mardi 30 octobre 2012

Ibn ‘Arabî - nûn formel (jismânî) et nûn spirituel (rûhânî).

(Ibn ‘Arabî, Kitâb al-mîm wa-l-wâw wa-n-nûn, trad. et annoté par Charles-André Gilis, Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn, éd.Albouraq, 2002, p.75-79. Les parties entre crochets […] ne sont pas du traducteur et consistent en des translitération à partir du texte arabe dans le livre cité précédemment).


Quant au nûn : le wâw qui lui appartient est un voile entre les deux nûn ; je veux dire : seule apparaît dans l'écriture une demi circonférence (1), pareille à ce qui apparaît de la sphère céleste [al-falak], pareille à ce qui apparaît de la constitution primordiale [an-nash’ah]. En effet, la constitution Primordiale du monde est sphérique : la moitié de cette sphère est (le monde) sensible [hiss] et l'autre moitié (le monde) caché [ghayb] ; de même la sphère céleste : une moitié est toujours apparente [zâhir abadan] tandis que l'autre est toujours cachée [ghâ’ib abadan] et ne peut être saisie par les sens. La raison pour laquelle on ne peut la saisir est qu'elle est sur la terre : c'est la terre qui la cache et la soustrait à nos sens (2). De même notre immersion dans le monde de la nature, dont l'obscurité nous empêche de percevoir le monde des esprits qui correspond à l'autre moitié de la sphère, de sorte que nous ne pouvons contempler que ses traces.
 
C'est du nûn apparent dans le vocable kun que procède la manifestation du monde des réalités sensibles (3). L'autre moitié, qui est transcendante et qui exerce l'autorité sur lui, a la forme suivante :  ; c’est d'elle que procède le monde des réalités spirituelles [ar-rûhâniyât]. La première est d'ordre formel [jismânî] (4) et procède de la Parole divine entendue [al-fahwâniyyah] dans le monde des similitudes (5), tandis que (la seconde), qui est d'ordre spirituel, procède de l'aspect principiel [ma’nâ] de cette Parole. Le wâw (intermédiaire) est l'Essence au degré de la manifestation informelle (6) : il puise les Dons divins [amawâhib] à la moitié supérieure et les projette dans la seconde moitié qui est d'ordre formel. C'est du fait de cette affinité au degré informel que le nûn spirituel est rattaché au wâw (dans l'écriture), à la différence du nûn formel : le wâw puise les dons en mode d'union et d’amour passionné et les projette dans le nûn formel en mode de transmission (occasionnelle) [ilqâ’ tablîgh]; c'est pourquoi son action auprès de lui est limitée dans le temps (7). La forme de l’union (avec le nûn supérieur) est la suivante :نون.
 
Ceci est la station de Jibrîl ; elle confère les Dons divins d'une manière synthétique et non effectivement distinguée. La distinction est opérée par le wâw, qui correspond au Calame doué de la science de l'Écriture lors de cette projection. Le second nûn est pour lui comme la Table (Gardée). Les choses sont distinguées (dans le premier nûn) (8) en mode virtuel, (mais uniquement) au point de vue de la science et en tant qu'il demeure « encrier » (9). Pour celui qui le contemple, il s'agit d'une forme totalisatrice : il ne voit rien, ni de ce qui est au-delà, ni de ce qu'il comporte (10), jusqu'à ce que soit envoyé l'Interprète [at-turjmân] qui est la langue, c'est-à-dire un calame d'entre les calames (11). Il trace (12) sur la Table de l'ouïe [fa-yusattir fî lawh sam’] de celui auquel il s'adresse ce que son nûn comprend en mode totalisateur ; l'auditeur en entend alors une partie, à la mesure de ce qui a été écrit.
 
Si (ceux qui entendent) se sont élevés (par leur réalisation initiatique) jusqu'(au degré principiel) où les énergies spirituelles [al-himam] projettent (les Dons et les Sciences) - les énergies spirituelles sont représentées ici par les calames et les wâw de l'ordre informel - la projection s'opère vers les ouïes sous le rapport de leur propre réalité informelle de telle façon qu'ils perçoivent par leurs intellects la distinction dans la synthèse sans aucun intermédiaire apparent (comme) « l'Esprit Fidèle descend avec lui sur ton cœur » (13).
 
Le nombre de la lettre nûn est cinquante en tant qu'elle appartient au (monde) sensible [mahsûsah] et cinquante en tant qu'elle appartient au (monde) intelligible [ma’qûlah]. Le nombre de la lettre wâw est six, en correspondance avec les directions de l'espace [jihât] : ce wâw est l'essence du nûn formel doué de mesure et de forme (14). Le nûn (total) a pour nombre cent, équivalent aux cent Noms divins correspondant aux cent degrés des Paradis de la félicité [mi’at darajah janâtiyyah na’îmah] s'il s'agit d'un bienheureux, et aux cent Voiles divins [mi’at hijâb ilâhiyyah] correspondant aux cent niveaux du feu du châtiment [mi’at darak nârî ‘iqâbî] s'il s'agit d'un réprouvé (15). Ceci est suffisant au sujet du nûn. M'étendre davantage à son sujet me conduirait à exposer ce qui ne m'est pas permis, car le nûn est un secret immense qui est la porte de la générosité et de la miséricorde (16).
 
 
(Ibn ‘Arabî, Kitâb al-mîm wa-l-wâw wa-n-nûn, trad. et annoté par Charles-André Gilis, Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn, éd.Albouraq, 2002, p.75-79. Les parties entre crochets […] ne sont pas du traducteur et consistent en des translitération à partir du texte arabe dans le livre cité précédemment).
 
(1) Dès l’abord, les trois lettres qui composent le vocable nûn sont placés selon une disposition verticale. Le nûn visible est le second, qui occupe la place inférieure.
(2) Deux cas sont envisagés de manière analogue, mais inverse : la sphère céleste est en partie cachée parce qu'elle appartient au domaine de la manifestation corporelle (symbolisé par la terre) de la même manière que le monde des esprits ne peut être perçu à partir du domaine de la nature ténébreuse.
(3) Le texte ajoute : de la constitution primordiale.
(4) Au moyen de cette indication, le Cheikh relie son enseignement sur la lettre nûn à celui donné tout d'abord à propos de la lettre wâw. L'opposition entre les termes jismâni et rûhânî correspond de manière précise à celle que René Guénon établit entre la manifestation formelle ou individuelle et la manifestation informelle qui est le domaine des anges et des purs esprits.
(5) C'est le sens du terme fahwâniyya qu'Ibn Arabî donne lui-même dans son Kitâb al-istilâhât. Le Monde des similitudes ou des vérités subtiles (‘alam al-mithâl) est le siège du Chef de la Hiérarchie ésotérique du Centre Suprême, ce qui présente un rapport très étroit avec le sujet du présent traité. Dans une note de son étude sur Le Triangle de l'Androgyne (cf. L'Islam et la Fonction de René Guénon, p. 140-141), Michel Vâlsan a fait mention du passage cité ici en traduisant al-Fahwâniyya par l'« Idée transcendante du Verbe proféré ». Il indiquait à ce propos : « Cette polarisation correspond évidemment aux deux sens du Logos (c'est-à-dire l'Intellect et le Verbe) et, en Islam, aux deux héritages ismaélite (correspondant au Logos en tant que Verbe) et abrahamique (correspondant au Logos en tant qu'Intellect) ».
(6) [rûhâniyyat adh-dhât]. Le « cœur » du terme nûn apparaît ainsi comme le support d'une Théophanie essentielle : c'est le Verbe universel résidant au centre de l'état humain. La fonction « intermédiaire » du wâw revêt par là un autre sens : le wâw est le secret transcendant du monde humain et l'alif le secret suprême du wâw.
(7) Cette action relève proprement de la « mission angélique » (risâla malakîyya) dont il est question dans ce passage : c'est la « Station de Jibril », qui sera mentionnée ensuite.
(8) Le texte indique simplement : « inda-hâ » et le pronom de rappel devrait se rapporter normalement à l'antécédent le plus proche, c'est à-dire le second nûn ; mais l'ensemble de ce paragraphe, et notamment la présence d'un fa, oblige à rejeter cette interprétation.
(9) Cf. supra, n. 15.
(10) « Ce qui est au-delà » se rapporte au domaine principiel pur, et « ce qu'il comporte » au domaine de la manifestation supra-individuelle.
(11) Le symbolisme du Calame est en accord avec celui de l’Encrier. D'autre part, l'assimilation de la langue à « une plume d'entre les plumes » fait référence à l'état primordial de la révélation, en particulier de la révélation coranique, dans lequel l'« interprète » des vérités transcendantes occupe une station à la fois « intermédiaire » et « synthétique » où la différenciation entre les sens manifestés au degré corporel n'est pas encore effective. C'est à quoi fait allusion le terme « iqra !» par lequel débute la sourate 96, généralement considérée comme le premier texte révélé du Coran. Ce terme comporte, en effet, un double sens : « Dis ! », c'est-à-dire : « prononce, énonce au moyen de ta langue », et « Lis ! », c'est-à-dire : « regarde ce que le Calame divin (expressément mentionnée dans le verset 4) a tracé pour toi ».
(12) L'emploi de ce terme prolonge l'ambivalence du passage, puisque le tracé des lettres s'opère « sur la Table de l'ouïe ».
(13) Cor., 26, 193-4. [nazala bi-hi ar-rûh al-amîn ‘alâ qalbika]. Ce verset est cité pour illustrer le cas où un intermédiaire apparent est présent. Sa disparition se rapporte à la doctrine de l'Inspiration divine directe et au mystère de l'« Identité suprême » qui implique « pour l'Homme Universel la possession effective et totale de la Science synthétique » désignée symboliquement le terme « Coran » ; cf. L'Esprit universel de l'Islam, p. 181-182.
(14) [dhât an-nûn al-jismiyyah dhât al-miqdâr wa-l-chakl].
(15) Le nombre 100 est un symbole du monde intermédiaire. Les cent degrés du Paradis se rapportent uniquement aux Paradis des œuvres, c'est-à-dire ceux qui sont obtenus par l'accomplissement des bonnes œuvres, et non aux Paradis de l’élection divine. Les cent niveaux de l'Enfer sont nécessairement liés à l'accomplissement des œuvres mauvaises, car il n'y a pas d'« Enfer d'élection ». L'équivalence de ces nombres s'explique par le fait qu'il s'agit en réalité d'un même état qui apparaît comme une grâce pour les élus et comme un châtiment pour les réprouvés : « Ce qui cause la félicité des uns cause le châtiment des autres; de même que la chaleur solaire réjouit celui qui a froid et éprouve celui a chaud » (Futûhât, chap. 67, vol. IV, p. 389 de l'éd. O. Yahyâ).
(16) Au chapitre 2 des Futûhât, le Cheikh s'exprime en des termes semblables, tout en précisant qu'il s'agit de la doctrine de l'« Homme éternel» (al-insân al-azalî). L'éternité est apparente en Dieu et cachée dans l'homme. Pour celui-ci, elle est également virtuelle, car elle ne peut être actualisée qu'au moyen de la réalisation initiatique. Ceci est à rapprocher de ce que René Guénon a enseigné au sujet des « mystères de la lettre nûn » : la jonction des deux nûn est figurée par le cercle avec son point central, qui est le symbole alchimique de l'or. Dans notre étude sur Le Maître de l'Or (cf. Vers la Tradition, n° 75, p. 13), nous avons eu l'occasion de mentionner que certains peuples connaissent, à côté d'une « eau d'argent » assimilée au mercure, une « eau d'or », expression dont le sens a été indiqué par René Guénon à la fin de son texte sur Hermès : « L'« or potable » des hermétistes est la même chose que le « breuvage d'immortalité » qui est aussi appelé « liqueur d'or » dans le Taoisme ». L'immortalité véritable implique, pour celui qui atteint le degré suprême, une participation à la Vie divine ; et celle-ci, non seulement n'aura jamais de fin, mais en outre n'a jamais eu de commencement, ce qui est le sens précis que revêt en arabe le terme azal. Tel est, selon nous, le « secret immense » auquel Ibn Arabi fait allusion ici. Il nous a paru important d'en souligner le caractère « alchimique » et de rappeler que la Science des lettres et l'alchimie peuvent être assimilées l'une à l'autre, car « ces deux sciences, entendues dans leur sens profond, n'en sont qu'une en réalité »; cf. La Science des lettres, chap. VI des Symboles fondamentaux et supra, p. 23.

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