque, islamique ou autre, la chose n’est pas contestable, et la légende du Graal n’en est pas la moindre preuve. Disons d’abord que les considérations qui précèdent ne visent pas seulement la Queste du pseudo Map. OEuvre relativement tardive et très élaborée, elle n’en reste pas moins tributaire de la tradition du Graal, qui s’était déjà imposée dans les textes antérieurs comme un enseignement majeur, multiple, sans doute, dans ses interprétations d’école, mais unique dans son objet essentiel et les fondements de sa doctrine. La conception de Perceval chez Chrétien et Wolfram, du « nice jouvanceau » qui parvient par étapes initiatiques successives à la Royauté du Graal, paraît d’ailleurs plus proche de cet enseignement primitif que celle de Galaad, où l’idée messianique se trouve accentuée au détriment de celle de la réalisation spirituelle, dont elle n’est que conséquente. Quant à la nature véritable de cet enseignement, la confrontation des principales données fournies par le contexte général du cycle permet de conclure sans équivoque :

Il s’agit, en effet, d’une doctrine définie (symbolisée par un livre chez Robert de Boron et dans le Grand Saint-Graal, exposée par un Maître chez Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach), reçue par tradition et hautement secrète (le « grand Secret qu’on nomme le Graal », dit Robert). Cette doctrine concerne un Mystère présent sur terre avec la plénitude de sa vertu céleste, auquel l’on n’accède que par voie de qualification et en péril de mort. Notion capitale, unanimement affirmée par les différentes versions dont elle est le fondement commun. Dans ce Mystère, dont le support et le signe et un Objet très saint (la Coupe ayant contenu le Sang du Christ, ou la Pierre descendue du Ciel), l’essence même de la Révélation se communique « apertement ». Il est Verbe (les « saintismes paroles »), Lumière (il est vu et il éclaire) et Vie (offerte aux élus en une Cène primordiale, archétype paradisiaque de la communion eucharistique). Il peut être pressenti à partir d’un certain degré d’avancement dans la voie (dans la Queste, il se montre aux Chevaliers de la Table Ronde ; chez Chrétien et Wolfram, il se laisse voir de Perceval lors de son premier séjour au Château du Graal, etc.), et certains moyens techniques permettent d’en approcher (l’ « oraison secrète » de Chrétien, avec l’invocation des noms redoutables du Seigneur). Il est gardé dabs un Centre caché, accessible seulement à de rares élus (chez Chrétien, le Château du Graal ; chez Robert, la résidence inconnue des descendants de Bron « devers Occident » ; chez Wolfram, Montsalvage ; dans la Queste, Corbenic puis Sarraz). Il est célébré dans une liturgie spéciale (le « service du Graal ») à laquelle on a attribué à tort un caractère « magique », alors que, dans toutes les oeuvres, son efficience miraculeuse est clairement rapportée à la Présence divine elle-même (symbolisée chez Wolfram, par exemple, par l’hostie descendue du Ciel sur la Pierre tous les Vendredis Saints). Cette liturgie est assurée par une communauté sainte de caractère sacerdotal - sans qu’il s’agisse toutefois d’un clergé - qui demeure inconnue du monde, de même que son dépôt sacré, dont la voie de transmission est distincte dès l’origine de la succession apostolique (chez Robert et ses continuateurs,  révélation personnelle du Christ à Joseph d’Arimathie ; chez Wolfram et Albrecht, investiture céleste de Titurel et de sa lignée).

Si l’on ajoute que la Quête est, par définition, une voie active d’accession au Divin ; que cette voie est réservée aux seuls Chevaliers de la Table Ronde, institution centrale de la Chevalerie « terrestre », dont le caractère initiatique ne saurait être contesté ; que les initiés de la Table Ronde eux-mêmes n’y entrent que par choix et sur leur propre initiative ; qu’elle n’a, enfin, rien de hasardeux ni d’individuel, mais conduit le héro élu, à travers des épreuves prédestinées, typiques et surnaturelles, jusqu’au degré suprême, à la fois sacerdotal et royal, de la Chevalerie céleste, on jugera peut-être qu’il y a là plus de preuves qu’il n’en faut : l’enseignement du Graal est bien un magistère ésotérique. C’est cette qualité qui le pose légitimement comme distinct de celui de l’Église, sans pour autant le contredire, ni que celle-ci en ai jamais discuté l’orthodoxie. C’est elle, d’autre part, qui rend compte de l’universalité du Graal et de sources non chrétiennes à l’origine de sa légende.
 
Parmi tous les problèmes que pose cette dernière constatation, l’un de ceux qui ont le moins retenu l’attention des romanistes est celui de l’influence islamique décelable sur l’une au moins des branches majeures et primitives du cycle : le Parzival de Wolfram von Eschenbach. S’ils y ont vu la marque d’une origine orientale de la légende, et si certains ont admis volontiers le rôle des Arabes dans sa transmission à l’Occident, ils n’ont généralement pas cherché à donner une explication en profondeur de la présence, insolite au premier abord, de ces éléments islamiques, et leur cohérence avec le symbolisme d’une voie spirituelle d’apparence spécifiquement chrétienne. C’est qu’en fait cette explication ne pouvait se trouver qu’à la lumière des doctrines ésotériques traditionnelles, qui, par la pure intellectualité de leur contenu et le caractère transcendantal de leur « preuve » même, échappent à la méthode inductive et analytique de la critique dite scientifique, comme aux critères purement rationnels de l’exégèse philosophique et même religieuse.

C’est cette explication que nous nous sommes efforcé de chercher dans le présent travail, en nous appuyant, autant que nous l’avons pu, sur ces doctrines, et sur ce Livre scellé que, seules, elles permettent d’ouvrir : le symbolisme universel, où se trouve caché, avec le secret de la généalogie du Graal, celui de cette Tradition sacrée, multiple dans ses formes et une en son essence, où, depuis l’origine des temps, le Verbe s’est manifesté comme en son hypostase nécessaire.

On sait davantage aujourd’hui que le Christianisme et l’Islam, au Moyen-Age, ne se sont pas seulement affrontés, et que, s’affrontant, ils ne se sont pas seulement combattus. Des signes concordants et sûrs attestent qu’il y eut, entre leurs élites responsables, par-delà l’anathème et le combat, non pas seulement des échanges de surface ou de rencontre, mais une conjonction spirituelle véritable où l’intellectualité islamique joua, pendant des siècles, le rôle d’inspirateur et de guide (6). Si surprenante qu’elle puisse paraître a priori, cette conjonction, qu’il ne faut pas confondre avec un vulgaire syncrétisme, n’est pas différente, ni même, à vrai dire, distincte de celle qui unissait déjà l’ésotérisme islamique et l’ésotérisme juif fondé sur la Thorah et la Qabbale. Elle n’est que la manifestation normale, quoique nécessairement cachée, du Mystère d’unité qui lie métaphysiquement et eschatologiquement toutes les révélations authentiques, et spécialement le Judaïsme le Christianisme et l’Islam, héritiers communs de la grande tradition abrahamique.

Coupe prophétique des Celtes, Vaisseau chargé du sang divin, ou Pierre de Révélation descendue dans le Ciel oriental, le Graal est le signe de ce mystère, transmis en secret du fond des âges, et porteur de cette même Lumière primordiale, de cette Luce intelletual piena d’Amore que Dante considéra au Paradis, et qu’en un moment élu l’Occident s’étonna de voir briller en son propre cœur.

Nous avons été grandement aidé dans notre tâche par M. Michel Vâlsan, traducteur et commentateur du grand Maître du Taçawwuf, Mohyid-dîn Ibn Arabî, qui a bien voulu revoir notre travail, nous donner nombre d’indications précieuses et nous communiquer plusieurs textes inédits, ainsi que par Mme Hélène Bernard Merle, agrégée de l’Université, attachée au Centre National de la Recherche Scientifique, et le docteur Henri Hélot, qui nous ont apporté un inappréciable concours dans l’établissement et le contrôle des données bibliographiques. Nous leur en exprimons ici toute notre reconnaissance.

 
A suivre ...
 

1 Myrrah Lot-Borodine, Les grands secrets du Saint Graal, in Lumière du Graal, éd. spéciale des Cahiers du Sud, 1951. 
2 E. Vansteenberghe, Autour de la Docte Ignorance, in Beiträge zur Geschichte des Philosophie und Theologie des Mittelalters, vol. XIV, cahiers 2-4.
3 Cf. Denys : « La manière de connaître Dieu qui est la plus digne de Lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l’intelligence, détachée d’abord de tous les êtres, puis sortie d’elle-même, s’unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit Là-Haut dans l’insondable profondeur de la Sagesse », Noms divins, VII, 3, p. 145 des OEuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, traduites et présentées par Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1943. Eckhart : « J’ai aussi parlé d’une lumière dans l’âme, lumière qui est incréée et incréable… Et cette lumière reçoit Dieu immédiatement, sans voile, nu, comme Il est en Lui-même : Il la reçoit dans l’opération de la mise au monde de Dieu », OEuvre de Maître Eckhart, trad. par Paul Petit, Gallimard, Paris, 1942, De l’unité dans l’opération, p. 121. Ailleurs : « Il a engendré (le Fils) dans mon âme. Elle n’est pas seulement auprès de lui et lui auprès d’elle, comme étant semblable à lui, mais il est en elle. Et le Père engendre son Fils dans l’âme exactement comme dans l’Éternité et pas autrement », ibid., Des justes, p. 108. Nicolas de Cuse : Non aliud filiationem Dei quam Deificationem, quae et θέωσις graece dicitur, aestimandum judico. Theosin vero tu ipse nosti ultimitatem perfectionis exsistere… Filiatio… est ablatio alteritatis et diversitatis et resolutio omnium in unum quae est et transfusio unius in omnia. Et haec θέωσις ipsa… Tunc recte deificamur, quando ad hoc exaltamur, ut in uno simus ipsum (De filiationem Dei, 1445). 
4 Maurice Gandillac, OEuvre complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, op. cit., introd., p. 31. 5 Cf. Maître Eckhart : « L’homme intérieur est Adam : l’homme dans l’âme. Il est le bon arbre qui produit sans cesse de bons fruits, le champ où Dieu a placé Son image et ressemblance ; et Il y sème la « bonne semence », … semence de nature divine, laquelle semence est le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu », ibid., De l’homme noble, p. 236.
6 « La première illusion à dissiper, a écrit Étienne Gilson, est celle qui nous représente la pensée chrétienne et la pensée musulmane comme deux mondes dont on pourrait connaître l’un et ignorer l’autre » (Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Age, II, 1927, p. 92). Cette remarque ne perd tout son sens que si on la rapproche de la suivante, faite ailleurs par le même auteur : « C’est un fait d’une importance considérable pour l’histoire de la philosophie médiévale en Occident que son évolution ait retardé d’environ un siècle sur celle des philosophies arabe et juive correspondantes » (La philosophie au Moyen-Age,, Payot, Paris, 1944, p. 344). Le R. P. M.-D. Chenu constate de son côté que « les synthèses d’un Albert le Grand, d’un Thomas d’Aquin, d’un Scot, impliquent une référence substantielle, historiquement et doctrinalement aux oeuvres d’Al Kindi (+ 873), d’Alfarabi (+ 949), d’Avicenne (+ 1073), d’Algazel (+ 1111), d’Averröes (+ 1198) » (Les Études de philosophie médiévale, Hermann, Paris, 1939). Cet apport intellectuel a d’ailleurs été bien loin de se limiter à la scolastique ; mais, en dehors de rares érudits comme Fauriel, il a fallu attendre notre époque pour que quelques historiens impartiaux commencent à en reconnaître la profondeur de l’étendue. V. par exemple Joseph Calmette, Histoire de l’Espagne, Flammarion, Paris, 1947, pp. 121-122 : « Il aurait pu paraître a priori que l’opposition des religions dresserait un obstacle insurmontable à l’influence réciproque des cultures. Pas plus qu’ne Syrie, l’obstacle n’a joué sur le sol ibérique. Le phénomène que l’on constate, c’est celui d’une action mutuelle continue, pénétrante, des civilisations au contact… Action mutuelle, disons-nous, mais où l’élément musulman a été de beaucoup le plus efficient… C’est l’Islam qui a fourni les éléments actifs, et c’est le monde chrétien qui a subi l’influence. »

Ces « éléments actifs » ont intéressé tous les ordres de la connaissance, depuis la théologie mystique, au sens employé ci-dessus (Miguel Asin Palacios a mis notamment en évidence le rayonnement en profondeur des écoles çufies d’Espagne, et d’oeuvres comme celles d’Al Ghazzâli, d’Ibn Masarra, de Mohyiddîn Ibn Arabî) jusqu’aux sciences (Médecine, Astrologie venue de Chaldée, Géométrie transmise des Grecs, Algèbre -Al Gebriâ - transmise des Hindous, etc.) et aux arts ; de sorte que, comme le dit M. Rodinson, « la science occidentale de cette époque est une science tout arabe » (Revue de l’histoire des Religions, octobre-décembre 1951, p. 226). Citons encore à propos des arts ces paroles d’André Chastel, au sujet du fameux album de Villard de Honnecourt, maître d’oeuvre du XIIIe siècle : « Les études de Villard suffisent à attester l’énorme travail qui a déjà été fait au milieu du XIIIe siècle pour adapter aux arts et aux techniques ces connaissances qui avaient longtemps fait la supériorité de la culture arabe, en leur donnant une vitalité, une ampleur étrangères à l’abstraction musulmane (notons au passage cet hommage involontaire au dépouillement intellectuel propre au génie de l’Islam). C’est bien de l’arabe que. Par l’Espagne, par la Sicile, par l’Égypte, furent transmis au XIIIe siècle les traités fondamentaux de Ptolémée (l’ « Optique ») et d’Euclide (les « Éléments » de géométrie) qui stimulèrent tant de spéculations sur la nature du monde physique à Chartes et à Oxford ; il en résultait avant tout que lignes, angles et figures valent in toto universo. L’oeuvre de Villard… illustre intégralement sur le plan artistique ces emprunts et ces réponses à la civilisation islamique dont le développement des Templiers est, dans un ordre tout différent, un autre exemple mémorable » (in Le procès des Templiers, près. par Raymond Oursel, Club français du meilleur Livre, Paris, 1955).

On touche ici, avec les confréries de constructeurs et l’Ordre du Temple, au plan véritable où se situa cette conjonction spirituelle dont nous parlons, le seul d’ailleurs où elle fût « organiquement » possible : le plan ésotérique. Nous aurons à reparler de l’Ordre du Temple. Quant aux confréries de constructeurs, elles étaient comme lui, on le sait, des organisations initiatiques dont les moyens comme les buts n’étaient pas ceux d’une quelconque « esthétique » religieuse, mais d’un Art sacré au plein sens métaphysique du mot. Si donc l’on constate chez elles des traces d’influence islamique, il est exclu que celles-ci aient agi par des voies profanes, et ailleurs que sur le plan du partage intellectuel le plus profond. C’est pourquoi leur « réponse à la civilisation islamique » n’est pas d’un ordre aussi différent de celle des Templiers qu’André Chastel le pense. Or, ces traces sont bien visibles, non seulement dans le domaine théorique auquel celui-ci fait allusion, mais dans les modes d’expression symbolique (architecture romano-mauresque, croisée d’ogive, pendentif, arcs tréflés ou quadrilobés, etc.) et jusque dans tels motifs ornementaux transcrivant en coufique des passages du Coran (à Moissac, au Puy, à Saint-Lizier, dans l’Ariège, à Saint-Guilhem-le-Désert, dans l’Héraut, etc.). - La « gaie science » des Troubadours en est une autre preuve, car son inspiration ésotérique n’est pas moins certaine que ses rapports directs avec son correspondant et prédécesseur islamique. Mais il est un fait qui, à lui seul, suffirait à attester cette conjonction : c’est la transmission par la voie islamique et l’incorporation à l’ésotérisme chrétien de la tradition hermétique et de sa méthode opérative principale, l’Alchimie. La simple lecture des oeuvres des alchimistes musulmans et chrétiens, si elle ne permet évidemment pas de pénétrer le secret de leur Magistère, suffit pour constater qu’il est le même dans les deux cas, et qu’il y a entre eux une continuité de tradition et une identité de doctrine et de méthode qui ignorent entièrement les différences extérieures des dogmes. Cette continuité er cette identité s’affirment d’ailleurs dans la terminologie technique (Alchimie, Elixir, Alkahest, Alambic, Aludel, etc., sont des mots simplement transcrits de l’arabe), sans parler du témoignage des alchimistes chrétiens eux-mêmes qui ne faisaient pas de difficulté pour reconnaître l’autorité des maîtres musulmans, tel Roger Bacon qui appelait Geber (Abou Moussa Jaafar el Sufi, le premier auteur connu d’oeuvres alchimiques) le « Maître des maîtres ».

 

 

 

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